MYCOGÈNE. — … Les microfermes de Mycogène sont légendaires, bien qu’elles ne survivent de nos jours que dans des expressions courantes telles que « riche comme les microfermes de Mycogène » ou bien « savoureux comme la levure mycogénienne ». Ces formules laudatives tendent à proliférer avec le temps, c’est sûr, mais Hari Seldon a visité ces microfermes durant la Fuite et l’on trouve dans ses mémoires des références qui tendraient à conforter l’opinion populaire…
« C’était rudement bon ! s’enthousiasma Seldon. Nettement meilleur que les plats apportés par Grisnuage… »
Dors tempéra son enthousiasme : « N’oubliez pas que sa femme avait dû les préparer à toute vitesse au beau milieu de la nuit. » Elle marqua un temps d’arrêt puis reprit : « A propos, j’aimerais bien qu’au lieu de dire “ la ” femme, ils disent “ ma ” femme. Dans leur bouche, on croirait qu’ils parlent d’un accessoire, comme ils diraient “ le lit ” ou “ la table ”. C’est parfaitement avilissant.
— Je sais. Ça me met en rogne. Mais ils pourraient dire “ ma femme ” d’une manière tout aussi possessive. C’est leur mode de vie et les Sœurs n’ont pas l’air de s’en formaliser. Vous et moi n’allons rien y changer par nos sermons. Au fait, vous avez vu comment elles ont procédé ?
— Oui, et à les voir, tout semblait parfaitement simple. Je doute d’être capable de me souvenir de tout, mais elles ont soutenu que je n’en aurais pas besoin. Je n’aurai qu’à faire réchauffer les ingrédients. J’ai cru comprendre qu’on ajoutait au pain, durant la cuisson, une espèce de dérivé de micro-organisme qui lui permettait de lever et lui donner ce croustillant et ce parfum. Avec un soupçon de poivre, vous ne croyez pas ?
— Je ne saurais dire mais, en tout cas, j’en aurais bien repris. Et la soupe, vous avez reconnu les légumes ?
— Non.
— Et la viande en tranches, c’était quoi ?
— A vrai dire, je ne crois pas que ce soit de la viande en tranches. Ça me rappelait un peu un plat à base d’agneau qu’on mangeait sur Cinna.
— Ce n’était certainement pas de l’agneau.
— J’ai bien dit que je ne croyais pas que ce soit de la viande. Et je crois que personne ne mange ainsi ailleurs. Pas même l’Empereur, j’en suis sûre. Je suis prête à parier qu’ils exportent leurs fonds de tiroir. Ils se gardent le dessus du panier. On a intérêt à ne pas rester ici trop longtemps, Hari. Si on s’habitue à manger comme ça, on ne pourra plus jamais s’acclimater aux trucs répugnants qu’on sert ailleurs. » Elle rit.
Seldon rit aussi. Il but une nouvelle gorgée de jus de fruits, qui lui sembla bien plus délicieux que tout ce qu’il avait pu boire jusqu’ici, puis il remarqua : « Dites donc, quand Hummin m’a conduit à l’Université, on s’est arrêtés dans un restoroute et tout ce qu’on a mangé sentait uniformément la levure. On aurait dit… bon, peu importe, en tout cas, j’étais loin d’imaginer à ce moment-là qu’on pouvait donner si bon goût à des micro-nutriments. J’aurais bien aimé que les Sœurs soient encore là. Il aurait été courtois de les remercier.
— Je crois qu’elles ont parfaitement saisi nos sentiments. Je m’étais déjà extasiée sur l’odeur merveilleuse de tous ces plats qui mitonnaient et elles m’avaient répondu, avec une certaine suffisance, qu’au goût ce serait encore meilleur.
— C’est la plus grande qui vous a dit ça, j’imagine.
— Oui, la cadette a pouffé de rire. Et elles vont revenir. Elles doivent m’apporter une tunique, pour que je puisse sortir avec elles faire les magasins. Et elles m’ont bien fait comprendre qu’il faudrait que je me lave le visage si je devais me faire voir en public. Elles me montreront où acheter moi-même des tuniques de bonne qualité et où me procurer toutes sortes de plats tout préparés. Je n’aurai plus qu’à les réchauffer. Elles ont expliqué qu’une Sœur qui se respecte ne procéderait jamais ainsi mais ferait tout elle-même. En fait, certains des plats qu’elles nous ont servis étaient simplement réchauffés et elles s’en sont excusées. En réussissant quand même à sous-entendre qu’on ne pouvait pas attendre que des barbares sachent pleinement apprécier l’art culinaire, et que nous pouvions bien nous contenter des plats précuits simplement réchauffés. A propos, elles ont l’air de considérer comme évident que je fasse toutes les courses et la cuisine.
— Comme on dit chez nous : “ A Trantor, fais comme les Trantoriens. ”
— Évidemment, j’étais sûre que vous auriez cette attitude.
— Je suis seulement humain, dit Seldon.
— L’excuse habituelle », remarqua Dors avec un petit sourire.
Seldon se carra dans sa chaise avec l’agréable sensation d’être rassasié et reprit : « Vous êtes sur Trantor depuis deux ans, Dors, vous devez donc saisir un certain nombre de choses qui m’échappent. Selon vous, l’étrange système social des Mycogéniens serait-il lié à leurs conceptions surnaturalistes ?
— Surnaturaliste ?
— Oui. Avez-vous entendu évoquer ce genre d’hypothèse ?
— Qu’entendez-vous par “ surnaturaliste ”?
— L’évidence : la croyance à des entités indépendantes des lois naturelles, non soumises à la conservation de l’énergie, par exemple, ou à l’existence d’une constance d’action.
— Je vois. Vous me demandez si Mycogène est une communauté religieuse ? »
C’était au tour de Seldon d’être intrigué : « Religieuse ?
