KAN. — … secteur de la cité-monde de Trantor… dans les derniers siècles de l’Empire Galactique, Kan en était la partie la plus puissante, la plus stable. Depuis longtemps, ses dirigeants aspiraient au trône impérial, justifiant cette revendication par leur filiation avec les premiers Empereurs. Sous le règne de Mannix IV, Kan se remilitarisa et (à ce que prétendirent par la suite les autorités impériales) s’apprêtait à fomenter un coup d’État à l’échelle planétaire…
L’homme qui entra était grand et musclé. Il avait une longue moustache blonde retroussée aux extrémités et son visage était encadré d’un collier de barbe, laissant la pointe du menton et la lèvre inférieure imberbes et apparemment moites. Il avait les cheveux si blonds et taillés si court qu’un bref instant, le désagréable souvenir de Mycogène revint hanter Seldon.
Le nouveau venu portait indubitablement un uniforme. Rouge et blanc, avec un large ceinturon clouté d’argent.
Lorsqu’il parla, ce fut d’une voix basse résonnante dont l’accent différait de tout ce qu’avait entendu Seldon. Il trouvait les accents exotiques souvent grossiers mais celui-là semblait mélodieux, peut-être à cause de sa richesse en intonations graves.
« Je suis le sergent Emmer Thalus », se présenta l’homme dans une lente succession de syllabes grondantes. « Je suis venu chercher le docteur Hari Seldon.
_ C’est moi », répondit l’intéressé puis, en aparté, pour Dors : « Si Hummin n’a pas pu se déplacer en personne, il a sans doute dépêché ce superbe quartier de viande pour le représenter. »
Le sergent gratifia Seldon d’un regard impassible et un peu prolongé. Puis il ajouta : « Oui. Vous correspondez au signalement. Suivez-moi, je vous prie, docteur Seldon.
— Après vous. »
Le sergent s’effaça. Seldon et Dors Venabili s’avancèrent.
Le sergent s’arrêta et leva sa grosse patte, la paume tournée vers Dors. « J’ai reçu instruction d’emmener avec moi le docteur Hari Seldon. Mes ordres ne parlent de personne d’autre. »
Un instant, Seldon le fixa sans comprendre. Puis son étonnement laissa place à la colère. « Il est tout à fait impossible qu’on vous ait dit cela, sergent. Le docteur Dors Venabili est mon associée et ma compagne. Elle doit absolument venir avec moi.
— Ça ne correspond pas à mes ordres, docteur.
— Je me contre-fiche de vos ordres, sergent Thalus. Je ne bougerai pas d’un pouce sans elle.
— Qui plus est, ajouta Dors avec une irritation manifeste, mes ordres à moi sont de protéger le docteur Seldon en permanence. Je ne puis le faire qu’en restant avec lui. Par conséquent, où qu’il aille, je le suis. »
Perplexité du sergent. « Mes ordres sont stricts : je dois veiller à ce qu’il ne vous arrive rien de fâcheux, docteur Seldon. Si vous ne voulez pas venir de votre plein gré, je vais devoir vous porter jusqu’à mon véhicule. Je vais tâcher de le faire en douceur. »
Il étendit les deux bras comme pour le prendre à la taille et l’emporter à la manière d’un colis.
Seldon recula vivement. En même temps, il abattit le tranchant de sa paume droite sur le bras du sergent, là où le muscle était le moins épais, frappant ainsi l’os.
Le sergent inspira violemment et parut tressaillir, puis il se retourna, le visage impassible, et avança de nouveau. Davan, qui observait la scène, resta figé là où il était, mais Raych passa derrière le sous-officier.
Seldon réitéra son coup, une deuxième, puis une troisième fois, mais cette fois le sergent Thalus, anticipant l’attaque, abaissa l’épaule pour l’encaisser dans le gras du muscle.
Dors avait sorti ses couteaux.
« Sergent, lança-t-elle d’une voix forte. Tournez-vous dans cette direction. Comprenez bien que je serai peut-être obligée de vous blesser sérieusement si vous persistez à emmener le docteur Seldon contre son gré. »
Le sergent s’immobilisa, considéra avec gravité les lames qui décrivaient de lents cercles devant lui, puis répondit : « Mes ordres ne m’interdisent pas de malmener d’autres personnes que le docteur Seldon. »
Et, avec une vivacité surprenante, sa main droite se porta vers l’étui du fouet neuronique pendu à sa ceinture. Tout aussi vive, Dors brandit ses lames.
Aucun des deux n’acheva son mouvement.
Se ruant en avant, Raych avait poussé le sergent dans le dos, de la main gauche, tandis que la droite le délestait de son arme. Il s’écarta rapidement, tenant à deux mains le fouet neuronique et lança : « Les mains en l’air, sergent, ou vous allez y avoir droit ! »
Le sous-officier pivota et un rictus nerveux traversa son visage cramoisi. Ce fut le seul instant où son impassibilité devait être prise en défaut. Il gronda : « Pose ça, fiston. Tu sais pas comment ça marche.
— Je sais qu’il y a un cran de sûreté, hurla Raych. Il est relevé et on peut tirer. Et j’m’en priverai pas si vous essayez d’me sauter d’ssus. »
Le sergent se figea. Il savait clairement quel danger il y avait à laisser un gamin surexcité tripoter une arme meurtrière.
Seldon n’avait pas l’air plus rassuré. « Fais attention Raych, lança-t-il. Ne tire pas. Ne laisse pas le doigt sur le contact.
— J’vais pas l’laisser m’sauter d’ssus.
— Il ne le fera pas… Sergent, je vous en conjure, ne bougez pas. Mettons les choses au point. On vous a dit de m’emmener d’ici. C’est bien exact ?
— C’est exact », confirma le sergent qui, de ses yeux légèrement exorbités, continuait à fixer le jeune garçon (lequel, pour sa part, l’observait avec la même intensité).
« Mais, on ne vous a pas dit d’emmener quelqu’un d’autre. Est-ce exact ?
— Non, on ne me l’a pas dit, docteur », répéta le sergent avec fermeté. Il n’allait pas en dévier, même sous la menace d’un fouet neuronique. C’était manifeste.
« Fort bien, mais écoutez-moi, sergent. Vous a-t-on donné l’ordre de ne pas emmener quelqu’un ?
