I


L'ENFANT MAL AIMÉ

Pendant les derniers mois de sa grossesse, la grande-duchesse Catherine s'inquiète, comme n'importe quelle femme enceinte, de la façon dont se déroulera l'accouchement du bébé qu'elle porte dans son ventre et du destin qui lui est promis. Mais à ces appréhensions bien naturelles s'en ajoute une autre, spécifique de sa situation à la cour de Russie. Agée de vingt-cinq ans, mariée à seize ans avec le très jeune et très disgracieux grand-duc Pierre, neveu de l'impératrice Elisabeth et héritier proclamé du trône, elle est restée vierge durant six longues années aux côtés de ce personnage à demi fou, brutal, obsédé par son admiration maladive de la Prusse et impuissant par surcroît. Elle a subi ses sautes d'humeur, sa grossièreté et ses avanies jusqu'au jour où, excédée de tant d'humiliation et de frustration, elle s'en est consolée entre les bras d'un amant, le fringant et habile chambellan, le comte Serge Saltykov. Or, dans le temps même qu'elle bénéficiait de cette radieuse initiation, son mari connaissait, lui aussi, une rénovation sexuelle d'importance. Conseillé par ses proches, il avait enfin consenti à subir la petite opération chirurgicale du phimosis. Un coup de bistouri l'ayant délivré de la légère malformation qui l'empêchait de concrétiser ses désirs, il venait de découvrir la jouissance de l'amour complet. Malgré sa répugnance, Catherine avait été ainsi contrainte de le recevoir à plusieurs reprises dans son lit. Elle n'avait pas renoncé pour autant aux assiduités du beau Serge. Les apparences étant sauves, le jeu aurait pu continuer indéfiniment. Toutefois, à présent qu'elle est fécondée, elle se demande qui est le père ? Le grand-duc Pierre ou Saltykov ? Peu importe ! L'essentiel est que l'enfant naisse, sain et vif, et qu'il soit reconnu dans ses droits héréditaires. Plus tard, quand elle écrira ses Mémoires, elle laissera planer quelque doute sur la filiation exacte de son rejeton, mais, dans l'immédiat, elle prétend, sans sourciller, qu'elle abrite dans son sein l'authentique héritier de la couronne de Russie. Derrière les murs du palais, toute la nation attend avec un espoir quasi mystique qu'elle mette au monde le futur maître de l'empire. Catherine le sait et elle est à la fois émue et inquiète de sa responsabilité devant tous ces gens pour qui elle n'est encore qu'une étrangère russifiée. Petite princesse allemande, née à Stettin, en 1729, c'est avec courage et lucidité qu'elle a accepté de s'expatrier dans ce pays que l'on dit barbare. Sa seule idée était d'accéder un jour à la suprématie dont elle rêvait depuis son enfance. Avec un zèle méritoire, elle a appris le russe, s'est initiée aux usages de sa nouvelle patrie, et, élevée jadis dans la religion luthérienne, sous le nom de Frédérique-Sophie d'Anhalt-Zerbst, s'est convertie, avant son mariage, à la religion orthodoxe, sous le nom de Catherine Alexeïevna. La grâce très féminine de ses manières cache une volonté de bronze, et son goût de la volupté s'allie, dans son esprit, à un secret besoin d'action, et à un intérêt marqué pour la culture française. Mais, pour l'instant, elle n'est sensible qu'aux manifestations tout animales du foetus qui remue en elle et demande à sortir.



Enfin, le 20 septembre 1754, à neuf heures du matin, après une longue torture subie en présence de l'impératrice Elisabeth, du grand-duc Pierre et de quelques intimes, Catherine accouche d'un fils normalement constitué et superbement vagissant. Grâce à elle, l'avenir de la dynastie des Romanov est assuré. On ne lui demandait pas autre chose. Deux cent un coups de canon, tirés des remparts de la citadelle, annoncent la bonne nouvelle aux sujets de la tsarine. Dans les palais des seigneurs comme dans les isbas des moujiks, chacun remercie le Ciel d'avoir répondu aux vœux de la nation.


