VII


UN TSAR QUI A PEUR DE SON OMBRE

Parce qu'il a dû patienter longtemps avant d'imposer son droit légitime au trône de Russie, Paul décide de faire payer cette attente à sa mère en retardant autant que possible la date des obsèques. C'est presque un mois après qu'elle est morte et que son corps a été exposé à la vénération de ses sujets qu'il se résout à l'enterrer officiellement. Encore entend-il que cet ultime hommage soit rendu à la fois à Catherine II, qui vient de disparaître, et à Pierre III, décédé depuis trente-quatre ans. Ce dernier étant passé de vie à trépas avant d'avoir eu le temps de régner, elle avait invoqué le prétexte de la « non-validation » pour lui refuser la sépulture traditionnelle des tsars en la cathédrale Pierre-et-Paul de Saint-Pétersbourg, et s'était contentée de le faire transporter au couvent Saint-Alexandre-Nevski, où il reposait depuis, dans l'oubli de tous. Devenu empereur, Paul ne peut tolérer cette humiliation et exige que les restes de son père soient tirés de leur caveau et unis à ceux de sa mère, afin d'être inhumés ensemble dans la nécropole des souverains. En ouvrant la bière, très endommagée, du monarque, on constate qu'elle ne contient que quelques débris de squelette, le chapeau, les gants et les bottes du défunt. Ces reliques sont aussitôt recueillies, enfermées dans un cercueil neuf, transférées en grande pompe au palais d'Hiver et installées à côté du cercueil de sa criminelle épouse. Ainsi, le cadavre de la vieille femme, qui a glorieusement dirigé la Russie pendant des lustres, est-il couché tout contre celui de son jeune mari, victime du complot qu'elle avait monté. Grand organisateur de spectacles, leur fils jouit de cette tardive réconciliation conjugale, opérée à son initiative, et fait tendre, au-dessus du couple disparate, une banderole avec cette inscription : « Divisés dans la vie, unis dans le trépas ». Tout Saint-Pétersbourg défile devant le double catafalque, sous le regard scrutateur de Sa Majesté, dont l'ambition avouée est de corriger l'Histoire. Dignitaires du régime, courtisans, diplomates marchant l'un derrière l'autre à petits pas, témoignent, en silence, de leur approbation à la mise en scène funèbre imaginée par l'empereur. Relatant cette exhibition, le baron Stedingt, ministre de Suède, écrit à son gouvernement : « Que dire de cette femme orgueilleuse, qui dictait ses volontés aux souverains et qui se trouve maintenant exposée aux yeux et au jugement du public, à côté d'un mari qu'elle a fait mourir. Voilà une terrible leçon que la Providence donne aux pervers. »


A la cérémonie de la contrition publique, succède celle de l'acheminement des deux corps vers la cathédrale Pierre-et-Paul. Un froid de moins dix-huit degrés paralyse la ville. Les cloches sonnent le glas au-dessus d'un cortège grelottant. Là encore, Paul a voulu souligner le caractère expiatoire de cette lente marche dans les rues enneigées. Sur son ordre, ce sont les survivants de la conjuration de 1762 qui ouvrent la procession en costume d'apparat. Le principal coupable, le régicide Alexis Orlov, « le balafré », a beaucoup vieilli. Son uniforme, qu'il a tiré de la garde-robe pour l'occasion, lui est devenu trop étroit. Ses jambes le soutiennent à peine. Il s'avance, portant sur un coussin brodé d'or la couronne de sa victime. Ses complices, Bariatinski et Passek, tiennent les cordons du poêle. En les obligeant à cette palinodie, Paul a voulu les désigner à la vindicte de la foule. Mais qui, dans le peuple, se souvient de Pierre III, ce souverain virtuel, qu'on a déterré sans crier gare et qu'on va enterrer ailleurs ? Sur le parcours du défilé, les gens pleurent la « petite mère Catherine », qui a régné longtemps, s'inclinent devant Paul Ier, qui lui succède et qui, peut-être, se montrera aussi bénéfique qu'elle, mais nul ne s'attendrit sur un passé tellement lointain qu'on se demande ce qu'il y a de vrai là-dedans.