— Je viens de vous le dire…
— Non, non. Écoutez, sergent. Il y a une différence. Vos ordres étaient-ils simplement : “ Emmenez le docteur Seldon ! ” ? Était-ce là l’instruction dans son intégralité, sans mention de qui que ce soit d’autre ? Ou bien vos ordres étaient-ils plus précis ? Étaient-ils énoncés comme suit : “ Emmenez le docteur Seldon et lui seul ” ? »
Le sergent rumina la question puis répondit : « On m’a dit de vous emmener, docteur Seldon.
— Donc, on ne citait personne d’autre en aucune façon, n’est-ce pas ? »
Un silence. « Non.
— Vous n’aviez pas à emmener le docteur Venabili mais on ne vous l’interdisait pas non plus. N’est-ce pas ? »
Un silence. « Non.
— Donc, vous pouvez l’emmener ou ne pas l’emmener, à votre guise ? »
Long silence. « Je suppose que oui.
— Bien. A présent, voici Raych, ce jeune garçon qui tient un fouet neuronique braqué sur vous – votre fouet neuronique, je vous le rappelle – et qui brûle d’en faire usage.
— Ça ouais ! s’exclama Raych.
— Pas tout de suite, Raych, dit Seldon. Et voici également le docteur Venabili, avec deux couteaux qu’elle sait utiliser en experte, ainsi que votre serviteur, qui peut, si l’occasion se présente, vous briser d’une main la pomme d’Adam au point que votre voix sera réduite à un murmure. Alors maintenant, voulez-vous emmener avec vous le docteur Venabili, oui ou non ? Vos instructions vous laissent le choix. »
Et finalement, le sergent dit, sur le ton de la défaite : « Je vais emmener la femme.
— Et le garçon, Raych.
— Et le garçon.
— A la bonne heure. Ai-je votre parole d’honneur, votre parole de soldat, que vous allez faire comme vous avez dit… honnêtement ?
— Vous avez ma parole d’honneur de soldat, dit le sergent.
— Bien. Raych, rends-lui le fouet – tout de suite. Ne me fais pas attendre. »
Avec une grimace dépitée, Raych regarda Dors qui hésita puis hocha lentement la tête. Elle avait l’air aussi déconfite que lui.
Raych tendit le fouet au sergent en disant : « C’est eux qui m’y forcent, ’spèce de grand… » La fin de sa phrase était inintelligible.
Seldon poursuivit : « Rangez vos couteaux, Dors. »
Dors hocha la tête mais elle obtempéra.
« Et maintenant, sergent ? »
Le sergent regarda le fouet neuronique, puis Seldon, et dit : « Vous êtes un homme d’honneur, docteur Seldon, et je m’en tiens à la parole donnée. » Là-dessus, claquant les talons, il rengaina son fouet neuronique.
Seldon se tourna vers Davan : « Davan, oubliez, je vous prie, ce dont vous venez d’être le témoin. C’est de plein gré que tous trois nous allons accompagner le sergent Thalus. Dites à Yugo Amaryl, quand vous le verrez, que je ne l’oublierai pas et que, dès que cette affaire sera réglée et que j’aurai retrouvé ma liberté d’action, je veillerai à son admission dans une Université. S’il m’est possible de faire quelque chose pour votre cause, Davan, je le ferai aussi. Et maintenant, sergent, en route ! »
« Avais-tu déjà pris l’aérojet, Raych ? » demanda Hari Seldon.
Raych secoua la tête, sans piper mot. Il contemplait la Couverture qui défilait sous leurs pieds à toute vitesse, avec un mélange de respect et d’effroi.
A nouveau. Seldon nota à quel point Trantor était un monde de tunnels et de voies express. Pour la majorité de la population, même les plus longs déplacements se faisaient sous terre. Si répandu fût-il sur les mondes extérieurs, le transport aérien était un luxe sur Trantor, et un aérojet comme celui-ci…
Comment faisait Hummin ? se demanda Seldon.
Il regarda les dômes qui défilaient derrière le hublot, la verdure et les bosquets qui recouvraient cette partie de la planète, les bras de mer qu’ils survolaient parfois et dont les eaux plombées étincelaient trop brièvement quand le soleil perçait soudain l’épaisse couche nuageuse.
Une heure peut-être après le décollage, Dors, qui était en train de visionner un nouveau roman historique, apparemment sans enthousiasme, éteignit son lecteur et observa : « J’aimerais bien connaître notre destination.
— Si vous ne le savez pas, remarqua Seldon, ce n’est sûrement pas moi qui pourrai vous le dire. Vous êtes sur Trantor depuis plus longtemps que moi.
_ Certes, mais à l’intérieur uniquement. Ici, au-dehors, avec seulement la Couverture pour me repérer, je suis aussi perdue que l’enfant qui vient de naître.
— Oh, enfin… Je suppose que Hummin sait ce qu’il fait.
— J’en suis persuadée, répliqua Dors aigrement, mais il se peut que cela n’ait rien à voir avec la présente situation. Pourquoi persistez-vous à penser que tout ceci résulte de son initiative ? »
Seldon arqua les sourcils : « Maintenant que vous me le demandez, je ne sais plus. Je l’avais simplement supposé. Pourquoi n’en serait-il pas ainsi ?
— Parce due l’organisateur de cette opération n’a pas spécifié qu’on me prenne avec vous. Et j’ai du mal à imaginer Hummin oubliant mon existence, uniquement parce qu’il n’aurait pu se déplacer en personne, comme il l’a fait à Streeling et à Mycogène.
— Vous ne pouvez pas toujours y compter, Dors. Il arrive qu’il soit pris. Le plus étonnant, ce n’est pas qu’il n’ait pu venir à cette occasion, mais qu’il soit venu les fois précédentes.
— A supposer qu’il n’ait pas pu se déplacer en personne, nous aurait-il dépêché un somptueux palace volant aussi peu discret que celui-ci ? » Du bras, elle embrassa la luxueuse cabine de leur appareil. « C’était peut-être le seul appareil disponible, avança Seldon. Et il a peut-être pensé que personne n’irait imaginer un engin aussi voyant pour transporter des fugitifs cherchant à tout prix à ne pas se faire remarquer. La tactique bien connue du double-double jeu.
— Trop bien connue, si vous voulez mon avis. Et il aurait envoyé un crétin comme le sergent Thalus pour le remplacer ?
