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LA COURSE A L'ABÎME

Depuis plusieurs mois, le respect filial et la raison d'Etat se heurtent dans la tête d'Alexandre. Il voudrait toujours approuver son père et, à chaque nouvelle décision du tsar, il tremble pour la Russie et pour lui-même. Par instants, il a le sentiment d'être livré, pieds et poings liés, à un dément et, aussitôt après, d'outrepasser ses droits d'héritier de la couronne en critiquant l'auteur de ses jours. Bien que le grand-duc ait vingt-trois ans et soit marié et père de famille (une fillette, Marie, est née, voici dix-huit mois, de son union avec Élisabeth), Paul le considère comme un adolescent attardé, dont les avis n'ont aucune valeur. Sans égard pour son rang, il le charge de besognes subalternes, lui fait recopier des documents inutiles et envoie des aides de camp le réprimander pour une peccadille. Quand il est en colère, il n'hésite pas à le traiter d'incapable et de crétin devant sa femme. Il n'aime d'ailleurs pas cette Élisabeth, qu'il soupçonne de tromper son benêt de mari avec un gentilhomme polonais qui la courtise, Adam Czartoryski. Sans doute la petite Marie est-elle le fruit des relations coupables de la grande-duchesse avec son soupirant. Lors du baptême du bébé, le tsar a dit à la princesse de Liewen, en jetant un regard ironique à son fils, aux yeux bleus et aux cheveux châtain clair, presque doré : « Madame, croyez-vous qu'un mari blond et une femme blonde puissent avoir un enfant brun ? » Prudente, la princesse de Liewen s'est contentée de murmurer : « Sire, Dieu est tout-puissant ! » Mais, à dater de ce jour, Elisabeth a redoublé de crainte et d'animosité à l'égard de son beau-père. Son infidélité et la naissance de la fillette l'ont bizarrement rapprochée de son mari, qu'elle plaint en raison de sa situation à la fois exceptionnelle et humiliante à la cour. Plus l'empereur le dénigre et le moleste, plus elle se sent, par ricochet, outragée dans sa dignité de femme. Poussée à bout par les grossièretés de Paul, elle écrit, en français, à sa mère : « C'est toujours quelque chose d'avoir l'honneur de ne pas voir l'empereur. En vérité, maman, cet homme m'est widerwärtig1, à l'entendre parler de lui seulement, et sa société me l'est encore davantage, où chacun, qui que ce soit, qui dit devant lui quelque chose ayant le malheur de déplaire à Sa Majesté, peut s'attendre à recevoir une grossièreté de sa part. Aussi, je vous assure qu'excepté quelques affiliés, en général le gros public le déteste ; on dit même que les paysans commencent à parler. Qu'est-ce que les abus que je vous détaillais l'année passée ? Ils sont le double à présent, et il se fait des cruautés et sous les yeux mêmes de l'empereur. Figurez-vous, maman, il fit battre une fois un officier chargé de l'approvisionnement de la cuisine de l'empereur, parce que le bouilli avait été mauvais à dîner ; il l'a fait battre sous ses yeux et encore il a fait choisir une canne bien forte. Il a fait mettre aux arrêts un homme ; mon mari lui apprend que c'est un innocent, qu'un autre est fautif, il lui répond : "C'est égal, ils s'arrangeront ensemble." Oh maman, cela fait mal, un mal affreux de voir journellement des injustices, des brutalités, de voir faire des malheureux (combien n'en a-t-il pas sur sa conscience ?) et de faire semblant de respecter, d'estimer un homme pareil [...] Aussi suis-je la belle-fille la plus respectueuse, mais, en vérité, pas tendre. Du reste, cela lui est égal d'être aimé pourvu qu'il soit craint, il l'a dit lui-même. Et sa volonté est remplie généralement, il est craint et haï ! » Souvent, la jeune femme se surprend à souhaiter que son mari se révolte contre ce tyran qui terrorise à la fois son peuple et sa famille. En même temps, elle redoute les représailles qui fondraient sur Alexandre s'il osait relever le front. Elle voudrait que quelque libérateur providentiel rassemblât derrière lui la masse des mécontents. « Mais ils sont trop accoutumés au joug pour savoir le secouer, écrit-elle encore. Le premier ordre donné avec quelque force les fait rentrer sous terre. Oh ! s'il y avait seulement quelqu'un à leur tête2 . »



