Renversement

THALUS, EMMER. — … Sergent dans les forces armées de sécurité du secteur de Kan de l’antique Trantor…

… En dehors de ces éléments biographiques parfaitement anodins, on ne sait rien de cet homme, sinon qu’en une occasion il a tenu le destin de la Galaxie entre ses mains.

ENCYCLOPAEDIA GALACTICA

87

Le petit déjeuner du lendemain fut servi dans une alcôve proche des chambres des trois captifs et de fait il était somptueux : non seulement le choix était extraordinairement varié mais il y avait de tout à profusion.

Seldon s’attabla devant un monceau de saucisses épicées, ignorant les funestes prédictions de Dors Venabili quant aux maux d’estomac et autres coliques.

« La dame… commença Raych, euh, la madame Maire a dit, quand elle est venue me voir hier soir…

— Elle est venue te voir ? s’étonna Seldon.

— Ouais. Elle voulait être sûre que j’étais bien installé. Elle a dit que, quand elle aurait l’occasion, elle m’emmènerait au zoo.

— Au zoo ? » Coup d’œil de Seldon à Dors. « Quel genre de pensionnaires peuvent-ils bien avoir sur Trantor ? Des chiens et des chats ?

— Il existe quelques espèces aborigènes, indiqua Dors, et j’imagine qu’ils en ont fait venir d’autres mondes, et puis il y a la faune commune à l’ensemble des planètes – même si bien sûr elle est mieux représentée ailleurs. D’ailleurs, Kan est réputée pour son zoo, sans doute le plus beau de la planète, juste après la ménagerie impériale.

— C’est une chouette vieille dame, commenta Raych.

— Pas si vieille que ça, rectifia Dors, et elle ne nous laisse certainement pas mourir de faim.

— C’est déjà ça », admit Seldon.

Le petit déjeuner achevé, Raych partit en exploration.

Une fois qu’ils eurent réintégré la chambre de Dors, Seldon remarqua, visiblement mécontent : « Je ne sais pas combien de temps on va nous laisser en paix. Elle a manifestement concocté notre emploi du temps à l’avance.

— A vrai dire, nous n’avons guère lieu de nous plaindre pour le moment. Nous sommes bien mieux lotis que nous l’étions à Mycogène ou à Dahl.

— Dors, ne seriez-vous pas en train de vous laisser séduire par cette femme ?

— Moi ? Par Rachelle ? Bien sûr que non. Qu’est-ce qui vous fait penser une chose pareille ?

— Eh bien, vous êtes bien installée, bien nourrie ; il serait naturel de vous détendre et d’accepter la situation comme elle se présente.

— Oui. Tout naturel. Pourquoi pas ?

— Écoutez, vous racontiez hier soir ce qui arrivera si elle gagne la partie. Je n’y connais peut-être pas grand-chose en histoire, mais je suis prêt à vous croire sur parole et, à vrai dire, ce raisonnement se tient, même pour un non-historien comme moi. L’Empire éclatera et ses fragments lutteront les uns contre les autres jusqu’à… jusqu’à la fin des temps. Il faut l’empêcher d’agir.

— Je suis bien d’accord. Il faut l’en empêcher. Mais je ne vois pas comment régler ce petit détail pour l’instant. » Elle fixa intensément Seldon. « Hari, vous n’avez pas dormi de la nuit, n’est-ce pas ?

— Et vous ? » Pour lui, en tout cas, c’était manifeste.

Dors le dévisagea, l’air troublée. « Avez-vous passé une nuit blanche en pensant à la destruction de la Galaxie à cause de mes paroles ?

— A cause d’elles et d’autres choses… Peut-on contacter Chetter Hummin ? » Cette dernière question avait été murmurée.

« J’ai essayé de le toucher dès que nous avons dû fuir l’arrestation à Dahl. Il n’est pas venu. Je suis certaine qu’il a bien reçu le message mais il n’est pas venu. Quantité de raisons ont pu l’en empêcher, mais dès qu’il pourra il sera là.

— Vous croyez qu’il lui est arrivé quelque chose ?

— Non. Je ne crois pas.

— Comment pouvez-vous en être sûre ?

— J’en aurais eu vent, d’une manière ou d’une autre. J’en suis sûre. Et ça n’a pas été le cas. »

Seldon plissa le front : « Je n’en suis pas aussi sûr que vous. En fait, je ne suis sûr de rien. Même si Hummin arrive, que pourra-t-il faire ? Si le secteur de Kan, comme le prétend Rachelle, a l’armée la mieux organisée de Trantor, que pourra-t-il faire contre elle ?

— Ne perdons pas notre temps à discuter de ça. Vous croyez-vous capable de convaincre Rachelle – de réussir à lui faire entrer dans la tête – que vous n’avez pas de psychohistoire ?

— Je suis sûr qu’elle en est convaincue, comme elle est convaincue que je ne risque pas de la découvrir avant de nombreuses années – si je la découvre jamais. Mais ça ne l’empêchera pas d’affirmer que je l’ai et, pourvu qu’elle le fasse assez habilement, les gens la croiront et à l’occasion ils agiront selon les prédictions et les déclarations qu’elle m’attribuera – même si je n’ouvre pas la bouche.