La nef de l'immense cathédrale est pleine à craquer. Des prêtres, aux chasubles noires lamées d'argent, célèbrent les doubles funérailles du père et de la mère de l'actuel souverain. Ce sont les noces de deux fantômes. Se haïssent-ils encore, malgré la putréfaction de leur chair ? Où vont-ils faire la paix afin de libérer leur fils des tourments qui le rongent ? Tous deux étaient d'origine germanique. Tous deux avaient voulu gouverner un pays dont, au début, ils ignoraient la langue et ne professaient pas la religion. Mais, si Pierre a été fauché avant d'avoir pu donner sa mesure, Catherine a été injustement favorisée par le sort. Sa longévité, que tant de gens ont admirée, a, pour Paul, un caractère diabolique. Même si elle est bénie par l'Eglise en ce grand jour, il ne peut lui pardonner ses crimes. La sarabande de ses amants danse, la nuit, dans sa tête. Ne dit-on pas qu'elle a poussé l'incongruité jusqu'à épouser, en grand secret, Potemkine ? Debout devant le cercueil de sa mère, Paul se refuse à admettre cette dernière infamie. Les méfaits de la défunte ne doivent pas, estime-t-il, être enterrés avec elle. Après les obsèques grandioses, le règlement de comptes continue. Cherchant un châtiment exemplaire pour le fastueux « prince de Tauride », qui a contribué à la légende de Catherine la Grande, Paul fait ouvrir le mausolée de Potemkine, à Kherson, et disperser aux quatre vents les ossements maudits. Il aurait voulu être fossoyeur pour profaner, de ses mains, les tombes de tous ceux que Catherine a aimés.

Peu après, sa colère retombe, et, délaissant ses affaires personnelles, il retourne aux affaires du pays. Au vrai, il n'a jamais su distinguer les unes des autres. La même fougue l'anime, qu'il s'agisse d'un conflit familial ou d'un conflit politique. D'ailleurs, dans les deux cas, il se laisse guider par ses sentiments au mépris de toute stratégie internationale. C'est ainsi que, fervent admirateur de son père, et, à travers lui, du roi de Prusse, il préfère parfois sacrifier les intérêts de sa patrie à ceux de son cœur. Son principal défaut dans l'exercice du pouvoir vient de son incapacité à résister à l'admiration et à l'amitié que lui inspirent certains ennemis de la Russie. Il est trop humain, trop spontané, trop impulsif dans ses engagements pour diriger avec sérénité les destinées de l'empire. La plupart du temps, avant d'arrêter une décision, il se demande ce que sa mère aurait fait à sa place ; puis, automatiquement, il prend la solution opposée. Souvent, d'ailleurs, ce refus de se plier aux idées de Catherine lui dicte une conduite salutaire. Par exemple, dès son avènement, pour déjouer les desseins de feu l'impératrice et du clan Zoubov, il ordonne de stopper net la désastreuse campagne contre la Perse et de ramener tous les régiments en Russie. En d'autres occasions, hélas ! son esprit de contradiction systématique le dessert auprès de ses sujets. Obsédé par l'idée que l'adoption de l'uniforme prussien relèvera le moral de l'armée russe, il reste sourd aux protestations, encore timides, qui s'élèvent, de toutes parts, contre son projet. Pour obéir à ses injonctions répétées, les tuniques réglementaires sont coupées dans un tissu vert bouteille bon marché, les troupes arborent des tricornes démesurés et anachroniques et les soldats arrangent leurs cheveux avec des boucles, des nattes graissées et des nuages de poudre. Ils se plaignent, souvent, d'être obligés, quand leur unité est de garde, de se lever à minuit et de s'aider, les uns les autres, à s'attifer et à se coiffer. Les officiers qui n'ont pas su obtenir de leurs hommes une présentation irréprochable se font réprimander, et même insulter, sur le front des troupes, par leurs supérieurs. Parfois, c'est l'empereur en personne qui administre la réprimande. Au prince Repnine, qui se permet de lui recommander un peu plus de tolérance, il répond avec superbe que son pouvoir étant, par essence, illimité, nul n'a le droit d'en contester l'application : « Monsieur le maréchal, lui dit-il, voyez-vous ce corps de garde ? Ils sont quatre cents, là-dedans ; je n'ai qu'un mot à dire et ils seront tous maréchaux. » A un autre courtisan, il déclarera de même : « Gentilhomme est celui à qui je parle et uniquement pendant que je lui parle ! » Un seul, parmi les grands chefs de guerre, ose protester contre l'autoritarisme aveugle de Sa Majesté : c'est le vieux Souvorov, héros des guerres contre la Turquie et de la pacification de la Pologne. Agacé par la germanophilie de Paul Ier, il s'écrie : « Les Russes ont toujours battu les Prussiens ; pourquoi donc les imiter ? ? » Et il ajoute : « Il n'y a rien de plus pouilleux que le Prussien ! Dans le voisinage de leurs guérites, c'est une véritable contagion ! Leur coiffure, par sa puanteur, vous ferait perdre connaissance. Leurs guêtres blessent les mollets. Nous étions exempts de tous ces maux. Maintenant, ils sont le premier malheur du soldat. Est-il possible que les défenseurs de l'Etat soient ainsi maltraités ? » Respectueux de la gloire de Souvorov, Paul se borne à hausser les épaules. En revanche, il est heureux de constater que son cher Araktcheïev, spécialiste des sanctions disciplinaires, l'approuve dans toutes les manifestations de sa rigueur. Si un soldat se trompe de pas pendant la revue, l'intraitable « caporal de Gatchina » le fait sortir du rang et inscrit à la craie, sur son dos, le nombre de coups de bâton qu'il mérite pour sa faute. Les corrections au bâton, au fouet, au cachot, ou le transfert dans un régiment éloigné, sont monnaie courante. Etant exposés eux-mêmes à encourir, à tout moment, la colère de l'empereur ou de ses aides de camp, les officiers prennent l'habitude d'emporter dans leur poche, à la parade, quelques roubles assignats pour n'être pas démunis en cas de déportation inopinée.


