Sacratorium

AURORA. — … Monde mythique, passant pour avoir été habité aux temps primitifs, à l’aube du voyage interstellaire. D’aucuns pensent qu’il pourrait s’agir également de ce mythique « monde des origines » de l’humanité et donc d’un autre nom pour « Terra ». On rapporte que les occupants du secteur de Mycogène (voir ce mot) de l’antique Trantor se seraient considérés comme les descendants des habitants d’Aurora et auraient fait de ce principe le fondement de leur système de croyances dont par ailleurs on ne sait pratiquement rien…

ENCYCLOPAEDIA GALACTICA

50

Les deux sœurs Goutte-de-Pluie arrivèrent au milieu de la matinée. Goutte-de-Pluie Quarante-cinq semblait toujours aussi chaleureuse, mais Goutte-de-Pluie Quarante-trois resta sur le pas de la porte, l’air crispé et circonspect. Elle garda les yeux baissés et ne jeta même pas un regard à Seldon.

Ce dernier, hésitant, fit un signe à Dors qui lança, d’un ton joyeux et affairé : « Un petit instant, Sœurs. Que je donne des instructions à mon homme, sinon il ne va pas savoir quoi faire de sa journée. »

Tous deux gagnèrent la salle de bains et Dors murmura : « Il y a quelque chose qui ne va pas ?

— Oui. Goutte-de-Pluie Quarante-trois est visiblement perturbée. S’il vous plaît, dites-lui que je lui restituerai le Livre aussitôt que possible. »

Dors gratifia Seldon d’un long regard surpris : « Hari, vous êtes un garçon délicat et prévenant mais vous n’avez pas plus de jugeote qu’une amibe. Si j’ai le malheur d’évoquer seulement le Livre devant cette pauvre femme, elle sera persuadée que vous m’avez raconté par le menu tout ce qui s’est passé hier et c’est pour le coup qu’elle sera réellement perturbée. Non, le seul espoir est de la traiter exactement comme si de rien n’était. »

Seldon hocha la tête et reconnut, désabusé : « Je suppose que vous avez raison. »

Dors revint à temps pour le dîner et trouva Seldon sur sa couchette, encore en train de feuilleter le Livre, mais avec une impatience accrue.

Il leva les yeux, fit une grimace et dit : « Si nous devons rester ici encore un certain temps, il va absolument falloir que nous disposions d’un moyen de communication quelconque. Je n’avais aucune idée du moment où vous rentreriez et je commençais à m’inquiéter.

— Eh bien, me voici », fit-elle en retirant délicatement sa coiffe avant de la lorgner, non sans un certain dégoût. « Je suis vraiment ravie de votre sollicitude. Je m’étais dit que vous seriez tellement absorbé par votre Livre que vous n’auriez même pas remarqué mon absence. »

Seldon ronchonna.

« Quant aux moyens de communication, je doute qu’ils soient faciles à trouver à Mycogène. Ils risqueraient de faciliter les contacts avec les tribus barbares et je soupçonne les dirigeants de Mycogène d’être fermement résolus à limiter toute possibilité d’interaction avec le Grand Inconnu au-delà de leurs frontières.

— Effectivement, dit Seldon en déposant le Livre à côté de lui, je m’y attendais un peu après ce que j’ai lu. Avez-vous trouvé quelque chose au sujet de ce… comment dites-vous, déjà… ce temple ?

— Oui, dit-elle en retirant ses couvre-sourcils. Il existe. Il y en a même un certain nombre sur toute l’étendue du secteur, mais il y a un édifice central qui semble être le plus important – vous ne me croirez jamais, mais une femme a remarqué mes cils et m’a dit que je ne devrais pas me montrer ainsi en public ! J’ai eu l’impression qu’elle était prête à me dénoncer pour exhibitionnisme !

— Ne vous tracassez pas pour ça, fit Seldon avec impatience. Savez-vous où est situé le temple central ?

— J’ai des indications, mais Goutte-de-Pluie Quarante-cinq m’a bien avertie que les femmes n’ont pas le droit d’y entrer, sauf à des occasions spéciales, dont aucune n’est prévue dans un avenir proche. L’édifice s’appelle le Sacratorium.

— Le quoi ?

— Le Sacratorium.

— Quel vilain mot. Que signifie-t-il ? »

Dors secoua la tête. « Je ne le connaissais pas. Et aucune Goutte-de-Pluie n’a su me dire ce qu’il signifiait. Pour elles, Sacratorium ne se rapporte pas au nom de l’édifice, mais à ce qu’il est. Leur demander pourquoi elles l’appellent ainsi doit leur faire le même effet que leur demander pourquoi on appelle mur un mur.

— Est-ce qu’elles savent au moins quelque chose à son sujet ?

— Mais bien sûr, Hari. Elles savent à quoi il sert. C’est un lieu consacré à autre chose que la vie ici à Mycogène. Il est consacré à un autre monde, un monde antérieur, et meilleur.

— Le monde où ils vivaient jadis, vous voulez dire ?

— Tout juste. Goutte-de-Pluie Quarante-cinq a bien failli l’admettre mais sans pouvoir se résoudre à prononcer le mot.

— Aurora ?

— C’est bien ça, mais je parie que si vous étiez amené à le prononcer à haute voix devant un groupe de Mycogéniens, ils seraient horrifiés et scandalisés. Goutte-de-Pluie Quarante-cinq, lorsqu’elle m’a dit : “ Le Sacratorium est consacré à… ”, s’est arrêtée à ce point précis pour dessiner soigneusement les lettres une à une du bout du doigt sur la paume de sa main. Et elle a rougi, comme si elle faisait quelque chose d’obscène.

— Étrange, dit Seldon. Si le Livre est un guide exact, Aurora est leur plus cher souvenir, le principe qui les unit, le centre autour duquel tout tourne à Mycogène. Pourquoi le fait de la mentionner serait-il considéré comme obscène ? Êtes-vous sûre de ne pas avoir mal interprété ce qu’elle voulait dire ?

— Absolument sûre. Et peut-être n’y a-t-il là rien de mystérieux. En parler trop risquerait d’alerter les barbares. La meilleure façon de garder le secret est de rendre tabou le seul fait d’en parler.

— Tabou ?

— Un terme spécialisé d’anthropologie. Qui fait référence à une pression sociale puissante, assez efficace pour interdire une quelconque forme d’action. Le fait que les femmes n’aient pas le droit d’entrer dans le Sacratorium a sans doute la force d’un tabou. Je suis sûre qu’une Sœur serait horrifiée si on lui suggérait d’en franchir l’enceinte.

— Les indications qu’on vous a fournies sont-elles suffisantes pour me permettre de m’y rendre par mes propres moyens ?

