IX
SOLITUDE DE SA MAJESTÉ
Au fond, le véritable grief que Paul nourrit à l'égard de sa famille, c'est qu'elle est plus proche par ses idées, par ses goûts, par ses choix de feu l'impératrice Catherine que de lui-même. Passe encore pour sa femme, dont il ne peut plus ni ne veut plus rien espérer, mais ses fils aussi se révèlent incapables de le comprendre. Qu'il s'agisse de l'ondoyant et énigmatique Alexandre ou du balourd et rugueux Constantin, tous deux sont moins les enfants du souverain actuel que les petits-enfants de la tsarine défunte. Paul les devine toujours hostiles à ce qu'il entreprend. Ils sont malades de leur grand-mère. Faudra-t-il qu'il disparaisse lui-même pour qu'on reconnaisse sa valeur ? En tentant d'imaginer ce que lui reprochent ses détracteurs, il ne voit que des blâmes infimes, tels que sa passion pour le modèle prussien ou le nombre de punitions qu'il a distribuées par amour de l'ordre. Pourtant, la Russie a, de temps immémorial, l'habitude d'être corrigée, à coups de bâtons, de destitutions ou de déportations, par un maître infaillible. Oui, mais voilà, pour être acceptés par la nation, ces châtiments doivent être conformes à la tradition nationale, alors que ses oukases à lui ont un faux air germanique. Tout le malaise vient de là, estime-t-il. Quand ses sujets comprendront que ses colères ne sont pas prussiennes mais russes, ils courberont le dos et finiront par l'aimer. Cette conviction lui permet de persévérer en dépit des réticences de son entourage. Sa femme ayant perdu, au fil des ans, le droit d'émettre la moindre critique et ses fils lui étant devenus étrangers, il pourrait se rabattre sur la jeune Anne. Mais, récemment mariée, elle n'a en tête que des caprices de fillette gâtée, ce qui la rend impropre à conseiller qui que ce soit. Au vrai, cette coquetterie, cette nullité la font plus désirable encore aux yeux de Sa Majesté. La complaisance du mari encourage Paul à passer du marivaudage à des exercices plus concluants. Chacun, dans le trio, tire profit de cette tolérance. En s'éclipsant quand il le faut pour réserver à son épouse et à son empereur un tête-à-tête de quelques heures, le prince Gagarine agit en courtisan fidèle. On lui en saura gré, le moment venu. Mais, s'il ne trouve aucun inconvénient à ce partage amoureux, son beau-père, le prince Lopoukhine, finit par en être gêné. Dans un sursaut de fierté, il confie à ses proches : « Je devais défendre ma fille tant qu'elle n'était pas mariée ; maintenant qu'elle a un défenseur, leurs affaires ne me regardent pas. » Toutefois, il omet de préciser si ce « défenseur » est son gendre Gagarine ou son souverain Paul Ier.
Plus le tsar découvre la légèreté de sa maîtresse, dont les envies, les roueries, les bouderies et les grâces sont celles d'une gamine attardée, et plus il est enclin, lui-même, à renouer avec les inconséquences de sa jeunesse. Dans les premiers temps de son mariage, il avait l'impression que, s'il passait la mesure, il aurait à s'en justifier, même en trois mots, devant celle à qui il avait été uni par le sacrement de l'Eglise ; aujourd'hui, amant d'une aimable péronnelle qui le tient par les sens, il n'a plus de comptes à rendre à personne. Toutes les barrières de protection ayant été supprimées, il peut courir aussi loin que son souffle voudra bien le porter. Cette libération se traduit par un surcroît de folie dans les sanctions et les promotions. Aucun fonctionnaire, quel que soit son rang, n'est sûr d'être encore en place le lendemain. Les gazettes publient, jour après jour, des listes de dégradations et de nominations. Et le bénéficiaire d'une faveur, dès qu'il s'assied dans son fauteuil, ne songe qu'à préparer son avenir pour le cas d'un revers de fortune. Alors qu'il croit augmenter la sécurité de tous en réorganisant la structure de l'empire, Paul augmente le sentiment d'insécurité de chacun dans le cœur de ses sujets. Rien n'est plus irréversible, tout est provisoire, en Russie. Comme on ne peut plus compter sur le déroulement normal d'une carrière, chacun s'empresse, tant qu'il jouit encore de l'indulgence impériale, de s'emplir les poches. On amasse des provisions pour les mauvais jours. On fait son beurre et on s'entoure de relations utiles sans s'occuper du reste.
