VIII


MÉFIANCE, INCOHÉRENCE ET DESPOTISME

Il faut qu'un chef d'Etat témoigne d'une continuité sans accrocs dans son autorité pour dissuader les donneurs de conseils d'intervenir à tout propos au cours de son règne. Mais les explosions de colère et les volte-face de Paul se montrent si fréquentes et si injustifiées que ses proches sont de plus en plus tentés de peser sur ses décisions. Bien que peu au courant des affaires publiques, l'impératrice et sa confidente Catherine Nelidov se croient naturellement appelées à ce rôle d'inspiratrices. Toutes deux ont de solides convictions monarchiques. Pour toutes deux, l'enfer c'est la République, avec la France attisant le brasier, et le paradis, c'est l'omnipotence des rois et des empereurs héréditaires, comme en Russie. Cette vision simpliste est d'ailleurs très proche de celle que le tsar s'est forgée au cours des années. Certes, les récentes victoires de Bonaparte lui semblent mériter une attention particulière. Il ne serait pas foncièrement hostile à réviser son jugement sur lui. Et même l'exagération qu'apportent ses deux femmes, la légitime et l'illégitime, dans leurs critiques à l'encontre de Paris l'agace quelque peu. A force de dénigrer la France, elles finiraient par la lui rendre aimable. En tout cas, pour fixer ses idées, il préfère écouter son cher Koutaïssov. Malgré son obscur passé de valet et de barbier, cet homme lui paraît avoir une saine conception de la vie politique comme de la vie familiale. Lors de leurs nombreuses conversations à huis clos, Koutaïssov ne manque pas une occasion d'égratigner les deux égéries qui se partagent le cœur du tsar. Il lui laisse entendre qu'à son âge et à son rang il peut prétendre à une compagne plus affriolante que son épouse, devenue à demi infirme par suite de ses maternités successives (dix en tout), ou l'« ennuyeuse » Catherine Nelidov, qui serait mieux à sa place dans un couvent qu'au palais. De temps à autre, il glisse une allusion à la petite Anne Lopoukhine. Ce n'est certes qu'une enfant, mais déjà en âge de rendre un homme heureux, si on sait s'y prendre et la prendre. Ainsi appâté, Paul ne dit ni oui ni non, mais accueille le souvenir de la jeune fille dans ses rêves.



Au mois de juin 1798, Sa Majesté, accompagnée du grand-duc Alexandre, du grand-duc Constantin et de sa suite, se rend de nouveau à Moscou en voyage officiel. Excellent prétexte pour glaner un surcroît d'hommages, qui flattent sa vanité, et rencontrer la demoiselle à peine pubère dont Koutaïssov s'est ingénié à lui vanter les mérites. Cette fois, les acclamations saluant l'entrée du tsar dans la ville sonnent si bien à ses oreilles que, le soir même, déambulant dans son cabinet de travail, il dit à Koutaïssov : « Comme je suis content ! Le peuple moscovite m'aime plus que les habitants de Saint-Pétersbourg ! J'ai l'impression que, là-bas, on me craint et qu'ici on m'aime ! — Cela ne m'étonne guère, Sire, rétorque le cauteleux factotum. C'est qu'ici on vous voit tel que vous êtes en réalité : bon, généreux, sensible, tandis qu'à Saint-Pétersbourg, chaque fois que vous faites une bonne action, on la met sur le compte de Sa Majesté l'impératrice ou de Mademoiselle Nelidov, si on ne l'attribue pas aux prières de Kourakine [leur protégé à toutes les deux], de sorte que, lorsqu'il s'agit d'une grâce, c'est eux, lorsqu'il s'agit d'une punition, c'est vous ! » Paul se rembrunit, réfléchit et marmonne : « On prétend donc que je me laisse gouverner ? — Tout à fait, Sire ! réplique Koutaïssov, inébranlable. — Eh bien ! je vais leur montrer si je me laisse gouverner1 ! » s'écrie l'empereur, et il se dirige déjà vers son bureau pour rédiger quelque décret vengeur. Koutaïssov l'en dissuade, l'implore, lui conseille de laisser mûrir l'abcès avant de le crever.