— Primo, Hari, vous n’irez pas tout seul. Je vous accompagne. Je croyais que nous en avions discuté et qu’il était bien entendu que je ne pouvais pas vous protéger à distance – pas plus des tempêtes de neige que des femelles excitées. Secundo, il n’est pas question de songer à s’y rendre à pied. Mycogène est peut-être un petit secteur, à côté des autres, mais il n’est quand même pas petit à ce point.

— Par le réseau express, dans ce cas.

— Aucune ligne ne traverse le territoire de Mycogène. Ça faciliterait trop les contacts entre Mycogéniens et barbares. Il existe toutefois des moyens de transport public du genre de ceux qu’on trouve sur les planètes les moins développées. En fait, c’est exactement ce qu’est Mycogène : un fragment de planète sous-développé, enfoncé comme une écharde dans le corps de Trantor, par ailleurs composé d’un patchwork de sociétés évoluées. Au fait, Hari, finissez d’étudier ce Livre le plus vite possible. Il est manifeste que Goutte-de-Pluie Quarante-trois risque des ennuis aussi longtemps que vous le garderez, et c’est aussi ce qui nous pend au nez si jamais on le découvre.

— Vous voulez dire que sa lecture par un barbare est tabou ?

— J’en suis certaine.

— Eh bien, ce ne sera pas une grosse perte que de le restituer. Je dirais que quatre-vingt-quinze pour cent de son contenu est incroyablement ennuyeux : interminables luttes intestines entre factions politiques, interminables justifications de stratégies politiques dont je serais bien en peine de juger la sagesse, interminables homélies sur des points d’éthique qui, même explicités (ce qui n’est généralement pas le cas), sont formulés avec un pharisaïsme si crispant qu’il pousserait presque à les violer.

— A vous entendre, on dirait que je vous rendrais un fier service en vous confisquant cet objet.

— Sauf qu’il y a les cinq pour cent restants où l’on discute de cette Aurora qu’on ne doit jamais mentionner. Je reste convaincu qu’il y a là quelque chose qui pourrait m’être utile. C’est pour ça que je voulais en savoir plus sur le Sacratorium.

— Espérez-vous y trouver une confirmation de l’hypothèse Aurora exprimée dans le Livre ?

— D’une certaine manière. Je suis terriblement fasciné aussi par tout ce que le Livre dit sur les automates, ou les robots, pour reprendre leur terme. Je me sens attiré par le concept.

— Vous ne le prenez quand même pas au sérieux ?

— Presque. Si l’on prend certains passages du Livre au pied de la lettre, on doit admettre que certains robots avaient forme humaine.

— Naturellement. Si vous devez construire un simulacre d’être humain, vous serez bien obligé de lui donner l’aspect de son modèle.

— Certes, simulacre veut dire “ ressemblance ”, mais une ressemblance peut être grossière. Un artiste peut dessiner une silhouette rudimentaire, moyennant quoi vous saurez qu’elle représente un être humain et n’aurez aucun mal à le reconnaître : un rond pour la tête, une tige pour le corps, quatre traits incurvés pour les bras et les jambes, et voilà. Moi, je parle de robots qui ressemblent vraiment à un être humain, dans le moindre détail.

— Ridicule, Hari. Imaginez le temps qu’il faudrait pour travailler le métal afin de reproduire les proportions exactes du corps, avec la courbe adoucie des muscles sous-jacents.

— Qui a parlé de métal, Dors ? Mon impression est que ces robots étaient organiques ou pseudo-organiques, qu’ils étaient couverts de peau, et que vous auriez été bien en peine de les distinguer en quoi que ce soit de leur modèle.

— Le Livre dit ça ?

— Pas de manière aussi explicite. La déduction, toutefois…

— C’est votre déduction, Hari. Vous ne pouvez pas y songer sérieusement.

— Laissez-moi. Je vois quatre éléments que je peux déduire des indications du Livre à propos des robots – et j’ai collationné toutes les références données par l’index. D’abord, comme je l’ai dit, ils ressemblaient – au moins pour la plupart – à des hommes ; ensuite, ils avaient une durée de vie extrêmement longue – si l’on peut leur appliquer ce terme.

— Disons plutôt “ période d’activité ” ou vous allez définitivement les considérer comme humains.

— Troisièmement, poursuivit Seldon sans tenir compte de l’interruption, j’ai découvert que certains d’entre eux – un en tout cas – continuent à vivre aujourd’hui.

— Hari, il s’agit là d’une des légendes les plus répandues. Le héros antique ne meurt jamais mais reste prêt à revenir pour sauver le peuple en période de crise grave. Franchement, Hari…

— Quatrièmement, dit Seldon, toujours sans relever le défi, certaines phrases semblent suggérer que le temple central – ou Sacratorium, si tel est le terme, bien que je ne l’aie vu nulle part dans le Livre – contiendrait un robot. » Il marqua un temps d’arrêt puis dit : « Vous voyez ?

— Non. Qu’est-ce que je devrais voir ?

— Si nous combinons les quatre points, il y a peut-être un robot, ressemblant parfaitement à un être humain, toujours vivant depuis, disons, vingt millénaires, qui se trouve dans le Sacratorium.

— Allons, Hari, vous ne pouvez quand même pas croire ça !

— Je n’y crois pas réellement mais je ne peux pas non plus négliger ce point. Et si c’était vrai, même s’il n’y a qu’une chance sur un million ? Ne voyez-vous pas l’intérêt qu’il pourrait avoir pour moi ? Il pourrait se rappeler la Galaxie telle qu’elle était bien avant qu’on dispose d’archives historiques fiables. Il pourrait contribuer à rendre la psychohistoire possible.

— Même si c’était vrai, croyez-vous que les Mycogéniens vous laisseraient le voir et l’interviewer ?

— Je n’ai pas l’intention de leur en demander la permission. Je peux au moins me rendre au Sacratorium, voir déjà s’il y a quelque chose à interviewer.

— Pas maintenant. Demain au plus tôt. Et si la nuit ne vous porte pas conseil, nous irons. Ensemble.

— Vous m’avez dit vous-même qu’ils ne laissent pas les femmes…

— Ils laissent les femmes regarder du dehors, j’en suis sûre, et j’ai bien peur que nous n’ayons pas d’autre choix. »

Et sur ce point, elle resta inflexible.

51

Hari Seldon ne voyait aucun inconvénient à se laisser guider par Dors. Elle avait déjà emprunté le réseau de voies de communication de Mycogène et s’y trouverait plus à l’aise que lui.

Les sourcils froncés, Dors Venabili était moins ravie par la perspective. Elle remarqua : « On peut facilement se perdre, vous savez.

— Pas avec ce plan-guide », observa Seldon.

Elle leva les yeux, impatientée : « Réfléchissez un peu, Hari. Ce qu’il me faudrait, c’est un plan électronique, que je puisse interroger. Cette version mycogénienne n’est qu’un bout de plastique plié. Je ne peux pas informer cet objet de l’endroit où je me trouve. Je ne peux pas le lui dire à haute voix et je ne peux même pas le faire en pressant des boutons. Et lui non plus ne peut pas me répondre. C’est un imprimé.