Le plus habile bénéficiaire des largesses de Sa Majesté est le barbier-confident et entremetteur Koutaïssov. Parvenu au faîte des honneurs, ce figaro sinistre ne doute de rien et demande carrément au père de la favorite du tsar la main de sa fille cadette, la sœur d'Anne, pour son propre fils. Par égard pour la situation enviable de Koutaïssov à la cour, le prince Lopoukhine n'ose lui opposer un refus dont l'empereur pourrait prendre ombrage. Il a donné une de ses filles, comme maîtresse, au tsar, il donne l'autre, comme épouse, au fils de l'homme qui, à tort ou à raison, jouit de la confiance de Sa Majesté. Quant à la bien-aimée de Koutaïssov, Mme Chevalier, elle fait étalage de ses toilettes et de ses bijoux dans toutes les réceptions de la capitale. Son hôtel particulier est situé à deux pas de l'hôtel d'Anne Gagarine. Ainsi, pour se rendre chez leurs maîtresses respectives, le tsar et son ex-laquais voyagent amicalement dans la même voiture, attelée de deux chevaux. Nul ne vient les déranger dans leurs plaisirs parallèles. Il semble que, quoi qu'il arrive, la foudre épargnera l'astucieux Koutaïssov. Moins heureux que l'ancien barbier, le baron Heyking, soupçonné de mauvaises intentions à l'égard de Sa Majesté, est, lui, exclu du Sénat et renvoyé dans ses terres ; les comtes Roumiantsev et Vielgorski, le chambellan Fedor Rostoptchine sont, eux aussi, écartés de la cour sans motifs précis. Relatant les derniers mois passés au palais dans une atmosphère d'incohérence et de délation, Rostoptchine écrit : « L'empereur ne parlait à personne de ses affaires ; il ne souffrait pas qu'on lui en parlât. Il ordonnait et faisait exécuter sans réplique. Il fallait les plus grands ménagements, les instants les plus favorables et une heureuse disposition de sa part pour le faire changer d'opinion. »
Si Paul varie souvent dans le choix de ses victimes, s'il passe imperturbablement de l'application d'une sanction à l'octroi d'une grâce, son idée fixe demeure l'élimination de « l'esprit jacobin ». Tout en reconnaissant que Bonaparte a sauvé la France du chaos par la mise au pas des derniers partisans de la révolution, il reste persuadé que le poison de l'anarchie sécrété par les sans-culottes a contaminé les nations voisines et même, peut-être, la Russie. Soucieux de préserver son pays de la lèpre, il renforce l'interdiction faite aux ouvrages français, qu'il s'agisse de livres ou de partitions musicales, de franchir la frontière. Défense également aux jeunes Russes d'aller poursuivre leurs études à l'étranger, car ces cervelles novices ne tarderaient pas à y être endoctrinées par les professionnels de la subversion. Dans sa rage de désamorcer le jacobinisme international, le tsar prend un arrêté proscrivant la vente des rubans tricolores, la mode des cheveux longs et le port de gilets aux couleurs voyantes, qui sont, estime-t-il, les signes de ralliement de tous les ennemis de l'ordre.