Par souci d'étendre à toute la société « civilisée » de Russie la mode vestimentaire qui a sa préférence, Paul publie également une série d'ordonnances prescrivant le port de la perruque, de la queue poudrée, du tricorne, des chaussures à agrafes, et interdisant expressément les bottes à revers, les pantalons longs, les souliers et les bas agrémentés de nœuds, de rubans, ainsi que les chapeaux ronds. A son instigation, des policiers arrêtent les contrevenants en pleine rue et les dépouillent, séance tenante, de l'objet du délit. Ces premières interventions s'étant révélées insuffisantes, le général Arkharov, préfet de police de Saint-Pétersbourg, charge deux cents dragons de faire la chasse aux réfractaires. Animés d'un zèle purificateur, ces nouveaux contrôleurs de la mode arrachent aux insoumis leurs chapeaux non réglementaires, coupent les cols « de fantaisie », tailladent les gilets subversifs. A l'issue de cette mise aux normes, conduite manu militari, les coupables rentrent chez eux, les vêtements en loques et le cœur en révolte. Mais la leçon a porté. Désormais, ils adopteront, en toute occasion, le tricorne, les cheveux poudrés, les cols droits, les souliers à boucle et, s'ils sont fonctionnaires, l'uniforme distinctif de leur état. Du reste, cette correction dans l'habillement s'accompagne de règles strictes, quant aux marques de respect envers Leurs Majestés ou Leurs Altesses. Chaque fois qu'un passant de l'espèce commune aperçoit, dans la rue, un membre de la famille impériale, il doit, si lui-même est en voiture, mettre immédiatement pied à terre, et, s'il est simplement en train de marcher, se figer au garde-à-vous en attendant que le haut personnage l'ait dépassé. Au cas où, volontairement ou par inadvertance, un citoyen négligerait de se soumettre à cette consigne de courtoisie, son équipage serait confisqué et lui-même risquerait d'être expédié à l'armée. Ni la pluie, ni la neige ne dispensent les sujets de Paul Ier d'une attitude où déférence et soumission se conjuguent.


D'ailleurs, si l'empereur est dur envers ses subordonnés, il l'est aussi envers lui-même. Son emploi du temps est celui d'un tâcheron méticuleux, ponctuel et infatigable. Dès cinq heures du matin, bougies et quinquets s'allument, sur son ordre, dans tous les bureaux. Ses ablutions et sa collation sont vite expédiées. Aussitôt après, il est au travail. A huit heures, il court la ville, inspecte les casernes, prend le vent des différentes administrations, puis, rentrant au palais, il réunit ses ministres et écoute leurs rapports et leurs suggestions. En les quittant, vers la fin de la matinée, il se rend, tous les jours et par tous les temps, à la Wachteparade, la parade de la garde. C'est pour lui la récompense des pires tracasseries du métier d'empereur. Chaussé de grosses bottes, vêtu d'un simple uniforme vert foncé, une dalmatique de velours grenat jetée sur les épaules, il épie le comportement de ses soldats avec une curiosité d'entomologiste. Dans son désir de perfection, il est tellement fasciné par les détails qu'il en oublie l'ensemble. Mais nul, autour de lui, n'ose lui dire que ce n'est pas en s'obnubilant sur des boutons de guêtre ou sur la longueur des pas à la parade qu'on assure la grandeur et la prospérité d'une nation. Flanqué de ses aides de camp qui ne pipent mot, il trépigne pour se réchauffer, tout en refusant d'endosser une pelisse, agite sa canne afin de marquer la cadence et, à l'issue du défilé, prend un plaisir maniaque à annoncer aux troupes les punitions et les promotions qu'il a imaginées pour elles. Transis de froid, la goutte au nez, les officiers de sa suite attendent avec impatience le moment de rentrer chez eux pour se réchauffer. Et, plus ils ont l'air incommodés, plus il se divertit à prolonger leur supplice. Témoin de ces exhibitions quotidiennes, le mémorialiste Masson écrit : « Bientôt, les militaires n'osent plus se montrer en public et les vieux généraux, tourmentés par la toux, la goutte et les rhumatismes, se voient obligés de faire cercle autour de leur maître, habillés comme lui. »