— Le sergent n’est pas un crétin. Il a simplement été conditionné à obéir aveuglément. Pourvu qu’il ait reçu les instructions convenables, on doit s’y fier totalement.
— Tout juste, Hari : on en revient toujours au même point. Pourquoi n’a-t-il pas reçu les instructions convenables ? Je ne peux imaginer que Chetter Hummin lui ait dit de vous faire sortir de Dahl sans parler de moi. Je ne peux pas. »
Seldon n’avait rien à répondre et son moral s’en ressentit.
Une heure s’écoula encore avant que Dors ne remarque : « On dirait que ça se rafraîchit dehors, le vert de la Couverture tourne au brun et j’ai l’impression qu’ils ont mis le chauffage.
— Ce qui signifie ?
— Dahl est située dans la zone tropicale, et manifestement nous nous dirigeons vers le nord ou vers le sud – et assez loin, en plus. Si je parvenais à voir de quel côté la nuit vient, je pourrais vous préciser notre direction. »
Finalement, ils survolèrent des côtes où une frange de glace enserrait des dômes entourés par l’océan.
Et puis, sans prévenir, l’aéronef se mit à piquer.
Raych hurla : « On va s’écraser ! On va s’écraser ! »
Seldon sentit son estomac se nouer et il agrippa les accoudoirs de son siège.
Dors, quant à elle, ne parut pas troublée. Elle remarqua : « Les pilotes n’ont pas l’air de s’inquiéter. Nous allons pénétrer dans un tunnel. »
A peine l’avait-elle dit qu’effectivement les ailes de l’appareil se rabattaient pour se rétracter sous la coque et, tel un projectile, l’aérojet pénétra dans un tunnel. Instantanément, les ténèbres les enveloppèrent et, quelques secondes plus tard, l’éclairage intérieur s’allumait, révélant les parois qui filaient de part et d’autre de la coque.
Seldon grommela : « Sans doute savent-ils que le tunnel est vide, mais je crois bien que je n’aurai jamais confiance.
— Je suis certaine qu’ils en avaient l’assurance plusieurs dizaines de kilomètres avant d’y entrer, observa Dors. En tout cas, je présume que c’est la dernière étape du voyage et que nous n’allons pas tarder à savoir où nous sommes. »
Elle marqua un temps d’arrêt puis ajouta : « Et je sens que cette information ne nous enchantera pas, une fois que nous l’aurons. »
L’aérojet jaillit du tunnel pour déboucher sur une longue piste intérieure au toit si élevé qu’il ressemblait plus au ciel réel que tout ce que Seldon avait vu depuis le secteur impérial.
Ils s’immobilisèrent plus vite qu’il ne l’avait escompté mais au prix d’une inconfortable décélération : Raych, en particulier, se retrouva écrasé contre le siège de devant, respirant avec peine jusqu’à ce que la main de Dors, posée sur son épaule, le tire doucement vers l’arrière.
Impressionnant et droit comme un I, le sergent Thalus descendit de l’appareil et gagna l’arrière pour ouvrir la porte du compartiment des passagers et les aider à sortir.
Seldon était le dernier. Il se tourna à moitié en passant devant lui et lança : « Ce fut un voyage agréable, sergent. »
Un sourire gagna lentement les traits de l’homme, relevant sa lèvre moustachue. Il effleura la visière de sa casquette en une esquisse de salut et répondit : « Merci encore, docteur. »
Il les aida à s’installer sur la banquette arrière d’un somptueux véhicule terrestre puis, se glissant à l’avant, il les conduisit lui-même, pilotant avec une surprenante douceur.
Ils empruntèrent de larges avenues flanquées de hauts édifices élégants, scintillants dans la lumière. Comme partout ailleurs sur Trantor, on entendait le grondement lointain du réseau express. Dans les allées circulait une foule de gens bien vêtus pour la plupart. Il émanait de l’ensemble une expression de propreté remarquable – excessive, presque.
Seldon se sentit de moins en moins rassuré. Les doutes de sa compagne sur leur destination semblaient finalement justifiés. Il se pencha vers elle et demanda : « Croyez-vous que nous sommes de retour dans le Secteur impérial ?
— Non. Les bâtiments y sont plus rococos et on ne retrouve pas ici l’ambiance “ parcs et jardins ” du Secteur impérial, si vous voyez ce que je veux dire…
— Alors, où sommes-nous, Dors ?
— J’ai peur que nous soyons obligés de le demander, Hari. »
Le trajet était court et bientôt ils pénétrèrent dans un parc de stationnement au pied d’un imposant bâtiment de quatre étages. Une frise d’animaux imaginaires courait à son sommet, décoré de bandeaux de pierre d’un rosé chaud. C’était une façade imposante au dessin assez agréable.
« Question rococo, on est servis », remarqua Seldon.
Dors haussa les épaules, incertaine.
Raych siffla et dit, essayant en vain de ne pas avoir l’air impressionné : « Eh, non mais regardez-moi c’te palace. »
Le sergent Thalus fit signe à Seldon de le suivre. L’intéressé se carra au fond de son siège et, faisant lui aussi appel au langage universel, ouvrit largement les bras pour inclure dans son geste Dors et Raych.
Le sergent hésita, comme intimidé par l’imposant porche rosé. Même sa moustache parut retomber.
Puis il lança, bourru : « Eh bien, en avant tous les trois. Ma parole d’honneur tient toujours. D’autres en revanche ne seront peut-être pas obligés de se sentir liés, vous savez. »
Seldon acquiesça. « Je ne vous tiendrai responsable que de vos propres actes, sergent. »
La remarque parut manifestement le toucher car, durant un instant, son visage s’illumina comme s’il envisageait l’éventualité de serrer la main de Seldon ou de lui exprimer d’une manière quelconque son approbation sincère. Il se ravisa toutefois et posa le pied sur la première marche du perron. Aussitôt l’escalier se mit en branle.
Seldon et Dors lui emboîtèrent le pas, conservant sans problème leur équilibre. Raych, un instant pris au dépourvu, s’empressa de monter à son tour sur l’escalator, fourra les deux mains dans les poches et se mit à siffloter, mine de rien.