— Oui. C’est un terme archaïque, mais les historiens l’utilisent – notre domaine est truffé de termes archaïques. “ Religieux “ n’est pas exactement l’équivalent de “ surnaturaliste ”, même si la religion contient d’évidents éléments de surnaturalisme. Je ne puis répondre de manière précise à votre question, car je n’ai jamais étudié Mycogène de manière spécifique. Malgré tout, partant du peu que j’en ai vu, et de ce que je sais des religions dans l’histoire, je ne serais pas surprise que Mycogène soit une société à caractère religieux.
— En ce cas, seriez-vous surprise si les légendes mycogéniennes étaient également à caractère religieux ?
— Certainement pas.
— Et par conséquent, non fondées sur des bases historiques ?
— Ce n’est pas un corollaire obligé. Le noyau de ces légendes pourrait avoir un fondement authentiquement historique, mêlé de distorsions et de surnaturalisme.
— Ah », fit Seldon qui parut s’absorber dans ses pensées.
Finalement, Dors rompit le silence pour ajouter : « Ce n’est pas si rare, vous savez. Il subsiste encore un fort élément religieux sur bien des planètes. Qui s’est d’ailleurs renforcé au cours des derniers siècles, à mesure que l’agitation gagnait l’Empire. Sur mon monde de Cinna, un quart au moins de la population est trithéiste. »
Une fois de plus, Seldon mesura, avec un regret douloureux, l’étendue de son ignorance en histoire. « Y a-t-il eu des époques, dans le passé, où la religion avait plus d’importance qu’aujourd’hui ?
— Certainement. De surcroît, de nouvelles variétés apparaissent constamment. La religion mycogénienne, quoi qu’elle soit, pourrait être relativement récente et se limiter à Mycogène même. Impossible d’être sûr sans une étude approfondie.
— Voilà donc où je voulais en venir : d’après vous, Dors, les femmes seraient-elles plus enclines à la religion que les hommes ? »
Dors Venabili haussa les sourcils. « Je ne suis pas sûre qu’on puisse avancer une hypothèse aussi simpliste. » Elle réfléchit un instant. « Je suppose que les éléments de la population qui ont le moins de prise sur le monde naturel, matériel, sont les plus aptes à trouver le réconfort dans ce que vous appelez le surnaturalisme : les pauvres, les déshérités, les opprimés. Et dans la mesure où le surnaturel englobe la religion, ils peuvent être également plus religieux. Il existe évidemment quantité d’exceptions. Bon nombre d’opprimés peuvent être dépourvus de religion ; bon nombre de gens riches, puissants et comblés peuvent en avoir une.
— Mais, reprit Seldon, à Mycogène, où l’on semble traiter les femmes comme une sous-humanité… aurais-je tort de présumer qu’elles doivent être plus enclines à la religion que les hommes, plus portées à croire les légendes qu’a entretenues la société ?
— Je n’y mettrais pas ma main à couper, Hari, mais je serais prête à parier une semaine de traitement…
— Bien », dit Seldon, pensif.
Dors lui sourit. « Voilà un élément pour votre psychohistoire, Hari. Règle numéro 47854 : les opprimés sont plus religieux que les satisfaits. »
Seldon hocha la tête. « Ne plaisantez pas avec la psychohistoire, Dors. Vous savez que je ne suis pas à la recherche de petits bouts d’axiomes mais de vastes généralisations et de règles opératoires. Je ne cherche pas à déduire une étude comparative de la religiosité d’une centaine de règles spécifiques. Ce que je cherche, c’est un ensemble d’éléments qui me permette, après une manipulation par quelque système logique à fondement mathématique, d’affirmer : “ Ah, ah, ce groupe-là va tendre à être plus religieux que ce groupe-ci, à condition que les critères suivants soient remplis, et par conséquent, lorsque l’humanité rencontrera ces mêmes stimuli, elle réagira de manière identique. ”
— Mais c’est horrible ! Vous décrivez les êtres humains comme s’ils étaient de vulgaires mécaniques. Pressez ce bouton et vous obtenez cette réaction.
— Non, parce qu’il y aura quantité de boutons pressés en même temps et plus ou moins fortement, ce qui engendrera tant de réponses différentes qu’une prédiction globale de l’avenir ne pourra être que de nature statistique, de sorte que l’individu gardera son libre arbitre.
— Comment pouvez-vous le savoir ?
— Je ne peux pas, dit Seldon. Du moins, je ne le sais pas. Je le sens. C’est ainsi que j’estime que les choses devraient être. Si je puis trouver les axiomes, les Lois fondamentales de l’Humanique si l’on peut dire, et le traitement mathématique idoine, alors, je tiendrai ma psychohistoire. J’ai prouvé qu’en théorie du moins c’était possible.
— Mais inapplicable, c’est cela ?
— Je n’arrête pas de le répéter. »
L’esquisse d’un sourire incurva les lèvres de Dors. « Est-ce ce que vous êtes en train de faire, Hari, chercher une sorte de solution à ce problème ?
— Je n’en sais rien. Je vous jure que je n’en sais rien. Mais Chetter Hummin voudrait tellement trouver une solution et, sans trop savoir pourquoi, j’aimerais tant lui faire plaisir. C’est un homme si persuasif…
— Ça, je le sais. »
Seldon ne releva pas, mais une ride fugace lui plissa le front.
Il poursuivit : « Hummin soutient que l’Empire est en pleine décadence, qu’il va s’effondrer, que la psychohistoire est le seul espoir de le sauver – ou au moins, d’amortir la chute ou d’en améliorer les conditions – et que, sans elle, l’humanité sera détruite, ou en tout cas qu’elle traversera une longue période de souffrances. Il semble faire reposer sur moi la responsabilité d’éviter ce malheur. Bon, l’Empire me survivra, sans aucun doute, mais si je veux vivre sans remords, je dois ôter de mes épaules le poids de cette responsabilité. Je dois me convaincre – et convaincre Hummin – que la psychohistoire n’est pas une solution pratique ; que, malgré la théorie, elle ne peut pas être mise en application. Aussi dois-je suivre le plus de pistes possible pour démontrer que chacune est nécessairement une impasse.