Au lieu de modérer la hantise du souverain par des rapports circonspects, les préfets de police, qu'il s'agisse d'Arkharov ou de ses successeurs, s'ingénient à le maintenir dans un état continuel de mécontentement et d'alarme. A les entendre, l'indiscipline gagne de proche en proche toutes les couches de la société russe, les adversaires de la monarchie sont innombrables et il suffirait d'une étincelle pour mettre le feu aux poudres. Afin de se prémunir contre une telle éventualité, on multiplie le nombre des mouchards dans la rue, on viole le secret de la correspondance, on place des agents de police dans les salons lors des réceptions et dans les théâtres pendant les spectacles. Chargés de débusquer les suspects, les émissaires du pouvoir en dénichent partout. La peur se communique des palais aux maisons bourgeoises, des bureaux de l'administration aux demeures des propriétaires fonciers. Etre russe, c'est déjà être coupable. Le comte Fedor Golovkine, maître de cérémonie, écrit dans ses Souvenirs : « Cette belle capitale, où l'on circulait aussi librement que l'air, qui n'avait ni portes, ni gardes, ni douaniers, est transformée en une vaste prison, entourée de guichets ; le palais est devenu le séjour de la terreur, devant lequel on ne doit passer, même en l'absence du souverain, qu'en se découvrant la tête ; ces belles et larges rues sont rendues désertes, la vieille noblesse ne pouvant faire son service à la cour sans exhiber, à sept reprises, des permis de police1. » Les diplomates, attentifs surtout à se maintenir dans la bienveillance du tsar, n'osent regretter devant lui l'espèce de contraction peureuse qui s'est emparée du pays, mais, dans les rapports destinés à leurs gouvernements respectifs, ils laissent entendre que l'équilibre mental de Sa Majesté est gravement compromis. Ainsi, Rosenkrantz, ministre du Danemark, écrit : « L'aveugle hasard, le caprice du souverain, rendent impossible de rien prévoir et nous exposent aux choses les plus désagréables. » Quant à Whithworth, l'envoyé britannique, avant d'être invité à quitter la Russie, il a précisé son opinion sur Paul Ier en termes non équivoques : « Les actes de l'empereur ne sont pas guidés par des règles fixes ou des principes ; tout dépend de ses caprices et d'une fantaisie désordonnée, en conséquence aucune stabilité n'est possible2. » Quelques années auparavant, Crouvel, envoyé de France à Copenhague, disait plus crûment : « On raconte ici des traits de ce prince qui tiennent de la démence. »
Cependant, selon la princesse de Liewen, l'empereur, malgré son extérieur revêche, est bon, simple, joyeux ; elle affirme que, parfois même, cédant à sa passion du divertissement, il s'associe à une partie de colin-maillard ou de cache-cache. A cette occasion, c'est son enfance, son inguérissable et rassurante enfance, qui renaît dans sa tête. Il oublie qu'il tient entre ses mains le destin de millions d'individus et s'efforce de nier son rang et sa responsabilité. Une inconscience foncière le conduit ainsi des jeux à la réalité, de l'arrachage d'une aile de mouche à l'envoi d'un innocent au fin fond de la Sibérie. En évoluant d'un stade à l'autre, il n'a pas changé de nature, mais d'âge.