Ayant ainsi rempli son rôle de génitrice, Catherine croit que la seconde partie de sa mission consistera à veiller sur la santé et l'éducation de son fils. Mais l'impératrice Elisabeth en a décidé autrement. A son avis, qui a force de loi, Catherine n'est qu'un ventre. Une fois sa besogne accomplie, elle n'a plus qu'à s'effacer et, si possible, à disparaître. Le nouveau-né appartient à la Russie tout entière et donc à la tsarine qui l'incarne. Après l'ondoiement de l'héritier du trône, qui reçoit le prénom de Paul, elle le fait enlever à ses parents et emporter, par une sage-femme, dans ses appartements personnels. Là, elle le confie à une demi-douzaine de nourrices triées sur le volet. Ce sont de vieilles paysannes illettrées, mais leur dévouement supplée à leur ignorance et à leur manque d'hygiène. Laissée seule, exténuée, suante, le visage baigné de larmes, Catherine ravale son chagrin et sa colère. Tandis que son mari fête l'événement en se soûlant à mort avec ses habituels compagnons de beuverie, elle mesure son infortune au milieu de cet univers d'apparat, de tradition, de cruauté et de mensonge. Est-ce parce que la tsarine est jalouse de la jeune épouse de son neveu ou parce qu'elle doute qu'avec sa réputation de libertinage Catherine soit capable d'élever un enfant au destin historique ? Toujours est-il que Sa Majesté interdit toute relation de tendresse entre la mère et le fils. Elle exige qu'ils demeurent étrangers pour n'être pas contaminés l'un par l'autre. Entre le mois de septembre 1754 et le printemps 1755, Catherine n'est autorisée à voir le petit Paul que trois fois, brièvement, et toujours en présence de Sa Majesté. Mais, si la tsarine veille à écarter la grande-duchesse de ce marmot exceptionnel, elle n'a guère le temps de s'en occuper elle-même. Absorbée par les soucis de la politique et les plaisirs de la débauche, elle laisse le soin de la première éducation du gamin aux bonnes grosses servantes qu'elle a choisies pour le mignoter et le nourrir. Craignant pour lui le moindre courant d'air, ces femmes l'étouffent sous les couvertures et n'aèrent jamais sa chambre. Ayant pu apercevoir l'enfant, dans son petit lit, au cours d'une visite clandestine, Catherine écrira : « On le tenait dans une chambre extrêmement chaude, emmailloté dans de la flanelle, couché dans un berceau garni de fourrure de renard noir, on le couvrait d'une couverture de satin piqué et doublé d'ouate et, par-dessus celle-ci, on en mettait une de velours, couleur de rose, doublée de fourrure de renard noir. Je l'ai vu moi-même après cela bien des fois, ainsi couché ; la sueur lui coulait sur le visage et de tout le corps1. »


De santé précaire, Paul, en grandissant, est enclin aux rhumes, aux indigestions, aux divagations de toutes sortes et aux crises nerveuses. Au moindre bruit suspect, il tressaille et se réfugie derrière un meuble, un rideau, ou dans son lit. Pour le distraire, les servantes attachées à sa personne lui débitent à longueur de journée des contes de fées aux péripéties surnaturelles. A leur contact, il devient familier de toutes les superstitions popu-laires. Les diables, les gnomes, les sorcières, les farfadets n'ont bientôt plus de secrets pour lui. Il voit partout des présages et des menaces. Ses angoisses puériles atteignent leur paroxysme dès que la tsarine entre dans sa chambre. Il la redoute à l'égal d'une émissaire de l'au-delà. Si elle vient à lui, ce ne peut être que pour lui apporter une mauvaise nouvelle. Même les domestiques affectés au service direct de Sa Majesté lui semblent nourrir des intentions maléfiques. Un jour, alors qu'une servante de l'impératrice fait claquer la porte derrière elle en venant le voir, il est saisi d'une telle frayeur qu'il se cache sous la table et s'agrippe à un pied du meuble en tremblant et en grinçant des dents.


Avertie de cette fragilité de caractère, la tsarine Elisabeth décide de renvoyer les nourrices plus dévouées qu'efficaces et de confier l'éducation de Paul à un précepteur compétent. Elle désigne d'abord Théodore Bekhtéev, ancien chargé d'affaires à la cour de Versailles, qui, comme tel, est réputé avoir de l'esprit et de bonnes manières. Bien entendu, Catherine n'a pas été consultée sur le choix de celui qui va désormais diriger l'instruction de son fils. Suprême humiliation et suprême chagrin, elle apprend que son amant, Serge Saltykov, dont la présence à la cour est jugée compromettante, a été expédié à Stockholm pour annoncer officiellement au roi de Suède la naissance d'un héritier mâle au trône de Russie. A cet exil honorifique succéderont d'autres déplacements, prélude à une rupture définitive. Après avoir souffert en secret de cet abandon, Catherine appareille vaillamment vers d'autres aventures sentimentales. Affublée d'un mari ivrogne qui la déteste, la rabaisse et se désintéresse autant d'elle que de son enfant, elle n'a même pas la compensation de participer à la formation du caractère et de l'intelligence du petit Paul. Il se développe loin d'elle, sans qu'elle sache trop comment, enfermé dans une prison dorée dont la geôlière en chef est l'impératrice de toutes les Russies.