— Évidemment, ça prendra du temps. Elle ne va pas vous rendre célèbre du jour au lendemain. Ni même en l’espace d’une semaine. Pour le faire proprement, ça peut lui prendre une année. »

Seldon arpentait la chambre : arrivé au bout, il pivota brusquement pour revenir sur ses pas. « Ça se pourrait, mais je n’en sais rien. Elle pourrait être pressée et vouloir agir plus rapidement. Ça ne me paraît pas le genre de femme à prendre son mal en patience. Et son vieux père, Mannix IV, doit être plus impatient encore. Il doit sentir l’approche de la mort et, s’il a ouvré toute sa vie dans ce but, il aimerait sans doute mieux le voir réalisé cette semaine que la semaine prochaine. Par ailleurs… » Il s’interrompit pour examiner la chambre.

« Par ailleurs, quoi ?

— Eh bien, il faut que nous retrouvions la liberté. Voyez-vous, j’ai résolu le problème de la psychohistoire. »

Les yeux de Dors s’agrandirent. « Vous avez réussi ! Vous en êtes venu à bout !

— Pas au plein sens du terme. Ça pourra prendre des décennies… ou même des siècles, pour ce que j’en sais. Mais j’ai désormais la certitude qu’on peut la mettre en pratique, que ce n’est pas une simple théorie. Je sais que c’est faisable, et il me faut maintenant le temps, la tranquillité, les ressources nécessaires pour y travailler. La cohésion de l’Empire doit être préservée jusqu’à ce que je trouve – moi ou plutôt mes successeurs – un moyen de le maintenir en l’état ou de minimiser les effets du désastre si jamais il se produit malgré nos efforts. C’est l’impossibilité de m’atteler à la tâche qui m’a empêché de dormir la nuit dernière. »

88

C’était leur cinquième jour à Kan et, ce matin-là, Dors aidait Raych à enfiler un costume officiel auquel ni l’un ni l’autre n’était accoutumé.

Dubitatif, Raych se contempla dans l’hologlace qui lui renvoyait un reflet précis, imitant en tout point ses mouvements mais sans l’inversion propre aux miroirs habituels. Raych n’avait jamais encore vu d’hologlace et il ne pouvait s’empêcher de chercher à la toucher et de rire, un peu gêné, chaque fois que sa main passait au travers tandis que, simultanément, l’image venait tâter en vain son corps de chair et d’os.

« J’ai un drôle d’air », jugea-t-il en fin de compte.

Il étudia la tunique, confectionnée dans un tissu très souple, munie d’une fine ceinture ouvragée, puis effleura de la main le col empesé qui lui remontait derrière les oreilles.

« J’ai la tête comme un œuf dans un coquetier.

— C’est le genre de tenue que portent à Kan les enfants des familles riches, expliqua Dors. Tu vas faire l’admiration et l’envie de tous ceux qui te verront.

— Avec les cheveux plaqués comme ça ?

— Certainement. Et tu vas porter ce petit chapeau rond.

— J’aurai encore plus l’air d’un œuf.

— Alors, évite de te faire gober. A présent, souviens-toi bien de ce que je t’ai dit. Garde pour toi tes astuces et tâche de ne pas te comporter en mioche.

— Mais je suis un mioche », et il la contempla avec de grands yeux innocents.

« Je suis surprise de te l’entendre dire. Je suis sûre que tu te vois comme un adulte de douze ans. »

Raych sourit. « D’accord… Je serai un bon espion.

— Ce n’est pas ce que je te demande. Ne prends pas de risques. Ne va pas écouter aux portes. Si tu te fais prendre, ça ne servira personne – surtout pas toi.

— Allons donc, princesse, pour qui qu’vous m’prenez ? Un mioche, ou quoi ?

— C’est toi qui viens de le dire, Raych, non ? Contente-toi d’écouter tout ce qui se dit sans en avoir l’air. Et de t’en souvenir. Pour nous le répéter. C’est plutôt facile.

— Facile à dire pour vous, m’dame Venabili, sourit Raych, et facile à faire pour moi.

— Et sois prudent. »

Clin d’œil du gamin : « Je veux. »

Un laquais (aussi arrogant qu’un laquais sait l’être) vint chercher Raych pour le conduire auprès de Rachelle.

Seldon les regarda partir et remarqua, songeur : « Il ne va sans doute rien voir du zoo tant il va faire d’efforts pour tout entendre. Je ne suis pas certain qu’il soit convenable de faire courir un tel danger à ce garçon.

— Un danger ? J’en doute. Raych a grandi dans les taudis de Billibotton, souvenez-vous. Je le soupçonne d’être plus malin que nous deux réunis. De plus, Rachelle l’adore et elle risque de lui passer tous ses caprices, pauvre femme.

— Vous la plaignez vraiment, Dors ?

— Insinuez-vous qu’elle n’est pas digne de compassion sous prétexte qu’elle est la fille d’un Maire, qu’elle se considère comme Maire de plein droit, et qu’elle envisage de détruire l’Empire ? Peut-être avez-vous raison mais, même ainsi, certains aspects de sa personnalité peuvent attirer la sympathie. Par exemple, elle a connu un chagrin d’amour. C’est tout à fait évident. Sans doute a-t-elle eu le cœur brisé – au moins durant un temps.

— Avez-vous déjà eu un chagrin d’amour, Dors ? »

Dors réfléchit un instant à la question puis elle répondit : « Non, pas vraiment. Je suis trop absorbée par mon travail pour connaître des chagrins d’amour.

— Je m’en doutais.

— Alors, pourquoi cette question ?

— J’aurais pu me tromper.