Comme si cette avalanche de décisions aberrantes ne suffisait pas à dérouter la nation, on reparle avec insistance, dans les milieux proches du trône, des nouvelles aspirations religieuses de Sa Majesté, qui conduiraient à un rapprochement avec l'Eglise catholique. Les observateurs voient de plus en plus souvent au palais le père Gruber, dont le prosélytisme n'est que trop connu. Paul compte sur ce jésuite disert et remuant pour inciter le nouveau pape Pie VII à reconnaître à l'empereur de Russie le titre de grand maître de l'ordre de Malte. Le tsar serait prêt, selon certains, à se convertir pour atteindre ce but. Ne l'a-t-il pas fait entendre au duc de la Serra Capriola, ambassadeur du royaume des Deux-Siciles, avec qui il s'est entretenu quelques mois auparavant ? Au cours de cette conversation « d'âme à âme », il aurait qualifié le souverain pontife de « premier évêque du christianisme ». Cependant, lorsque le diplomate le met au pied du mur, Paul se rend compte soudain qu'une abjuration de sa part provoquerait, chez le peuple russe, une insurrection en comparaison de laquelle la Révolution française paraîtrait une aimable baguenauderie. Une crainte sacrée s'empare de lui à la lecture du document que son visiteur lui demande de signer : « Sa Majesté impériale est disposée à adhérer dans toute la plénitude de ses sentiments aux dogmes et aux préceptes de la Sainte Eglise catholique, apostolique et romaine, à reconnaître comme chef visible de l'Eglise le pape Pie VII et ses successeurs et à travailler de concert avec Sa Sainteté à la réunion des deux Eglises. » Chaque mot de cette déclaration le transperce comme si elle se doublait d'une sentence d'excommunication prononcée à son encontre. Il lui semble que toutes les cloches de Russie se déchaînent à la fois sous son crâne. Epouvanté en découvrant la voie de trahison confessionnelle où il allait s'engager, il s'écrie : « Vous voulez donc faire de moi un apostat ! » Et, pour clore ce débat douloureux, il répète à Serra Capriola que, ce qu'il souhaite, c'est, au mieux, une alliance des deux grandes Eglises d'Occident dans le respect de leurs traditions réciproques et sa reconnaissance comme grand maître de l'ordre de Malte, le tout « simplement d'une manière politique, avec cependant quelque chose de plus ». N'ayant obtenu aucune promesse ferme, Serra Capriola se retire, les mains vides, et conclut qu'il a eu affaire à un cerveau dérangé, dont l'humeur et la volonté se contredisent d'une heure sur l'autre. Toutefois, comme preuve de sa bonne volonté dans ces tractations, Paul écrit personnellement au roi Ferdinand des Deux-Siciles afin que celui-ci rappelle au Saint-Père l'offre, toujours valable, du tsar de l'accueillir avec tous les égards dus à son rang si Rome et le Vatican étaient à nouveau menacés par les Français. Bien que le contenu de cette lettre n'ait pas été divulgué, tout le monde, à la cour, en fait des gorges chaudes. On prétend même que Pie VII, touché par la pieuse soumission du tsar, envisage de se rendre en Russie pour discuter directement avec lui d'une éventuelle fusion entre les deux religions chrétiennes. Le pape à Saint-Pétersbourg ! Et pourquoi pas à Moscou, la ville du sacre, l'antique berceau de l'orthodoxie ! Dans les cercles mondains et ecclésiastiques, l'indignation bouillonne, la foi outragée se prépare à combattre le diable. Puis, comme les velléités œcuméniques de Paul ne sont suivies d'aucune réalisation, la fièvre retombe.
Cependant, il est dit que les extravagances de Paul Ier ne laisseront jamais un jour de repos à la Russie. Dès que ses sujets reprennent espoir en l'avenir, il invente un nouveau prétexte pour les inquiéter. Voici que, vers la fin de l'année 1800, on reparle d'une guerre inévitable avec l'Angleterre. Dans la perspective de cet affrontement majeur, le tsar vient de signer des traités d'aide mutuelle avec la Prusse, la Suède, le Danemark. Mais ce sont des conventions aux clauses trop vagues pour être contraignantes et il est à craindre qu'elles ne jouent pas en cas de conflit. Le tsar a également, dit-on, obtenu, pour ce projet hasardeux, l'appui du Premier Consul, qui prévoit un débarquement sur les côtes anglaises. Or, si les alliés de la Russie en sont encore à la période des rêveries stratégiques, Paul, lui, est impatient de passer à l'action. Pour inciter la France à en faire autant, il envoie au Premier Consul le général Sprengporten, muni d'instructions ultra-secrètes. Après une entrevue avec l'émissaire russe, Bonaparte écrit au tsar, le 9 décembre 1800 (20 décembre ou 30 frimaire de l'an IX) : « Je désire voir promptement et irrévocablement réunies les deux plus puissantes nations du monde [la Russie et la France]. J'ai tenté en vain depuis douze mois de donner le repos et la tranquillité à l'Europe, je n'ai pas pu y réussir et l'on se bat encore, sans raison à ce qu'il paraît, à la seule instigation de la politique anglaise [...]