Le lendemain, lors d'un bal paré auquel assiste la haute société moscovite, le tsar revoit la jeune Anne Lopoukhine, dont l'image n'a cessé de le poursuivre. Fille cadette du prince Lopoukhine, elle n'est pas vraiment jolie, mais son air de fraîcheur et d'innocence « mettrait l'eau à la bouche d'un moine ». Fascinée par Paul, elle s'arrange pour se trouver toujours sur son chemin, quand il passe d'un salon à l'autre. Un invité de la suite impériale, qui a observé le manège de la jeune fille, chuchote à Sa Majesté : « Vous lui avez tourné la tête, Sire ! » Paul se rengorge mais observe sur un ton évasif : « C'est encore une enfant ! — Elle va sur ses seize ans, Sire ! » répond l'autre avec un regard significatif. Convaincu par cet argument, Paul s'avance vers la demoiselle, lui adresse quelques mots de courtoisie et l'observe de plus près. Elle se trouble et balbutie, mais sa naïveté, sa timidité, son humble battement de paupières transportent l'empereur et, le soir même, prenant Koutaïssov à part, il lui donne carte blanche pour « arranger l'affaire » avec les parents de l'intéressée. Bouleversée par la faveur de Sa Majesté, la famille Lopoukhine accepte de tenir ces tractations secrètes et de venir, dans un premier temps, s'installer, en tout bien tout honneur, à Saint-Pétersbourg.


Après cet agréable intermède à Moscou, Paul poursuit son voyage par une visite à Kazan, assiste à quelques revues militaires en province et regagne la capitale, à la fin du mois de juin. Il se figure que personne, hormis Koutaïssov, n'est au courant de son penchant tout neuf pour Anne Lopoukhine, mais chacun de ses gestes est espionné et commenté derrière son dos, si bien qu'en retrouvant sa femme et Catherine Nelidov, il tombe au centre d'un véritable complot sentimental. D'un côté, pour l'exciter à un entraînement licencieux, il y a Koutaïssov et Bezborodko, de l'autre, pour l'en décourager, la tsarine, Catherine Nelidov, leurs protégés habituels et les grands-ducs qui craignent pour la réputation de leur père. Devant la gravité du danger, l'impératrice tente, à plusieurs reprises, de persuader son mari qu'après quelques mois de repos elle est tout à fait apte à le recevoir dans son lit et que, selon les médecins, elle pourrait même lui donner encore des enfants. Tout en se déclarant ravi à cette perspective, Paul prétend que d'autres docteurs, qu'il a consultés, disent le contraire et que, dans ces conditions, il se doit de renoncer définitivement à lui infliger ses désirs. Devinant que son époux se dérobe derrière des prétextes pour ne pas avouer qu'il n'aime plus sa femme, elle écrit, au début de juillet 1798, à S.I. Plechtcheïev, pour lui faire part des étranges réticences de Paul. Elle affirme à son correspondant que, lors d'une ultime explication, le tsar lui aurait dit « qu'il était mal physiquement, qu'il ne connaissait plus de besoin, qu'il était tout à fait nul et que ce n'était plus [seulement] une idée qui lui passait par la tête, qu'enfin il était paralysé de ce côté ». Quelles que soient les excuses dont un homme enveloppe ses déficiences devant une épouse qu'il a autrefois possédée, elle prend ses dérobades pour un outrage à sa féminité. Afin de couper court aux manœuvres de la famille Lopoukhine, l'impératrice, folle de dépit, écrit à la jeune fille une lettre de menaces. Mais sa correspondance est surveillée et la lettre aboutit sur le bureau de l'empereur. La fureur de Paul est telle que, le 22 juillet, lors d'un bal donné pour l'anniversaire de la tsarine, il ne lui adresse pas la parole et lance à Catherine Nelidov des regards meurtriers. « Le bal avait une allure d'enterrement et tout le monde s'attendait à un orage », note le sénateur Heyking dans ses Carnets.