— Et vous ? »

Seldon avait l’air gêné. « A ce qu’il se trouve, oui. J’ai trouvé le temps d’avoir le cœur brisé. Fendu, à tout le moins.

— Je m’en doutais.

— Alors, pourquoi cette question ?

— Pas parce que je pensais me tromper, je vous le promets. Je voulais juste voir si vous mentiriez. Vous ne l’avez pas fait et j’en suis heureuse. »

Il y eut un silence puis Seldon reprit : « Cinq jours déjà, et il ne s’est toujours rien passé.

— Sauf que nous sommes très bien traités, Hari.

— Si les animaux pouvaient penser, ils trouveraient qu’ils sont bien traités, eux aussi, quand on se contente de les engraisser en vue de l’abattoir.

— J’admets qu’elle est en train d’engraisser l’Empire…

— Mais quand passera-t-il à l’abattoir ?

— Quand elle sera prête, je présume.

— Elle s’est vantée de réussir son coup d’État en une journée et j’ai l’impression qu’elle pourrait le déclencher quand elle veut.

— Même si c’est le cas, elle voudra d’abord être sûre qu’elle peut paralyser la réaction impériale et ça pourrait prendre du temps.

— Combien ? Elle pense y arriver en se servant de moi mais elle ne fait aucun effort en ce sens. Rien ne révèle qu’elle essaye d’asseoir ma réputation. Où que j’aille dans le secteur, je reste tout aussi anonyme. Aucune foule de Kanites ne se rassemble pour m’acclamer. Les holo-journaux ne parlent pas de moi. »

Dors sourit. « A vous entendre, on pourrait presque croire que ça vous vexe de ne pas être transformé en vedette. Vous êtes naïf, Hari. Ou vous n’êtes pas historien, ce qui revient au même. Je crois que vous devriez déjà être content que la psychohistoire ait au moins fait de vous un historien si elle ne peut sauver l’Empire. Si tous les hommes comprenaient l’histoire, ils cesseraient peut-être de réitérer sempiternellement les mêmes erreurs.

— En quoi suis-je naïf ? » protesta Seldon en levant la tête pour la regarder de haut.

« Ne soyez pas vexé, Hari. La naïveté fait une partie de votre séduction.

— Je sais. Cela excite vos instincts maternels et on vous a demandé de prendre soin de moi. Mais en quoi suis-je naïf ?

— Parce que vous croyez que Rachelle veut vous faire passer pour un prophète auprès de toute la population de l’Empire. Ce n’est certainement pas son intention. Il est difficile de faire bouger rapidement des quadrillions d’individus. Il faut compter avec l’inertie sociale et psychologique, au même titre qu’avec l’inertie physique. Et, en se démasquant, elle ne ferait qu’alerter Demerzel.

— Alors, qu’est-elle en train de concocter ?

— Je crois plutôt que les informations vous concernant – convenablement grossies et enjolivées – parviennent à un nombre restreint d’élus. A ces vice-rois de secteurs, à ces amiraux de la flotte, à tous ces personnages influents dont elle sent qu’ils la considèrent d’un bon œil – et qu’ils lorgnent l’Empereur d’un sale œil. Qu’une petite centaine d’entre eux rallient son camp et Rachelle Ire pourrait déstabiliser les loyalistes juste assez longtemps pour instaurer son ordre nouveau et l’assurer assez pour neutraliser toute résistance. Du moins, c’est le raisonnement que je lui prête.

— Et toujours pas de nouvelles de Hummin.

— Je suis sûre qu’il doit malgré tout faire quelque chose. La situation est trop sérieuse pour être ignorée.

— L’idée vous est-elle venue qu’il pourrait être mort ?

— C’est une possibilité mais je ne le crois pas. S’il était mort, la nouvelle me serait parvenue.

— Ici ?

— Même ici. »

Seldon haussa les sourcils mais ne dit rien.

Raych revint en fin d’après-midi, ravi et surexcité, plein d’histoires de singes et de démoris dakariens, et il accapara la conversation au cours du dîner.

Ce ne fut qu’à la fin du repas, quand ils eurent regagné leurs appartements, que Dors demanda : « A présent, raconte-moi ce qui s’est passé avec madame le Maire, Raych. Dis-moi tout ce qu’elle a dit ou fait que tu juges utile de nous faire savoir.

— Y a une chose », et le visage de Raych s’illumina. « Même que c’est pour ça qu’on l’a pas vue au dîner, j’parie.

— Quoi donc ?

— Le zoo était fermé sauf pour nous, vous voyez. On était toute une troupe – Rachelle et moi et tout plein de types en uniformes, de belles dames en beaux habits et tout ça… Et puis, il y a eu ce galonné – différent des autres, qui n’était pas là au début – qui est arrivé vers la fin de la visite. Il lui a murmuré quelque chose à l’oreille et Rachelle s’est tournée vers les gens, leur a fait un signe de la main comme s’il fallait plus qu’ils bougent et personne n’a plus bougé. Et puis elle s’est écartée un peu avec ce nouveau mec pour lui parler sans être entendue. Sauf que j’continuais, l’air distrait, à regarder les cages, si bien que j’ai pu m’approcher d’elle, mine de rien, et entendre ce qu’elle disait.