— Des pistes ? Par exemple, remonter dans l’histoire jusqu’à une époque où la société humaine était plus petite qu’aujourd’hui ?
— Bien plus petite. Et considérablement moins complexe.
— Et démontrer qu’une solution demeure quand même inapplicable ?
— Oui.
— Mais qui va vous décrire ce monde primitif ? Si les Mycogéniens détiennent une description cohérente de la Galaxie primordiale, nul doute que Maître-du-Soleil se gardera bien de la révéler à un barbare. Aucun Mycogénien ne le fera. Cette société vit repliée sur elle-même – combien de fois vous l’ai-je répété ? — et la méfiance de ses membres à l’égard des barbares confine à la paranoïa. Ils ne nous diront rien.
— Il va falloir que je trouve le moyen de persuader certains Mycogéniens de parler. Ces Sœurs, par exemple.
— Elles ne voudront même pas vous entendre, mâle que vous êtes, pas plus que Maître-du-Soleil ne veut m’entendre. Et même si elles vous parlaient, que sauraient-elles, hormis quelques formules indéfiniment répétées ?
— Il faut bien que je trouve un point de départ.
— Bon, laissez-moi réfléchir. Hummin dit que je dois vous protéger et cela implique, semble-t-il, que je dois vous aider quand je le peux. Qu’est-ce que je peux bien vous dire sur la religion ? C’est à cent lieues de ma spécialité, vous savez. Je me suis toujours intéressée aux courants économiques plutôt qu’aux courants philosophiques, mais enfin, on ne peut pas non plus diviser l’histoire en une série de petits compartiments indépendants. Par exemple, les religions ont tendance à s’enrichir quand elles ont du succès, et cela finit par modifier le développement économique d’une société. Incidemment, voilà encore une des nombreuses règles de l’histoire humaine qu’il vous faudra dériver de vos – comment dites-vous, déjà ? – Lois fondamentales de l’Humanique. Mais… »
Et là, la voix de Dors s’éteignit tandis qu’elle s’absorbait dans ses pensées. Seldon l’observa, circonspect : Dors avait les yeux dans le vague, comme si elle regardait au tréfonds d’elle-même.
Finalement, elle reprit : « Ce n’est pas une règle immuable, mais il me semble que, dans bien des cas, les religions ont un livre, ou plusieurs livres, à qui elles attribuent un maximum de sens ; des livres qui présentent leur rituel, leur vision de l’histoire, leur poésie sacrée, que sais-je encore ? D’ordinaire, ces livres sont accessibles à tous et sont à la base du prosélytisme. Parfois, ils sont secrets.
— Croyez-vous que Mycogène possède ce genre de livres ?
— Pour dire la vérité, répondit Dors, songeuse, je n’en ai jamais entendu parler. Ç’aurait été le cas s’ils avaient existé au grand jour – ce qui signifie qu’ils n’existent pas ou qu’ils sont tenus secrets. Dans l’un et l’autre cas, il me semble que vous n’êtes pas près de les voir.
— Au moins, voilà un point de départ », dit Seldon, d’un air sinistre.
Les Sœurs revinrent environ deux heures après que Hari et Dors eurent fini de déjeuner. Toutes deux souriaient et Goutte-de-Pluie Quarante-trois, la plus sérieuse, soumit à Dors une tunique grise.
« Elle est très seyante », dit cette dernière, souriant largement et hochant la tête avec une certaine sincérité. « J’aime bien la jolie broderie, là…
— Oh, ce n’est rien, gazouilla Goutte-de-Pluie Quarante-cinq. C’est un de mes vieux vêtements et il ne vous ira pas très bien car vous êtes plus grande que moi. Mais ça fera l’affaire en attendant qu’on vous emmène chez le meilleur tuniqueur ; il pourra vous en tailler quelques-unes parfaitement adaptées à votre taille et à vos goûts. Vous verrez… »
Goutte-de-Pluie Quarante-trois, souriant avec un brin de nervosité, mais sans mot dire et les yeux baissés, tendit à Dors une tunique blanche, pliée avec soin. Dors se garda de la déplier et la passa directement à Seldon. « A la couleur, je dirais qu’elle est pour vous, Hari.
— Je présume, dit ce dernier. Mais rendez-la-lui. Elle ne me l’a pas donnée.
— Oh, Hari, murmura Dors en secouant légèrement la tête.
— Non, insista Seldon. Elle ne me l’a pas donnée. Rendez-la-lui et j’attendrai qu’elle me la donne en mains propres. »
Dors hésita puis tenta, sans conviction, de restituer la tunique à Goutte-de-Pluie Quarante-trois.
La Sœur mit les mains dans son dos et s’écarta, le visage soudain livide. Goutte-de-Pluie Quarante-cinq jeta à Seldon un regard à la dérobée, très vite, puis s’avança vers Goutte-de-Pluie Quarante-trois pour l’entourer de ses bras.
« Allons, Hari, reprit Dors. Je suis sûre que les Sœurs n’ont pas le droit de parler à des hommes en dehors de leur famille. Pourquoi la gêner ? Elle n’y peut rien.
— Je n’en crois rien, fit rudement Seldon. S’il existe une telle règle, elle ne s’applique qu’aux Frères. Je doute fort qu’elle ait déjà rencontré un barbare. »
D’une voix douce, Dors s’adressa à Goutte-de-Pluie Quarante-trois : « Avez-vous déjà rencontré un ou une barbare, Sœur ? »
Longue hésitation, puis lent signe de dénégation.