Cet « orage », que tous les observateurs redoutent, éclate le 25 juillet, à dix heures du soir. Ayant fait appeler son fils aîné Alexandre, Paul lui enjoint de se rendre immédiatement chez sa mère et de lui signifier que, par ordre de Sa Majesté, il lui est défendu d'intervenir dorénavant, de quelque manière que ce soit, dans les affaires tant sentimentales que politiques de son époux. Habitué à plier devant son père, Alexandre, cette fois, se rebiffe et refuse une mission qui, dit-il, heurte son respect filial. L'insistance qu'il met à plaider les bonnes intentions de sa mère exaspère Paul. « Je croyais n'avoir perdu que ma femme, mais je vois que j'ai encore perdu mon fils ! » hurle-t-il. Alexandre a beau discuter, pleurer, se prosterner, l'empereur, saisi d'une haine démente, le bouscule, se précipite vers les appartements de la tsarine, l'insulte et l'enferme à clef dans sa chambre. L'humiliation est si forte que Marie Fedorovna n'a même plus envie de lutter contre tant d'injustice. Traitée en prisonnière, elle se dit qu'elle a été tout juste bonne à donner des enfants à la Russie, que son mari n'a que mépris et répulsion pour elle et qu'elle serait plus heureuse n'importe où que dans ce palais où chacun la déteste. Elle se morfond ainsi pendant trois longues heures. Or, tandis qu'elle se croit abandonnée de tous, une timide protestation s'organise derrière les portes closes. Lorsqu'on délivre enfin la tsarine, la douce Catherine Nelidov, indignée, prend sur elle d'affronter l'empereur pour lui faire honte de sa brutalité. Elle affirme que Marie Fedorovna est un modèle de patience et de vertu et qu'en la traitant si mal Sa Majesté passera aux yeux de tous pour le bourreau de sa famille et de son peuple. Suffoqué par tant d'insolence, Paul s'écrie : « Je sais que je n'ai fait que des ingrats, mais je vais prendre un sceptre de fer et vous serez frappée la première ! Sortez2 ! » A peine a-t-elle repassé le seuil du bureau de Sa Majesté que Catherine Nelidov, « l'ex-maîtresse platonique », reçoit l'ordre de quitter Saint-Pétersbourg et de n'y revenir jamais. Chassée du palais, elle se rend d'abord en Estonie, réside quelque temps chez des amis au château de Lodé, puis se retire pour toujours dans son couvent de Smolny3.


Après le départ de Catherine Nelidov, une autre ère commence à la cour de Russie. Le 9 septembre 1798, la famille Lopoukhine, au grand complet, débarque dans la capitale. Anne Lopoukhine fait sa première apparition à un dîner d'apparat au palais d'Hiver. Les témoins de son intronisation estiment qu'elle n'est pas vraiment jolie, mais que la vivacité de ses yeux noirs, la matité de sa peau et la grâce modeste de ses manières justifient amplement le choix de l'empereur ! Evaluant l'importance de son futur ascendant sur Sa Majesté, le clan de l'impératrice, des grands-ducs et des grandes-duchesses la traite maintenant avec beaucoup d'égards. Une maison de plaisance est mise à sa disposition. Paul trouve toujours un moment pour lui rendre visite dans la journée. Apprenant que, dans les bals auxquels elle est régulièrement conviée, sa préférence va à la valse, il autorise cette danse, jugée naguère trop lascive pour être exécutée en public. En outre, à la demande de la jeune fille qui aime le folklore, il réintroduit le port des « robes russes » à la cour, alors qu'il avait jadis prescrit les robes « à la française ». Mieux, la famille de la belle se voit attribuer une demeure superbe sur la quai de la Néva. A chaque attention, Paul a droit à des mines si char-mantes de celle qui n'est même pas sa maîtresse au sens vulgaire du mot, qu'il se considère comme récompensé au-delà de ses bienfaits. Le despote découvre le plaisir d'être, de temps en temps, un « papa-gâteau ».


Bien entendu, les marques d'attention prodiguées par Sa Majesté à la délicieuse enfant qui illumine sa vie sans l'induire au péché blessent Marie Fedorovna comme autant d'insultes personnelles. Sa vie, à la cour, n'est plus qu'une succession d'offenses, les unes calculées, les autres involontaires. Tout bouge autour d'elle à cause de cette petite oie. Aussi discrète soit-elle, l'installation de la « nouvelle favorite » s'accompagne d'une réorganisation féroce à la tête de l'Etat. Un à un, les protégés de l'impératrice et de son amie, trop dévouée et trop bavarde, sont frappés de disgrâce et remplacés par des proches de la douce Anne Lopoukhine. Ce n'est plus une redistribution des tâches administratives mais un règlement de comptes entre factions rivales. Le prince Pierre Lopoukhine, père de la jeune fille, succède au prince Alexis Kourakine comme procureur général ; le frère de celui-ci, fidèle confident de Catherine Nelidov, est privé de son poste de vice-chancelier ; le colonel Nelidov, frère de Mlle Nelidov, est destitué ; le général Buxhoewden, gouverneur de Saint-Pétersbourg et mari d'une amie intime de Mlle Nelidov, doit céder la place au comte Pierre Pahlen, dont la soumission à Sa Majesté est proverbiale ; le lieutenant général Araktcheïev et le lieutenant général Rostoptchine, un moment éloignés des affaires, sont rappelés au service, tandis que le lieutenant général Boriatinski, neveu de Mlle Nelidov, est exclu de l'armée et qu'un obscur neveu de Bezborodko, Victor Kotchoubey, remplace Kourakine à la direction des Affaires étrangères. Enfin, couronnant le tout, le 6 septembre, Anne Lopoukhine est faite demoiselle d'honneur et sa belle-mère, Catherine Lopoukhine, dame du palais.