. Lorsque l'Angleterre, l'empereur d'Allemagne et toutes les autres puissances seront convaincues que les volontés comme les bras de nos deux grandes nations tendent à un même but, les armes leur échapperont des mains et la génération actuelle bénira Votre Majesté Impériale de l'avoir arrachée aux horreurs de la guerre et aux déchirements des factions. Si ces sentiments sont partagés par Votre Majesté Impériale, comme la loyauté et la grandeur de Son caractère me portent à le penser, je crois qu'il serait convenable et digne que simultanément les limites des différents Etats se trouvassent réglées et que l'Europe connût dans le même jour que la paix est signée entre la France et la Russie et les engagements réciproques qu'elles ont contractés pour pacifier tous les Etats. » A cette offre de conciliation et de coopération, Paul répond, le 18 (30) décembre : « Il est du devoir de ceux à qui Dieu a remis le pouvoir de gouverner les peuples de penser à s'occuper de leur bien-être. Je vous propose à cette fin de convenir entre nous des moyens de finir et faire finir les maux qui déshonorent, depuis onze ans, l'Europe entière. Je ne parle, ni ne veux discuter ni des droits de l'homme, ni des principes des différents gouvernements que chaque pays a adoptés. Cherchons à rendre le repos et le calme au monde, dont il a tant besoin et qui me semblent être si conformes aux lois immuables de l'Eternel. Me voici prêt à vous écouter et m'entretenir avec vous [...] Je vous invite à rétablir avec moi la paix générale, qui, si nous le voulons, pourrait difficilement nous être ravie [...]. Que Dieu vous ait en sa sainte garde ! » Ayant chargé un plénipotentiaire, Kolitchev, de se rendre à Paris et d'engager les pourparlers avec les représentants du Premier Consul, il s'exhorte à la patience. Mais plus les discussions avec les Français traînent en longueur et plus l'imagination de l'empereur s'emballe. Avec ou sans l'accord de Bonaparte, il veut pourfendre l'Angleterre. Son plan d'attaque, bien qu'encore très imprécis, tourne à l'obsession. Il ne dormira pas en paix, il ne mangera pas à sa faim tant qu'il n'aura pas mis les Anglais à genoux. Dans ses moments d'euphorie, il se voit déjà fêtant la victoire de la Russie dans le nouveau palais qu'on achève de construire sur son ordre, et selon ses plans, au cœur de Saint-Pétersbourg. Cet édifice a été conçu pour servir de refuge à la famille impériale au cas où un coup d'Etat la menacerait. Pour mieux assurer sa sécurité, l'empereur a donné au futur bâtiment le nom de l'archange Michel, chef des milices célestes et vainqueur du dragon.
Pour le moment d'ailleurs, le dragon qui menace la Russie et son maître est, aux yeux de Paul Ier, la perfide Albion. Tandis qu'il se livre à des imprécations verbales et écrites contre cette nation satanique, responsable de tous les maux de la planète, les gens de sens rassis s'inquiètent de ses rodomontades. Ils lui font observer respectueusement que la flotte britannique est dix fois plus puissante que la flotte russe, que la Russie est tributaire de l'Angle-terre pour la plupart de ses importations et que l'agriculture russe, largement exportatrice, serait ruinée si les marchés anglais lui étaient fermés par un blocus. Alors que tous les esprits pieux de l'empire se sont affolés à l'idée d'un rapprochement avec Rome, tous les esprits pratiques se désespèrent à l'idée d'un conflit avec Londres. On ne tremble plus pour des problèmes de conscience, mais pour des problèmes d'argent. Effrayés par le désastre économique qu'entraînerait, chez les propriétaires fonciers et les aristocrates prospères, le brusque déclenchement des hostilités, les classes dirigeantes murmurent que le tsar a juré leur perte.