Seldon ouvrit les bras : « Eh bien, nous y voilà. S’il y a une règle de silence, elle ne s’applique qu’aux Frères. Nous auraient-ils envoyé ces jeunes femmes – ces Sœurs – s’il existait une règle quelconque leur interdisant de parler aux barbares ?
— Il se pourrait, Hari, qu’elles soient censées s’adresser uniquement à moi, et moi ensuite à vous.
— Balivernes ! Je n’en crois rien et vous ne me ferez pas changer d’avis. Je ne suis pas un vulgaire barbare, je suis un invité d’honneur de Mycogène, à la demande expresse de Chetter Hummin, et introduit ici par Maître-du-Soleil Quatorze en personne. Je refuse d’être traité comme si je n’existais pas. Je m’en vais contacter Maître-du-Soleil Quatorze et me plaindre amèrement. »
Goutte-de-Pluie Quarante-cinq se mit à sangloter et Goutte-de-Pluie Quarante-trois, tout en gardant son calme, n’en rougit pas moins légèrement.
Dors fit mine de vouloir encore une fois apaiser Seldon mais celui-ci la fit taire d’une bourrade tout en toisant Goutte-de-Pluie Quarante-trois de toute sa hauteur.
Finalement, cette dernière se mit à parler. Elle ne gazouillait plus : sa voix était plutôt rauque et tremblante, comme si elle devait la forcer pour s’exprimer devant un représentant du sexe masculin, à rencontre de tous ses instincts, de tous ses désirs.
« Vous ne devez pas vous plaindre de nous, barbare. Ce serait injuste. Vous me forcez à enfreindre la coutume de notre peuple. Que voulez-vous de moi ? »
Seldon eut aussitôt un sourire désarmant et lui tendit la main : « Le vêtement que vous m’avez apporté. La tunique. »
Sans un mot, elle tendit le bras et déposa dans sa main la tunique.
Il s’inclina légèrement et dit d’une voix douce et chaleureuse : « Merci, Sœur. » Puis il lorgna Dors du coin de l’œil, comme pour dire : vous voyez ? Mais cette dernière détourna le regard, fâchée.
La tunique était absolument unie, remarqua Seldon en la dépliant (broderies et décorations étant apparemment réservées aux femmes), mais elle était accompagnée d’une ceinture à glands qu’on devait certainement porter d’une manière précise. Nul doute qu’il saurait se débrouiller.
« Je vais passer dans la salle de bains mettre ceci. Ça ne prendra qu’une minute, je suppose. »
Il pénétra dans le réduit et s’aperçut qu’il n’arrivait pas à fermer la porte dans son dos : Dors lui avait emboîté le pas. C’est seulement quand ils furent tous deux entrés dans la salle de bains qu’ils purent s’y isoler.
« Qu’est-ce qui vous a pris ? siffla Dors en colère. Vous vous êtes comporté en vraie brute, Hari. Pourquoi traiter ainsi cette pauvre femme ?
— Il fallait que je la force à me parler, expliqua Seldon avec impatience. Je compte sur elle pour obtenir des informations, vous le savez bien. Je suis désolé d’avoir dû me montrer cruel, mais sinon, comment aurais-je pu briser ses inhibitions ? » Et il lui fit signe de sortir.
Quand il émergea, il découvrit que Dors avait également passé sa tunique.
Malgré la calvitie que lui donnait le bonnet et le manque d’élégance manifeste du vêtement, elle parvenait à être tout à fait séduisante. La coupe réussissait à suggérer une silhouette sans la révéler le moins du monde. La ceinture, plus large que celle de Seldon, était d’un gris légèrement différent de celui du vêtement et maintenue sur le devant par deux broches scintillantes de pierre bleue. (Les femmes réussissent toujours à s’embellir, même dans les pires conditions, songea Seldon.)
Examinant Hari, Dors remarqua : « Vous avez l’air du parfait Mycogénien. Nous voilà prêts à faire les boutiques avec les Sœurs.
— Oui, mais ensuite je veux que Goutte-de-Pluie Quarante-trois me fasse visiter les microfermes. »
Les yeux de l’intéressée s’agrandirent tandis qu’elle reculait vivement d’un pas.
« J’aimerais les voir », dit calmement Seldon.
Goutte-de-Pluie Quarante-trois jeta un bref regard à Dors. « Femme barbare…
— Peut-être que vous ne connaissez rien aux fermes, Sœur », insinua Seldon.
Cela parut toucher une corde sensible. Elle leva le menton, l’air indigné, tout en prenant soin de s’adresser exclusivement à Dors : « J’ai travaillé dans les microfermes. Tous les Frères et Sœurs le font à un moment ou à un autre de leur existence.
— Eh bien, dans ce cas, servez-moi de guide, dit Seldon, et ne recommençons pas à discuter : je ne suis pas un de ces Frères auxquels il vous est interdit de parler et avec qui vous n’avez rien à faire. Je suis un barbare et un invité d’honneur. Je porte ce bonnet et cette tunique pour ne pas trop attirer l’attention, mais je suis un chercheur et, tant que je serai ici, je dois apprendre. Je ne peux pas rester planté dans cette pièce à fixer le mur. Je veux voir la seule chose que vous ayez et que le reste de la Galaxie ne possède pas, vos microfermes. J’aurais cru que vous seriez fières de les montrer…
— Eh bien, nous en sommes fières », dit Goutte-de-Pluie Quarante-trois, se décidant enfin à lui parler en face, « et je vais vous les montrer. Mais n’allez pas imaginer que vous apprendrez le moindre de nos secrets, si c’est cela que vous cherchez. Je vous montrerai les microfermes demain matin. Il me faut du temps pour arranger la visite.
— Je veux bien attendre jusqu’à demain matin. Mais ai-je votre promesse ? Votre parole d’honneur ? »
Avec un mépris manifeste, Goutte-de-Pluie Quarante-trois répondit : « Je suis une Sœur, et je ferai ce que j’ai dit. Je tiendrai parole, même envers un barbare. »
Elle avait prononcé ces derniers mots d’une voix glacée tandis que ses yeux agrandis paraissaient étinceler. Seldon se demanda ce qu’elle avait en tête et il se sentit soudain mal à l’aise.