Ce chassé-croisé au sommet de l'empire enfièvre toutes les têtes et déplace tous les dossiers. Désormais, ce sont des hommes nouveaux, et parfois inexpérimentés, qui assistent Paul dans ses décisions. Or, plus encore que par le passé, il aurait besoin de conseillers à la tête froide pour faire face aux élans belliqueux de la France, qui compliquent la tâche des chancelleries occidentales. Après des mois de stagnation, les armées de la République française enregistrent d'éclatants succès dans la péninsule italienne. Les rois de Sardaigne et de Naples abdiquent devant l'invasion de leur territoire par les troupes de Bonaparte. Mais bientôt ce général aventureux quitte le continent, s'avise de conquérir l'Egypte, et, chemin faisant, s'arrête à Malte. Sans coup férir, il obtient la reddition de l'île et en chasse le grand maître, Hompesch. Cette mainmise sur Malte est ressentie par Paul comme une avanie qu'il ne saurait tolérer sans passer pour un lâche. En effet, l'année précédente, un délégué de Malte s'était rendu à Saint-Pétersbourg et, invoquant l'ouverture d'esprit bien connue de l'empereur à l'égard des différentes religions, lui avait proposé d'être le protecteur de ce territoire et de son ordre de chevalerie. Cette fois encore, l'intérêt que Paul a toujours manifesté envers les associations mystiques l'a poussé à accepter l'honneur qu'on lui offrait. Le voici prisonnier de sa parole. Lorsque, fuyant Bonaparte, le grand-maître Hompesch débarque à Saint-Pétersbourg, Paul l'accueille non comme un transfuge mais comme un traître. Cet homme, estime-t-il, aurait dû défendre Malte jusqu'à la dernière goutte de son sang plutôt que de capituler. Il le fait juger par un tribunal assemblé en hâte et, après l'avoir destitué, se proclame investi à sa place de cette dignité supérieure.


En Russie, les orthodoxes fervents sont surpris de voir le chef d'un Etat qui nie la souveraineté du pape devenir le grand maître d'un ordre ayant le pape pour chef absolu. Mais Paul se moque de ces querelles de dévots. A son avis, bien que le Saint-Père et l'empereur de Russie appartiennent à des religions différentes, ils ont en commun le souci de la paix et de la justice, ce qui devrait suffire à les mettre sur un pied d'égalité et même d'amitié. D'ailleurs, Paul se dit prêt à envoyer son armée contre Bonaparte, si celui-ci envahit le Vatican. Mû par cette pensée de haute moralité, il commence par rejoindre la coalition antifrançaise, qui réunit, dans un étrange amalgame, l'Autriche, l'Angle-terre, le royaume de Naples et la Turquie. Une escadre russo-turque, sous les ordres de l'amiral Ouchakov, et une autre, anglaise, commandée par l'amiral Nelson, sont expédiées en Méditerranée, tandis qu'un corps russo-autrichien s'apprête à opérer en Italie et en Suisse. Pour diriger cette offensive terrestre d'envergure, Paul rappelle le vieux maréchal Souvorov. Malgré ses soixante-neuf ans et sa fatigue, celui-ci sort de sa retraite, en janvier 1799, et se présente à Saint-Pétersbourg. En le recevant au palais, Paul lui dit simplement : « Je t'accorde toute ma confiance. Va sauver les rois ! »



