TRANTOR. — … Elle n’est presque jamais décrite comme un monde vu de l’espace. Depuis longtemps, l’inconscient collectif la voit comme un monde de l’intérieur dont l’image est celle de la ruche humaine vivant sous dôme. Pourtant, il existait également un extérieur, et il nous reste encore des hologrammes pris de l’espace qui le montrent plus ou moins en détail (cf. figures 14 et 15). On remarquera que la surface des dômes, l’interface de la vaste cité et de l’atmosphère qui la surmonte, surface appelée à l’époque la « Couverture », est…
Le lendemain pourtant trouva Hari Seldon de retour à la bibliothèque. D’abord, il y avait sa promesse à Hummin. Il avait promis de faire son possible et se refusait aux demi-mesures. Ensuite, il avait un contrat moral avec lui-même : il avait horreur de reconnaître l’échec. Pas tout de suite, en tout cas. Pas tant qu’il pouvait encore plausiblement se dire qu’il tenait une piste.
Aussi fixait-il la liste des vidéo-livres de référence qu’il n’avait pas encore examinés en essayant de décider lequel dans ce menu peu appétissant avait la moindre chance de lui être utile. Il avait quasiment conclu que la réponse était « aucun » et ne voyait d’autre solution que de les feuilleter tous quand un discret tapotement contre la cloison le fit sursauter.
Seldon leva les yeux pour découvrir le visage embarrassé de Lisung Randa dans l’embrasure de son réduit. Seldon connaissait Randa, Dors le lui avait présenté et il avait dîné avec lui (et avec d’autres) à plusieurs occasions.
Instructeur en psychologie, Randa était un petit bonhomme trapu, grassouillet, avec un visage rond et avenant au sourire quasi perpétuel. Il avait le teint cireux et les yeux bridés caractéristiques des habitants de millions de planètes. Seldon connaissait bien ce genre de visage, qu’il avait vu sur nombre de grands mathématiciens dont il avait fréquemment contemplé les hologrammes. Pourtant, sur Hélicon, il n’avait jamais vu l’un de ces Orientaux. (Par tradition, on les appelait ainsi, bien que personne ne sût pourquoi ; et l’on disait que les Orientaux eux-mêmes n’appréciaient pas beaucoup ce terme, bien que, là non plus, personne n’en sût la raison.)
« Nous sommes des millions ici, sur Trantor », avait dit Randa, souriant sans la moindre gêne quand Seldon, lors de leur première rencontre, n’avait pas réussi à dissimuler entièrement sa surprise. « Vous trouverez également un bon nombre de Méridionaux – le teint sombre, les cheveux crépus. Vous en avez déjà vu ?
— Pas sur Hélicon, avait marmonné Seldon.
— Que des Occidentaux sur Hélicon, hein ? Quel ennui ! Mais peu importe. Il faut de tout pour faire un monde. » (Il avait laissé Seldon s’étonner qu’il y ait des Orientaux, des Méridionaux et des Occidentaux mais pas de Septentrionaux. Il avait essayé de trouver pourquoi en examinant ses archives historiques ; sans succès.)
Et maintenant, le visage avenant de Randa le fixait avec une sollicitude qui lui donnait presque envie de rire. « Vous vous sentez bien, Seldon ? »
Étonnement de ce dernier : « Mais oui, bien sûr. Pourquoi ne me sentirais-je pas bien ?
— Je me fiais simplement au bruit, mon ami. Vous étiez en train de crier.
— De crier ? « Seldon le regarda avec une incrédulité outrée.
« Oh, pas fort. Comme ceci. » Randa grinça des dents et émit un petit couinement aigu venu du fond de la gorge. « Si je me suis trompé, je vous présente mes excuses pour cette intrusion incongrue. Pardonnez-moi, je vous prie. »
Seldon pencha la tête. « Vous êtes tout pardonné, Lisung. J’émets effectivement parfois ce genre de cri, m’a-t-on dit. Je vous assure que c’est inconscient. Je ne m’en rends jamais compte.
— Savez-vous au moins pourquoi vous l’avez poussé ?
— Oui. C’était un cri de frustration. Frus-tra-tion. »
Randa lui fit signe de se pencher et, baissant encore la voix, expliqua : « Nous gênons. Allons dans le foyer avant de nous faire expulser. »
Au foyer, derrière un verre de soda, Randa poursuivit : « Puis-je me permettre – simple curiosité professionnelle – de vous demander l’origine de cette frustration ? »
Seldon haussa les épaules. « Pourquoi en général se sent-on frustré ? Je m’attaque à un problème et je ne fais aucun progrès.