Peu après, d'ailleurs, l'impératrice Elisabeth décide que son pupille mérite un instructeur de plus haute volée que le brave Théodore Bekhtéev. Elle nomme à ce poste de responsabilité un autre ancien diplomate aux capacités indéniables et à la fidélité confirmée. Contemporain des Encyclopédistes, féru de littérature et de philosophie, Nikita Panine fait figure de « voltairien russe » dans la société cultivée de Saint-Pétersbourg. A peine installé dans ses fonctions, il réorganise la maison du jeune grand-duc. Six laquais sont affectés au service de l'enfant. Ils lui passent tous ses caprices et, pour le divertir sans le fatiguer, le promènent en carrosse à travers les pièces de ses appartements. Entre ces randonnées, qu'il dirige de la voix et du geste, Son Altesse consent à apprendre l'orthographe, le calcul et des rudiments de vocabulaire russe, français et allemand. Il s'initie également, par atavisme viril, au maniement des armes. Mais il goûte dans le même temps un plaisir sentimental à lire la Bible et à réciter des prières. Pendant ses oraisons, il a souvent le visage baigné de larmes. Son émotivité intrigue et inquiète son entourage. Il est capable de martyriser un chat ou un chien et, aussitôt après, de s'attendrir sur le triste sort des animaux domestiques. Il n'y a pas de frontières, dans son esprit, entre la charité et la cruauté, entre le plaisir de faire le bien et celui de faire le mal. L'un et l'autre se complètent, ou plutôt se mettent réciproquement en valeur. Rien de plus agréable, juge-t-il, que de réconforter quelqu'un qu'on vient de blesser, et vice-versa. Plus tard, parlant de lui, l'écrivain Nicolas Gretch citera, dans ses Souvenirs, cette appréciation du professeur Aepinus, un des précepteurs du grand-duc héritier : « Il a un esprit vif, mais il y a, dans sa tête, un mécanisme qui ne tient qu'à un fil. Si ce fil se rompt, adieu la raison et le bon sens ! »



D'année en année, ce déséquilibre affectif s'accentue. Le grand-duc Pierre, enfermé dans ses aversions familiales et sa prussomanie, ne franchit jamais le seuil des appartements de ce fils qui n'est peut-être pas de lui. Catherine, après avoir gémi sur la séparation inique qui la prive de son enfant, est repartie dans des intrigues amoureuses dont toute la cour fait des gorges chaudes. Elle est, dit-on, tombée amoureuse folle de Stanislas Poniatowski, un jeune et élégant Polonais, d'illustre naissance, fin lettré, qui a fréquenté les meilleurs salons d'Europe et n'a pas son pareil pour tourner un compliment en français. Tenue au courant des frasques de la grande-duchesse, la tsarine Elisabeth ne la condamne pas pour une inconduite qui ressemble trop à ses propres entraînements. Mais voici que l'incorrigible grande-duchesse retombe enceinte. Cette nouvelle grossesse est une affaire d'Etat. Impossible d'annoncer à la face du monde que l'enfant à naître est le fruit de l'adultère et qu'il s'agit du rejeton de Stanislas Poniatowski. Pour préserver aux yeux de la nation l'honneur conjugal de Pierre, lequel, de son côté, a une liaison sérieuse avec Elisabeth Vorontzov, on le persuade d'endosser cette paternité suspecte. Néanmoins, le vice-chancelier Michel Vorontzov, oncle d'Elisabeth Vorontzov, obtient que, par mesure de représaille, Stanislas Poniatowski soit rappelé en Pologne. La seule concession que Catherine peut arracher à ses tourmenteurs, c'est que le départ de son bien-aimé soit retardé jusqu'à l'accouchement. Dans la nuit du 8 au 9 décembre 1757 enfin, elle met au monde une fille. Afin de se gagner les grâces de la tsarine, elle déclare vouloir appeler l'enfant Elisabeth. Insensible à cet hommage d'une épouse coupable, Sa Majesté choisit le prénom d'Anne. Puis, ayant fait ondoyer le bébé en sa présence, elle annonce qu'elle s'occupera seule de l'éducation de l'enfant comme elle l'a fait pour son frère Paul. La sage-femme de service connaît la règle : elle emporte le nouveau-né dans les appartements impériaux et Catherine ne proteste pas. D'ailleurs, la question est définitivement réglée, en avril de l'année suivante, par la mort de la petite Anne. Le scandale est aussitôt étouffé.