Le génie militaire de Souvorov est resté intact. Sans se laisser impressionner par le prestige des jeunes généraux français, il prend d'assaut la forteresse de Brescia, bat l'ennemi sur l'Adda, entre à Milan, à Turin, s'empare de Mantoue. Son ambition serait de pénétrer en France pour exterminer les « sans-Dieu ». Paul l'y encourage de loin, car, écrit-il au feld-maréchal, « il y a quantité d'individus bien-pensants [en France] qui n'attendent que le moment favorable pour s'armer afin de secouer le joug insupportable sous lequel le peuple gémit ». Mais, comme toujours, victime de ses mirages, il oublie la réalité pour se griser de projets glorieux. Or, cette réalité est si présente, si pressante, qu'il doit, bon gré, mal gré, s'y soumettre. Quelle que soit la vaillance de l'armée russe, elle dépend, pour l'intendance, du bon vouloir des Autrichiens, qui sont chargés de l'approvisionner en vivres, en matériel, de lui fournir les mulets nécessaires à ses déplacements. Et les Autrichiens se font tirer l'oreille pour tenir leurs promesses. Ils exigent que les Russes se dirigent d'abord vers la Suisse. Cette opération hasardeuse suppose la traversée des Alpes par la route du Saint-Gothard. Souvorov se dit de taille à surmonter cette épreuve. Mais, à peine a-t-il triomphé des obstacles naturels, qu'il se heurte aux troupes fraîches de Masséna. Pris au piège, il parvient à se dégager et à s'échapper à travers les montagnes déjà ensevelies sous la neige. A bout de forces, ses régiments établissent leurs quartiers d'hiver en Bohême.



Tandis que Souvorov, ne lâchant pas son idée, se prépare à mener une campagne « purificatrice » en France, Paul à Saint-Pétersbourg a déjà tourné casaque. Ses discussions avec des alliés aux convoitises divergentes lui ont appris qu'il serait vain de compter sur la bonne foi de quiconque. Les autres chefs d'Etat ne songent qu'à rafler le plus de terres possible pour renforcer leur puissance ; lui seul, affirme-t-il, n'a en vue que le bonheur de l'humanité et, accessoirement, celui de la Russie. Don Quichotte slave, il se sent investi d'un rôle messianique et pacificateur. Même Souvorov, à présent, lui semble trop préoccupé de conquêtes militaires et pas assez de la félicité des populations laborieuses.

A ce mécontentement d'ordre moral s'en ajoute un autre, qui l'aggrave tout en le contredisant. Selon les dernières informations qu'il a reçues de l'étranger, le feld-maréchal aurait transgressé ses ordres en dispensant les soldats, exténués par de longues marches, de porter guêtres et perruques, et en les autorisant à utiliser le bois des hallebardes réglementaires pour faire du feu au bivouac. Un pareil manquement à la discipline et aux instructions de Sa Majesté ne saurait être toléré de la part de personne. En dépit des superbes états de service du vieux chef, sa disgrâce est inévitable. Conscient d'avoir guerroyé en vain, Souvorov dresse avec amertume le bilan de son action au-delà des frontières. « Les Français restent maîtres de la Suisse et je me vois seul, avec mon corps de troupe, sans vivres, sans munitions, obligé de me retirer chez les Grisons [...] On n'a rien fait de ce qu'on m'avait promis [...] J'ai battu les Français, mais pas assez. Paris, voilà mon but. Pauvre Europe4 ! »


Sitôt qu'on en vient à la discussion des traités, les alliés exigent le retrait de l'armée russe d'Italie et de la flotte russe de Méditerranée. Ces tiraillements coïncident avec une brusque décision de Bonaparte, lequel, ayant abandonné son armée victorieuse en Egypte, revient en France avec éclat, reçoit le commandement de la garnison de Paris, renverse la fragile équipe du Directoire et prend le titre de Premier Consul de la République. Comme Souvorov s'inquiète de ce coup d'Etat aux répercussions imprévisibles, Paul lui écrit, le 27 décembre 1799 : « Il y a en France des changements dont il convient d'attendre les résultats tranquillement et sans s'impatienter. » Peu après, Bonaparte laisse entendre à Paul, par la voie diplomatique, qu'il n'est pas disposé à abandonner définitivement Malte aux Anglais. Immédiatement Paul, dont les emballements sont aussi subits que les colères, se demande si le Premier Consul ne serait pas un futur allié compréhensif pour la Russie. Trahi par l'Europe entière, le tsar accuse les autres des mécomptes qu'il a lui-même suscités par son imprévoyance. Une fois de plus, il se dit que, dans les grands marchandages internationaux, comme dans le règlement des petits problèmes intérieurs, il doit se fier aux élans de son cœur et non aux chipotages des spécialistes de la politique.