« Elle a dit : “ Comment ont-ils osé ? ”, l’air vraiment fâché. Et le type en uniforme, il avait l’air nerveux – j’ai juste jeté un coup d’œil en douce, pasque j’voulais faire comme si j’regardais les animaux, mais j’ai bien entendu leur conversation. Il a dit que quelqu’un – j’me souviens plus du nom, mais il était général ou quelque chose. Il a dit que ce général disait que les officiers avaient juré diligence au vieux de Rachelle…

— Juré allégeance, rectifia Dors.

— Un truc comme ça, et qu’ils étaient pas chauds pour obéir aux ordres d’une femme. Il disait qu’ils voulaient le vieux ou que sinon, s’il était malade ou quoi, il avait qu’à choisir un autre bonhomme pour être Maire, pas une dame.

— Pas une dame ? Tu en es sûr ?

— C’est ce qu’il a dit. Chuchoté, plutôt. Il était très nerveux et Rachelle était dans une telle colère qu’elle pouvait à peine parler. Elle a dit : “ J’aurai sa peau. Ils me jureront tous allégeance dès demain et celui qui refusera aura des raisons de le regretter dans l’heure qui suivra. ” Voilà exac-te-ment ce qu’elle a dit. Puis elle a fait renvoyer tout le monde, on est tous rentrés, et elle m’a pas dit un mot de tout le trajet. Elle est simplement restée assise, l’air mauvais et très fâché.

— Parfait, dit Dors. En as-tu parlé à qui que ce soit, Raych ?

— Bien sûr que non. C’est ce que vous vouliez ?

— Tout à fait. Tu as bien travaillé, Raych. A présent, va dans ta chambre et oublie tout ce qui s’est passé. N’y repense même pas. »

Une fois qu’il fut parti, Dors se tourna vers Seldon et lui dit : « C’est très intéressant. Des filles ont déjà succédé à leur père – ou à leur mère – et détenu la Mairie ou d’autres postes à haute responsabilité de par le passé. On a même connu des impératrices régnantes, comme vous le savez sans doute, et je n’ai pas souvenir, au cours de l’histoire de l’Empire, qu’il y ait jamais eu la moindre réticence à servir sous leurs ordres. On se demande pourquoi une telle chose se produit à Kan aujourd’hui.

— Pourquoi pas ? demanda Seldon. Récemment encore, nous étions à Mycogène où les femmes sont tenues dans un mépris total et où il serait hors de question de leur offrir un poste de responsabilité, si mineur fût-il.

— Oui, bien sûr, mais c’est une exception. Il existe des endroits où ce sont les femmes qui dominent. Dans la majorité des cas, toutefois, le gouvernement et le pouvoir ont été plus ou moins partagés entre les deux sexes. Si les postes élevés sont en majorité occupés par des hommes, c’est en général parce que les femmes ont tendance à être plus liées – biologiquement – aux enfants.

— Mais qu’en est-il à Kan ?

— L’égalité sexuelle y règne, pour autant que je sache. Rachelle n’a pas hésité à assumer la responsabilité de la Mairie et j’imagine que le vieux Mannix n’a pas hésité non plus à la lui accorder. Et la découverte de dissidents mâles semble avoir provoqué sa surprise et sa colère. Elle ne devait pas s’y attendre.

— Tout cela semble manifestement vous ravir. Pourquoi ?

— Simplement parce que c’est si peu naturel que ça doit être un coup monté et j’imagine que Hummin est à l’origine du coup…

— Vous le croyez ? » Seldon était songeur.

« Je le crois.

— Eh bien, vous savez quoi ? Moi aussi. »

89

C’était leur dixième jour à Kan et, ce matin-là, Han Seldon entendit sonner à sa porte tandis que la voix haut perchée de Raych s’écriait : « Monsieur ! Monsieur Seldon ! C’est la guerre ! »

Seldon mit un moment à émerger du sommeil et sauta hors du lit. Il frissonna légèrement (les Kanites aimaient vivre dans des appartements glacés, avait-il remarqué dès le début de leur séjour) en allant ouvrir la porte.

Raych bondit dans la chambre, surexcité, les yeux écarquillés « Monsieur Seldon, ils ont pris Mannix, le vieux Maire. Ils ont…

— Qui ça, ils, Raych ?

— Les Impériaux. Leurs aérojets ont envahi tout le pays cette nuit. Tous les journaux holovisés en parlent. Le poste est allumé dans la chambre de la princesse. Elle a dit de vous laisser dormir mais je me suis dit que vous voudriez savoir.

— Et tu as eu tout à fait raison. » Ne s’arrêtant que pour saisir au vol une robe de chambre, Seldon pénétra en coup de vent dans la chambre de Dors. Elle était complètement habillée et regardait l’holoviseur encastré dans l’alcôve.

Petite, nette, l’image montrait un bureau derrière lequel était assis un homme dont la tunique arborait, parfaitement reconnaissable, l’insigne au Soleil et à l’Astronef. De part et d’autre, avec le même insigne, se tenaient deux soldats en armes. L’officier installé au bureau était en train de dire : « … sous le contrôle pacifique de sa Majesté impériale. Le Maire Mannix est en parfaite santé et il jouit de l’intégralité de ses pouvoirs exécutifs sous le conseil amical et éclairé des troupes impériales. Il viendra sous peu faire une déclaration pour appeler la population kanite au calme et demander à tous les soldats de Kan encore armés de déposer les armes. »

Suivirent d’autres bulletins énoncés d’une voix dépourvue d’émotion par divers journalistes, tous porteurs d’un brassard aux armes impériales. Les nouvelles étaient toujours les mêmes : la reddition de telle ou telle unité des forces de sécurité kanites après quelques coups de feu symboliques – et parfois sans la moindre résistance. Telle ou telle ville était occupée – et les annonces étaient entrecoupées de vues de foules kanites contemplant, l’air sombre, les forces impériales qui défilaient dans les rues.