Dans son délire d'omnipuissance, Paul perçoit la haine qui s'épaissit autour de lui. Au lieu d'essayer d'en combattre les causes, il décide qu'un peuple qui a subi sans rechigner ses oukases les plus saugrenus est capable d'endurer encore quelques privations pour la plus grande gloire de la patrie et de son souverain. Simplement, il modifie, par un tour de passe-passe, ses dispositions guerrières. Sans renoncer à son plan d'abattre l'Angleterre, il choisit de l'attaquer « par la bande » et donne l'ordre au général Orlov, ataman des cosaques du Don, de marcher sur l'Inde afin de frapper les troupes anglaises par surprise au point le plus sensible de leur système défensif. « Il vous faut, écrit-il à Orlov, un mois pour atteindre Orenbourg, et, de là, trois mois jusqu'aux Indes, ce qui fait quatre mois en tout. Marchez droit, par la Boukharie et Khiva, vers l'Indus et les établissements des Anglais situés sur les rives du fleuve. Les troupes de ces pays sont semblables aux vôtres et, comme vous avez en plus une artillerie qu'elles n'ont pas, les avantages sont tous de votre côté. »
Sur le papier, la conquête de l'Inde est un jeu d'enfant, mais, sur le terrain, les difficultés commencent. L'approvisionnement en vivres et en matériel est irrégulier, les ambulances tardent à rejoindre les cantonnements, les cartes et les feuilles de route sont peu sûres, la fatigue et la fièvre usent la résistance des hommes, et les princes asiatiques des régions limitrophes ne voient aucune raison de se lancer dans une aventure dont le sens leur échappe. Mal nourris, mal équipés, mal renseignés, exténués par de longues marches à travers les steppes, arrêtés au bord de la Volga, où plusieurs soldats périssent noyés, les régiments sont à bout de forces avant même d'avoir rencontré l'ennemi. Tandis que les troupes russes désorganisées, démoralisées, reprennent leur souffle aux abords de l'Irghiz, une escadre britannique, commandée par Parker et Nelson, met le cap sur les côtes russes et danoises avec, comme objectif, le siège de Copenhague, l'anéantissement de la flotte russe dans la Baltique, la prise de Revel et peut-être même de Saint-Pétersbourg.
Malgré l'imminence du danger, ce n'est pas la chute de la capitale qui préoccupe l'empereur, mais les complots qui, croit-il, se trament contre sa personne. Il ne se sent plus à l'abri au palais d'Hiver et s'impatiente parce que les travaux du nouveau palais qu'il fait construire à Saint-Pétersbourg, au bord de la Fontanka, avancent trop lentement. Quatre ans auparavant, une sentinelle, en faction devant le vieux palais d'Eté abandonné depuis longtemps, avait prétendu, au moment de la relève de la garde, avoir eu la vision de l'archange saint Michel, éblouissant de lumière. Informé de cette apparition mystérieuse, le tsar, superstitieux de nature, avait aussitôt ordonné la destruction de l'ancienne demeure et la construction, à sa place, sur le lieu même du « miracle », d'un palais dédié à l'archange. Il ne se passe pas de semaine qu'il ne visite le chantier et ne houspille ouvriers, entrepreneurs et architectes. Au mois de janvier 1801, la bâtisse est enfin achevée. Elle est massive, avec un majestueux portail de marbre rouge, une suite de huit colonnes doriques, des murs de granit sombre, une tour pointue au toit doré, deux obélisques de marbre montant jusqu'au faîte et quelques statues assez banales pour garnir la façade. Le style de l'ensemble hésite entre le baroque italien et la pesanteur germanique. Les abords de l'édifice sont défendus par des fossés pleins d'eau. Cinq ponts-levis permettent d'accéder à l'entrée. A l'intérieur, les salles d'apparat sont surchargées de dorures. Les tableaux de batailles alternent avec des sculptures, des glaces et des tapisseries de haute lisse. La richesse est partout, le goût, nulle part. Ces splendeurs, accumulées en hâte par le monarque, dégagent une impression de froide solennité et de fausse grandeur. Paul n'en est pas moins enchanté de son œuvre. Il veut emménager dans ce logis conçu à son idée sans attendre que les enduits des murs soient secs. Or, l'eau suinte encore à travers la chaux vive, les peintures et les vernis. En outre, les cheminées et les poêles de faïence tirent mal ; des vents coulis passent par les interstices des fenêtres aux châssis imparfaitement ajustés.