Cet espoir, mêlé d'appréhension, d'indignation et d'impuissance, est partagé par l'ensemble de la société aristocratique et des milieux intellectuels de Russie. Si les paysans, habitués à la trique et qui gardent en mémoire la répression sanglante de la grande jacquerie de Pougatchev sous Catherine II, préfèrent souffrir en silence et attendre des jours meilleurs, les nobles, les officiers, les propriétaires fonciers, les hauts fonctionnaires dénoncent tous, dans leurs lettres, la course à l'abîme où les entraîne un tsar à demi fou. « L'espèce de crainte dans laquelle nous vivons ici, à Saint-Pétersbourg, ne peut se dépeindre, écrit Victor Kotchoubey à son ami Vorontzov. On tremble. Vraies ou fausses, les dénonciations sont toujours écoutées. Les forteresses sont remplies de victimes. Une mélancolie noire s'est emparée de tout le monde. » Vorontzov, de son côté, mande au jeune Novossiltsov : « C'est comme si nous étions, vous et moi, sur un vaisseau dont le capitaine appartiendrait à une nation dont nous n'entendrions pas la langue. » Et le mémorialiste Viegel note dans ses carnets : « Nous sommes rejetés dans le fond de l'Asie et nous tremblons devant un potentat asiatique revêtu d'un uniforme de coupe prussienne, qui a des prétentions à la courtoisie française et à l'esprit chevaleresque du moyen âge3. »


Comme d'habitude, l'antipathie que Paul devine derrière l'obséquiosité de son entourage le pousse à se raidir dans ses intentions les plus controversées. Plus on voudrait le faire céder sur un point et plus il s'y cramponne. Quand un événement semble lui donner tort, sa première réaction n'est pas de modifier sa politique, mais de renvoyer les collaborateurs qui l'ont appliquée. Il estime que, si quelque chose doit changer en Russie, ce n'est pas lui, puisqu'il est, par définition, infaillible, mais ses conseillers du moment, coupables d'avoir mal interprété sa pensée. Au début de 1801, il croit, de remaniement en arbitrage, avoir enfin constitué, autour de son trône, l'équipe idéale. A côté du jeune Nikita Panine, vice-chancelier aux brillants états de service, il y a l'excellent Fedor Rostoptchine, président du collège des Affaires étrangères, qui coiffe l'activité du vice-chancelier et le fait profiter de son expérience diplomatique, puis l'amiral de Ribas, napolitain d'origine, devenu haut fonctionnaire russe, et surtout le baron Pierre von der Pahlen, né en Courlande, qui a poursuivi sa carrière de disgrâce en réhabilitation et en promotion, jusqu'à gagner la sympathie de Koutaïssov, et même celle, entière et définitive, de Sa Majesté. Gratifié du titre de comte, honoré de la croix de Saint-André et de Saint-Jean de Jérusalem, cet homme énergique et froid semble avoir été conçu pour triompher des situations les plus inextricables.


Cependant, alors que le tsar pense avoir recruté en sa personne le meilleur serviteur de son règne, Pahlen a, dans les salons de la belle Olga Jerebtsov, sœur de Platon Zoubov, l'ancien favori de Catherine II, des conciliabules secrets avec Nikita Panine et l'amiral de Ribas. A la mort de ce dernier, les entretiens clandestins de Pahlen et de Panine continuent en tête à tête. Mais Pahlen se sent de plus en plus exposé, car, selon ses renseignements, le vent a tourné et des mesures d'épuration politiques se préparent. En effet, peu après, Nikita Panine doit abandonner son poste de vice-chancelier chargé des Affaires étrangères et reçoit, sans explication, l'ordre de se retirer dans ses terres.