« Tout a été exécuté à la perfection, commenta Dors. La surprise a été totale. Toute résistance était impossible et il n’y en a eu pratiquement aucune. »

Puis le Maire Mannix IV apparut, comme promis. Il était debout et, peut-être pour sauver les apparences, aucun uniforme impérial n’était visible alentour, mais Seldon était convaincu qu’il devait y en avoir beaucoup hors du champ de la caméra.

Mannix était âgé mais sa force, même usée, était encore visible. Ses yeux refusaient de regarder l’objectif en face et il parlait apparemment sous la contrainte mais – comme on l’avait annoncé – il conseillait à ses concitoyens de garder leur calme, de n’offrir aucune résistance, d’éviter à Kan un bain de sang et de coopérer avec l’Empereur auquel on souhaitait de vivre longtemps sur le trône.

« Pas la moindre mention de Rachelle, nota Seldon. C’est comme si sa fille n’existait pas.

— Personne n’en a parlé, confirma Dors, et cette demeure – qui est après tout sa résidence, ou du moins l’une d’entre elles – n’a pas été attaquée. Même si elle est parvenue à s’échapper et se réfugier dans un secteur voisin, je doute qu’elle soit longtemps en sécurité sur Trantor.

— Peut-être pas, répondit une voix, mais ici au moins, je serai tranquille quelque temps. »

Rachelle pénétra dans la pièce, normalement habillée, parfaitement calme. Elle souriait même, mais ce n’était pas un sourire joyeux ; plutôt un froid rictus qui retroussait ses lèvres.

Tous trois la fixèrent, interdits, puis Seldon se demanda si l’un de ses domestiques l’accompagnait – ou s’ils s’étaient empressés de déserter au premier signe d’adversité.

Avec une certaine froideur, Dors prit la parole : « Je constate, madame le Maire, que vos espoirs de coup d’État sont désormais vains. Apparemment, vous avez été devancée.

— Je n’ai pas été devancée. J’ai été trahie. On a acheté mes officiers et – au mépris de toute l’histoire et de toute raison – ils ont refusé de se battre pour une femme et non pour le vieux maître. Puis, en traîtres qu’ils sont, ils ont laissé capturer leur vieux maître pour l’empêcher d’organiser la résistance. »

Elle chercha du regard un siège et s’assit. « Et maintenant, l’Empire va fatalement poursuivre son déclin et mourir, quand j’étais prête à lui offrir un sang neuf.

— Je crois plutôt, remarqua Dors, que l’Empire a évité une période indéfinie de luttes inutiles et destructrices. Consolez-vous avec cela, madame le Maire. »

Mais c’était comme si Rachelle ne l’avait pas entendue. « Tant d’années de préparatifs balayées en une nuit. » Affalée, défaite, elle semblait avoir vieilli de vingt ans.

« Je doute que tout ait pu s’accomplir en une nuit, observa Dors. Suborner vos officiers – si tel a été le cas – a dû prendre du temps.

— Dans ce domaine, Demerzel est un expert et je l’ai manifestement sous-estimé. Comment a-t-il procédé, je l’ignore. Menaces, pots-de-vin, arguments mielleux et spécieux ? C’est un maître dans l’art des coups fourrés et de la trahison, j’aurais dû le savoir. »

Elle poursuivit après un silence : « S’il avait agi ouvertement, je n’aurais eu aucun mal à détruire toutes les forces qu’il pouvait envoyer contre moi. Mais qui aurait pensé que Kan serait trahie, qu’un serment d’allégeance serait foulé avec une telle légèreté ? »

Toujours rationnel, Seldon ne put s’empêcher d’observer : « J’imagine que ce n’est pas à vous qu’ils ont prêté serment, mais à votre père.

— Absurde, rétorqua Rachelle. Quand mon père m’a transmis les fonctions de Maire, comme il était légalement en droit de le faire, il m’a automatiquement transmis tous les serments d’allégeance prêtés devant lui. Les précédents ne manquent pas. Il est de coutume de répéter le serment devant le nouveau dirigeant mais ce n’est qu’une cérémonie symbolique, sans aucune valeur légale. Mes officiers le savent, même s’ils ont choisi de l’oublier. Ils ont pris prétexte de mon sexe parce qu’ils tremblent de peur devant une vengeance impériale qui ne se serait jamais produite s’ils avaient été vaillants, à moins qu’ils ne tremblent d’avidité à l’idée des récompenses promises et dont ils ne verront jamais la couleur, si je connais mon Demerzel. »

Elle se tourna brusquement vers Seldon. « C’est vous qu’il veut, vous le savez. Demerzel nous a frappés à cause de vous. »

Seldon sursauta. « Pourquoi moi ? »

— Ne faites pas l’innocent. Pour la même raison que je désirais vous avoir, bien entendu. » Elle soupira. « Au moins, je ne suis pas totalement trahie. Il me reste encore des soldats loyaux. Sergent ! »

Le sergent Thalus entra, d’une démarche discrète et prudente que sa taille rendait presque incongrue. Son uniforme était impeccable, sa moustache fièrement ourlée.

« Madame le Maire », dit-il en se mettant au garde-à-vous.