Seldon passa une nuit agitée. Pour commencer, Dors avait annoncé qu’elle devait l’accompagner dans sa visite et il avait protesté avec vigueur.
« Tout l’intérêt, avait-il expliqué, c’est de l’amener à parler librement, à la confronter à une situation inhabituelle – seule avec un homme, un barbare qui plus est. Maintenant que la tradition est déjà bien ébréchée, il sera facile de l’enfreindre plus avant. Si vous êtes là, c’est à vous qu’elle se confiera et je n’aurai que les restes.
— Et s’il vous arrive quelque chose en mon absence, comme l’autre fois sur la Couverture ?
— Rien n’arrivera. Je vous en prie ! Si vous voulez m’aider, restez en dehors de tout ça. Sinon, je ne veux plus avoir affaire à vous. Je suis sérieux, Dors. C’est important pour moi. Malgré toute l’estime que je vous porte, je n’en démordrai pas. »
Elle accepta, non sans réticence, et l’avertit simplement : « Alors, promettez-moi au moins d’être gentil avec elle.
— Est-ce elle ou moi que vous avez mission de protéger ? Je vous assure que je ne l’ai pas rudoyée par plaisir et que je ne recommencerai plus. »
Le souvenir de cette dispute avec Dors – la première – avait contribué à le maintenir éveillé une bonne partie de la nuit ; il ne pouvait chasser non plus l’idée lancinante que les deux Sœurs pourraient ne pas se présenter au matin, malgré la promesse de Goutte-de-Pluie Quarante-trois.
Elles arrivèrent cependant, peu après que Seldon eut achevé un petit déjeuner frugal (il avait décidé de ne pas se laisser grossir par excès de gourmandise) et passé une tunique qui lui allait à la perfection. Il en avait soigneusement disposé la ceinture pour qu’elle tombe comme il faut.
Toujours avec une lueur glaciale dans le regard, Goutte-de-Pluie Quarante-trois annonça : « Si vous êtes prêt, barbare Seldon, ma Sœur restera avec la barbaresque Venabili. » Sa voix n’était plus ni rauque ni haut perchée, comme si elle s’était calmée durant la nuit, s’entraînant mentalement à parler à quelqu’un qui était un mâle mais non un Frère.
Seldon se demanda si elle aussi avait souffert de l’insomnie, puis répondit : « Je suis tout à fait prêt. »
Ensemble, une demi-heure plus tard, Goutte-de-Pluie Quarante-trois et Hari Seldon descendaient les niveaux les uns après les autres. Bien que, d’après l’heure, on fût en plein jour, il faisait plus sombre ici que partout ailleurs sur Trantor.
Sans raison apparente. Nul doute que l’éclairage artificiel qui progressait lentement autour du globe de Trantor pouvait inclure le secteur de Mycogène. C’est donc, jugea Seldon, que les Mycogéniens devaient en avoir décidé ainsi, s’accrochant à quelque habitude primitive. Ses yeux s’accoutumèrent à la pénombre environnante.
Il essaya de croiser calmement le regard des passants, qu’ils fussent Frères ou Sœurs. Il estima qu’on devrait les prendre, Goutte-de-Pluie Quarante-trois et lui, pour un Frère et sa femme, et qu’on ne les remarquerait pas tant qu’ils s’abstiendraient d’attirer l’attention.
Malheureusement, il semblait bien que Goutte-de-Pluie Quarante-trois fît tout pour se faire remarquer. Elle lui parlait par monosyllabes, à voix basse, lèvres serrées. Il était manifeste que la compagnie d’un mâle non autorisé, même si elle était au courant, la déstabilisait. Seldon était à peu près certain que, s’il lui enjoignait de se détendre, il ne ferait qu’accroître sa gêne. (Il se demanda ce qu’elle ferait si jamais elle croisait une connaissance et ne commença à se sentir un peu moins nerveux qu’en arrivant aux niveaux inférieurs, nettement plus déserts.)
La descente ne se faisait pas par ascenseur mais par des rampes d’escaliers mobiles disposées par paires : une pour monter, une pour descendre. Goutte-de-Pluie Quarante-trois les appelait des “ escalators ”. Seldon n’était pas sûr d’avoir saisi correctement le terme, ne l’ayant encore jamais entendu.
A mesure qu’ils s’enfonçaient de niveau en niveau, Seldon sentait croître son appréhension. La plupart des mondes possédaient des microfermes qui produisaient leurs propres variétés de micro-nutriments. Chez lui, sur Hélicon, Seldon avait à l’occasion acheté des condiments dans les microfermes et il avait toujours remarqué l’odeur désagréablement écœurante qui les entourait.
Les gens qui y travaillaient ne semblaient pas y prendre garde. Alors même que les visiteurs occasionnels fronçaient le nez, ils semblaient s’en accommoder parfaitement. Seldon, toutefois, avait toujours été particulièrement sensible à l’odeur. Il en souffrait et s’attendait à présent à en souffrir. Il eut beau se calmer en se disant qu’il sacrifiait noblement son confort à la recherche de l’information, cela n’empêchait pas l’appréhension de lui nouer l’estomac.
Après qu’il eut perdu le compte du nombre des niveaux descendus, comme l’atmosphère demeurait raisonnablement respirable, il demanda : « Quand atteindrons-nous les niveaux de la ferme ?
— Nous y sommes déjà. »
Seldon inspira un grand coup. « A l’odeur, on ne dirait pas.
— L’odeur ? Que voulez-vous dire ? » Goutte-de-Pluie Quarante-trois était suffisamment outrée pour parler à voix haute.