A midi pile, l'empereur regagne le palais et se met à table avec des intimes. Le repas vite avalé, il congédie tout le monde et se retire pour une courte sieste. A trois heures, nouvelle tournée d'inspection à travers la ville. Le temps de critiquer le relâchement de quelques fonctionnaires ou le mauvais état d'un quai de la Néva, et, à cinq heures, il est de nouveau au palais, escorté de ses proches collaborateurs pour discuter les affaires courantes. Après un souper léger, le tsar se couche et, s'il n'y a pas de réception au programme, s'endort, dès huit heures. Tout le monde, dans son entourage, est tenu de l'imiter. « Aussitôt, note André Bolotov, lieutenant à la retraite, dans toute la ville, il n'y a plus une bougie qui ne soit éteinte. »

Durant cette activité strictement minutée, Paul fait alterner, comme à son insu, les réformes salutaires et des mesures dont la mesquinerie ne cesse de surprendre. Par moments, un souffle de générosité le visite, il se souvient des lointaines leçons des Encyclopédistes, songe aux petites gens, estime leur sort plus intéressant que celui des aristocrates, se promet de réaliser le bonheur des serfs, sans toutefois changer de fond en comble leur statut. Puis d'autres projets oblitèrent celui-ci. Soudain, il s'attaque au Sénat, dont l'action lui paraît néfaste, et lance des enquêtes sur la moralité de ses membres. Le baron Heyking, invité par lui à siéger dans la haute Assemblée, note, après une visite au palais, que Paul Ier, en dépit d'une apparence fantasque, a un sens inné « de la justice et de l'humanité ». « Le Sénat, écrit ce même mémorialiste, n'a rien d'un temple de Thémis : il est plutôt l'antre de la chicane. La salle des séances a un aspect détestable ; le siège du président est mangé par les mites ; le vice-président, Akimov, est un septuagénaire à moitié paralysé et totalement ignorant des principes du droit. Dix mille dossiers attendent d'être examinés, le code des lois est introuvable, le népotisme règne au secrétariat. Les nouveaux sénateurs devront faire de grands efforts pour mettre de l'ordre dans la marche des affaires, mais cela n'aboutira pas à grand-chose. » Déçu par les lenteurs du Sénat, Paul décide d'instruire lui-même les dossiers qui traînent et d'imposer son jugement sans consulter personne. Bien que n'ayant aucune connaissance juridique, administrative ou financière, il se considère comme apte à trancher de tout. Son ignorance lui tient lieu de compétence. En tout cas, elle lui permet de résoudre les problèmes les plus ardus en se fiant à son seul instinct. Dans sa boulimie de pouvoir, il multiplie les oukases dont l'abondance et la diversité finissent par décourager les fonctionnaires chargés de leur exécution. Pêle-mêle, il abolit certaines traditions, en rétablit d'autres, réorganise les magasins de blé, révise à la hausse les tarifs douaniers, élargit l'usage des châtiments corporels, les étend aux gentilshommes dans les grandes occasions, multiplie les assignats, décrète que les serfs seront « attachés à la glèbe » avant de l'être à leur seigneur et qu'on ne pourra donc plus les vendre en les séparant de la terre, interdit l'introduction d'ouvrages étrangers en Russie, institue une censure, tant laïque que cléricale, sur les livres russes, ferme les imprimeries dites libres afin de ne laisser subsister que des éditions contrôlées par l'Etat... Les lois changent si vite que ce sont tantôt les nobles, tantôt les fonctionnaires, tantôt les propriétaires fonciers et tantôt les paysans qui ne savent plus sur quel pied danser. Plus encore que les hommes, les femmes de la meilleure société souffrent des lubies autoritaires du monarque. Elles déplorent que sa passion de l'uniformité et du commandement déborde l'existence militaire pour envahir l'existence civile, n'épargnant ni la mode, ni le plaisir de lire, ni les usages mondains, ni le choix des loisirs. Avec ce tsar qui veut tout surveiller et tout régenter, elles ne se sentent plus « chez elles » dans leur famille.