Apparemment, c’était toujours le même superbe quartier de viande, pour reprendre l’expression de Seldon – un homme qui suivait toujours aveuglément les ordres, sans se préoccuper le moins du monde du total bouleversement de la situation.

Rachelle sourit tristement à Raych. « Et comment vas-tu, toi, mon petit Raych ? J’avais l’intention de faire quelque chose de toi. Mais je n’en aurai pas eu le temps…

— Bonjour, m’d… madame, dit Raych, gêné.

— Comme je voulais faire quelque chose de vous, docteur Seldon, et là aussi je dois implorer votre pardon. Je ne le pourrai pas.

— En ce qui me concerne, madame, vous n’avez pas de regrets à avoir.

— Mais que si. Je ne peux pas laisser Demerzel vous récupérer sans rien faire. Ce serait une victoire de trop pour lui, et cela au moins je puis l’empêcher.

— Je n’ai pas plus l’intention de travailler pour lui, madame, je vous l’assure, que pour vous.

— La question n’est pas de travailler ou non. Elle est de se faire manipuler. Adieu, docteur Seldon. Sergent, abattez-le. »

Le sergent dégaina son éclateur et Dors, avec un cri, se rua en avant, mais Seldon l’avait devancée et la prit par le coude. Il l’agrippa désespérément.

« Reculez-vous, Dors, s’écria-t-il, ou il va vous tuer. Moi, il ne me tuera pas. Toi aussi, Raych, reste à l’écart. Ne fais pas un geste. »

Seldon fit face au sergent. « Vous hésitez, sergent, parce que vous savez que vous ne pouvez tirer. J’aurais pu vous tuer, il y a dix jours, mais je n’en ai rien fait. Et vous m’avez alors donné votre parole d’honneur que vous me protégeriez.

— Qu’est-ce que vous attendez ? aboya Rachelle. Je vous ai dit de l’abattre, sergent. »

Seldon ne dit rien de plus. Il resta immobile, tandis que le sous-officier, les yeux écarquillés, maintenait son arme braquée vers la tête de Seldon.

« Je vous ai donné un ordre ! hurla Rachelle.

— J’ai votre parole », dit calmement Seldon.

Et le sergent Thalus répondit d’une voix étranglée : « Le déshonneur, d’un côté comme de l’autre. » Sa main retomba et l’arme chut à terre avec bruit.

Rachelle éclata : « Alors, vous aussi, vous me trahissez ! »

Avant que Seldon ait pu faire un geste ou Dors se dégager de son étreinte, Rachelle avait récupéré l’éclateur, visé le sergent et pressé le contact.

Seldon n’avait encore jamais vu quelqu’un se faire éclater sous ses yeux. Sans doute à cause du nom même de l’arme, il s’était plus ou moins attendu à un bruit assourdissant, une explosion de chair et de sang. Cet éclateur kanite, en tout cas, n’agit aucunement de la sorte. Seldon n’aurait su dire les dégâts occasionnés à l’intérieur de la poitrine du sergent, toujours est-il que sans changer d’expression, sans le moindre rictus de douleur, l’homme s’effondra devant lui, mort et bien mort.

Et maintenant Rachelle braquait l’arme sur Seldon, avec une fermeté qui excluait tout espoir de survie au-delà des prochaines secondes.

Ce fut Raych, toutefois, qui décida de passer à l’action à l’instant même où le sergent s’affalait. Fonçant entre Seldon et Rachelle, il agita furieusement les mains.

« M’dame, m’dame, s’écria-t-il. Tirez pas ! »

Rachelle hésita un instant. « Écarte-toi, Raych. Je ne veux pas te faire de mal. »

Dors n’attendait que cet instant d’hésitation. Se dégageant violemment, elle plongea vers Rachelle, cette dernière tomba en poussant un cri et l’arme tomba à terre une seconde fois.

Ce fut Raych qui la récupéra.

Laissant échapper un profond soupir, Seldon dit d’une voix tremblante : « Raych, donne-moi ça. »

Mais le garçon recula. « Z’allez pas la tuer, hein, Maître Seldon ! Elle a été sympa avec moi.

— Je ne vais tuer personne, Raych. Elle, en revanche, elle a tué le sergent et elle m’aurait tué, mais elle n’a pas osé tirer de peur de te blesser, et pour cela nous lui laisserons la vie sauve. »

Ce fut au tour de Seldon de s’asseoir, tenant négligemment l’éclateur à la main tandis que Dors retirait le fouet neuronique d’un étui resté à la ceinture du sergent défunt.

Une nouvelle voix résonna : « Je vais m’occuper d’elle, Seldon. »

Celui-ci leva les yeux et dit, soudain joyeux : « Hummin ! Enfin !

— Je suis désolé d’avoir tant tardé, Seldon. J’avais des tas de choses à faire. Comment allez-vous, docteur Venabili ? Je suppose que voici la fille de Mannix, Rachelle. Mais qui est ce garçon ?

— Notre ami Raych est un jeune Dahlite que nous avons recueilli », expliqua Seldon.

Des soldats entraient à présent et, sur un geste discret de Hummin, ils relevèrent respectueusement Rachelle.

Libre de relâcher sa surveillance, Dors épousseta d’une main ses vêtements et défroissa son corsage. Seldon se rendit soudain compte qu’il était toujours en robe de chambre.

Se dégageant avec mépris de l’étreinte des soldats, Rachelle pointa le doigt vers Hummin : « Qui est-ce ? » demanda-t-elle à Seldon.