« D’après mon expérience, il règne toujours une odeur putride autour des microfermes. Vous savez, à cause des engrais que les bactéries, levures, moisissures et autres saprophytes exigent en général.
— Votre expérience ? » Elle avait de nouveau baissé la voix. « Et où cela ?
— Sur mon monde natal. »
La Sœur fit une grimace écœurée. « Et vos concitoyens pataugent dans le lisier ? »
Seldon entendait le mot pour la première fois mais, d’après le regard et l’intonation, il crut en deviner le sens.
« Ça ne sent plus comme ça, vous savez, une fois le produit traité pour la consommation, dit-il.
— Nos produits ne sentent jamais comme ça à aucun stade. Nos biotechniciens ont mis au point des conditions parfaites. Les algues poussent sous la lumière la plus pure et dans des solutions électrolytiques équilibrées avec le plus grand soin. Les saprophytes sont alimentés par un savant mélange de matières organiques. Jamais aucun barbare ne saura jamais nos formules et nos recettes. Allez, venez, nous y sommes. Reniflez tout votre saoul. Vous ne trouverez rien de nauséabond. C’est l’une des raisons qui font que nos produits sont demandés dans toute la Galaxie et que l’Empereur, nous a-t-on dit, ne mange rien d’autre, mais si vous voulez mon avis, c’est bien trop bon pour un barbare, même s’il se baptise Empereur. »
Elle avait parlé avec une colère qui semblait viser directement Seldon. Puis, comme elle craignait que l’allusion lui ait échappé, elle ajouta : « Ou même s’il se baptise invité d’honneur. »
Ils débouchèrent dans un étroit corridor, bordé de part et d’autre de vastes cuves de verre épais dans lesquelles roulait une eau verte et trouble, pleine d’algues, tourbillonnant sous la pression des bulles de gaz qui la traversaient. Elles devaient être riches en gaz carbonique, estima Seldon.
Une puissante lumière rosée illuminait les cuves, considérablement plus intense que l’éclairage des corridors. Il s’en ouvrit, songeur, auprès de sa conductrice.
« Évidemment, répondit celle-ci. Les algues ont leur meilleur rendement à l’extrémité rouge du spectre.
— Je présume, nota Seldon, que tout est automatisé. » Elle haussa les épaules sans répondre.
« Je ne vois pas beaucoup de Frères et de Sœurs au travail, insista Seldon.
— Il y a du travail à faire et ils le font, même si vous ne les voyez pas à l’œuvre. Les détails ne sont pas pour vous. Alors ne perdez pas votre temps à en demander.
— Attendez. Ne soyez pas fâchée contre moi. Je ne compte pas découvrir des secrets d’État. Allons, mon petit… » (Le mot lui avait échappé.)
Il la prit par le bras alors qu’elle semblait sur le point de détaler. Elle resta immobile mais il la sentit frémir légèrement et il la relâcha, gêné.
Il reprit : « C’est simplement que tout me paraît automatisé.
— Faites toutes les suppositions que vous voudrez. Toujours est-il qu’il reste de la place ici pour le cerveau et le jugement humains. Chaque Frère et chaque Sœur ont l’occasion de travailler ici à un moment ou à un autre. Certains en font profession. »
Elle parlait plus librement à présent mais, à sa grande gêne, Seldon nota que sa main gauche remontait furtivement vers son bras droit pour y frotter doucement l’endroit qu’il avait touché, comme si elle avait été piquée.
« Cela s’étend sur des kilomètres et des kilomètres, lui dit-elle, mais si nous tournons ici, vous pourrez voir une partie de la section des moisissures. »
Ils poursuivirent la visite. Seldon nota la propreté des lieux. Le verre étincelait. Le sol carrelé semblait humide mais lorsqu’il se pencha pour le caresser, il constata que ce n’était pas le cas. Il n’était pas non plus glissant – à moins que ses sandales (avec le gros orteil qui dépassait, à la mode mycogénienne) fussent équipées de semelles antidérapantes.
Goutte-de-Pluie Quarante-trois avait raison sur un point : ça et là, on voyait un Frère ou une Sœur travailler en silence, examinant un cadran, ajustant un contrôle, parfois occupé à quelque activité subalterne – comme de briquer le matériel – mais toujours totalement absorbé par sa tâche.
Seldon se garda bien de demander ce qu’ils faisaient pour éviter à la Sœur l’humiliation d’avouer son ignorance ou sa colère en lui rappelant que ça ne le regardait pas.
Ils venaient de passer une porte battante et Seldon décela soudain une vague trace de l’odeur qu’il connaissait bien. Il regarda Goutte-de-Pluie Quarante-trois mais celle-ci n’en paraissait pas consciente, et lui aussi s’y accoutuma vite.
La nature de l’éclairage changea brusquement. Terminé, le rosé vif. Tout semblait baigner dans la pénombre hormis quelques appareils éclairés – et, chaque fois qu’un projecteur était allumé, il semblait y avoir un Frère ou une Sœur au travail. Certains portaient des bandeaux lumineux qui diffusaient une lueur nacrée et, à mi-distance, Seldon aperçut, ça et là, de petites étincelles de lumière qui évoluaient de manière erratique.
Tandis qu’ils avançaient, Seldon lorgna, à la dérobée, le profil de la jeune femme. C’était son seul critère de jugement : à tout autre instant, son attention restait accaparée par ce crâne chauve et saillant, ces yeux nus, ce visage sans couleur qui noyaient son individualité et semblaient la rendre invisible. De profil, toutefois, il pouvait distinguer quelque chose : un nez, un menton, des lèvres pleines, des traits réguliers, de la beauté. La pénombre lissait en quelque sorte le tout, en adoucissant le grand désert de son front.
Il songea avec surprise : elle pourrait être très belle si elle se laissait pousser les cheveux et s’arrangeait convenablement.