Resté seul sur la brèche, Pahlen se dit que son tour de vider les lieux est peut-être pour demain. Il rêvait de fomenter un complot pour écarter Paul Ier du pouvoir sans effusion de sang, et voici que la plus élémentaire prudence lui conseille d'y renoncer. Mais il n'est pas homme à lâcher le morceau avant d'y avoir planté les dents. Puisque les autres membres de la conspiration se défilent ou sont exilés, il doit les remplacer à lui seul et redoubler de zèle pour mieux berner Sa Majesté. Chaque fois qu'une occasion de dévouement se présente, il ne manque pas de l'utiliser pour affirmer sa soumission. Son fils, qui sert dans l'armée, ayant été mis aux arrêts pour une faute bénigne, il se garde bien de solliciter sa grâce et déclare à l'empereur, ému par tant de grandeur d'âme : « Sire, vous avez fait un acte de justice qui sera nécessaire au jeune homme ! » Or, c'est ce genre de réponse que Paul souhaiterait entendre de la part de tous les Russes qu'il a châtiés « pour leur bien ». Immédiatement, il abandonne ses dernières préventions contre ce collaborateur, ennemi des passe-droits et grand serviteur de la monarchie absolue. Pour récompenser Pahlen, il lui confie la direction des Postes, celle du collège des Affaires étrangères et le bombarde gouverneur général de Saint-Pétersbourg. Désormais, Pahlen tient dans ses mains les principaux leviers de la politique impériale. Profitant de ses nombreuses prérogatives, il suggère à Paul de démontrer l'étendue de sa générosité en octroyant l'amnistie à tous les officiers et fonctionnaires mis en congé ou exilés depuis quatre ans. Un acte de cette nature symboliserait, dit-il, la réconciliation du « tsar orthodoxe » avec ses sujets quelles que soient leurs erreurs passées. Il serait perçu par la foule comme un écho à la bonté du Christ envers les pécheurs repentis. Ebloui par cette perspective mystico-politique, Paul prend aussitôt un décret autorisant le retour dans leurs foyers de tous les réprouvés pour fautes de service. Du jour au lendemain, des cortèges de « revenants », partis des quatre coins du pays, convergent vers la capitale. Il y a de tout dans cet étrange exode à l'envers : des aristocrates opulents roulant carrosse, de modestes officiers voyageant dans des diligences rustiques, des hommes ruinés par la perte de leur emploi et se traînant à pied, une besace sur l'épaule. En les voyant passer dans les villes et les villages, le menu peuple s'émerveille de la sagesse de l'empereur qui, après avoir montré sa sévérité d'autocrate, montre sa mansuétude de chrétien.



Paul a donné des instructions pour que la plupart de ses victimes retrouvent leurs places dans les régiments et les administrations. Toujours soucieux d'étonner le monde par ses initiatives, il oublie que cette mesure de clémence lui a été soufflée par Pahlen et s'en proclame l'unique instigateur. En vérité, il éprouve autant d'amusement à absoudre par surprise qu'à condamner sans raison. Pour l'instant, il se réjouit d'entendre les rapports de Pahlen, selon lesquels la Russie, émue par ce pardon généreux, chante à l'unisson les louanges de son maître.