A dater de ce jour, les relations entre la grande-duchesse et la tsarine connaissent des hauts et des bas. Par-delà une rivalité sourde, la seule pensée qui les rapproche, c'est leur hostilité envers le grand-duc Pierre. Sa Majesté estime que son neveu est un incapable au cerveau dérangé, qui ne mérite ni une femme comme Catherine ni un trône comme celui de Russie. Elle a son idée aussi sur l'avenir du petit Paul. Après s'être occupée quelque temps à veiller sur l'évolution de son caractère et sur la marche de ses études, elle s'en détourne à présent comme d'un caniche qui aurait cessé de l'amuser. A son avis, un futur empereur de Russie n'a nul besoin de l'amour d'un père et d'une mère. L'affection parentale ne peut que l'amollir. Le grand-duc Paul a toute la nation pour famille. Et le chancelier Nikita Panine, qu'elle a chargé de l'éducation de son pupille, saura mieux que quiconque le préparer à son destin d'homme et de souverain. En plus de son expérience d'ancien ambassadeur en Suède et de ses qualités pédagogiques, Panine a du cœur à revendre. Dès le début, il assume son rôle non comme une obligation mais comme un sacerdoce. Les irrégularités qu'il découvre dans le comportement de son jeune élève l'inquiètent. Peu à peu, il s'attache à ce garçon ombrageux et méchant, dont les colères sont suivies de brusques accès de tendresse. Au cours de conversations édifiantes, il tente de l'habituer à l'idée qu'il régnera, sans doute, un jour comme sa grand-tante l'impératrice et qu'il lui faudra alors faire preuve à la fois de sagesse, de mansuétude et de fermeté. Mais quand le petit Paul, effrayé par une perspective aussi glorieuse que sévère, l'interroge sur les circonstances de sa naissance, sur ses parents, sur la vie des autres enfants entre leur père et leur mère, Panine se dérobe et répond à côté. Malgré ses nombreuses années de tractations internationales qui auraient dû lui inspirer le cynisme et la dissimulation, il ne peut s'empêcher de plaindre sincèrement ce faux orphelin, ce faux prince, ce faux Russe, qui est toujours, quoi qu'il dise et quoi qu'il fasse, condamné à être incompris. Très au courant des fluctuations politiques en Russie et à l'étranger, il a deviné, depuis longtemps, que le secret espoir de la grande-duchesse Catherine est de voir l'impératrice se détourner de son abominable neveu, Pierre, pour l'éloigner de la succession et appeler le petit Paul sur le trône, malgré son jeune âge, sous la direction de sa mère. Régner un jour sur la Russie, derrière les frêles épaules de son fils, ce rêve clandestin de Catherine est encouragé, en sous-main, par la France et l'Autriche, désireuses de s'opposer aux aspirations d'une Prusse de plus en plus belliqueuse et arrogante. Par l'intermédiaire de son ambassadeur en Russie, le baron de Breteuil, Louis XV s'efforce même de convaincre la tsarine Elisabeth, laquelle lui est d'ailleurs sympathiquement acquise, qu'en écartant du trône son neveu Pierre, dont la germanophilie frise la démence, pour désigner comme unique héritier son petit-neveu Paul, assisté de Catherine, elle rendrait service tout ensemble à la Russie et au monde.