— Eh bien, lisez donc ce qu’il dit.

— C’est bien ce que je m’évertue à faire, mais il s’adresse à des gens déjà familiarisés avec le système. Nous serons obligés de demander notre chemin.

— Non, Dors. Ce sera en dernier ressort. Je n’ai pas envie d’attirer l’attention. J’aimerais mieux qu’on tente notre chance en essayant de nous débrouiller seuls, même si ça entraîne quelques détours. »

Dors parcourut le plan-guide avec attention puis elle bougonna : « Eh bien, il consacre une place importante au Sacratorium. C’est tout naturel, je suppose. Je présume que tout le monde ici désire s’y rendre à un moment ou à un autre. » Puis, après nouvelle réflexion, elle ajouta : « Vous savez quoi ? Il n’y a aucun moyen de transport direct pour s’y rendre.

— Quoi ?

— On se calme ! Apparemment, il y a moyen de rejoindre, d’ici, une autre ligne qui, elle, nous y conduira. Il faudra changer. »

Seldon se détendit. « Bon sang, c’est vrai. La moitié des destinations sur Trantor ne sont pas accessibles directement sans correspondance. »

Regard impatienté de Dors : « Je sais ça aussi. Simplement, j’ai l’habitude que la machine me le dise. Quand on doit se débrouiller seul, les choses les plus évidentes peuvent momentanément vous échapper.

— Pas de problème, ma chère. Ne vous emportez pas. Si vous connaissez l’itinéraire, eh bien, guidez-nous. Je suivrai docilement. »

Il la suivit donc jusqu’à ce qu’ils parviennent à une intersection où ils s’arrêtèrent.

Trois hommes en tunique blanche et un couple de femmes en gris s’y trouvaient déjà. Seldon risqua un sourire passe-partout dans leur direction mais ils réagirent par un regard ahuri avant de détourner la tête.

Puis leur moyen de transport arriva. C’était une version démodée de ce que, sur Hélicon, Seldon aurait appelé un gravibus. Il était équipé d’une vingtaine de banquettes capitonnées, pouvant chacune accueillir quatre voyageurs. Chaque rangée avait sa porte, de chaque côté de la voiture. Quand le bus s’arrêtait, les passagers descendaient des deux côtés. (Un instant, Seldon s’inquiéta pour ceux qui descendaient sur la chaussée mais il remarqua que la circulation s’arrêtait, dans les deux sens, en arrivant à proximité du bus. Aucun véhicule ne le dépassa durant son arrêt.)

Dors poussa Seldon avec impatience et il s’installa sur une banquette avec deux places libres. Elle le suivit. (Les hommes montaient et descendaient toujours les premiers, remarqua-t-il.)

Dors marmonna : « Et cessez de faire l’anthropologue. Regardez plutôt autour de vous.

— Je vais essayer.

— Par exemple », dit-elle – et elle lui indiqua une plaque lisse découpée dans le dossier du siège juste devant eux. Dès que le véhicule se fut ébranlé, cet écran s’illumina pour indiquer le prochain arrêt, les carrefours et bâtiments remarquables à proximité.

« Bon, voilà qui nous dira sans doute quand nous approcherons de notre correspondance. Enfin, ce secteur n’est pas complètement barbare.

— Bien », dit Seldon. Puis, après quelques secondes, se penchant vers Dors, il murmura : « Personne ne nous regarde. Il semblerait que des frontières artificielles s’érigent pour protéger l’intimité des gens sitôt qu’il y a foule. Aviez-vous remarqué ?

— Ça m’a toujours paru l’évidence même. Si ce doit être une des règles de votre psychohistoire, elle n’impressionnera pas grand monde. »

Comme elle l’avait pressenti, la plaque indicatrice devant eux finit par annoncer l’approche de la correspondance avec la ligne directe pour le Sacratorium.

Ils descendirent et durent à nouveau attendre. Plusieurs véhicules venaient de quitter l’intersection mais déjà un autre gravibus approchait. Ils étaient sur un itinéraire fréquenté, ce qui n’avait rien de surprenant ; le Sacratorium devait être le centre et le pôle d’attraction du secteur.

Ils montèrent dans le gravibus et Seldon murmura : « On ne paie pas ?

— D’après le plan-guide, les transports publics sont gratuits. »

Seldon fit la moue. « Quelle marque de civilisation ! Je suppose que rien n’est jamais tout d’un bloc, ni le sous-développement ni la barbarie, rien… »

Mais Dors lui enfonça le coude dans les côtes en chuchotant : « Votre règle tombe à l’eau. Nous sommes observés. L’homme, sur votre droite. »

52

Seldon jeta un bref coup d’œil de côté. L’homme à sa droite était plutôt mince et paraissait âgé. Il avait les yeux sombres et le teint basané, et Seldon était persuadé qu’il aurait été très brun s’il n’avait pas été épilé.

Il regarda de nouveau droit devant lui, songeur. Ce Frère était plutôt atypique. Les quelques individus auxquels il avait jusque-là prêté attention étaient en général de grande taille, avec la peau claire et des yeux bleus ou gris. Bien entendu, il n’en avait pas vu assez pour en déduire une règle générale.

Puis il sentit un léger contact sur la manche droite de sa tunique. Il se tourna, hésitant, et se retrouva le nez devant une carte sur laquelle était crayonné : ATTENTION, BARBARE !

Seldon sursauta et porta machinalement la main à sa coiffe. Son voisin épela en silence : « Vos cheveux. »

La main de Seldon sentit quelques poils visibles à la tempe. Il avait dû déplacer son bonnet à un moment ou à un autre. Rapidement, et avec le maximum de discrétion, il tira dessus, puis, faisant mine de se caresser la tête, s’assura qu’il était bien fixé.

Il se tourna vers son voisin, hocha imperceptiblement la tête en épelant : « Mer-ci. »

Son voisin sourit et répondit, sur le ton de la conversation : « Vous vous rendez au Sacratorium ? »

Seldon acquiesça. « Effectivement.

— Je n’ai pas de mérite à deviner. Moi aussi. Descendrons-nous ensemble ? » Son sourire était amical.

— « Je suis avec mon… ma…

— Avec la femme. Bien sûr. Eh bien, tous les trois, alors ? »

Seldon ne savait trop comment réagir. Un bref coup d’œil à gauche lui révéla que Dors regardait droit devant elle. Elle ne trahissait aucun intérêt pour la conversation des hommes – une attitude digne d’une Sœur. Cependant Seldon sentit une petite tape sur le genou gauche qu’il prit (un peu hâtivement, peut-être) pour une approbation.

Toujours est-il que son sens inné de la courtoisie le poussa à répondre : « Mais oui, certainement. »

Il n’y eut pas d’autre conversation avant que la plaque indicatrice leur annonce qu’ils arrivaient au Sacratorium ; l’ami mycogénien de Seldon se leva alors pour sortir.