La réalité est tout autre, et Pahlen le sait mieux que quiconque. En dépit de la promesse impériale, la majorité des « revenants » n'a pu ni réintégrer ses fonctions, ni rentrer en possession de la totalité de sa fortune. Ceux que Paul a graciés ne l'ont été qu'en théorie. Ils sont réhabilités, mais non dédommagés. Loin de lui savoir gré de ce sauvetage tardif, ils ont regagné Saint-Pétersbourg en maudissant celui qui les en avait chassés. Aigris par des années de privations, ils ne songent qu'à se venger des sanctions qui les ont injustement frappés. Le premier soin de Pahlen est de prendre contact avec les plus résolus parmi ces transfuges revendicateurs. En les interrogeant, il constate qu'il a eu raison de compter sur eux pour le soutenir dans son action. Comme il le prévoyait, croyant se faire des amis en passant l'éponge sur leurs fautes, Paul n'a réussi qu'à accroître le nombre de ses adversaires. Avec patience, avec astuce, Pahlen s'applique à exploiter leur mécontentement souterrain. A mots couverts, il rappelle devant eux tous les espoirs déçus, toutes les carrières brisées, et évoque la possibilité de fomenter une révolution de palais pour renverser Paul au profit d'Alexandre. Afin de le seconder dans cette besogne d'assainissement public, il choisit son ancien camarade Bennigsen, d'origine allemande. Victime du despotisme impérial, ce colosse au visage de marbre est réputé pour son courage, son sang-froid et son habileté tactique. Pahlen s'abouche également avec les trois frères Zoubov, qui ont connu leur heure de gloire sous le règne précédent et l'ont payée de la réprobation systématique du souverain actuel. Dans le dessein de pourrir davantage la situation autour du tsar, Pahlen conseille à Platon Zoubov, amant de feu l'impératrice, de demander à Koutaïssov la main de sa fille. Flatté dans sa vanité de parvenu, l'ancien barbier de Sa Majesté se voit déjà allié, grâce au mariage de son enfant, avec la très noble famille du dernier favori de la tsarine. Pour faciliter la conclusion de l'affaire, il intervient auprès de Paul et l'incite à jeter un regard bienveillant sur la tribu des Zoubov, de retour dans la capitale. A l'instigation de Koutaïssov, le prince Platon Zoubov et le comte Valérien Zoubov sont nommés chefs honoraires des deux corps de cadets ; le comte Nicolas Zoubov retrouve sa charge de grand écuyer et reçoit vingt autres avantages.


A peine remis en selle, les Zoubov, aiguillonnés par l'infatigable Pahlen, recrutent parmi les officiers de la garde tous ceux qui ont à se plaindre peu ou prou de l'empereur. La majorité de ces conspirateurs en herbe ne se soucient guère de politique, mais s'insurgent contre la discipline à la prussienne qui leur est imposée sans discernement. A de rares exceptions près, ils se rebellent contre leur souverain à la façon d'écoliers chahuteurs qui voudraient changer de maître parce que le leur les mène à la baguette. Certains cependant nourrissent des griefs plus précis à l'égard de l'empereur, soit qu'ils aient été frappés par lui à coups de canne devant le front des troupes, comme le prince géorgien Yachwill, soit que, comme le chevalier-garde Borozdine, ils aient été punis de forteresse pour avoir trop souvent invité à danser Mme Gagarine, la favorite. Tandis que les Zoubov s'occupent de gagner l'adhésion de ces quelques militaires rancuniers, Pahlen vise plus haut et cherche des sympathisants parmi les principaux généraux en service dans la capitale. Tour à tour, il approche Talyzine, commandant le régiment Préobrajenski, plusieurs officiers du régiment Semionovski, Ouvarov, commandant les chevaliers-gardes et surtout les deux frères Argamakov, dont le cadet est à la tête d'un bataillon du Préobrajenski et dont l'aîné remplit les fonctions d'« adjudant de la place » au château Michel, ce qui lui permet d'y pénétrer à toute heure du jour pour présenter son rapport à Sa Majesté. D'autres officiers de première importance ne tardent pas à rejoindre le noyau des « durs ». Ils sont bientôt une cinquantaine qui tiennent des réunions secrètes. Dans la fumée des pipes et le tintement des verres de punch, on se répand en reproches à l'encontre d'un monarque borné et ingrat. Une seule question est à l'ordre du jour : comment en finir au plus vite ?