— Mais vous êtes mathématicien, Hari. Qu’est-ce qui pourrait vous causer une frustration dans une bibliothèque d’histoire ?
— Et vous, qu’est-ce que vous y faisiez ?
— Je ne faisais que la traverser pour raccourcir mon chemin quand je vous ai entendu… gémir. A présent, vous voyez (et il sourit), ce n’est plus un raccourci mais un sérieux rallongement – mais que je ne regrette en rien, bien au contraire.
— J’aimerais bien, moi aussi, ne faire que traverser la bibliothèque d’histoire, mais j’essaie de résoudre un problème mathématique qui requiert un minimum de connaissances en la matière et j’ai bien peur de ne pas trop savoir me débrouiller. »
Randa le fixa avec une solennité peu coutumière et lui dit : « Pardonnez-moi, mais je dois à présent courir le risque de vous offenser. J’avoue vous avoir passé sur ordinateur.
— Me passer sur ordinateur, moi ! » Les yeux de Seldon s’agrandirent. Il se sentait franchement outré.
« Voilà, je vous ai offensé. Mais, vous comprenez, j’ai un oncle mathématicien. Vous avez sans doute entendu parler de lui : Kiangtow Randa. »
Seldon resta bouche bée : « Vous êtes parent avec ce Randa-là ?
— Oui. C’est le frère aîné de mon père et il était tout à fait mécontent de ne pas me voir suivre sa voie – il n’a pas eu d’enfants. J’ai pensé en quelque sorte que ça lui ferait peut-être plaisir si je rencontrais un mathématicien, et j’avais envie de vous couvrir d’éloges devant lui, si possible, alors j’ai pioché quelques informations à la bibliothèque de mathématiques.
— Je vois. Et c’est en fait ce que vous faisiez là-bas. Eh bien… je suis désolé. Je suppose que vous n’aurez pas grand-chose pour me couvrir d’éloges.
— Détrompez-vous. Ça m’a impressionné. J’ai été incapable de comprendre quoi que ce soit concernant vos articles, mais, d’une certaine manière, votre portrait était très favorable. Et quand j’ai consulté les fichiers de mise à jour, j’ai découvert que vous étiez présent au Congrès décennal du début de cette année. Alors… mais, au fait, c’est quoi, la « psychohistoire » ? Vous ne serez pas surpris si les deux premières syllabes ont excité ma curiosité.
— Je vois que vous en avez extrait ce mot.
— A moins d’être totalement dans l’erreur, j’ai cru comprendre que vous pouviez déterminer le cours de l’histoire à venir. »
Seldon hocha la tête avec lassitude. Voilà, plus ou moins, ce qu’est la psychohistoire, ou plutôt ce qu’elle voudrait être.
— Mais est-ce bien une discipline sérieuse ? » Randa souriait. « Vous ne vous contentez pas de lancer des baguettes ?
— Lancer des baguettes ?
— Ce n’est qu’une référence à un jeu pratiqué par les enfants sur ma planète natale, Hopara. Le jeu est censé prédire l’avenir et, si vous êtes un gosse malin, vous pouvez en tirer un bon profit : dites à une mère que son enfant deviendra une belle jeune fille qui épousera un homme riche, et vous êtes bon pour une part de gâteau ou une pièce d’un demi-crédit. Elle ne va pas attendre de vérifier que la prédiction se réalise ; vous êtes récompensé de l’avoir simplement faite.
— Je vois. Non, je ne lance pas de baguettes. La psychohistoire n’est qu’une étude théorique. Strictement théorique. Elle n’a pas la moindre application pratique, excepté…
— Nous y voilà. Les exceptions sont toujours les plus intéressantes.
— Excepté que j’aimerais bien mettre au point une telle application. Peut-être que si j’en savais plus sur l’histoire…
— Ah, et c’est pour cela que vous en lisez ?
— Oui, mais pour ce que j’en retire, avoua tristement Seldon. Il y a trop d’histoire et il y en a trop peu dans les livres.
— Et c’est cela qui vous frustre ? »
Seldon acquiesça.
« Mais, Hari, vous n’êtes ici que depuis quelques semaines.
— Certes, mais je discerne déjà…
— Vous ne pouvez rien discerner du tout en l’espace de quelques semaines. Vous pouvez fort bien consacrer toute votre existence à ne réaliser qu’un progrès infime. Cela exigera peut-être le travail de générations de nombreux mathématiciens pour que s’effectue une véritable percée sur ce problème.