La porte s’ouvrit et deux femmes apparurent, encadrant le seuil, face à face. Elles étaient jeunes et séduisantes. Leurs robes, serrées à la taille par une ceinture, tombaient en plis empesés jusqu’à leurs chevilles, froufroutant lorsqu’elles marchaient. L’une et l’autre étaient brunes, avec des nattes épaisses roulées de chaque côté de la tête. (Seldon trouva cette coiffure séduisante mais il se demanda combien de temps il leur fallait le matin pour s’arranger ainsi. Il n’avait pas remarqué de coiffure aussi élaborée sur les passantes qu’il avait croisées jusque-là dans les rues.)
Les deux femmes contemplaient les nouveaux venus avec un mépris évident. Seldon n’en fut pas surpris. Après les derniers événements, Dors et lui avaient sans doute l’air aussi peu engageants que Raych.
Pourtant, l’une et l’autre réussirent à s’incliner cérémonieusement, firent demi-tour avec un bel ensemble et, en parfaite symétrie, elles leur firent signe d’entrer. (Est-ce qu’elles répétaient cette chorégraphie ?) A l’évidence, on ne leur laissait pas le choix. Ils pénétrèrent dans une salle à la décoration recherchée, encombrée de mobilier et d’objets dont l’utilité ne parut pas immédiatement manifeste à Seldon. Le sol était de teinte claire, élastique, et légèrement luminescent. Avec un certain embarras, Seldon nota que leurs pas y laissaient une marque poussiéreuse.
Puis une porte intérieure s’ouvrit en grand et une autre femme émergea, nettement plus âgée que les deux premières. (Elles s’étaient inclinées en une lente révérence à son entrée, croisant symétriquement les jambes avec une maîtrise de l’équilibre qui suscita l’admiration de Seldon ; sans aucun doute, cela exigeait de l’entraînement.)
Il se demanda si l’on attendait de lui une manifestation de respect analogue, mais, n’ayant pas la moindre idée des exigences protocolaires requises, il se contenta d’incliner légèrement la tête. Dors resta bien droite et, lui sembla-t-il, légèrement dédaigneuse. Raych regardait, bouche bée, tout autour de lui, comme s’il n’avait même pas remarqué la présence de la femme qui venait d’entrer.
Elle était bien en chair – pas obèse, mais enveloppée –, coiffée comme les deux jeunes femmes et vêtue d’une robe du même style, en plus ornementé – trop, au goût de Seldon.
Elle était dans la force de l’âge, avec des cheveux légèrement grisonnants, mais aussi des fossettes qui la rajeunissaient considérablement. Ses yeux noisette pétillaient de bonne humeur et, dans l’ensemble, elle paraissait plus maternelle qu’âgée.
Elle leur demanda : « Comment allez-vous, tous les trois ? » La présence de Dors et de Raych ne l’avait pas surprise, et elle les embrassait dans un même salut. « Je vous attendais depuis un certain temps et j’avais même failli vous intercepter sur la Couverture de Streeling. Vous êtes le docteur Hari Seldon, que j’attendais de connaître avec impatience. Et vous devez être, je suppose, le docteur Dors Venabili, car on a signalé votre présence à ses côtés. Je crains, en revanche, de ne pas connaître l’identité du jeune homme, mais je suis ravie de faire sa connaissance. Maintenant ne perdons pas notre temps en palabres car je suis sûre que vous aimeriez d’abord vous délasser.
— Et prendre un bain, madame, dit Dors avec une certaine insistance. Nous aurions tous besoin d’une bonne douche.
— Oui, sans aucun doute, dit la femme. Et aussi de vous changer. Surtout le jeune homme. » Elle examina Raych sans la moindre trace du mépris ou de la désapprobation qu’avaient manifestés les deux jeunes femmes.
« Comment vous appelez-vous, jeune homme ?
— Raych », répondit l’intéressé d’une voix légèrement étranglée. Puis il s’empressa d’ajouter, à tout hasard : « M’dame.
— Quelle étrange coïncidence, dit la femme, l’œil pétillant. Un présage, peut-être. Moi-même, je me prénomme Rachelle. N’est-ce pas curieux ?… Mais venez, on va s’occuper de vous. Ensuite, nous aurons tout notre temps pour dîner et bavarder.
— Attendez, madame, dit Dors. Puis-je vous demander où nous sommes ?
— Mais à Kan, quelle question ! Et, je vous en prie, appelez-moi donc Rachelle, nous serons plus à l’aise. Je n’ai jamais beaucoup goûté le cérémonial. »
Dors se raidit. « Le moment est-il mal choisi pour vous poser la question ? N’est-il pas naturel que nous désirions savoir où nous sommes ? »
Rachelle partit d’un agréable rire gazouillant. « Franchement, docteur Venabili, il faudrait revoir le nom de cet endroit. Je ne vous renvoyais pas la question, j’y répondais tout simplement. Vous ne m’avez pas demandé où pour que je vous réponde quand. Je vous ai simplement indiqué que vous étiez à “ Kan ”. Vous êtes dans le secteur de Kan.
— A Kan ? insista Seldon.
— Tout à fait, docteur Seldon. Nous désirions vous avoir depuis le jour de votre conférence au Congrès décennal, d’où notre plaisir extrême à vous avoir aujourd’hui parmi nous. »
En fait, il leur fallut une journée entière pour faire disparaître fatigue et courbatures, se laver et se récurer, obtenir des habits neufs (satinés et plutôt amples, à la mode locale) et dormir.
Ce fut durant leur seconde soirée à Kan qu’eut lieu le dîner promis par Madame Rachelle.
La table était vaste – trop vaste pour quatre convives : Hari Seldon, Dors Venabili, Raych et Rachelle. Murs et plafond étaient baignés d’un éclairage tamisé dont la couleur changeait selon un rythme propice à attirer l’œil sans pour autant incommoder l’esprit. La nappe (qui n’était pas en tissu et dont Seldon n’avait su reconnaître la matière) semblait littéralement étinceler.
Les serveurs étaient nombreux et silencieux et, quand la porte s’ouvrit, Seldon crut apercevoir, postés à l’extérieur, des soldats en armes, au garde-à-vous : la salle était un gant de velours mais la main de fer n’était pas loin.
Rachelle se montra aimable et gracieuse : elle s’était manifestement prise d’amitié pour Raych qu’elle avait absolument tenu à faire asseoir à côté d’elle.