La première de ces suggestions a déjà reçu l'assentiment de l'impératrice, puisque les armées russes sont entrées en campagne contre la Prusse2. Après quelques défaites humiliantes, elles sont même passées à l'offensive. Volant de victoire en victoire, voici qu'elles pénètrent toujours plus profondément en territoire ennemi, au grand désespoir de Frédéric II qui se croyait invincible. Quant au second conseil de Breteuil, relatif celui-là à la disgrâce du grand-duc Pierre, il rejoint les intentions profondes de la tsarine. D'instinct, elle hait cet hurluberlu, issu de la maison de Holstein, qui méprise ostensiblement le peuple sur lequel il serait, en principe, appelé à régner, se moque des traditions nationales et singe la passion des Prussiens pour la discipline militaire. S'il est le petit-fils de Pierre le Grand par sa mère, il est le fils de Frédéric II par son goût immodéré de l'uniforme et de la caserne. Rebutée par les extravagances de son neveu qui devient de plus en plus allemand avec les années, Sa Majesté songe sérieusement à l'éloigner pour l'empêcher de nuire. Leurs rapports sont si tendus que Catherine peut écrire dans ses Mémoires : « Elle [Elisabeth] le connaissait si bien qu'elle ne pouvait se trouver avec lui un quart d'heure sans ressentir du dégoût, de la colère ou du chagrin. Lorsqu'elle parlait de lui dans l'intimité, elle fondait chaque fois en larmes. » Tout en redoutant les accès de rage aveugle de ce prince mal aimé, la tsarine envisage diverses solutions pour se débarrasser de lui sans éclat. Pourquoi ne l'enverrait-on pas en mission de longue durée dans quelque coin reculé d'Allemagne, puisqu'il préfère ce pays à la Russie ? De temps à autre, craignant que Pierre, averti des mauvaises dispositions de sa tante, ne prépare un attentat contre elle, la tsarine fait changer les serrures de ses appartements. De son côté, Catherine espère que Sa Majesté, dont la santé, ruinée par la débauche, décline à vue d'œil, vivra assez longtemps pour déshériter son neveu Pierre au profit de son petit-neveu Paul, avec sa jeune mère comme régente. Mais Pierre aussi a son plan, savamment agencé. Il n'attend que la mort de l'impératrice pour imposer sa loi au pays. Dès l'annonce de ce décès, il accusera Catherine d'adultère, la répudiera officiellement, déclarera Paul comme bâtard, fera emprisonner la mère et le fils à vie dans la forteresse de Schlusselbourg, et, une fois installé sur le trône, épousera sa maîtresse, la comtesse Elisabeth Vorontzov. Il aurait déjà, dit-on, préparé un manifeste réglant toutes les modalités de la prise de pouvoir.


Bien qu'on évite de parler de ces tortueuses intrigues dans la chambre d'enfant, Paul en perçoit les rumeurs et elles alimentent ses cauchemars. Sans rien savoir au juste du drame qui se prépare, il devine qu'autour de lui tout le monde se jalouse et se déteste. Au milieu de ce va-et-vient de personnages importants il regrette ses vieilles nounous d'autrefois, bêtes à manger du foin, mais dont les bavardages, du moins, ne tiraient pas à conséquence. Pour ménager sa sensibilité, les membres de son entourage ont reçu l'ordre de lui cacher la maladie de Sa Majesté. Il attend donc avec impatience le jour de Noël, qui donnera lieu, sans doute, comme chaque année, à des réjouissances et à une distribution de cadeaux. Mais, le 25 décembre 1761, le palais est étrangement silencieux. Les grandes personnes ne se sont-elles pas trompées de date ?



Soudain, vers le milieu de l'après-midi, le bruit d'un branle-bas funèbre traverse les murs. Nikita Panine se présente, blême, devant son pupille et lui annonce que Sa Majesté est sur le point de rendre son âme à Dieu. Paul, qui vient à peine d'avoir sept ans, ne comprend pas ce que signifie cette disparition dont chacun, autour de lui, a l'air consterné. Il se laisse conduire, tel un somnambule, à travers les salles pleines de courtisans muets, jusqu'aux appartements de l'impératrice. Dans le vestibule, se pressent des ministres, des ambassadeurs, des dignitaires aux visages graves. Là-bas, derrière les doubles vantaux qui défendent l'entrée de la chambre à coucher, se déroule un mystère qui échappe aux investigations humaines : le passage de la vie à la mort d'un être qui, hier encore, avait justement pouvoir de vie et de mort sur tous les autres. Pénétré d'une terreur sacrée, Paul voit sa mère, les yeux baissés, qui prie ou fait semblant, et son père, dont le regard insolent et haineux est rivé à la porte comme pour lui intimer l'ordre de s'ouvrir à deux battants sur la formidable nouvelle qu'il attend depuis des années. Enfin, voici le prêtre qui a assisté aux derniers instants de Sa Majesté et, derrière lui, le grand chambellan. Dans un silence à peine troublé par les sanglots de quelques femmes, le comte Vorontzov annonce que Sa Majesté est pieusement décédée. Après quoi, s'étant incliné devant le grand-duc Pierre, il proclame, d'une voix affermie, l'avènement de l'empereur Pierre III.