Celles qui ont approché le « monstre couronné » admettent pourtant que, s'il est effrayant dans ses fureurs, il sait être séduisant lorsqu'il oublie qu'il a droit de vie et de mort sur ses sujets. « L'empereur était de petite taille, écrit la dame d'honneur Daria Liewen. Les traits de son visage étaient laids, à l'exception des yeux, qui étaient fort beaux et dont l'expression, quand il n'était pas dominé par la colère, avaient un agrément et une douceur infinis. Dans le cas contraire, son aspect était terrifiant. [Son caractère] était un composé étrange de nobles instincts et d'affreux penchants. »


Une autre dame d'honneur, Barbara Golovine, constate que Paul a, par instants, « des idées grandes et chevaleresques », mais qu'aussitôt après « son malheureux caractère prend le dessus ». Toutes, en cherchant à le mieux connaître, décèlent, derrière le visage grimaçant, secoué de tics, du quadragénaire, le gamin d'autrefois, à la cervelle dérangée, qui s'amusait, seul, dans sa chambre, avec ses soldats de bois. Il n'a pas changé en vieillissant. Devenu empereur, il en use avec les êtres humains comme il le faisait autrefois avec des figurines grossièrement coloriées. Il manie les habitants de son pays, selon l'humeur de l'instant, les déplace, les heurte, les punit, les estropie, les remet dans le coffre à jouets, car, à leur insu, ils font encore partie de l'armée en miniature de ses jeunes années. Cette innocence originelle, cette naïveté dans la cruauté, se combinent chez lui avec un orgueil démesuré : capable du meilleur et du pire, il vit dans une totale irréalité, alors qu'il se croit réaliste, dans une incohérence sans frein, alors qu'il prétend incarner l'ordre, la justice et la charité.


Le plus bel exemple de cette aberration puérile, il le donne en décidant soudain de créer une sorte de boîte aux lettres où chaque citoyen mécontent de son sort pourrait déposer une supplique destinée à l'empereur. A cet effet, une large ouverture est pratiquée dans un mur du palais ; les messages qu'on y glisse tombent directement dans une pièce située en contrebas et dont le tsar seul possède la clef. Au petit matin, avant même d'avoir réuni ses ministres pour le Conseil, Paul pénètre dans la chambre secrète, ramasse le courrier de la veille, lit les lettres, dont la plupart sont d'une stupidité affligeante, avec autant d'application que s'il s'agissait de documents diplomatiques. Les plaintes, toujours anonymes, concernent soit un procès qui n'en finit pas, soit une peine de knout imméritée, soit un passe-droit administratif, soit un vol de bétail, soit une dispute entre voisins. A toutes ces réclamations minables, Paul répond par un bref avis rédigé de sa main. Le texte de ses observations est communiqué aux journaux qui le reproduisent et le portent à la connaissance des intéressés. Mais, bientôt, des esprits pervers profitent de l'initiative impériale pour introduire dans la « boîte aux lettres » des pamphlets, des conseils injurieux, des caricatures, le tout sans signature et sans indication de provenance. Cette insolence, chez un peuple habitué à tout avaler sans un murmure, incite Paul à se demander s'il n'a pas fait fausse route en autorisant les petites gens à lui confier leurs soucis, « comme à un père de famille ». On commence par permettre au vulgaire d'exprimer sa pensée, songe-t-il, et on s'aperçoit, tout à coup, qu'ils sont en train de prendre la Bastille et de couper des têtes. Considérant qu'il est allé trop loin et que l'expérience a définitivement échoué, il ordonne de fermer la boîte aux lettres, devenue un déveisoir d'immondices. Il lui semble à présent que ses meilleures intentions se retournent contre lui, que les Russes sont indignes des améliorations qu'il voudrait apporter à leur sort et que, s'il régnait sur des Prussiens, il serait mieux compris.


Observant cette rapide dégradation du prestige de Paul Ier dans le public, le comte de Brühl, ministre de Prusse, écrit dans un rapport : « L'empereur, en voulant corriger les défauts de l'ancien gouvernement, culbute tout, introduit un nouveau régime qui déplaît à la nation et qui est trop peu réfléchi ; l'exécution des réformes est tellement précipitée que personne n'apprend à les bien connaître ; il n'est guère à présumer qu'on les soutienne ; avec cela, l'empereur ne se préoccupe que des petits détails des cérémonies et représentations ; il perd souvent de vue les grands objectifs et n'écoute les conseils de personne [...] Le mécontentement des troupes augmente de jour en jour. On fatigue le soldat d'une manière inconcevable et il est déjà si dégoûté qu'il ne soupire qu'après l'occasion de déserter. Les officiers subalternes sont absolument à la besace. Le dégoût de la noblesse surpasse tout ce que l'on peut en dire. L'incertitude du lendemain, la crainte de perdre sa place et les innovations continuelles la mettent au désespoir [...] Dieu sait à quoi cela aboutira1. »