Raych – récuré, poli, resplendissant, pratiquement méconnaissable dans ses habits neufs et avec ses cheveux lavés, coupés et brossés – n’osait quasiment pas ouvrir la bouche, comme s’il sentait que son vocabulaire ne correspondait plus à son apparence. Sa gêne faisait peine à voir et il ne cessait d’observer Dors avec attention chaque fois qu’elle manipulait son couvert, cherchant à copier au mieux ses moindres mouvements.
La chère était savoureuse mais épicée – au point que Seldon avait du mal à reconnaître l’exacte nature des mets.
Le visage replet de leur hôtesse s’éclaira d’un doux sourire qui révélait des dents éclatantes ; elle remarqua : « N’allez pas vous imaginer qu’on mette dans la nourriture des additifs mycogéniens : tout ce que vous consommez est d’origine locale. Il n’y a pas sur toute la planète de secteur plus autosuffisant que Kan. Nous travaillons dur pour y parvenir. »
Seldon hocha gravement la tête et répondit : « Tout ce que vous nous avez offert était succulent, Rachelle. Nous vous en sommes extrêmement reconnaissants. »
En même temps, il se disait que la nourriture kanite était loin d’avoir la qualité mycogénienne. Plus que jamais, comme il l’avait murmuré plus tôt à Dors, il avait l’impression de fêter sa propre défaite. Ou celle de Hummin, ce qui paraissait revenir au même.
Après tout, il s’était fait capturer par Kan, une éventualité qui avait tout particulièrement préoccupé Hummin lors de l’incident de la Couverture.
« Peut-être qu’en ma qualité d’hôtesse, reprit Rachelle, vous me pardonnerez si je vous pose des questions personnelles. Ai-je raison de supposer que vous n’êtes pas tous les trois de la même famille ? Que vous, Hari, et vous, Dors, n’êtes pas mariés et que Raych, ici présent, n’est pas votre fils ?
— Nous n’avons effectivement aucun lien de parenté, confirma Seldon. Raych est né sur Trantor, je suis moi-même natif d’Hélicon et Dors de Cinna.
— Et comment, dans ce cas, avez-vous fait connaissance ? »
Seldon l’expliqua brièvement en donnant le moins de détails possible. « Bref, ajouta-t-il, rien de bien intéressant ou de romantique dans ces rencontres.
— Pourtant, j’ai cru comprendre que vous auriez créé des difficultés à mon aide de camp, le sergent Thalus, quand il voulait simplement vous faire sortir de Dahl.
— Je me suis attaché à Dors et Raych, dit gravement Seldon, et je n’avais pas envie d’être séparé d’eux. »
Rachelle sourit : « Vous êtes un sentimental, à ce que je vois.
— Absolument. Je suis sentimental. Et intrigué.
— Intrigué ?
— Eh bien, oui. Et puisque vous avez eu l’amabilité de nous poser des questions personnelles, puis-je vous en poser une à mon tour ?
— Bien sûr, mon cher Hari. Faites. Demandez ce que vous voulez.
— Dès notre arrivée, vous avez dit que Kan désirait m’avoir depuis le jour où j’ai fait ma communication au Congrès décennal. Pour quelle raison ?
— Vous n’êtes certainement pas naïf au point de ne pas vous en douter. A cause de la psychohistoire.
— Jusque-là, je veux bien le comprendre. Mais qu’est-ce qui vous fait penser que le fait de m’avoir, moi, signifie que vous déteniez la psychohistoire ?
— Vous n’avez quand même pas été étourdi au point de la perdre en route…
— C’est encore pire, Rachelle. Je ne l’ai jamais eue. » Les fossettes se creusèrent sur le visage de Rachelle. « Mais vous disiez l’avoir, lors de votre conférence. Non que j’y aie compris grand-chose. Je ne suis pas mathématicienne, j’ai horreur des chiffres. Mais j’emploie des mathématiciens qui m’ont expliqué votre théorie.
— Dans ce cas, ma chère Rachelle, il faut que vous m’écoutiez plus attentivement. J’imagine qu’ils ont dû vous dire que j’ai établi que les prévisions psychohistoriques sont possibles, mais ils ont certainement dû ajouter qu’elles restent inapplicables.
— Je n’arrive pas à y croire, Hari. Le lendemain même de votre intervention, vous étiez convoqué en audience par ce pseudo-empereur, Cléon.
— Le pseudo-empereur ? murmura Dors, ironique.
— Eh bien, oui, dit Rachelle comme si elle répondait à une question tout à fait sérieuse. Pseudo-empereur. Parfaitement. Il n’a aucun droit légitime au trône.
— Rachelle, intervint Seldon, écartant cette digression avec quelque impatience, j’ai dit à Cléon exactement ce que je viens de vous dire et il m’a laissé repartir. »
Cette fois, Rachelle ne souriait plus. Une légère irritation transparut dans sa voix : « Oui, il vous a laissé repartir comme le chat avec la souris de la fable. Et il vous a traqué depuis lors – à Streeling, à Mycogène, à Dahl. Et il vous traquerait jusqu’ici, s’il l’osait. Mais allons, notre discussion sérieuse devient un peu trop sérieuse. Amusons-nous. Musique ! »
A ces mots retentit dans la pièce, en sourdine, une allègre mélodie instrumentale. Rachelle se pencha vers Raych et lui dit doucement : « Mon garçon, si tu n’es pas à l’aise avec la fourchette, sers-toi de ta cuillère ou de tes doigts. Je ne m’en formaliserai pas.
— Bien, m’dame, dit Raych en s’étranglant à moitié mais Dors, qui avait attiré son regard, articula en silence : « Ta fourchette. »
Raych garda la fourchette.
« La musique est superbe, madame, dit Dors, évitant délibérément toute familiarité, mais il ne faut pas qu’elle nous distraie. J’ai toujours pensé, dès le début, que notre poursuivant pouvait être au service du secteur de Kan. Vous ne seriez certainement pas aussi bien renseignée si Kan n’était pas le premier moteur. »
Rachelle éclata de rire. « Kan a ses yeux et ses oreilles partout, bien sûr, mais nous ne sommes pas les poursuivants. Sinon, nous vous aurions récupérés sans coup férir, comme ce fut le cas au bout du compte à Dahl ; là, nous étions bel et bien à vos trousses. En revanche, lorsqu’une poursuite échoue, lorsqu’une main manque sa proie, vous pouvez être certain que c’est Demerzel qui est derrière.