Pour assurer le succès de l'entreprise, Pahlen estime indispensable d'obtenir l'assentiment tacite de l'héritier. L'année précédente, Nikita Panine avait tenté auprès de celui-ci une démarche préliminaire. Pour convaincre Alexandre, il lui avait démontré qu'il n'y avait, de la part de ses amis, aucune intention criminelle. La révolution de palais envisagée par eux devait se borner à prier Paul de renoncer au pouvoir en faveur de son fils aîné. Dans le manifeste d'abdication, l'empereur expliquerait sa décision par le besoin de se reposer d'une longue fatigue. Or, dès les premières allusions de son visiteur, Alexandre s'était renfermé dans la méfiance et avait invoqué la piété filiale pour refuser d'en entendre davantage. Est-ce là son dernier mot ?



En l'absence de Nikita Panine, encore retenu en province, Pahlen juge, à présent, qu'il a le devoir de revenir à la charge pour fléchir l'obstination du grand-duc. Son attachement à la cause de la monarchie lui commande d'ouvrir les yeux d'Alexandre sur la responsabilité qu'il prendrait en laissant son père continuer une politique suicidaire pour la Russie. Après tout, quand une famille entière risque de périr par la faute d'un père qui n'a plus sa raison, le devoir du fils aîné est de l'empêcher, par tous les moyens, de nuire à la communauté. On ne demande pas autre chose à l'héritier légitime de la couronne. Qu'il laisse faire la basse besogne par ses fidèles. Tout se passera sans violence. Alors que Pahlen affûte ses arguments, un événement inespéré survient pour étayer sa plaidoirie.


Le prince Eugène de Wurtemberg, neveu de l'impératrice Marie Fedorovna, arrive en visite privée à Saint-Pétersbourg. Il a treize ans, mais son assurance et sa grâce en remontreraient à des courtisans chevronnés. Le tsar s'entiche du gamin et déclare à la ronde : « Savez-vous que ce petit drôle a fait ma conquête ? » Les racontars filant bon train, on murmure maintenant à la cour que l'empereur est si féru de son charmant neveu germanique, qu'il s'est mis en tête de lui faire épouser sa fille, Catherine, et qu'il va, du coup, le désigner comme son héritier à la place d'Alexandre. Il irait même, pour briser toute résistance, jusqu'à faire emprisonner les autres membres de sa famille. Ce qui paraîtrait invraisemblable de la part d'un autre souverain ne saurait étonner personne de la part de l'hurluberlu couronné qui dirige la Russie. Sans même vérifier le bien-fondé de ces rumeurs, Pahlen s'empresse d'en communiquer l'essentiel à Alexandre. La révélation est si brutale que la soumission du grand-duc aux volontés paternelles en est ébranlée. Pour hâter son acceptation, Pahlen lui cite l'exemple du prince héritier du Danemark qui, en 1774, s'est fait proclamer régent après avoir destitué son père, Christian VII, atteint de folie. De toute façon, affirme Pahlen, il ne serait nullement question, dans le cas présent, de porter atteinte à la vie, ni même à la dignité, de Paul Ier. Il s'agirait simplement de le convaincre d'abdiquer dans les règles et de se retirer à la campagne, dans un château de son choix, en compagnie de son épouse Marie Fedorovna, ou de sa maîtresse, Anne Gagarine ou des deux à la fois. Délivré de ses charges actuelles, trop lourdes pour ses épaules, il pourrait reconstituer, dans cette nouvelle résidence, l'atmosphère prussienne de son cher Gatchina. En somme, Pahlen demande à Alexandre de ne se mêler de rien et de lui laisser les mains libres. Quoi qu'il advienne, le fils n'aura pas trempé dans un complot contre le père. Une fois l'affaire terminée, l'un et l'autre auront la conscience tranquille.