« Chetter Hummin, un ami, et mon protecteur sur cette planète.

— Votre protecteur ? » Rachelle fut prise d’un rire dément. « Espèce de crétin ! Idiot ! Cet homme est Demerzel et vous n’avez qu’à regarder d’un peu plus près votre prétendue compagne Venabili pour vous apercevoir qu’elle le sait pertinemment. Vous avez été piégé depuis le début, comme jamais vous ne l’avez été avec moi ! »

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Hummin et Seldon déjeunèrent ensemble, ce jour-là, seuls et quasiment séparés par un rempart de silence.

C’est vers la fin du repas que Seldon se secoua et dit, d’une voix animée : « Eh bien, monsieur, comment dois-je m’adresser à vous ? Je vous imagine toujours en tant que “ Chetter Hummin ”, mais même si je vous accepte sous votre nouvelle personnalité, je ne peux sûrement pas vous appeler “ Eto Demerzel ”. En cette qualité, vous jouissez d’un titre officiel, et j’ignore l’usage protocolaire. Éclairez-moi.

— Appelez-moi simplement “ Hummin ”, répondit gravement son interlocuteur, si ça ne vous dérange pas. Ou bien “ Chetter ”. Oui, je suis Eto Demerzel, mais en ce qui vous concerne je suis toujours Hummin. A vrai dire, les deux sont inséparables. Je vous ai dit que l’Empire était sur la pente du déclin et de l’effondrement. Je crois que c’est la vérité, quel que soit mon titre. Je vous ai dit que je voulais faire de la psychohistoire le moyen de prévenir ce déclin et cet effondrement, ou à tout le moins d’apporter un renouveau, un sang neuf, si cette décadence devait aller jusqu’à son terme. J’en reste également persuadé, quel que soit mon titre.

— Mais vous m’aviez à portée de la main ! Je suppose que vous étiez dans les parages lors de mon entrevue avec Sa Majesté Impériale.

— Avec Cléon ? Oui, bien sûr.

— Alors, vous auriez pu me parler à ce moment, comme vous l’avez fait plus tard en vous présentant comme étant Hummin.

— Ça m’aurait avancé à quoi ? En tant que Demerzel, des tâches énormes m’incombent. Je dois m’occuper de Cléon, homme plein de bonnes intentions mais peu doué, et l’empêcher, dans la mesure de mes moyens, de commettre des erreurs. Je dois remplir mon rôle dans le gouvernement de Trantor et de l’Empire. Comme vous avez pu le constater, j’ai dû consacrer une bonne partie de mon temps à mettre Kan hors d’état de nuire.

— Oui, je sais, murmura Seldon.

— Ça n’a pas été facile et j’ai bien failli perdre la partie. J’ai passé des années à me colleter avec Mannix, j’ai appris à comprendre son mode de pensée et à contrer coup par coup chacune de ses initiatives. Jamais je n’aurais imaginé que, de son vivant, il transmettrait ses pouvoirs à sa fille. Je ne l’avais donc pas étudiée et n’étais pas préparé à son extraordinaire imprudence. A rencontre de son père, toute son éducation l’avait poussée à considérer le pouvoir comme allant de soi et elle n’a jamais eu aucune idée de ses limites. C’est ainsi qu’elle a pu s’emparer de vous, me contraignant à agir avant d’être tout à fait prêt.

— Résultat : vous avez bien failli me perdre. Par deux fois, je me suis retrouvé face au canon d’un éclateur.

— Je sais. » Hummin hocha la tête. « Et nous aurions pu également vous perdre sur la Couverture – encore un accident que je n’avais su prévoir.

— Mais vous n’avez pas vraiment répondu à ma question. Pourquoi m’avoir expédié par toute la planète pour échapper à Demerzel quand vous étiez vous-même Demerzel ?

— Vous avez dit à Cléon que la psychohistoire était un concept purement théorique, une sorte de jeu mathématique sans application pratique. Cela aurait pu être vrai et, si je vous avais abordé de manière officielle, je suis certain que vous auriez tout simplement maintenu votre point de vue. Oui, j’étais attiré par la notion de psychohistoire. Je me demandais si, en fin de compte, ce n’était pas uniquement un jeu. Comprenez bien que je ne désirais pas simplement me servir de vous : je voulais une psychohistoire concrète, applicable.

« Je vous ai donc expédié, comme vous dites, par toute la planète avec le terrible Demerzel en permanence sur vos talons. Voilà, me suis-je dit, un stimulant puissant pour l’esprit : la psychohistoire en deviendra excitante, bien plus qu’un jeu mathématique. Vous pouviez avoir envie de la mettre au point pour Hummin, l’idéaliste sincère, alors que vous refuseriez de céder à ce laquais impérial de Demerzel. En outre, vous auriez un aperçu des divers aspects de Trantor, ce qui vous serait utile – bien plus, certainement, que de vivre dans votre tour d’ivoire sur une planète lointaine, seulement entouré de collègues mathématiciens. Avais-je raison ? Avez-vous fait des progrès ?

— En psychohistoire ? Effectivement. Mais je pensais que vous étiez au courant.

— Comment aurais-je pu l’être ?

— J’en ai parlé à Dors.

— Mais pas à moi. Quoi qu’il en soit, parlez-m’en maintenant. Voilà une bonne nouvelle.

— Pas tant que ça. Je n’en suis qu’aux balbutiements. Mais c’est quand même un début.