— Le tenez-vous en si piètre estime ? s’étonna Dors.
— Eh oui. Ça vous étonne ? Nous l’avons battu.
— Vous ? Ou le secteur de Kan ?
— Le secteur, évidemment, mais dès l’instant où Kan est victorieuse, je suis moi-même victorieuse.
— Comme c’est étrange, remarqua Dors. L’opinion semble prévaloir dans tout Trantor que les habitants de Kan ne se préoccupent guère de victoire, de défaite ou de quoi que ce soit. On a le sentiment qu’il n’y a qu’une seule volonté, une seule poigne qui compte à Kan, celle du Maire. Vous, ou n’importe quel autre Kanite, ne devez pas peser lourd en comparaison. »
Large sourire de Rachelle. Elle prit le temps de contempler Raych avec bienveillance et de lui pincer la joue avant de répondre : « Si vous croyez que notre Maire est un autocrate et qu’une seule volonté dirige Kan, vous avez peut-être bien raison. Mais, même dans ce cas, je suis toujours en droit d’user du pronom personnel car ma volonté est en cause.
— La vôtre, pourquoi ? demanda Seldon.
— Pourquoi pas ? » dit Rachelle tandis que les domestiques commençaient à débarrasser la table. « Mais parce que c’est moi le Maire de Kan. »
Raych fut le premier à réagir. Oubliant totalement le vernis de civilité qui le gênait tant aux entournures, il partit d’un rire rauque et lança : « Eh, princesse, pouvez pas êt’ Maire. C’est un poste pour les mecs. »
Rachelle le regarda avec bonne humeur et lui répondit, calquant son accent à la perfection : « Eh, mon p’tit gars, des Maires, y en a chez les nanas comme chez les mecs. Mets-toi bien ça dans la cafetière et laisse mariner. »
Les yeux de Raych lui sortirent de la tête et il la fixa, abasourdi : « Eh princesse, savez jac’ter comme un chef.
— Je veux, mon n’veu. Tant qu’tu voudras », dit Rachelle, souriant toujours.
Seldon se racla la gorge et remarqua : « Vous avez effectivement un sacré accent, Rachelle. »
Rachelle inclina légèrement la tête « Je n’ai pas eu l’occasion de le pratiquer depuis bien des années, mais c’est une chose qui ne s’oublie pas J’ai eu jadis un ami, un très bon ami, qui était dahlite – quand j’étais toute jeune. » Elle soupira. « Il ne parlait pas ainsi, bien sûr – il était très intelligent –, mais il pouvait prendre cet accent à tout moment et c’est lui qui me l’a appris. C’était formidable de parler ainsi entre nous. Ça créait un monde qui excluait tout ce qui nous entourait. C’était merveilleux. C’était également impossible. Mon père nie l’a bien fait comprendre. Et voilà que débarque ce jeune voyou de Raych pour me rappeler ces jours depuis longtemps enfuis… Il a l’accent, les yeux, cette allure impudente, et dans cinq ou six ans d’ici, il sera les délices et la terreur des jolies femmes. Pas vrai, Raych ?
— J’sais pas, princes… euh, m’dame.
— J’en suis persuadée comme je suis sûre que tu ressembleras énormément à mon… vieil ami, et mieux vaudra alors que je n’aie pas l’occasion de te voir. Et maintenant, le dîner est terminé et il serait temps pour toi de regagner ta chambre, Raych. Tu pourras regarder un peu l’holovision si tu as envie. Je doute que tu saches lire… »
Raych rougit. « Je saurai lire un jour. Maître Seldon l’a dit.
— Alors, s’il l’a dit, je suis sûre que tu sauras. »
Une jeune femme s’approcha de Raych, après une révérence respectueuse à l’adresse de Rachelle. Seldon n’avait pas remarqué qu’on l’avait appelée.
« J’peux pas rester avec Maître Seldon et m’dame Venabili ? demanda Raych.
— Tu les verras plus tard, dit Rachelle, mais le Maître, la dame et moi nous avons à discuter maintenant… alors, il faut que tu y ailles. »
Silencieusement, Dors lui fit signe d’obéir et, avec une grimace, le garçon se glissa hors de son siège et suivit la servante.
Dès que Raych fut parti, Rachelle se tourna vers ses hôtes et leur dit : « Le garçon ne risque rien, évidemment, il sera bien traité. N’ayez aucune crainte à son sujet, je vous en prie. Et je ne risque rien, moi non plus : comme cette servante, une douzaine d’hommes en armes peuvent surgir – et bien plus vite – au premier appel. Je veux que ce soit bien compris. »
Seldon remarqua sur un ton égal : « Nous ne songions certainement pas à vous attaquer, Rachelle – ou bien dois-je dire à présent “ madame le Maire ” ?
— Restons-en à Rachelle. J’ai cru comprendre que vous êtes un véritable lutteur, Hari, et que vous, Dors, savez fort bien manier les couteaux que nous avons d’ailleurs subtilisés dans votre chambre. J’aimerais mieux que vous ne comptiez pas trop sur vos talents en ce domaine car je préférerais avoir devant moi un Hari amical, sans armes, et vivant…
— Tout le monde sait pertinemment, madame le Maire, remarqua Dors sans se départir de son hostilité, que le maître de Kan, depuis quarante ans, est Mannix, quatrième du nom, qu’il est toujours en vie et en pleine possession de ses facultés. Alors qu’êtes-vous au juste ?
— Exactement ce que je vous ai dit, Dors. Mannix IV est mon père. Il est, pour reprendre vos termes, toujours en vie et en pleine possession de ses facultés. Aux yeux de l’Empereur et de tout l’Empire, il est Maire de Kan, mais il est las des obligations du pouvoir et désire, en fin de compte, les laisser glisser entre mes mains qui sont tout aussi désireuses de s’en emparer. Je suis sa fille unique et toute ma vie j’ai été formée au gouvernement. Mon père reste donc Maire en titre, mais c’est moi qui le suis en fait. C’est à moi, désormais, que les forces armées de Kan prêtent serment d’allégeance et, à Kan, c’est la seule chose qui compte. »
Seldon hocha la tête. « Admettons. Mais même dans ce cas, qu’il s’agisse du Maire Mannix IV ou du Maire Rachelle Ire – vous êtes première du nom, je suppose –, vous n’avez aucune raison de me retenir prisonnier. Je vous ai déjà dit que je n’ai pas de psychohistoire opérationnelle et j’ai l’impression que ni moi ou ni un autre n’en aura jamais. Je l’ai dit à l’Empereur. Je ne vous suis pas plus utile qu’à lui.