Comme Alexandre tergiverse encore, le subtil et tenace Pahlen agite devant lui la menace d'une brusque colère du tsar, frappant non plus seulement le grand-duc héritier, mais toute sa famille. Il affirme savoir de source sûre que Sa Majesté vient de signer un décret autorisant l'arrestation de tous ses proches, si l'un d'eux était reconnu coupable de menées subversives. Allant plus loin, il dit avoir entendu l'empereur s'écrier, dans un mouvement d'exaspération contre son entourage : « Sous peu, je me verrai obligé de faire tomber des têtes qui me sont chères ! » Que faut-il de plus au grand-duc héritier pour se résoudre, comme le lui recommandent ses vrais amis, à fermer les yeux sur ce qu'on s'apprête à accomplir pour le bien de la Russie ? Traite-t-on un chirurgien de criminel lorsqu'il opère un malade d'une tumeur maligne ? Ne doit-on pas, au contraire, l'encourager pour que la main tenant le scalpel ne tremble pas ?


A demi convaincu, Alexandre ne dit toujours ni oui, ni non, et Pahlen ne sait plus qu'inventer pour enfoncer cette résistance élastique. Or, quelques jours après l'inauguration en grande pompe des salons du château Michel, Pahlen est convoqué par l'empereur, à sept heures du matin. Sa Majesté le reçoit dans son cabinet de travail et son visage, aux traits crispés, présage une explication orageuse. Ayant fermé la porte à clef, il foudroie son visiteur d'un regard inquisitorial et lui demande, tout à trac : « Monsieur le comte, vous étiez ici en 1762 ? — Oui, Sire, reconnaît Pahlen. — Avez-vous participé au complot qui a coûté à mon père le trône et la vie ? » Sans se démonter, Pahlen répond : « Votre Majesté, j'ai été un témoin du coup d'Etat, mais pas un de ses acteurs. J'étais très jeune. J'avais un grade modeste dans la cavalerie. Je suivais mon régiment à cheval, ne sachant pas ce qui se passait ni dans quel but. Mais pourquoi ces questions ? » Dans les yeux du tsar, brille soudain la lueur haineuse des mauvais jours : « Pourquoi ? gronde-t-il. Parce qu'on veut refaire 1762 ! » A ces mots, Pahlen se sent tout à coup démasqué, confondu. Il se demande qui l'a dénoncé et si ses complices sont déjà en prison. Sur le point de céder à la panique, il se ressaisit et, jouant le tout pour le tout, annonce tranquillement : « C'est vrai, Sire, on le veut, je le sais et je fais partie de la conspiration. — Comment cela ? Que me dites-vous là ? bégaie le tsar, suffoqué de colère. — La vérité, Sire, réplique Pahlen imperturbable. Je fais partie de la conspiration, et je ne puis faire autrement, car comment voulez-vous que je sache ce qu'ils ont l'intention d'entreprendre si je ne fais pas semblant d'être des leurs ? Mais ne soyez pas inquiet : vous n'avez rien à craindre. J'ai entre les mains toutes les ficelles du complot ; bientôt vous saurez tout4. » Et Pahlen accompagne cette promesse d'un rire de connivence qui achève de rassurer son interlocuteur. Le tsar est convaincu : avec ce gaillard-là à ses côtés, et Araktcheïev, relégué pour l'instant à la campagne mais prêt à accourir au premier signal, il ne risque rien ! Néanmoins, il donne l'ordre de doubler les sentinelles autour du château et de décommander les réceptions officielles.