Le gravibus décrivit un large virage pour contourner le vaste périmètre du Sacratorium et, dès qu’il se fut immobilisé, ce fut l’exode général, les hommes descendant, comme toujours, les premiers. Les femmes suivirent.

Le Mycogénien avait la voix légèrement chevrotante mais il était chaleureux. Il leur dit : « Il est un petit peu tôt pour déjeuner, mes… amis, mais croyez-m’en, ce sera la cohue dans un rien de temps. Voulez-vous que nous achetions tout de suite quelque chose de simple et que nous mangions dehors ? Je suis un habitué des lieux et je connais un endroit agréable. »

Seldon se demanda si c’était une astuce pour attirer d’innocents étrangers dans quelque lieu discutable ou coûteux mais décida de courir le risque.

« Vous êtes fort aimable, lui dit-il. N’étant pas des habitués, nous serons ravis que vous nous guidiez. »

Ils s’achetèrent à manger – des sandwiches et un breuvage qui ressemblait à du lait – dans une petite échoppe à ciel ouvert. Comme la journée était magnifique et que les visiteurs s’annonçaient nombreux, le vieux Mycogénien suggéra qu’ils se rendent aux abords du Sacratorium et mangent dehors, ce qui leur permettrait de reconnaître les lieux.

Pendant qu’ils déambulaient, leur repas à la main, Seldon nota que le temple ressemblait, à échelle très réduite, au Palais impérial et que le terrain alentour ressemblait aussi, en plus petit, aux jardins impériaux. Il avait du mal à imaginer les Mycogéniens admirant les institutions de l’Empire ou nourrissant autre chose que haine et mépris à leur endroit ; malgré tout, l’attraction culturelle ne devait apparemment pas être négligée.

« Superbe, non ? observa le Mycogénien avec un orgueil évident.

— Tout à fait, reconnut Seldon… Resplendissant, il n’y a pas d’autre mot.

— Tout le terrain alentour est aménagé à l’imitation du domaine gouvernemental sur notre Monde de l’Aube… en réduction, bien sûr.

— Avez-vous déjà vu le domaine du Palais impérial ? » hasarda prudemment Seldon.

Le Mycogénien saisit l’allusion et ne parut pas le moins du monde pris de court : « Ce sont eux qui ont copié le Monde de l’Aube, du mieux qu’ils ont pu. »

Seldon en doutait fort mais ne dit rien.

Ils parvinrent à un banc semi-circulaire en pierrite blanche, aussi étincelant sous la lumière que le temple.

« Bien, dit le Mycogénien, ses yeux noirs pétillant de plaisir. Personne n’a pris ma place. Je l’appelle ainsi parce que c’est ma préférée : d’ici, on a une vue superbe sur le mur latéral du Sacratorium, derrière les arbres. Asseyez-vous, je vous en prie. La pierre n’est pas froide, je vous assure. Et votre compagne peut s’asseoir également. Je sais bien que c’est une barbare, que ses coutumes diffèrent des nôtres. Elle… elle peut parler, si elle le désire. »

Dors lui lança un regard noir et s’assit.

Ayant admis qu’ils risquaient de rester quelque temps en compagnie de ce vieux Mycogénien, Seldon lui tendit la main et se présenta : « Je m’appelle Hari et ma compagne s’appelle Dors. Nous n’utilisons pas de numéros, pardonnez-nous…

— A chacun… ou chacune… ses traditions, dit l’autre avec effusion. Je suis Mycélium Soixante-douze. Nous formons une vaste cohorte.

— Mycélium ? répéta Seldon, d’une voix hésitante.

— Vous avez l’air surpris. J’en déduis que vous n’avez rencontré jusqu’à présent que des membres de nos familles les plus anciennes. Des noms comme Nuage, Ensoleillement, Lumière-stellaire – d’origine astronomique ou météorologique.

— Je dois admettre… commença Seldon.

— Eh bien, vous avez devant vous un représentant des classes inférieures. Nos noms proviennent du sol et des micro-organismes que nous cultivons. C’est parfaitement respectable.

— Je n’en doute pas, dit Seldon, et merci encore de m’avoir rendu ce… service dans le gravibus.

— Écoutez, dit Mycélium Soixante-douze, je vous ai épargné de gros ennuis. Si jamais une Sœur vous avait remarqué avant moi, elle aurait sûrement poussé les hauts cris et les Frères présents vous auraient jeté dehors – peut-être même sans attendre l’arrêt de la voiture. »

Dors se pencha pour regarder l’interlocuteur de Seldon. « Comment se fait-il que vous n’ayez pas agi de même ?

— Moi ? Je n’ai aucune animosité envers les barbares. Je suis un érudit.

— Un érudit ?

— Le premier de ma cohorte. J’ai suivi, ma foi, de brillantes études à l’École du Sacratorium. J’ai des lumières sur tous les arts antiques et possède une autorisation d’entrée à la bibliothèque tribale où sont conservés tous les imprimés et vidéo-livres des tribus barbares. Je peux lire ou consulter tous les ouvrages de mon choix. Nous avons même une bibliothèque de référence informatisée à laquelle j’ai également accès. Ce genre de choses vous élargit l’esprit. Je ne me formalise pas pour quelques poils. J’ai vu bien des fois des photos d’hommes à poil. Et de femmes également. » Il jeta un bref regard à Dors.

Ils mangèrent en silence puis Seldon reprit : « Je remarque que chaque Frère qui entre ou sort du Sacratorium porte une écharpe rouge.

— Oh oui, en travers, de gauche à droite – et souvent très richement brodée.

— Pourquoi cela ?

— On l’appelle une “ obi “. Elle symbolise la joie ressentie en entrant au Sacratorium et le sang qu’on serait prêt à verser pour le préserver.

— Le sang ? » Dors plissa le front.

« Ce n’est qu’un symbole. En fait, à ma connaissance, personne n’a jamais répandu son sang pour le Sacratorium. Et à vrai dire, ce n’est pas non plus la joie débordante. Mais plutôt les gémissements, les lamentations et la prostration devant le Monde perdu. » Sa voix tomba, devint un murmure : « Parfaitement crétin.

— Vous n’êtes pas… croyant ? s’étonna Dors.

— Je suis un érudit », répondit Mycélium avec une évidente fierté. Son visage se plissa en un sourire, accentuant encore la marque des ans. Seldon se surprit à se demander quel pouvait être son âge. Plusieurs siècles ? Non, ils avaient réglé cette question-là. C’était impossible et pourtant…

« Quel âge avez-vous ? » laissa-t-il soudain échapper.