Et puis, il songea qu’elle ne pouvait pas se laisser pousser les cheveux. Elle était condamnée à rester chauve toute sa vie.
Pourquoi ? Pourquoi avait-elle dû subir cela ? Maître-du-Soleil disait que c’était pour qu’un Mycogénien se reconnaisse comme tel toute sa vie durant. Pourquoi était-il si important que cette maudite calvitie soit acceptée comme preuve d’identité ?
Et puis, comme il avait l’habitude de débattre mentalement selon des points de vue opposés, il songea : l’habitude est une seconde nature. Habituez-vous assez longtemps à un crâne chauve, et toute pilosité vous paraîtra monstrueuse et vous donnera la nausée. Lui-même se rasait bien le visage tous les matins, de près, chassant le moindre poil rebelle, et pourtant il n’avait pas l’impression d’avoir les joues dénudées et ne trouvait à ses traits rien d’anormal. Certes, il pouvait à tout moment se laisser pousser la barbe si l’envie l’en prenait – mais il n’en avait pas envie.
Il savait qu’il y avait des mondes où les hommes ne se rasaient pas ; parfois d’autres où ils ne taillaient même pas leur pilosité faciale mais la laissaient en bataille. Que diraient-ils en voyant son visage imberbe, son menton, ses joues, ses lèvres sans un poil ?
En attendant, il marchait toujours – interminablement, lui semblait-il – à côté de Goutte-de-Pluie Quarante-trois qui, de temps en temps, le prenait par le coude pour le guider ; il avait l’impression qu’elle avait fini par s’y habituer car elle ne retirait plus sa main en hâte. Parfois même elle s’attardait.
« Tenez ! Venez donc par ici ! s’écria-t-elle.
— Qu’y a-t-il ? »
Ils se trouvaient devant un petit plateau empli de sphérules d’environ deux centimètres de diamètre. Le Frère chargé du secteur et qui venait à l’instant de déposer le plateau leva les yeux, vaguement intrigué.
A voix basse, Goutte-de-Pluie Quarante-trois dit à Seldon d’en demander quelques-unes.
Seldon s’avisa qu’elle ne pouvait pas parler à un Frère tant qu’il ne se serait pas adressé à elle le premier et demanda, la voix chevrotante : « Pourrais-je en goûter quelques-unes, F-Frère ?
— Prends-en une poignée, Frère », répondit l’autre chaleureusement.
Seldon cueillit l’une des sphères et il s’apprêtait à la tendre à Goutte-de-Pluie Quarante-trois quand il s’aperçut qu’elle avait pris l’invitation à son compte et plongeait dans le plateau à pleines mains.
La sphère était luisante, lisse. Tandis qu’ils s’éloignaient de la cuve et du Frère qui s’en occupait, Seldon interrogea sa conductrice : « C’est censé être comestible ? » Il porta précautionneusement l’objet à son nez.
« Elles ne sentent pas, remarqua-t-elle sèchement.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Des bouchées. Non traitées. Pour le marché extérieur, on les aromatise avec différents parfums mais ici, à Mycogène, on les mange telles quelles – la seule vraie façon de les déguster. »
Elle en mit une dans sa bouche et ajouta : « Je n’en ai jamais assez. »
Seldon mit une sphère dans sa bouche et la sentit fondre rapidement. Un instant après, elle s’était liquéfiée et glissait, presque toute seule, dans sa gorge.
Il resta figé un moment, stupéfait. C’était légèrement sucré, laissant même un vague arrière-goût doux-amer, mais l’impression dominante lui échappait.
« Puis-je en avoir une autre ?
— Une demi-douzaine », dit Goutte-de-Pluie Quarante-trois en lui présentant sa main ouverte. « Il n’y en a jamais deux qui aient exactement le même goût et elles ne contiennent quasiment aucune calorie. Servez-vous. »
Elle avait raison. Il essaya de la laisser doucement fondre dans la bouche ; de la lécher délicatement ; d’y mordre d’un seul coup. Le plus infime contact, néanmoins, la détruisait : dès qu’on en avait croqué un fragment, le reste disparaissait aussitôt. Et chaque bouchée laissait un goût indéfinissable et pas tout à fait semblable à celui de la précédente.
« Le seul problème, dit gaiement la Sœur, c’est que, de temps à autre, on tombe sur une bouchée tout à fait inhabituelle, qu’on n’oubliera jamais mais qu’on ne retrouvera jamais non plus. J’en ai mangé une quand j’avais neuf ans… » Son expression devint soudain grave : « Utile expérience qui vous enseigne l’évanescence des choses de ce monde. »
C’était un signal, se dit Seldon. Ils avaient assez longtemps déambulé sans but. Elle s’était habituée à lui au point de lui parler. Et de lui confier quelque chose d’intéressant. Enfin !
« Je viens d’un monde situé à l’air libre, Sœur, comme tous les mondes sauf Trantor, lui avoua Seldon. La pluie vient ou ne vient pas, les rivières ne donnent qu’un filet d’eau ou bien débordent, la température monte et descend. Cela signifie que les récoltes sont plus ou moins bonnes. Ici, en revanche, l’environnement est parfaitement maîtrisé. Les récoltes n’ont pas d’autre choix que d’être bonnes. Que Mycogène a de la chance ! »
Il attendit. Plusieurs réponses étaient possibles et il agirait en fonction de ce qu’il allait entendre.
Elle parlait désormais en toute liberté, apparemment sans la moindre inhibition concernant son sexe : cette longue visite guidée avait donc rempli son rôle. « L’environnement n’est pas si facile à maîtriser. Il y a parfois des infections virales et l’on note également d’indésirables mutations-surprise. Il arrive parfois que des planches entières de culture dépérissent ou deviennent inutilisables.
— Vous me surprenez. Et qu’arrive-t-il, alors ?
— Il n’y a généralement pas d’autre recours que de détruire les lots contaminés, même si la contamination n’est pas certaine. Plateaux et cuves doivent alors être totalement stérilisés, voire détruits.