Si les victoires sans lendemain de son armée à l'étranger laissent à l'empereur une impression de gâchis, une autre déconvenue, à laquelle il ne s'attendait pas, vient bientôt assombrir ses journées. Depuis quelques mois, ayant aménagé pour Anne Lopoukhine une maison agréable à Pavlovsk, il lui rend visite chaque jour, bavarde librement avec elle et se divertit de sa gaieté et de sa candeur. A l'instar de la conduite qu'il a eue naguère avec Catherine Nelidov, il ne lui demande rien d'autre que de le reposer par son babil et de le charmer par ses sourires. Sans doute estime-t-il que la chasteté bien comprise procure des plaisirs plus délicats et plus durables que ceux d'une vulgaire possession. Or, un soir, émue par cette attitude réservée, qu'elle qualifie même de « chevaleresque », Anne Lopoukhine lui avoue, en rougissant, qu'elle est amoureuse d'un jeune homme de vingt-deux ans, le prince Gagarine, colonel dans l'armée de Souvorov, et que ce brillant officier soupire après elle pour le bon motif. En entendant cette révélation ingénue, Paul est d'abord vexé, mais, en même temps, il apprécie la confiance dont fait preuve sa favorite intouchable en lui ouvrant son cœur. Puisque cette enfant fait appel à sa générosité, il ne veut pas la décevoir. Superbe et paternel tout ensemble, il lui promet qu'il va arranger son mariage avec le prince Gagarine et qu'il le nommera aide de camp. Il tiendra, certes, parole, mais il ne pourra s'empêcher de marquer sa réprobation à la famille de l'ingrate en retirant à son père, Pierre Lopoukhine, la charge de procureur général qu'il lui avait attribuée au début de son engouement pour la jeune fille.


Ayant approuvé le projet matrimonial d'Anne Lopoukhine et destitué son père, Paul continue de fréquenter la maison de sa favorite, devenue princesse Gagarine. Mais il n'exige aucune caresse, dit-on, en échange de son assiduité. Certains en doutent et affirment que, dans cet étrange méli-mélo, l'époux complaisant ferme les yeux. Son rôle de paravent lui vaut toutes sortes de faveurs dont il serait malséant de sourire. D'ailleurs, il arrive à Paul de prendre la défense de son ancien procureur général, dans un cercle de calomniateurs. Ce trait de mansuétude chez Sa Majesté incite le vice-amiral Chichkov à écrire dans ses Souvenirs : « On ne peut pas dire qu'il [l'empereur] fût imbécile ou méchant par nature. La cause de ses soudains emportements, qui, si souvent éclipsaient sa raison, serait à chercher dans sa méfiance, qui le poussait à prêter l'oreille à toutes sortes de dénonciations [...]. Partout, il sentait la trahison, la fronde, le manque de respect pour son rang élevé, autant de chimères qui le mettaient entre les mains de gens bien plus dangereux, mais aussi bien plus rusés que les autres. » Lequel de ces informateurs malintentionnés a-t-il dénoncé au tsar, dont la susceptibilité morbide s'accentue chaque jour, la prétendue désobéissance de Souvorov aux règles disciplinaires et vestimentaires édictées en haut lieu ? Toujours est-il que, subitement, Paul convoque le vieux militaire à Saint-Pétersbourg. Quand celui-ci arrive dans la capitale, personne ne se porte à sa rencontre pour le recevoir avec les honneurs qui lui sont dus. Le 20 mars 1800, Paul publie un rescrit par lequel il retire au « généralissime » Souvorov le titre de « héros national » qu'il lui avait attribué l'année précédente. Cette sanction tombe sur le malheureux comme la foudre. Pourtant il ne bronche pas. Une autre angoisse le tenaille. Ce n'est plus la disgrâce qu'il redoute, mais la mort. De l'avis des médecins, sa santé est très compromise. Quelques semaines plus tard, le 6 mai 1800, il succombe à une maladie contractée au cours de sa dernière campagne. Sa Majesté ne juge pas utile d'assister aux obsèques. Les familiers de l'empereur se perdent en conjectures sur les raisons de sa conduite. Obéit-il à des motifs connus de lui seul, ou s'amuse-t-il à surprendre la Russie sans se préoccuper de l'effet désastreux de ses extravagances ? Nombre de ses sujets ne lui pardonneront jamais son ingratitude envers un illustre serviteur de la patrie.