Mycélium Soixante-douze ne parut pas se formaliser de la question et répondit sans hésiter : « Soixante-sept ans. »

Seldon insista. Il fallait qu’il sache. « On m’a dit que vos concitoyens croient qu’en des temps très anciens tout le monde vivait plusieurs siècles. »

Mycélium Soixante-douze le regarda, perplexe : « Allons bon, comment avez-vous fait pour découvrir ça ? Quelqu’un aura commis une indiscrétion… mais c’est vrai. Cette croyance existe. Seuls les moins cultivés y adhèrent, mais les Anciens l’encouragent parce qu’elle montre leur supériorité. En fait, notre espérance de vie est plus élevée qu’ailleurs parce que nous avons une nourriture plus saine, mais vivre simplement un siècle est rare.

— J’en déduis que vous ne considérez pas les Mycogéniens comme supérieurs.

— Les Mycogéniens n’ont rien d’anormal. Ils ne sont certainement pas inférieurs. Et je persiste à croire que tous les hommes sont égaux… et même les femmes », ajouta-t-il avec un regard pour Dors.

« Je n’ai pas l’impression, remarqua Seldon, que beaucoup de vos concitoyens partagent cette opinion.

— Ou beaucoup des vôtres, rétorqua Mycélium Soixante-douze avec une trace de ressentiment. J’y crois, pourtant. Un savant doit y croire. J’ai visionné, j’ai même lu toute la grande littérature des tribus barbares. Je comprends votre culture. J’ai écrit des articles à ce sujet. Je suis capable d’être là, assis avec vous, aussi à l’aise que si vous étiez… des nôtres.

— Vous avez l’air très fier de comprendre les us et coutumes barbares, intervint Dors avec une certaine vigueur. Avez-vous déjà voyagé en dehors de Mycogène ? »

Mycélium Soixante-douze parut se rétracter légèrement. « Non…

— Pourquoi pas ? Ça vous aiderait à mieux nous connaître.

— Je ne me sentirais pas à l’aise. Il faudrait que je porte une perruque. J’aurais honte.

— Pourquoi une perruque ? s’étonna Dors. Vous pourriez rester chauve.

— Non. Je ne serais pas bête à ce point. Pour me faire maltraiter par tous les chevelus…

— Maltraiter ? Mais pourquoi ? Nous avons une grande quantité d’hommes naturellement chauves sur Trantor comme sur toutes les autres planètes.

— Mon père est bien chauve, soupira Seldon. Et je suppose que d’ici quelques années, je le serai aussi. Je n’ai déjà plus trop de cheveux.

— Ce n’est pas être chauve. Il vous en reste toujours un peu et vous gardez vos… sourcils. Je veux dire vraiment chauve, totalement imberbe.

— Sur tout le corps ? » s’enquit Dors, intéressée.

Cette fois, Mycélium Soixante-douze parut choqué et ne répondit pas.

Anxieux de redresser le cours de la conversation, Seldon intervint : « Dites-moi, Mycélium Soixante-douze, un barbare peut-il entrer au Sacratorium en spectateur ? »

Vigoureux signe de dénégation. « En aucun cas. L’édifice est exclusivement réservé aux Fils de l’Aube.

— Seulement les Fils ? » demanda Dors.

Mycélium parut un instant choqué puis, avec indulgence, il expliqua : « Enfin, vous êtes des barbares. Les Filles de l’Aube n’y pénètrent que certains jours à des moments bien précis. C’est ainsi. Je ne dis pas que j’approuve. Si ça ne tenait qu’à moi, je dirais : « Entrez, amusez-vous si ça vous chante. » Mais sans moi, en fait.

— Vous n’y allez jamais ?

— Quand j’étais jeune, mes parents m’y ont emmené mais – il hocha la tête – il n’y avait que des gens en train de contempler le Livre, ou de le lire en poussant des soupirs et en se lamentant sur le bon vieux temps. Très déprimant. On n’a pas le droit de se parler. Pas le droit de rire. Même pas de se regarder. L’esprit doit être totalement accaparé par le Monde perdu. Totalement. » Il eut un signe de dégoût. « Très peu pour moi. Je suis un érudit et j’ai envie que le monde entier s’ouvre devant moi.

— Bien, dit Seldon, discernant une ouverture. Nous avons le même sentiment. Nous sommes chercheurs nous aussi, Dors et moi.

— Je sais.

— Vous savez ? Comment ça, vous savez ?

— C’était obligé. Les seuls barbares autorisés à Mycogène sont des diplomates et des fonctionnaires de l’Empire, de gros commerçants, et des chercheurs – et à vous voir, vous aviez la tête de l’emploi. C’est ce qui m’a intéressé en vous. Une rencontre d’érudits. » Il eut un sourire ravi.

« Vous avez raison. Je suis mathématicien, Dors, historienne. Et vous ?

— Je suis spécialisé en… culture. J’ai lu toutes les grandes œuvres littéraires des barbares : Lissauer, Mentone, Novigor…

— Comme nous avons lu les œuvres de votre peuple. Tenez, par exemple, j’ai lu le Livre… Sur le Monde perdu. »

Mycélium Soixante-douze écarquilla les yeux de surprise. « Vous l’avez lu ? Comment ? Où ça ?

— A notre Université, nous en avons quelques exemplaires que nous pouvons consulter avec une autorisation.

— Des exemplaires du Livre !

— Oui.

— Je me demande si les Anciens sont au courant.

— Et j’ai lu ce qui a trait aux robots.

— Les robots ?

— Oui. C’est pourquoi j’aimerais bien pouvoir entrer au Sacratorium. J’aimerais voir le robot. » (Dors lui donna un léger coup de pied dans la cheville mais il l’ignora.)

Gêné, Mycélium Soixante-douze répondit : « Je ne crois pas à ce genre de choses. Les gens érudits n’y croient pas. » Mais il donnait l’impression de craindre qu’on l’entende.

Seldon reprit : « J’ai lu qu’un robot se trouvait encore au Sacratorium.

— Je refuse de discuter de pareilles sornettes. »

Mais Seldon persista : « Où serait-il s’il s’y trouvait effectivement ?

— Même si c’était le cas, je ne pourrais pas vous le dire. Je n’y suis pas retourné depuis mon enfance.

— Le sauriez-vous s’il existait un endroit particulier, une cachette ?

— Il y a l’aire des Anciens. Eux seuls ont le droit d’y pénétrer, mais il n’y a rien là dedans.

— Y êtes-vous déjà entré ?

— Non, bien sûr que non.

— Alors, qu’en savez-vous ?

— Je ne sais pas non plus s’il n’y pousse pas un grenadier. Je ne sais pas non plus s’il n’y a pas un orgue-laser. Il y a un million de choses diverses dont je suis incapable de vous dire si elles s’y trouvent ou pas. Le fait que j’ignore leur absence prouve-t-il qu’elles s’y trouvent toutes ? »

Durant un instant, Seldon ne trouva rien à répondre.