D'ailleurs personne, à Saint-Pétersbourg, ne semble pressé de participer de nouveau aux festivités de la sinistre résidence impériale. Malgré d'ultimes aménagements, les lieux sont encore à peine habitables. Comme l'humidité persiste dans les salles immenses et froides, on applique des lattes de bois contre les murs et les domestiques entretiennent un feu d'enfer dans les poêles pour dissiper la buée. Réfugiés dans cette prison superbe et inhospitalière, les proches de l'empereur attendent, tels des condamnés en sursis, les dernières décisions de leur maître. Ils ne savent ni ce qu'ils doivent craindre ni ce qu'ils peuvent espérer. Dans ce climat étouffant, la tsarine, Marie Fedorovna, s'efforce en vain de garder un minimum de dignité. Elle n'est plus ni épouse, ni impératrice, ni même mère. Sa vie se borne à souffrir dans l'ombre d'un mari, qui, non seulement ne veut plus d'elle, mais, en vérité, ne veut plus rien de personne. Le cœur gros, elle écrit à une confidente : « Notre existence n'est pas gaie, car notre cher maître ne l'est pas du tout. Il porte dans son âme un fond de tristesse qui le mine ; son appétit en souffre ; il ne mange plus comme ci-devant et le sourire est rare sur ses lèvres5. » Cette mélancolie angoissée s'insinue, avec la pluie et le froid, dans tous les esprits de la capitale. « Le temps même est étrange, note un contemporain ; il fait sombre sans cesse, des semaines passent sans qu'on voie le soleil ; on n'a nulle envie de sortir de chez soi. D'ailleurs, les sorties ne sont pas sans danger. On dirait que Dieu s'est détourné de nous. »



Alors que Pahlen se pose encore des questions sur la date optimale de l'intervention, on apprend que la puissante escadre britannique, commandée par Parker et Nelson, vient de bombarder Copenhague et s'apprête à contrôler toute la Baltique. Devant la probabilité d'une action d'envergure contre Saint-Pétersbourg, les conjurés n'hésitent plus. Alexandre lui-même pense que son père devrait abdiquer avant que les navires anglais ne menacent directement la capitale. D'accord avec lui, Pahlen choisit la nuit du 9 au 10 mars 1801 pour se glisser dans le palais et convaincre le tsar de se retirer de la scène. Cette date est la meilleure qui soit, puisqu'elle correspond au tour de garde, dans la demeure impériale, du régiment Semionovski dont Alexandre est le chef. Certes, le grand-duc ne donnera aucune consigne précise à ses hommes et ne paraîtra pas au moment crucial, mais il a reçu la parole du gouverneur général de Saint-Pétersbourg, le comte von der Pahlen, que tout se passera en douceur et cette promesse lui suffit. A ce stade de la machination, Pahlen ne décèle qu'un seul point noir : le retour d'Araktcheïev que Paul vient de rappeler après l'avoir relégué à la campagne. Cet homme fourbe et violent est capable de tout compromettre par excès de zèle ou par bêtise. Afin de se prémunir contre ce danger, Pahlen ordonne aux sentinelles des barrières d'interdire l'entrée de la ville après le crépuscule à tout individu non muni d'un permis signé de sa main. En outre, il disperse dans les rues des policiers habiles à identifier et à coffrer les suspects. Or, tout en se disant confiant dans le dévouement de Pahlen, Paul reste sur le qui-vive. Un jeu subtil s'organise entre les poseurs de pièges et le gibier impérial. Aux ruses prises par les conspirateurs pour faire aboutir leur complot répondent les précautions prises par le tsar pour le faire échouer. Plusieurs fois par jour, il va vérifier la bonne tenue et la discipline de la garde qui veille aux portes du château Michel. Les officiers dont, hier encore, il était sûr, lui paraissent aujourd'hui déloyaux. Croyant voir des traîtres partout, il ne se doute pas que son pire ennemi, c'est lui-même.

1 Répugnant.

2 Cf. Henri Troyat : Alexandre Ier.

3 Cité par Constantin de Grunwald : L'Assassinat de Paul Ier.

4 Récit de P.A. Pahlen reproduit dans les Mémoires du comte Alexandre Langeron.

5 Cf. Henri Troyat : Alexandre Ier. Citation tirée d'un manuscrit de K.P. Kovalevski : Après la mort de Paul Ier.

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