C'est vers cette époque qu'une sévère lutte d'influence s'engage entre les différentes coteries qui s'affrontent derrière le dos de l'empereur. Les amis de la tsarine, comme ceux d'Anne Lopoukhine, l'inconstante, ayant perdu tout crédit à ses yeux, il a appelé, le 25 septembre 1799, à la tête du collège des Affaires étrangères, deux hommes qui ont en commun la soif du pouvoir, mais que leur rivalité quotidienne incite à multiplier entre eux les dénonciations et les crocs-en-jambe. Le premier de ces hommes de recours est le comte Fédor Rostoptchine, trente-sept ans, chargé d'honneurs et membre du Conseil impérial ; le second, le jeune Nikita Petrovitch Panine, neveu du défunt gouverneur d'études de Sa Majesté. Tous deux poussent l'empereur à poursuivre l'extermination des « Français régicides », qu'ils soient d'anciens jacobins, des chouans repentis ou de récents bonapartistes. Mais, après l'échec de la nouvelle coalition anglorusse contre la France et la capitulation du duc d'York devant les forces du général Brune, à Bergen, aux Pays-Bas, Paul révise son jugement. Les troupes anglaises étant décimées, les Autrichiens battus à plate couture et les Prussiens réduits à l'expectative, il songe qu'il aurait peut-être intérêt à se rapprocher de cette France partout présente et partout victorieuse. Au printemps 1800, un geste de Bonaparte achève de dissiper les malentendus existant entre les deux pays. Comme preuve de la bonne volonté française, le Premier Consul libère tous les prisonniers russes faits au cours des dernières campagnes. Ravi de cette initiative, Paul décide d'y répondre en rompant publiquement avec les Bourbons, dont il a, jusqu'à ce jour, soutenu la cause. Dans sa hâte d'en finir avec les micmacs de l'émigration, il fait savoir au comte de Provence, futur roi Louis XVIII, que ce dernier serait bien inspiré en quittant Mitau, où la Russie lui a donné asile, pour rejoindre son épouse, à Kiel. Puis, afin d'accentuer la portée de ce coup de semonce, Paul supprime, sans explication, la pension de deux cent mille roubles qu'il avait allouée au prétendant malheureux.


Cette expulsion brutale de l'héritier du trône de France révolte les Français réfugiés en Russie. Ils ne comprennent pas qu'un Romanov, champion de la légitimité en Europe, traite le chef de la monarchie française en domestique congédié pour une faute de service. Doit-on renoncer à tout sens de l'honneur dès qu'il s'agit de survie politique ? se demandent avec aigreur ceux qui ont payé de l'exil leur attachement au roi. Les Russes eux-mêmes condamnent, en secret, leur tsar pour cette trahison opportuniste. Hier encore, ils étaient fiers d'être Russes. Aujourd'hui, ils en ont presque honte.


Pendant ce temps, les émissaires du Premier Consul tissent à Saint-Pétersbourg leur fine toile d'araignée. Sont-ce les discours du père Gruber, ce jésuite que des chevaliers de Malte ont recommandé à l'empereur, ou les manœuvres aguicheuses de la jolie actrice française, Mme Chevalier, maîtresse de Koutaïssov, qui poussent Sa Majesté à faire le premier pas ? Au début du mois de septembre 1800, il convoque M. de Rosenkrantz, ambassadeur du Danemark, et lui fait, à brûle-pourpoint, une déclaration stupéfiante d'audace : « Depuis trois ans, lui dit-il, ma politique est restée invariable. Je cherchais la justice où je croyais la trouver, [c'est-à-dire] du côté des ennemis de la France, dont le gouvernement menaçait les autres pays. Maintenant, nous sommes à la veille de voir un roi [Bonaparte], sinon de jure du moins de facto, établi dans cet Etat-là. J'ai abandonné le parti des Autrichiens, ayant découvert que le bon sens n'était pas de leur côté. Il en est de même avec les Anglais. Or, ce qui importe, c'est uniquement la justice et non plus telle ou telle nation. Ceux qui sont d'un avis différent peuvent être sûrs de se tromper. »