Puis l’ombre d’un sourire perça sous l’air préoccupé de Mycélium Soixante-douze. « C’est un raisonnement d’érudit. Je ne suis pas facile à piéger, voyez-vous. Cela dit, je ne vous conseillerais pas d’essayer de monter dans l’aire des Anciens. Je ne crois pas que vous goûteriez ce qui risque d’arriver s’ils y découvraient un barbare… Enfin, que l’Aube vous soit profitable. » Et sur ces mots, il se leva sans crier gare et s’éloigna en toute hâte.

Seldon le suivit des yeux, surpris : « Qu’est-ce qui l’a fait détaler comme ça ?

— Je crois, dit Dors, que c’est parce que quelqu’un approche. »

Effectivement. Un homme de haute taille, vêtu d’une tunique blanche raffinée, ceint d’une écharpe rouge encore plus recherchée, glissait vers eux d’un pas solennel. Il avait l’allure caractéristique d’un homme de pouvoir, et l’air plus caractéristique encore d’un homme pas content du tout.

53

Seldon se leva devant ce nouvel arrivant. Il ignorait si c’était là l’attitude adéquate dictée par la politesse, mais il avait la nette impression que ça ne pouvait pas faire de mal. Dors Venabili l’imita en prenant soin de garder les yeux baissés.

L’autre s’arrêta devant eux. Lui aussi âgé, mais la marque des ans était plus subtile que chez Mycélium Soixante-douze. L’âge semblait donner de la distinction à ses traits encore élégants. Son crâne chauve avait une courbe parfaite, et ses yeux étonnamment bleus contrastaient avec le rouge vif de son écharpe.

Le nouveau venu dit : « Je vois que vous êtes des barbares. » Sa voix était plus aiguë que ne l’avait escompté Seldon, mais il parlait avec lenteur, comme conscient de l’autorité de chaque mot qu’il prononçait.

« Eh bien, oui », répondit Seldon, avec politesse et fermeté. Il ne voyait aucune raison de ne pas respecter la position de son interlocuteur mais n’avait pas l’intention pour autant de renoncer à la sienne.

« Votre nom ?

— Je suis Hari Seldon, d’Hélicon. Ma compagne est Dors Venabili, de Cinna. Et vous, homme de Mycogène ? »

L’homme plissa les paupières, mécontent, mais lui aussi savait reconnaître l’accent de l’autorité quand il le rencontrait.

« Je suis Bande-céleste Deux, dit-il en relevant la tête, Ancien du Sacratorium. Et votre position, barbare ?

— Nous (Seldon insista sur le pronom), nous sommes des chercheurs de l’Université de Streeling. Je suis mathématicien, ma compagne est historienne, et nous sommes ici pour étudier les us et coutumes de Mycogène.

— Par autorisation de qui ?

— Par autorisation de Maître-du-Soleil Quatorze qui nous a accueillis en personne à notre arrivée. »

Bande-céleste Deux resta quelques instants silencieux puis un mince sourire apparut sur ses traits tandis qu’il prenait un air presque affable. « Le Grand Ancien. Je le connais bien.

— Je n’en doute pas, dit aimablement Seldon. Y a-t-il autre chose, vénérable Ancien ?

— Oui. » L’homme essaya de reprendre le dessus. « Qui était l’individu avec vous, qui s’est empressé de disparaître à mon approche ? »

Seldon hocha la tête. « C’est la première fois que nous le voyons, vénérable Ancien, et nous ne savons rien de lui. Nous nous sommes rencontrés tout à fait par hasard et lui avons posé des questions sur le Sacratorium.

— Que lui avez-vous demandé ?

— Deux choses, vénérable Ancien. Nous lui avons demandé si cet édifice était bien le Sacratorium et si les barbares avaient le droit d’y pénétrer. Il a répondu par l’affirmative à la première question et par la négative à la seconde.

— Fort bien. Et pourquoi cet intérêt pour le Sacratorium ?

— Monsieur, nous sommes ici pour étudier les coutumes de Mycogène et le Sacratorium n’en est-il pas le cœur et le cerveau ?

— Il nous est entièrement et exclusivement réservé.

— Même si un Ancien – le Grand Ancien – pouvait nous obtenir une dispense au vu de nos fonctions de chercheurs ?

— Avez-vous déjà la permission du Grand Ancien ? » Seldon hésita imperceptiblement tandis que Dors levait les yeux pour lui jeter un bref regard à la dérobée. Il décida de ne pas se lancer dans un mensonge de cette ampleur. « Non », reconnut-il. « Pas encore.

— Vous êtes ici, à Mycogène, par autorisation spéciale, mais même la plus haute autorité ne peut totalement contrôler la foule. Nous tenons à notre Sacratorium et les gens peuvent aisément s’énerver devant la présence d’un barbare à Mycogène, et tout particulièrement dans les parages du Sacratorium. Il suffirait qu’un individu un peu nerveux lance le cri « Invasion ! » pour qu’une foule paisible comme celle-ci soit prête à vous mettre en pièces. Au sens propre du terme. Pour votre bien, même si le Grand Ancien vous a accordé quelque faveur, partez. Tout de suite !

— Mais le Sacratorium… » s’entêta Seldon, comme Dors le tirait doucement par la tunique.

« Qu’y a-t-il dans le Sacratorium qui puisse donc vous intéresser ? Vous l’avez sous les yeux. Il n’y a rien pour vous de remarquable à l’intérieur.

— Il y a le robot », dit Seldon.

L’Ancien le fixa, abasourdi par la surprise, puis, se penchant pour coller les lèvres à son oreille, il lui chuchota, d’un ton sec : « Partez immédiatement ou c’est moi qui vais lancer le cri d’“ invasion ! ”. Et si ce n’avait pas été pour le Grand Ancien, je ne vous accorderais même pas ce sursis. »

Et Dors, avec une force surprenante, le souleva presque de terre et s’éloigna en hâte, le traînant derrière elle jusqu’à ce qu’il ait retrouvé son équilibre et s’empresse de lui emboîter le pas.

54

Ce fut après le petit déjeuner du lendemain, pas avant, que Dors aborda le sujet – d’une manière que Seldon trouva particulièrement blessante.

Elle remarqua : « Eh bien, on peut dire que ç’a été un joli fiasco, hier. »

Seldon, qui avait honnêtement cru en avoir fini avec l’incident sans commentaire, prit un air renfrogné : « Comment ça, un fiasco ?

— On s’est fait proprement jeter, il n’y a pas d’autre mot. Et pourquoi ? Qu’y a-t-on gagné ?

— Simplement de savoir qu’il y a bien là-bas un robot.

— Mycélium Soixante-douze a prétendu le contraire.

— Évidemment. C’est un érudit – ou il croit l’être –, et l’étendue de son ignorance sur le Sacratorium remplirait sans doute la bibliothèque qu’il fréquente. Vous avez vu la réaction de l’Ancien ?

— Ça, oui.

— Il n’aurait pas réagi de la sorte s’il n’y avait pas de robot à l’intérieur. Il était horrifié qu’on soit au courant.