— Quel naïf vous faites ! s’exclama Rachelle. Connaissez-vous l’histoire de l’Empire ? »
Seldon hocha la tête. « Ces derniers temps, j’en suis venu à souhaiter la connaître mieux.
— Moi, je la connais parfaitement bien, intervint sèchement Dors, même si ma spécialité concerne surtout la période préimpériale, madame le Maire. Mais pourquoi cette question ?
— Si vous connaissez votre histoire, alors vous savez que la maison de Kan est antique et honorable et qu’elle descend de la dynastie dacienne.
— Les Daciens étaient au pouvoir il y a cinq millénaires. Le nombre de leurs descendants depuis cent cinquante générations doit atteindre la moitié de la population galactique – si l’on en croit les généalogistes, malgré l’extravagance de leurs prétentions.
— Nos généalogistes, docteur Venabili… (et le ton de Rachelle, pour la première fois, était glacial et dépourvu d’aménité, tandis que ses yeux brillaient comme l’acier)… « nos généalogistes ne sont pas extravagants. Ils sont parfaitement documentés. La maison de Kan a régulièrement conservé des postes de pouvoir durant toutes ces générations et, à plusieurs occasions, nous avons effectivement détenu le trône impérial et eu des Empereurs.
— Les vidéo-livres d’histoire, remarqua Dors, qualifient en général les dirigeants de Kan d’“ anti-empereurs ”, jamais reconnus par la masse de l’Empire.
— Tout dépend du vidéo-livre et de son auteur. A l’avenir, nous nous chargerons du travail, car ce trône qui fut nôtre sera nôtre à nouveau.
— Pour y parvenir, vous devrez déclencher une guerre civile.
— Il n’y a pas grand risque, observa Rachelle en se remettant à sourire. C’est ce que je dois vous expliquer parce que je compte sur l’aide du docteur Seldon pour prévenir une telle catastrophe. Toute sa vie, mon père, Mannix IV, a été un homme de paix. Il a toujours été loyal envers l’occupant du Palais impérial et il a tout fait pour que Kan reste un pilier, solide et prospère, de l’économie trantorienne, pour le bien de l’Empire tout entier.
— Que je sache, l’Empereur ne lui a pas pour autant témoigné plus de confiance, remarqua Dors.
— J’en suis certaine, dit Rachelle sans se départir de son calme, car les Empereurs du temps de mon père se savaient des usurpateurs issus d’une lignée usurpatrice. Des usurpateurs ne peuvent se fier aux prétendants légitimes. Pourtant mon père a maintenu la paix. Il a, bien sûr, développé et entraîné de superbes forces de sécurité afin de préserver la paix, la prospérité et la stabilité de ce secteur, et les autorités impériales l’ont laissé faire parce qu’elles voulaient une Kan paisible, prospère et stable – et surtout loyale.
— Mais, l’est-elle, loyale ? s’enquit Dors.
— Au véritable Empereur, bien sûr. Et nous avons aujourd’hui atteint le stade où notre puissance nous permet de renverser le gouvernement en un clin d’œil – dans une attaque éclair, en fait. Avant qu’on ait pu seulement parler de « guerre civile », nous aurons un véritable Empereur – ou une impératrice, si vous préférez – et Trantor se retrouvera tout aussi paisible qu’auparavant. »
Dors hocha la tête. « Puis-je vous éclairer de mes lumières d’historienne ?
— Je suis toujours prête à écouter. » Et elle inclina imperceptiblement la tête vers Dors.
« Si développées, si entraînées, si équipées que soient vos forces de sécurité, elles ne peuvent égaler les forces impériales, soutenues par vingt-cinq millions de planètes.
— Ah, mais vous touchez là du doigt la faiblesse de l’usurpateur, docteur Venabili. Il y a bien vingt-cinq millions de mondes sur lesquels sont éparpillées les forces impériales. Ces forces sont dispersées sur un espace incommensurable, sous les ordres d’un nombre incalculable d’officiers, dont aucun n’est particulièrement enclin à guerroyer hors de sa province, et dont bon nombre seraient prêts à défendre leur intérêt propre plutôt que celui de l’Empire. Nos forces, en revanche, sont toutes regroupées ici, sur Trantor. Nous pouvons agir et en finir avant que tous ces amiraux et généraux du fond de la Galaxie aient eu le temps de se mettre dans la tête qu’on a besoin d’eux.
— Mais la réplique viendra, et avec une force irrésistible.
— En êtes-vous sûre ? dit Rachelle. Nous occuperons le Palais. Trantor sera à nous, et en paix. Pourquoi les forces de l’Empire interviendraient-elles quand, en continuant à s’occuper de ce qui le regarde, chaque petit chef militaire peut avoir son propre monde, sa propre province à gouverner ?
— Est-ce là ce que vous voulez ? demanda Seldon, songeur. Êtes-vous en train de me dire que vous vous préparez à diriger un Empire éclaté en mille morceaux ?
— C’est parfaitement exact, confirma Rachelle. Je dirigerai Trantor, ses stations spatiales et les quelques systèmes planétaires proches qui forment sa province. J’aimerais mieux être Impératrice de Trantor qu’Impératrice de toute la Galaxie.
— Vous vous satisferiez de la seule Trantor ? s’étonna Dors avec la plus profonde incrédulité.
— Pourquoi pas ? » dit Rachelle, se fâchant soudain. Elle se pencha brusquement, les deux paumes plaquées sur la table. « C’est le projet que nourrit mon père depuis quarante ans. S’il se raccroche à la vie, c’est pour assister à son accomplissement. Qu’avons-nous à faire de millions de mondes lointains qui ne signifient rien pour nous, qui affaiblissent, qui attirent nos forces au loin sur des parsecs cubes d’espace, sans signification, qui nous font sombrer dans un chaos administratif, qui nous ruinent avec leurs querelles et leurs problèmes sans fin alors qu’ils ne sont que des néants lointains en ce qui nous concerne ? Notre propre monde surpeuplé – notre cité planétaire – est assez galactique pour nous. Nous avons tout ce qu’il nous faut pour subsister. Quant au reste de la Galaxie, qu’il vole en morceaux si ça lui chante. Chaque minable galonné peut en récupérer un morceau pour lui. Ils n’auront pas besoin de se battre. Il y en aura bien assez pour tous.