Ces paroles sont, bien entendu, répercutées d'une chancellerie à l'autre. Toute l'Europe est bientôt avertie des nouvelles dispositions du tsar. Il a quarante-six ans. Les fêtes en l'honneur de son anniversaire lui laissent un goût de cendre. Il confie à un de ses proches : « Chaque soir, je remercie le Seigneur de tout mon cœur de m'avoir laissé une journée de plus sans catastrophe5. » Si Paul se montre plus conciliant avec les Français de la République, il redouble de sévérité envers les Russes de son empire. Le mardi 25 septembre, lors d'une représentation théâtrale à Gatchina, il se fâche tout rouge parce que des spectateurs ont osé applaudir les acteurs sans qu'il ait donné le signal des bravos. Il avait déjà eu la même réaction, pour le même motif, dans son enfance. Mais aujourd'hui, comme il détient le pouvoir suprême, son caprice de gamin orgueilleux risque de se traduire par de cuisantes représailles. Gonflé de colère, dès son retour au château il prend des mesures pour défendre à l'avenir l'entrée du théâtre de Gatchina à toute personne qui ne serait pas munie d'une invitation spéciale de sa part. Encore les rares élus devront-ils, selon les termes du règlement, « s'abstenir pendant la durée du spectacle de toute indé-cence et notamment de frapper le sol de [leur] canne, de dire chut, d'applaudir au cours d'un air ou d'une action, et, par ce bruit intempestif, gâcher le plaisir des voisins ». En conclusion : « Celui qui osera braver les interdictions ci-dessus énumérées en répondra devant la justice6. »


Au vrai, ces arrêtés de police intérieure ne sont, pour Paul, que des amuse-gueules. D'accord avec Rostoptchine, l'empereur, qui ne peut toujours pas digérer, en tant que grand maître de l'ordre de Malte, l'outrage que lui ont infligé les Anglais en accaparant son île, décrète, le 23 octobre 1800, la capture de tous les navires britanniques mouillant dans des ports russes. Leurs cargaisons seront saisies, leurs capitaines et leurs matelots arrêtés. En outre, il fait surveiller par des mouchards toutes les maisons appartenant aux Anglais, suspend les paiements, de quelque nature que ce soit, dus aux ressortissants de ce pays inamical, ordonne à son ambassadeur Vorontzov de quitter Londres et demande le rappel de l'ambassadeur d'Angleterre Whithworth.



Après avoir examiné le plan de Rostoptchine, qui prévoit une réconciliation rapide avec la France pour lutter contre l'hégémonie anglaise, Paul note en marge du document : « J'approuve votre projet et souhaite que vous commenciez à le mettre à exécution. Plaise à Dieu qu'il réussisse ! » Mais, en formulant ce vœu solennel, sait-il au juste si le Dieu dont il espère la bénédiction est orthodoxe, catholique, protestant, franc-maçon ou maltien ? Cette imprécision sur la nature exacte de la foi du monarque est douloureusement perçue par le peuple russe, très attaché à la religion nationale. Comme d'habitude, Paul refuse de prêter attention à ces disputes de chapelles. Ses rapports avec Dieu ne concernent que lui. Il se proclame volontiers partisan de la réunion de toutes les Eglises et annonce même qu'en cas d'invasion du Vatican il donnera refuge à Pie VII dans une des provinces catholiques de son empire. Cette proclamation inattendue fait l'effet d'un pavé tombant dans une mare. Chez les courtisans, chez les ecclésiastiques, chez les diplomates, chez les paysans, chez les vieux-croyants et même chez les adeptes des autres sectes mystiques, l'indignation est à son comble. D'un bout à l'autre du pays, ce n'est qu'un cri de terreur, vite étouffé : le tsar veut introduire le diable catholique dans la sainte Russie ! Le seul espoir des sujets de Paul Ier, c'est que Sa Majesté, qui a si souvent changé d'avis, revienne à la raison avant qu'il ne soit trop tard.

1 Propos rapportés dans les Carnets de Charles-Henri Heyking, cités par E.S. Choumigorski dans Catherine Nelidov et repris par Alexeï Peskov : Paul Ier, empereur de Russie.

2 Comte Fedor Golovkine : La Cour de Russie sous Paul Ier, portraits, souvenirs, anecdotes.

3 Catherine Nelidov restera au couvent de Smolny jusqu'à sa mort, en 1839, à l'âge de quatre-vingt-deux ans.

4 Souvorov : Correspondance. Cité par Alexeï Peskov : Paul Ier, empereur de Russie.

5 Cf. K. Toll, cité par Eidelmann : La Lutte politique en Russie à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe.

6 Document cité par Alexeï Peskov : Paul Ier, empereur de Russie.

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