— Simple supposition de votre part, Hari. Et même si c’était le cas, nous ne pourrions y pénétrer.

— On pourrait toujours essayer. Après le petit déjeuner, nous sortons m’acheter une écharpe, une de ces obis. Je la mets, je garde les yeux dévotement baissés, et j’entre directement.

— Avec votre bonnet de peau et tout le tremblement ? Vous serez repéré à la microseconde.

— Absolument pas. Nous nous rendrons à la bibliothèque où sont conservées toutes les données concernant les barbares. De toute façon, j’aimerais y jeter un coup d’œil. De cet établissement, qui est, si j’ai bien compris, une annexe du Sacratorium, nous pourrons sans doute accéder directement à celui-ci.

— Pour nous y faire cueillir aussitôt.

— Pas du tout. Vous avez entendu Mycélium Soixante-douze : tout le monde garde les yeux baissés et médite sur le grand Monde perdu, Aurora. Personne ne regarde son voisin. Ce serait sans doute un sérieux manquement à la discipline. Nous trouvons donc l’aire des Anciens…

— Simplement, comme ça ?

— A un moment donné, Mycélium Soixante-douze a dit qu’il ne me conseillait pas d’essayer d’y monter. D’y monter. Ce doit être quelque par dans cette tour, la tour centrale. »

Dors hocha la tête. « Je ne me souviens pas de ses paroles exactes et je ne pense pas que vous vous en souveniez non plus. C’est une base bien faible pour… attendez. » Elle se tut brusquement et fronça les sourcils.

« Eh bien ?

— Il y a un terme archaïque, « aire », qui signifie un « nid situé dans un endroit élevé ».

— Ah, vous voyez bien ! Mine de rien, nous avons appris pas mal de détails vitaux à l’issue de ce que vous appelez un fiasco. Et si je peux trouver un robot vivant de plus de vingt mille ans et qu’il puisse me dire…

— Supposez qu’une telle chose existe, ce qui dépasse l’entendement, et que vous la trouviez, ce qui n’est guère probable, combien de temps, à votre avis, pourrez-vous lui parler avant que votre présence soit découverte ?

— Je l’ignore mais si je peux prouver qu’il existe et que je parvienne à le débusquer, alors je trouverai bien le moyen de lui parler. Il est trop tard désormais pour que je recule, sous quelque prétexte que ce soit. Hummin aurait mieux fait de me laisser tranquille quand j’estimais la psychohistoire impossible à mettre en pratique. Maintenant qu’une possibilité semble se faire jour, plus rien ne pourra m’arrêter – sauf la mort.

— Les Mycogéniens peuvent vous rendre ce service, Hari, mais vous ne pouvez pas courir un tel risque.

— Si, je peux. Et je vais essayer.

— Non, Hari. Je dois veiller sur vous et je ne peux pas vous laisser faire.

— Il le faut. Trouver le moyen de rendre la psychohistoire opérationnelle est plus important que ma sécurité. Ma sécurité n’a d’importance que dans la mesure où je puis mettre au point la psychohistoire. Empêchez-moi de le faire et votre tâche perd tout son sens… réfléchissez-y. »

Hari se sentait envahi d’une résolution renouvelée. La psychohistoire – cette théorie nébuleuse qu’il avait, si peu de temps auparavant, désespéré de jamais prouver – apparaissait soudain plus riche, plus réelle. Il se sentait forcé de la croire possible – viscéralement ! Les morceaux du puzzle semblaient s’ordonner et, même s’il ne pouvait encore discerner le motif global, il était certain que le Sacratorium allait lui en fournir une nouvelle pièce.

« Alors, j’irai avec vous, idiot, le moment venu.

— Les femmes n’ont pas le droit d’entrer.

— Qu’est-ce qui fait de moi une femme ? Une simple tunique grise. Mes seins sont invisibles dessous. Je n’ai pas une coiffure de femme, une fois mis le bonnet de peau. J’ai le même visage lisse et imberbe qu’un homme. Ici, les hommes n’ont pas de poils rebelles. Tout ce qu’il me faut, c’est une tunique blanche, une écharpe, et je pourrai entrer. N’importe quelle Sœur pourrait faire de même si elle n’était pas retenue par un tabou. Je ne le suis pas.

— Vous l’êtes, par moi. Je ne vous laisserai pas faire. C’est trop dangereux.

— Pas plus pour moi que pour vous.

— Mais moi, il faut que je prenne ce risque.

— Alors, je le prends aussi. Pourquoi votre impératif serait-il supérieur au mien ?

— Parce que… » Seldon se tut, réfléchit.

La voix de Dors était dure comme le roc : « Mettez-vous bien ça dans la tête, je ne vous laisserai pas y aller sans moi. Si vous essayez de me fausser compagnie, je vous assomme et je vous ligote. Si ça ne vous plaît pas, alors renoncez à l’idée d’y aller seul. »

Seldon hésita, grommela sombrement, et renonça à discuter – au moins dans l’immédiat.

55

Le ciel était quasiment sans nuages, mais il était bleu pâle, comme nimbé de brume. A la bonne heure, songea Seldon, mais soudain il se prit à regretter l’absence de soleil. Personne sur Trantor ne voyait jamais le soleil de la planète à moins de monter sur la Couverture, et même alors uniquement lorsque la couche nuageuse se dissipait.

Le soleil manquait-il aux Trantoriens ? Y songeaient-ils jamais ? Quand l’un d’entre eux visitait un autre monde où brillait un soleil naturel, le contemplait-il, à moitié aveuglé, avec une crainte respectueuse ?

— Pourquoi, se demanda-t-il, tant de gens passent-ils leur vie à éviter de trouver les réponses aux questions – et en premier lieu à éviter les questions ? N’y avait-il pourtant rien de plus excitant que de chercher des réponses ?

Son regard redescendit vers le sol. La route était bordée de bâtiments bas, des boutiques pour la plupart. De nombreux véhicules individuels glissaient dans les deux sens, frileusement serrés sur leur droite. On aurait dit une collection de pièces de musée mais ils étaient à propulsion électrique et parfaitement silencieux. Seldon se demanda si le concept d’» antiquité » devait toujours être accueilli par un ricanement. Ce silence ne comprenait-il pas la lenteur ? Y avait-il d’ailleurs une raison quelconque de se presser dans la vie ?

On voyait sur les trottoirs de nombreux enfants et Seldon pinça les lèvres, ennuyé. D’évidence, il était impossible que les Mycogéniens eussent une longévité extrême à moins de se laisser aller à l’infanticide. Les enfants des deux sexes (bien qu’il fût difficile de distinguer les filles des garçons) portaient des tuniques qui s’arrêtaient à quelques centimètres seulement au-dessous du genou, pour faciliter l’activité débordante de l’enfance.