— Cela relèverait donc de la chirurgie, nota Seldon. On excise les tissus malades.
— Exactement.
— Et que faites-vous pour prévenir ce genre d’accident ?
— Que pouvons-nous faire ? Nous effectuons constamment des tests pour déceler l’apparition d’éventuelles mutations, de nouveaux virus, de contaminations accidentelles ou d’altérations de l’environnement. Il est rare qu’on découvre un problème, mais lorsque c’est le cas, les mesures sont draconiennes. Résultat, les mauvaises années sont très rares et n’affectent que d’infimes fractions de la production, ça et là. La plus mauvaise année que nous ayons subie a entraîné une baisse de douze pour cent seulement par rapport à la moyenne – et cela a suffi à créer des difficultés. L’ennui, c’est que même les plus extrêmes précautions, les programmes d’ordinateur les plus soigneusement conçus ne peuvent pas toujours prédire ce qui est par essence imprévisible. »
(Seldon se sentit pris d’un frisson involontaire. C’était comme si elle lui parlait de la psychohistoire – et elle ne parlait que de la production microbiologique d’une infime fraction de l’humanité, quand pour sa part il embrassait l’ensemble du puissant Empire Galactique dans la totalité de ses activités.)
Inévitablement découragé, il remarqua : « Tout n’est quand même pas totalement imprévisible. Il existe des forces qui nous guident et nous protègent. »
La Sœur se raidit. Elle se tourna vers lui, parut le scruter d’un regard pénétrant.
Mais tout ce qu’elle dit fut : « Hein ? »
Seldon se sentit mal à l’aise. « Il me semble que, lorsqu’on parle de virus et de mutations, on parle de la nature, de phénomènes soumis aux lois naturelles. Cela laisse de côté tout ce qui est surnaturel, non ? Cela laisse de côté tout ce qui n’est pas soumis aux lois naturelles et peut, par conséquent, contrôler celles-ci. »
Elle continua de le fixer, comme s’il s’était mis soudain à lui parler en quelque lointain dialecte dérivé du galactique classique. A nouveau, elle répéta, dans un quasi-chuchotement cette fois : « Hein ? »
Il poursuivit, trébuchant sur des mots peu familiers qui l’embarrassaient à moitié : « Vous devez recourir à quelque essence, quelque… quelque esprit supérieur, quelque… je ne sais comment dire. »
Goutte-de-Pluie Quarante-trois répondit d’une voix qui montait vers l’aigu tout en restant chuchotée : « C’est bien ce que je pensais. Je soupçonnais ce que vous vouliez dire mais sans pouvoir y croire. Vous nous accusez d’avoir une religion. Pourquoi ne pas le dire ? Pourquoi ne pas prononcer le mot ? »
Elle attendit une réponse et Seldon, quelque peu désarçonné par cette attaque, répondit : « Parce que ce n’est pas le mot que nous employons. Nous appelons ça “ surnaturalisme ”.
— Appelez ça comme ça vous chante. C’est de la religion et nous n’en avons pas. La religion, c’est pour les barbares, pour la lie grouillante de l’humanité… »
La Sœur s’interrompit pour déglutir, comme si elle était à deux doigts de s’étrangler.
Puis elle se domina. Parlant à nouveau avec lenteur et d’une voix plus grave que son soprano habituel, elle reprit : « Nous ne sommes pas un peuple religieux. Notre royaume est de cette Galaxie et l’a toujours été. Si vous avez une religion… »
Seldon se sentit pris au piège. A vrai dire, il n’avait pas prévu cela. Il éleva la main, sur la défensive : « Pas vraiment. Je suis un mathématicien et mon royaume est également de cette Galaxie. C’est simplement que j’avais pensé, à voir la rigidité de vos coutumes, que votre royaume, en revanche…
— N’allez pas penser ça, barbare. Si nos coutumes sont rigides, c’est parce que nous ne sommes que quelques précieux millions de Mycogéniens cernés par des milliards de non-Mycogéniens. D’une manière ou d’une autre, nous devons nous distinguer pour ne pas être noyés sous vos essaims et vos hordes. Nous devons nous distinguer par notre absence de pilosité, nos vêtements, notre comportement, notre mode de vie. Nous devons savoir qui nous sommes et nous assurer que vous autres barbares le savez aussi. Nous travaillons dans nos fermes pour nous rendre estimables à vos yeux et ainsi nous assurer que vous nous laisserez tranquilles. C’est tout ce que nous vous demandons… de nous laisser tranquilles.
— Je n’ai aucune intention de vous nuire, ni à vous ni à aucun des vôtres. Je ne cherche que la connaissance, ici comme partout ailleurs.
— C’est pour ça que vous nous insultez en nous demandant notre religion, comme si nous avions jamais invoqué quelque esprit mystérieux et insubstantiel pour accomplir à notre place ce que nous serions incapables de faire ?
— Il y a bien des gens, bien des mondes qui croient au surnaturel sous quelque forme que ce soit… à la religion, si vous préférez. Nous sommes peut-être en désaccord avec eux sur tel ou tel point, mais nous avons autant de chances d’avoir tort dans notre incrédulité qu’eux dans leur croyance. En tout cas, il n’y a rien de déshonorant à croire et mes questions ne cherchaient pas à être insultantes. »
Mais elle refusait de s’apaiser. « La religion ! fit-elle avec colère. On n’en a pas besoin. »
Le moral de Seldon, qui n’avait cessé de dégringoler durant tout cet échange, atteignit les tréfonds. Toute cette affaire, cette expédition en compagnie de Goutte-de-Pluie Quarante-trois, pour rien.
Mais elle poursuivit en disant : « Non, nous avons bien mieux. Nous avons l’histoire. »
Aussitôt le moral de Seldon remonta en flèche et il se mit à sourire.