Lord Whithworth, ambassadeur du roi d'Angle-terre, confirme, dans une dépêche, ce diagnostic pessimiste : « Il faut reconnaître que les changements intervenus [en Russie] ne sont en aucune façon calculés pour calmer les esprits de la capitale. » Même le sage et souple grand-duc Alexandre, qui s'est astreint à l'expectative depuis l'avènement de son père, commence à trouver qu'en lâchant la bride à ses plus étranges pulsions, l'empereur conduit le pays au désastre. « Mon père, en montant sur le trône, a voulu tout réformer, écrit-il, en français, à son ancien gouverneur La Harpe. Son commencement, il est vrai, était assez brillant, mais la suite n'y a pas répondu. Tout a été mis sens dessus dessous à la fois, ce qui n'a fait qu'augmenter la confusion déjà trop grande qui régnait dans les affaires. Le militaire perd presque tout son temps en parades. Dans ce qui reste, il n'y a aucun plan suivi. On ordonne aujourd'hui ce qu'un mois après on contremande. On ne souffre jamais aucune représentation que quand le mal est déjà fait. Enfin, pour trancher le terme, le bonheur de l'Etat n'entre en rien dans le régissement des affaires. Il n'y a qu'un pouvoir absolu qui fait tout à tort et à travers. Il serait impossible de vous énumérer toutes les folies qui ont été commises. Joignez à cela une sévérité dénuée de toute justice, beaucoup de partialité et la plus grande inexpérience. Le choix des fonctionnaires n'est dû qu'à la faveur ; le mérite n'y entre pas. Enfin, ma pauvre patrie est dans un état indéfinissable : le cultivateur vexé, le commerce gâté, la liberté, le bien-être personnel anéantis, voilà le tableau de toute la Russie. Jugez ce que mon coeur doit souffrir. Moi-même, employé à des minuties militaires, perdant mon temps en des devoirs de bas officier, n'ayant même pas un instant à donner à mes études, qui étaient mon occupation favorite avant le changement ; je suis devenu l'être le plus malheureux2. »


Si Alexandre, après une période d'obéissance filiale, s'insurge ainsi contre les soubresauts du caractère de Sa Majesté, Marie Fedorovna s'emploie, de son côté, à prêcher la tolérance, la patience et la charité à son mari qui n'aime que la tempête. Mais elle a perdu, avec les années, le peu d'influence qu'elle avait sur lui au début de leur mariage. Heureusement, Catherine Nelidov, émergeant d'une longue retraite au couvent de Smolny, se dit prête, par pur attachement à la famille impériale, à reprendre ses fonctions de demoiselle d'honneur et de confidente. Paul se déclare enchanté du retour au palais de l'incorruptible et irremplaçable témoin de sa vie intime. De fait, en ralliant le groupe des amis du couple, l'ancienne couventine joint ses efforts à ceux de la tsarine pour empêcher Paul d'arrêter, sur un coup de tête, des décisions qu'il regrettera le lendemain. Elle le conseille discrètement sur le choix de ses collaborateurs et intervient auprès de lui pour défendre les victimes de ses emportements quasi quotidiens. « Soyez bon, soyez vous-même, lui écrit-elle, car vos véritables dispositions sont la bonté [...]. Au nom de Dieu, Sire, mettez-y de l'indulgence. Conservez auprès de vous le plus longtemps possible ceux qui ont de bonnes têtes. » Mais, si les intentions de Catherine Nelidov, comme celles de l'impératrice, sont excellentes, elles manquent toutes deux de maturité politique. Ni l'une ni l'autre n'ont assez de compétence et d'autorité pour combattre l'influence d'un Bezborodko, d'un Araktcheïev, d'un Kourakine ou même d'un Koutaïssov. Elles demeurent, pour Sa Majesté, de faibles femmes au cœur sensible, tout juste bonnes à s'occuper de la mode, de l'éducation des enfants et des romans français dont on parle dans les salons quand on n'a plus rien à dire. Cependant, il juge la présence de sa « maîtresse platonique » tellement nécessaire à son équilibre physique et moral que, dès le mois de janvier 1797, il lui assigne un appartement au palais d'Hiver.