— Est-ce le genre de débuts qu’on peut expliquer même à un non-mathématicien ?

— Je le pense. Voyez-vous, Hummin, j’ai longtemps considéré la psychohistoire comme une science dépendant de l’interaction de vingt-cinq millions de mondes, chacun peuplé en moyenne de quatre milliards d’âmes. C’est trop. Il est impossible de manipuler un ensemble aussi complexe. Si je voulais réussir, trouver le moyen de rendre la psychohistoire applicable, il me fallait avant tout découvrir un système plus simple.

« J’ai donc envisagé de remonter dans le temps pour m’occuper d’un monde unique, celui qu’occupait l’humanité en ces temps obscurs antérieurs à la colonisation de la Galaxie. A Mycogène on parlait du monde originel d’Aurora, et à Dahl j’ai entendu évoquer une Terre ancestrale. J’ai cru d’abord qu’il pouvait s’agir d’une seule et même planète sous des noms divers, mais les deux mondes différaient assez sur au moins un point pour rendre toute confusion impossible. Peu importait d’ailleurs. Car on avait sur l’une et l’autre planète si peu de connaissances, et si obscurcies par le mythe et la légende, qu’il ne fallait pas espérer y appliquer les méthodes de la psychohistoire. »

Il s’interrompit pour siroter son jus de fruit, sans quitter des yeux Hummin.

« Bon, et ensuite ? dit celui-ci.

— Entre-temps, Dors m’avait raconté quelque chose, que j’appelle l’histoire de la main sur la cuisse. C’était une simple anecdote amusante et banale, et qui ne signifiait rien en soi. Pourtant, elle avait amené Dors à évoquer les différences des mœurs sexuelles d’un monde à l’autre, comme d’un secteur à l’autre de Trantor. Il m’apparut alors qu’elle considérait les divers secteurs de Trantor comme autant de mondes indépendants. J’en avais à présent huit cents à rajouter à mes vingt-cinq millions ! La différence paraissait infime, aussi l’oubliai-je et n’y repensai plus.

« Mais, à mesure que mon périple m’amenait du secteur impérial à Streeling, puis à Mycogène, puis à Dahl, puis à Kan, je pus constater par moi-même l’étendue de leurs différences. L’image de Trantor, vue non plus comme un monde unique mais comme un complexe de mondes juxtaposés, s’imposait à mon esprit, mais je n’avais toujours pas entrevu le point crucial.

« La révélation me vint en écoutant Rachelle – vous voyez, j’ai eu de la chance de me faire capturer par Kan, en fin de compte, puis d’entendre les plans grandioses que l’impétuosité de Rachelle l’a amenée à me révéler. En effet, elle me dit que sa seule ambition était d’avoir Trantor et quelques planètes voisines. C’était un empire en soi, estimait-elle, et elle écartait les mondes extérieurs comme autant de “ lointains néants ”.

« Ce fut à ce moment précis que je vis ce qui devait somnoler au tréfonds de mon esprit depuis pas mal de temps. D’un côté, Trantor possédait un système social extraordinairement complexe, en tant que planète densément peuplée composée de huit cents mondes plus petits. C’était en soi un système assez complexe pour rendre la psychohistoire significative, et en même temps il était assez simple, comparé à l’Empire dans son ensemble, pour la rendre peut-être applicable en pratique.

« Et les vingt-cinq millions de mondes extérieurs ? C’étaient de “ lointains néants ”. Certes, ils affectaient Trantor et celle-ci les affectait, mais c’étaient des effets de second ordre. Si je pouvais construire en première approximation une psychohistoire opérationnelle pour Trantor seule, alors les effets mineurs des mondes extérieurs pourraient être ajoutés ultérieurement au modèle pour le perfectionner. Voyez-vous ce que je veux dire ? J’étais en quête d’un monde unique pour y établir une science psychohistorique applicable et je le cherchais dans le lointain passé, alors que depuis le début il était sous mes pieds, ici et maintenant.

— Splendide ! s’exclama Hummin, visiblement ravi et soulagé.

— Mais tout reste à faire, Hummin. Je dois étudier Trantor en détail. Concevoir les outils mathématiques pour traiter le problème. Avec un peu de chance, et si je vis assez longtemps, j’aurai peut-être les réponses avant ma mort. Sinon, ce sera à mes successeurs de poursuivre la tâche. L’Empire se sera sans doute effondré et brisé depuis longtemps quand la psychohistoire deviendra une technique opérationnelle.

— Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour vous aider.

— Je le sais bien.

— Alors, vous me faites confiance, bien que je sois Demerzel ?

— Entièrement. Absolument. Mais si je vous fais confiance, c’est parce que vous n’êtes pas Demerzel.

— Mais je le suis, insista Hummin.

— Oh, que non. Votre personnage de Demerzel est aussi éloigné de la vérité que votre personnage de Hummin.

— Que voulez-vous dire ? » Ses yeux s’agrandirent tandis qu’il s’écartait légèrement de Seldon.

« Je veux dire que vous avez sans doute choisi ce nom “ Hummin ” par une espèce d’ironie désabusée. “ Hummin ” est une déformation d’“ humain ”, n’est-ce pas ? »

L’intéressé se garda de répondre. Il continuait de fixer Seldon.

Et finalement, Seldon expliqua : « Parce que vous n’êtes pas humain, n’est-ce pas, “ Hummin-Demerzel ” ? Vous êtes un robot. »

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