Tous avaient encore leurs cheveux, longs d’un ou deux centimètres au plus, mais même ainsi, les plus grands avaient une capuche à leurs tuniques qui dissimulait entièrement le sommet du crâne – comme s’ils étaient assez âgés pour rendre leur chevelure un tantinet obscène, ou pour avoir le désir de la cacher en attendant le jour de l’épilation rituelle.

Une question lui vint soudain à l’esprit : « Dors, quand vous êtes sortie faire des courses, qui a payé, vous ou les Sœurs Goutte-de-Pluie ?

— Moi, bien sûr. Les Goutte-de-Pluie n’ont jamais sorti une plaque de crédit. Pour quoi faire d’ailleurs ? Ce qu’on achetait était pour nous, pas pour elles.

— Mais vous avez une plaque de crédit trantorienne – une plaque de crédit de barbare.

— Bien sûr, Hari, mais il n’y avait pas de problème. Libre aux citoyens de Mycogène de conserver leur culture, leur mode de pensée et de vie si ça leur chante. Libre à eux de s’épiler et de porter des tuniques. Malgré tout, ils sont bien obligés d’utiliser les mêmes crédits que tout le monde. Sinon, ils asphyxieraient leur commerce, ce dont ne voudrait aucun individu sensé. Le nerf du crédit, Hari. » Elle leva la main, comme si elle tenait une plaque de paiement invisible.

« Et ils ont accepté la vôtre ?

— Sans piper. Et sans la moindre remarque au sujet de ma coiffe. Les crédits blanchissent tout.

— Eh bien, c’est parfait. Je peux donc acheter…

— Non. C’est moi qui vais le faire. Les crédits blanchissent peut-être tout, mais ils blanchissent plus facilement une barbare. Les commerçants sont tellement accoutumés à ne prêter quasiment aucune attention aux femmes qu’ils ne me remarquent pas. Et, tenez, voici le magasin de confection où je suis allée.

— J’attendrai dehors. Prenez-moi une belle écharpe rouge – une qui en jette.

— Ne faites pas semblant d’avoir oublié notre décision. Je vais en prendre deux. Ainsi qu’une autre tunique blanche… mais à ma taille.

— Ne vont-ils pas trouver bizarre qu’une femme achète une tunique blanche ?

— Bien sûr que non. Ils supposeront que je l’achète pour un compagnon masculin qui se trouve avoir la même taille que moi. En fait, je ne crois pas qu’ils se poseront la moindre question pourvu que ma plaque soit valide. »

Seldon resta devant le magasin s’attendant plus ou moins à voir quelqu’un l’interpeller pour saluer (ou, plus probablement, dénoncer) le barbare qu’il était, mais personne ne le remarqua. Les passants le croisaient sans un regard et même ceux qui lui jetaient un coup d’œil poursuivaient leur chemin, apparemment indifférents. Les tuniques grises – les femmes – le rendaient tout particulièrement nerveux, quand elles marchaient à deux ou, pis encore, accompagnées d’un homme. Opprimées, dédaignées, transparentes, quel meilleur moyen pour elles d’acquérir une brève notoriété que de se mettre à piailler à la vue d’un barbare ? Mais même les femmes poursuivaient leur chemin.

Elles ne s’attendent pas à voir un barbare, songea Seldon, donc elles ne voient pas quand il y en a un.

Cela, jugea-t-il, augurait bien de leur prochaine invasion du Sacratorium. Escomptant encore moins y rencontrer un barbare, les Mycogéniens manqueraient encore plus sûrement de les voir !

Seldon était donc de fort bonne humeur quand Dors ressortit.

« Vous avez tout ?

— Absolument.

— Dans ce cas, retournons dans la chambre, que vous puissiez vous changer. »

La tunique blanche ne lui allait pas aussi bien que la grise. Évidemment, Dors n’avait pu l’essayer – au risque de se faire remarquer même par le plus obtus des commerçants.

« De quoi ai-je l’air, Hari ?

— D’un vrai garçon. Maintenant, essayons l’écharpe… ou l’obi. Autant que je m’habitue à l’appeler ainsi. »

Le bonnet ôté, Dors fit virevolter ses cheveux. « Ne la passez pas tout de suite. Pas question d’aller se pavaner dans Mycogène avec l’écharpe en bandoulière. La dernière chose à faire serait d’attirer l’attention.

— Non, non. Je voulais juste voir comment elle vous allait.

— Eh bien, pas celle-là. Celle-ci est de meilleure qualité et plus travaillée.

— Vous avez raison, Dors. Autant que ce soit moi qui attire éventuellement l’attention. Je n’ai pas envie qu’on vous repère.

— Je ne pensais pas à ça, Hari. J’avais juste envie que vous ayez l’air élégant.

— Mille mercis, mais c’est une tâche impossible, je le crains. Bien, voyons, comment procède-t-on ? »

Ensemble, ils s’entraînèrent à mettre et à ôter leur obi, jusqu’à ce qu’ils y parviennent d’un seul geste. Seldon suivit les instructions de Dors qui avait observé la méthode employée par un fidèle au Sacratorium la veille même.

Quand Hari la félicita pour ses dons d’observation, elle rougit et remarqua : « Ce n’est rien, Hari, juste un truc que j’ai repéré en passant.

— Alors, disons que vous êtes un génie du repérage. »

Finalement satisfaits, ils s’écartèrent pour se jauger réciproquement. L’obi de Hari flamboyait, avec son motif à dragon rouge sur champ assorti plus pâle. Celle de Dors était un peu moins voyante, avec un simple trait mince au milieu, et d’une teinte très claire. « Là, dit-elle, de quoi révéler notre bon goût. » Elle la retira.

« Bon, dit Seldon, maintenant on replie tout ça et on le glisse dans une l’une des poches intérieures. J’ai ma plaque de crédit – celle de Hummin, en fait – et la clé d’ici dans cette poche, et là, de l’autre côté, le Livre.

— Le Livre ? Vous croyez utile de le prendre ?

— Absolument. J’ai l’impression que tous ceux qui pénètrent dans le Sacratorium doivent en avoir un exemplaire sur eux. Pour en psalmodier des passages, ou suivre les lectures. S’il le faut, nous le partagerons et peut-être que personne ne vous remarquera. Prête ?

— Je ne serai jamais prête mais je vous accompagne.

— Le trajet va être pénible. Vous voudrez bien surveiller ma coiffe, pour vérifier qu’aucun cheveu ne dépasse, cette fois-ci ? Et vous, ne vous grattez pas la tête.

— J’essaierai. Vous m’avez l’air parfait.

— Vous aussi.

— Vous m’avez l’air nerveux, également.

— Devinez pourquoi ? »

Sur une impulsion, Dors tendit le bras pour lui étreindre la main, puis se rétracta, comme surprise de son geste. Les yeux baissés, elle lissa sa tunique blanche. Hari, lui aussi un peu surpris mais surtout bizarrement ravi, se racla la gorge et lança : « Parfait. Allons-y. »

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