La prochaine étape qu'il envisage pour l'établissement inébranlable de son règne, c'est son couronnement, à Moscou. Son père avait négligé de se plier immédiatement à cette tradition séculaire et était mort sans avoir été reconnu tsar par l'Eglise. Paul ne veut pas commettre la même erreur. Il est d'usage que le futur souverain passe quelques jours dans l'ancienne capitale afin de se préparer pieusement aux solennités qui l'attendent. La date choisie pour le sacre étant le 5 avril 1799, la famille impériale arrive, dès le 15 mars, aux portes de Moscou. Bezborodko met à la disposition des illustres visiteurs une vaste demeure qu'il possède dans la proche banlieue de la ville. Trois semaines plus tard, l'empereur fait une entrée triomphale dans la vieille cité pavoisée. Il chevauche en tête du cortège sur son fidèle Pompon, cadeau du prince de Condé. Derrière lui, s'allonge la cohorte des grands-ducs, des hauts dignitaires et des courtisans, dont certains, à cause de leur âge avancé, ont de la peine à se tenir en selle. La tsarine et les grandes-duchesses suivent dans des carrosses aux armoiries rutilantes et aux attelages empanachés. Sur le parcours de la procession, la foule, dûment chapitrée, pousse des cris de joie. Paul paraît si naïvement satisfait de cette popularité sur commande que le maître de cérémonie Fedor Golovkine pourra écrire dans ses souvenirs de la fête : « L'empereur se conduit comme un enfant charmé des plaisirs qu'on lui prépare. » Le mot « enfant » revient souvent, dès qu'il s'agit de Paul Ier, sous la plume des mémorialistes de l'époque. Mais cet « enfant »-là dispose de plus de pouvoirs qu'aucun homme mûr. Alors que les vrais enfants se contentent de briser leurs jouets par maladresse ou par caprice, lui en arrive à briser des vies humaines avec la même inconscience, la même absence de remords.


Le 5 avril, la cérémonie du sacre, en la cathédrale de l'Assomption, au cœur du Kremlin, se déroule avec toute la splendeur et toute la lenteur qui est de mise en la circonstance. Un trône surélevé a été placé au milieu de l'église, face à l'autel. Paul se couronne lui-même, avec une grave assurance, puis couronne son épouse, revêt la pourpre impériale, et, tenant le sceptre dans une main, le globe dans l'autre, s'avance d'un pas militaire sous le baldaquin. Après la communion, le sacre et le Te Deum traditionnel, l'empereur fait lire à haute voix l'Acte de famille, rédigé par lui et qui règle l'ordre dynastique. Par un nouveau pied-de-nez à sa mère, il confirme dans ce document que les femmes sont désormais exclues de la succession. Pour clore l'exposé, le porte-parole précise, au nom de Sa Majesté : « Nous désignons comme héritier, après ma mort, notre fils aîné Alexandre et, après lui, ses descendants du sexe masculin. » On ne peut être plus clair.


A la suite du couronnement, l'empereur et l'impératrice, assis sur deux trônes jumeaux, dans une salle du palais à Facettes, au Kremlin, reçoivent l'hommage de leurs sujets. Mais ils trouvent que le public est moins nombreux et moins gai que lors des réceptions de Catherine II. L'organisateur des festivités, Valouev, s'en inquiète et, pour apaiser la susceptibilité de Leurs Majestés, demande à certains invités de revenir présenter leurs civilités à plusieurs reprises, pour « faire nombre ». Parmi l'essaim des jolies femmes qui défilent devant Paul, il remarque une très jeune fille, Anne Lopoukhine, dont la fraîcheur le surprend et le charme. Les cheveux d'un brun soyeux, un petit nez retroussé, des dents de nacre, une taille menue et un regard d'ange qui aurait quelque chose à se reprocher. Paul a envie de sourire à cette inconnue. Elle plonge devant lui dans une révérence de cour, baise la main qu'il lui tend selon l'usage et disparaît comme emportée par une brise printanière. Déjà, Paul pense à autre chose. Mais la dame d'honneur Barbara Golovine, qui a observé la scène, note dans ses Souvenirs : « Elle avait de jolis yeux et des sourcils noirs. »



Après un bref séjour à Moscou, Paul veut effectuer un voyage à travers la Russie, afin de se faire connaître et aimer dans ces lointaines provinces dont il ignore tout. Mais il ne peut aller contre la tendance destructrice de son caractère. Alors qu'il recherche la popularité, il ne sait que faire pour la combattre. Critiquant tout, il voudrait tout rénover, tout réorganiser, et menace des pires châtiments ceux qui tentent de lui démontrer qu'il a tort. C'est ainsi qu'en observant, au cours de son inspection itinérante, que des réfections importantes ont été exécutées sur une route pour faciliter l'accès du cortège impérial à un village proche de Smolensk, il est saisi de rage et décide de punir le maréchal de la noblesse responsable de ces travaux superflus. Il envisage même de le faire fusiller sur place, pour l'exemple. C'est à grand-peine que Bezborodko et le grand-duc Alexandre obtiennent la grâce du malheureux. Mais déjà, cette tournée d'information et de contrôle fatigue Paul. Il a traversé tant de villes et de villages, rencontré tant de gouverneurs et de commandants de garnison, interrogé tant de hauts fonctionnaires, qu'il croit n'avoir plus rien à apprendre de la Russie. Il a hâte de regagner Pavlovsk, où sa femme et Catherine Nelidov l'attendent. L'impératrice est d'ailleurs de nouveau enceinte. On jurerait que c'est son état habituel ! songe Paul, partagé entre l'admiration et l'agacement.