— Mais ils se battront tout de même, objecta Dors. Chacun refusera de se contenter de sa province. Chacun craindra que son voisin ne se contente pas de la sienne. Chacun se sentira en danger et rêvera d’une autorité galactique comme du seul moyen de garantir la sécurité. Voilà ce qui est certain, madame l’impératrice de Rien. Il y aura des guerres interminables où vous serez irrémédiablement entraînées, Trantor et vous – pour la ruine générale.
— Ça se pourrait, répondit Rachelle avec un mépris manifeste, pour peu qu’on ne voie pas plus loin que vous, pour peu qu’on s’appuie sur les leçons ordinaires de l’histoire.
— Qu’y a-t-il au-delà ? rétorqua Dors. Qui voudrait s’appuyer sur autre chose que sur les leçons de l’histoire ?
— Qui ? s’exclama Rachelle. Eh bien, lui ! »
Et son bras se tendit, l’index pointé vers Seldon.
« Moi ? dit l’intéressé. Je vous ai déjà dit que la psychohistoire… »
Rachelle l’interrompit : « Ne vous répétez pas, mon bon docteur Seldon. Nous n’y gagnerons rien. Croyez-vous, docteur Venabili, que mon père n’aurait pas été conscient du danger de guerres civiles interminables ? Croyez-vous qu’il n’aurait pas consacré sa grande intelligence à trouver le moyen d’empêcher une telle chose ? Ça fait dix ans qu’il se prépare à mettre la main sur l’Empire en l’espace d’un jour. Il ne lui manquait que la garantie de sécurité par-delà la victoire.
— Que vous ne pouvez pas avoir.
— Que nous avons eue dès l’instant où nous avons entendu la contribution du docteur Seldon au Congrès décennal. J’ai aussitôt compris que c’était ce qu’il nous fallait. Mon père était trop âgé pour en saisir immédiatement la portée. Mais quand je la lui ai expliquée, il l’a vue à son tour et dès ce moment il m’a officiellement transmis ses pouvoirs. Aussi est-ce à vous, Hari, que je dois ma position actuelle, et à vous que je devrai ma position, supérieure encore, à l’avenir.
— Je ne cesse de vous répéter qu’il est impossible de… » commença Seldon, de plus en plus irrité.
« Peu importe ce qui est ou non possible. Ce qui importe, c’est ce que les gens croiront possible ou non. Ils vous croiront, Hari, quand vous leur direz que selon la prévision psychohistorique Trantor peut se gouverner seule, que les provinces peuvent devenir des royaumes et qu’ils peuvent vivre ensemble en paix.
— Je ne me hasarderai pas à une telle prédiction en l’absence d’une psychohistoire authentiquement constituée. Je ne jouerai pas les charlatans. Si vous voulez des choses de ce genre, dites-les vous-même.
— Allons, Hari. Ils ne me croiront pas. C’est vous qu’ils croiront. Le grand mathématicien. Pourquoi ne pas leur faire ce plaisir ?
— Il se trouve, dit Seldon, que l’Empereur s’imaginait également m’utiliser comme prophète pour sa gloire personnelle. J’ai refusé de tenir ce rôle pour lui, croyez-vous que je vais le faire pour vous ? »
Rachelle garda le silence quelques instants et, quand elle reprit la parole, sa voix avait perdu son intense excitation pour devenir presque enjôleuse.
« Hari, réfléchissez un peu à la différence entre Cléon et moi. Ce que Cléon voulait sans aucun doute obtenir de vous, c’était un outil de propagande pour se maintenir sur le trône. Cadeau bien inutile car le trône ne peut être préservé. Ignoreriez-vous que l’Empire Galactique est dans un état de décadence qu’il ne pourra pas supporter beaucoup plus longtemps ? Trantor elle-même glisse en douceur vers sa ruine à cause du poids croissant de la gestion de vingt-cinq millions de planètes. Ce qui nous attend, c’est l’effondrement et la guerre civile, quoi que vous puissiez faire pour Cléon.
— J’ai déjà entendu ce genre de raisonnement, dit Seldon. Il se peut qu’il soit vrai. Mais ensuite ?
— Eh bien, ensuite, aidons l’Empire à éclater sans provoquer de guerre. Aidez-moi à m’emparer de Trantor. Aidez-moi à instaurer un gouvernement solide sur un domaine assez petit pour être dirigé efficacement. Laissez-moi accorder la liberté au reste de la Galaxie, que chacune de ses parties aille son propre chemin selon sa culture et ses coutumes. La Galaxie redeviendra un ensemble harmonieux, librement uni par les liens du commerce, du tourisme et de la communication, et l’on évitera le funeste destin d’un éclatement désastreux qui nous menace sous l’emprise du pouvoir actuel, à peine capable de maintenir même la cohésion d’ensemble. Mon ambition est modérée : un seul monde, non des millions ; la paix, non la guerre ; la liberté, non l’esclavage. Réfléchissez-y et aidez-moi.
— Pourquoi la Galaxie devrait-elle me croire plus que vous ? Personne ne me connaît et aucun des commandants de la flotte ne se laissera impressionner par le seul mot de « psychohistoire ».
— Vous ne convaincrez pas tout de suite ; mais je n’entends pas agir tout de suite. La maison de Kan a patienté des milliers d’années, elle peut bien attendre quelques milliers de jours. Collaborez avec moi et je rendrai votre nom célèbre. Je ferai rayonner les promesses de la psychohistoire sur tous les mondes et, au moment opportun, quand j’aurai décidé que l’instant d’agir est venu, vous prononcerez votre prédiction et nous frapperons. Alors, en un éclair aux yeux de l’histoire, la Galaxie renaîtra sous un ordre nouveau qui la rendra stable et heureuse pour l’éternité. Allons, Hari, pouvez-vous me refuser ça ? »