A ces mots, le visage de Pierre exprime une méchanceté radieuse. Il ricane en promenant autour de lui un regard de défi. Instantanément, le deuil des courtisans se transforme en liesse. Oubliant leur chagrin de commande, ils se bousculent, se prosternent, baisent les mains de leur nouveau maître. Au même moment, cent un coups de canon ébranlent les murs de Saint-Pétersbourg. Les cloches de toutes les églises sonnent ensemble à en crever la voûte céleste. Abasourdi par ce brusque retournement d'attitude chez les dignitaires du régime, l'enfant cherche des yeux sa mère. Elle disparaît dans la cohue, comme si elle tenait à se faire oublier. Paul ne comprend toujours pas ce qui se passe au palais. Pourquoi son père a-t-il l'air si content alors que sa mère est visiblement si inquiète ? Tout ce qu'il retient de cette folle journée, c'est que, depuis quelques minutes, il n'est plus le fils du grand-duc Pierre, mais le fils du tsar Pierre III. Cette promotion lui donnera certainement encore plus de droits sur son entourage. On ne peut rien interdire à un tsarévitch. Mais le laissera-t-on encore jouer aux soldats de bois et de plomb de sa collection ? Pour l'instant, c'est son principal souci. Il espère aussi que le sage Nikita Panine continuera de l'instruire et de le conseiller. A eux deux, ils seront de taille, pense-t-il, à vaincre les ennemis réels ou imaginaires qui guettent un héritier de la couronne.





Quelques jours plus tard, une rude épreuve est imposée au tsarévitch par le protocole. De par son rang, il est tenu d'assister, le vendredi 25 janvier 1762, aux obsèques de l'impératrice. Un long cortège accompagne le char funèbre sur son trajet du palais d'Hiver à la cathédrale Pierre-et-Paul. Le jeune garçon suit la procession en voiture. A plusieurs reprises, il aperçoit, en se penchant, son père qui s'agite et gesticule derrière le cercueil. De temps à autre, le nouveau tsar Pierre III s'amuse à quitter sa place en courant. Les chambellans, qui portent la traîne de sa cape noire, se cramponnent à l'étoffe, mais celle-ci, gonflée par le vent, leur échappe des mains, ce qui provoque chez eux des écarts et des contorsions comiques. Au bout d'une trentaine de pas, l'empereur s'arrête, se laisse rejoindre par sa suite et se remet en marche à lentes enjambées, tandis que l'orchestre joue imperturbablement une musique lugubre. Peu après, il se lance dans une nouvelle échappée qui détruit l'ordonnance de la cérémonie. Personne ne s'avise de le rappeler à la raison. Comme les grimaces et les ricanements de son père se répètent à l'église, pendant l'office, Paul cède, malgré lui, à cette fascination du sacrilège, comparable à l'attirance de l'abîme chez les gens sujets au vertige. Le besoin de heurter les âmes sensibles devient pour lui une délicieuse tentation. Sans participer à l'ivresse insultante du tsar, il est gagné par un malaise à l'idée que tout ce qu'il voit, tout ce qu'il entend ce jour-là, les ors de la nef et des chasubles, les paroles du prêtre, les chants du chœur, et jusqu'aux génuflexions des fidèles, n'est que l'expression d'un énorme mensonge. Il en résulte pour lui le sentiment que le destin des grands n'est pas d'obéir à des principes établis par leurs ancêtres, mais d'agir, chaque fois et partout, selon leur bon plaisir. Il songe aussi que, tout compte fait, il ressemble à son père, avec ses foucades, ses méchancetés, ses remords et ses inventions cocasses. Peut-être est-il réellement son fils ? En attendant d'en être sûr, il se contente d'exprimer son émotion en pleurant. Mais sur qui s'attendrit-il ? Sur la tsarine défunte, qu'il a bien mal connue, sur sa mère qui, elle, n'éprouve probablement aucun chagrin, sur son père qui jubile parce qu'il vient de voir son rêve exaucé, ou sur lui-même qui ne sait plus à quoi se raccrocher dans le torrent qui l'emporte ?

1 Catherine II : Mémoires.

2 C'est le début de la guerre de Sept Ans.

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