Or, voici qu'un soir, après son retour, tandis qu'il se promène en famille dans le parc, l'alerte est donnée par des sonneries de trompette et des roulements de tambour. L'empereur tressaille, quitte précipitamment sa femme et ses invités et se dépêche de rejoindre le château. Sa méfiance maladive le pousse à imaginer qu'il s'agit d'un coup d'Etat. La vue de quelques détachements de soldats rencontrés sur son chemin le persuade que des conspirateurs ont déclenché une révolte parmi les régiments de sa garde personnelle. Même l'impératrice, dont il s'est éloigné inopinément pour aller se mettre à l'abri, est convaincue qu'un danger le menace et crie aux chambellans qui tentent de la rassurer : « Courez, messieurs, sauvez l'empereur ! »


Quand les portes de ses appartements se sont refermées sur lui, Paul s'étonne de la brusque accalmie qui, dans le parc, succède au tumulte de tout à l'heure. Il ordonne une enquête parmi les soldats. Après de multiples interrogatoires, on découvre que le branle-bas a été provoqué par un trompette trop consciencieux qui s'exerçait dans la caserne des gardes à cheval. Les troupes des casernes voisines ont cru qu'il s'agissait d'une alerte au feu ou d'une épreuve de routine destinée à évaluer la rapidité de leur intervention. Et, de proche en proche, toute la garnison a été saisie de panique. Mise au courant de ce malentendu absurde, la population locale en rit sous cape. A demi rasséréné, Paul distribue quelques punitions au hasard et prend un décret enjoignant aux habitants de Pavlovsk de « s'abstenir de tout cri, sifflet ou vaine conversation pendant le séjour de Leurs Majestés dans cette ville ». Puis, apostrophant ses officiers qui n'ont pas su empêcher l'incident, il leur reproche de vivre encore, dans leur insuffisance, selon les mauvaises habitudes instaurées par Potemkine. L'œil fulgurant, la bouche tordue, il grogne : « Je vous ferai oublier l'esprit potemkinien ! Je vous enverrai pourrir au diable vauvert3 ! » »


Une sanction en appelant une autre, en moins de deux mois, cent dix-sept officiers sont exclus de l'armée sous des motifs divers et remplacés par des recrues inexpérimentées. Les bals, les spectacles, les concerts, qui, à Gatchina, alternent avec les parades, ne suffisent pas à dissiper le malaise dont souffrent les officiers et les courtisans soumis aux sempiternelles foucades de leur maître. Jour après jour, Paul sent s'épaissir autour de lui un climat de détestation et de peur. Mais il est aussi incapable d'y remédier que s'il s'agissait d'une odeur collant à sa peau depuis sa naissance. Penché sur un gouffre, il est pris d'un vertige qui ressemble à l'appel de la fatalité. Quoi qu'il dise, quoi qu'il fasse, il devine qu'il travaille à sa perte. Il savoure même un plaisir morbide à provoquer la haine au lieu de chercher à la désarmer. Après avoir été mal aimé par sa mère, il se demande s'il n'est pas également mal aimé par la Russie. Mais peut-être est-ce là une vengeance à retardement de Catherine ! L'affaire n'en serait que plus inquiétante. Une chose le console en ce début de l'année 1798, c'est que, pour une fois, la terrible grand-mère accapareuse d'enfants sera privée du plaisir de ravir le nouveau-né de sa belle-fille et de son fils.



Malheureusement, Marie Fedorovna supporte moins bien cette grossesse tardive que les précédentes. Pour plus de sûreté, on appelle à son chevet un accoucheur de Berlin. Dès les premières contractions de la parturiente, il se déclare soucieux de la suite. Et, de fait, la venue au monde, le 28 janvier 1798, d'un quatrième fils, Michel, se révèle très douloureuse. Des complications sont à craindre. Réunis en consultation, les médecins de la cour estiment que Marie Fedorovna a risqué sa vie dans cet accouchement, qu'elle est impropre à avoir d'autres enfants et que, par mesure de sécurité, elle devrait s'interdire désormais les rapports conjugaux. Paul en est désolé et la tsarine, malgré sa pudeur, s'en dit frappée comme d'une punition de Dieu. Seule Catherine Nelidov, tout en plaignant sa grande amie l'impératrice, se réjouit, in petto, de cette mise hors combat de sa rivale. Mais, déjà, l'habile factotum Koutaïssov leur cherche une remplaçante à toutes les deux. Il a sa liste. Un nom y figure en tête : celui de la jeune Anne Lopoukhine.

1 Cf. Constantin de Grunwald : L'Assassinat de Paul Ier.

2 Cf. Henri Troyat : Alexandre Ier.

3 Cf. Alexandre Tourgueniev, officier de la garde, Mémoires, cité par Alexeï Peskov.

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