Malgré les remontrances de ses proches, dès le Ier février 1801, le tsar s'installe dans ce qu'il nomme son « refuge » et lance, pour le lendemain, trois mille invitations, à l'élite de la société pétersbourgeoise, pour un bal masqué. Les réjouissances se révèlent, hélas ! prématurées. Nul n'a prévu l'effet de cette foule, surchauffée par les libations et les danses, au milieu de pièces fraîchement aménagées, où l'humidité n'a pas fini de s'évaporer. La lumière des lustres et des candélabres s'étouffe dans un brouillard moite où, pareils à des fantômes, les couples tournoient aux sons d'une musique irréelle. De l'avis des témoins, cette soirée de cauchemar ne peut être qu'un mauvais présage. On a envie de fuir la nouvelle résidence du tsar au lieu de s'y attarder. Certains craignent même que l'insalubrité des lieux ne soit néfaste à la santé de ses occupants et suggèrent à Sa Majesté d'attendre la belle saison pour habiter le palais Michel. De tous les participants à la fête, seul Paul se déclare satisfait. Quand ses invités sont partis, il affirme ne s'être jamais senti plus à l'abri que derrière les murs et les douves de cette forteresse imprenable. Il a tout agencé, ici, pour son bonheur et celui de ses proches. Un vaste appartement a été réservé à la princesse Anne Gagarine (ex-Anne Lopoukhine) dont le mari a eu l'élégance de consentir à ce qu'elle habite désormais chez son impérial amant. Un escalier spécial fait communiquer la chambre de la jeune femme avec le cabinet de travail de Sa Majesté. A présent, Anne Gagarine couche au-dessus de la tête de Paul. Dès qu'il a besoin d'elle, il la convoque, tel un petit animal familier qui connaît les habitudes de son maître. Et, aussitôt, il entend son pas léger dans l'escalier intérieur. Bien entendu, l'épouse légitime n'est pas oubliée dans la distribution des locaux. Qu'elle soit déchue, délaissée, dédaignée, n'ôte rien à ses prérogatives officielles. Elle a même droit à une chambre contiguë à celle de son mari. Il importe simplement qu'elle ne franchisse jamais le seuil de l'intimité impériale sans y être invitée. Paul a également installé un « appartement de fonction » pour Koutaïssov, devenu, de promotion en promotion, plus actif et plus influent que jamais. En outre, pour être mieux protégé, de jour comme de nuit, il a rappelé au service le comte Araktcheïev, qui lui a été si dévoué au début de son règne et dont il a eu la faiblesse de se séparer dernièrement. Il lui semble que ce « chien de garde », carré, borné, brutal et fidèle, vaut à lui seul tout un régiment. Pour lui témoigner sa confiance, il le nomme d'emblée gouverneur militaire de Saint-Pétersbourg. Puis, le prenant à part, il l'informe en secret que son vrai rôle consistera à déjouer les conspirations engagées contre le tsar. Araktcheïev opine de la tête. Il y a longtemps déjà qu'il remplit ce rôle dans l'ombre du souverain. Quand ils passent en revue les hommes de leur entourage, une même conclusion s'impose à eux, redoutable et stimulante à la fois : en Russie, de nos jours, on ne peut compter sur rien ni sur personne !
1 Cité par Constantin de Grunwald : L'Assassinat de Paul Ier.
2 Ibid. Dépêche du 21 février 1800.