— Je le sais, Lisung, mais ce n’est pas une consolation. Je veux effectuer moi-même quelques progrès visibles.
— Eh bien, vous abrutir dessus ne vous aidera pas non plus. Si cela peut vous réconforter, je puis vous fournir l’exemple d’un sujet bien moins complexe que l’histoire humaine et sur lequel les gens ont trimé depuis je ne sais combien de temps sans faire beaucoup de progrès. Je le sais parce qu’un groupe travaille dessus, ici même, à l’Université, et qu’un de mes bons amis y participe. Parlez-moi de frustration ! Vous ne savez pas ce que c’est !
— Quel est ce sujet ? » Seldon sentait un début de curiosité le titiller.
« La météorologie.
— La météorologie ! » Il ne cacha pas sa déception.
« Ne faites pas cette tête. Réfléchissez. Chaque planète habitée a une atmosphère. Chacune avec sa propre composition, sa gamme de températures spécifiques, ses vitesses de révolution et de rotation particulières, sa propre inclinaison axiale, sa propre répartition eaux-terres émergées. Cela nous donne vingt-cinq millions de problèmes différents et personne encore n’a réussi à en trouver un modèle général.
— C’est parce que le comportement atmosphérique est sujet à des phases chaotiques. Tout le monde sait ça.
— C’est ce que dit mon ami Jenarr Leggen. Vous l’avez déjà vu. »
Seldon réfléchit. « Un grand type ? Un grand nez ? Taciturne ?
— C’est bien lui. Et Trantor elle-même constitue un puzzle bien plus colossal encore que n’importe quel autre monde. D’après les archives, elle avait une structure climatique à peu près normale au moment de sa première colonisation. Puis, avec l’accroissement démographique et l’urbanisation croissante, on a utilisé de plus en plus d’énergie, libéré de plus en plus de chaleur dans l’atmosphère. La calotte glacière s’est rétrécie, la couverture nuageuse s’est épaissie et le temps est devenu de plus en plus exécrable. Ce qui a encouragé un mouvement d’enfouissement et déclenché un cercle vicieux : plus le temps se dégradait, plus on s’échinait à creuser le sol et à bâtir des dômes, et plus le temps accélérait sa dégradation. Aujourd’hui, la planète est devenue un monde au ciel à peu près constamment nuageux, affligé de pluies fréquentes – voire de chutes de neige s’il fait assez froid. Le seul problème est que personne ne peut l’expliquer convenablement. Personne n’a pu déterminer pourquoi le temps s’est détérioré aussi vite ni comment on pourrait raisonnablement prédire en détail ses modifications quotidiennes. »
Seldon haussa les épaules. « Ce genre de chose est-il important ?
— Pour un météorologiste, oui. Pourquoi ne pourraient-ils pas être aussi frustrés par leurs problèmes que vous par le vôtre ? Ne faites pas du chauvinisme de spécialiste. »
Seldon se souvint du ciel bouché et du froid humide sur la route du Palais impérial.
« Et alors, quelles solutions envisage-t-on ?
— Eh bien, répondit Randa, il y a un vaste projet en cours, ici même, à l’Université – Jenarr Leggen y est partie prenante. Les chercheurs pressentent que, s’ils parviennent à comprendre les changements climatiques sur Trantor, cela leur apprendra beaucoup de choses sur les lois fondamentales de la météorologie en général. Et Leggen désire aboutir autant que vous avec vos lois de la psychohistoire. Aussi a-t-il installé une incroyable batterie d’instruments de toutes sortes sur la Couverture… Vous savez, le dessus des dômes. Jusqu’à présent, ça ne l’a pas beaucoup aidé. Et si l’on travaille autant sur l’atmosphère, depuis tant de générations, sans obtenir de résultats, comment pouvez-vous vous plaindre de n’avoir rien tiré de l’histoire de l’humanité en quelques semaines ? »
Randa avait raison. Seldon se dit que lui-même était déraisonnable et qu’il avait tort. Et pourtant… Pourtant, Hummin aurait dit que cet échec dans l’approche scientifique des problèmes était un nouveau signe de la dégradation des temps. Peut-être avait-il raison, lui aussi, hormis qu’il parlait d’une dégradation générale et de son effet moyen. En particulier, Seldon ne ressentait aucune dégradation de ses aptitudes mentales.
Aussi est-ce avec un certain intérêt qu’il demanda : « Vous voulez dire que des gens grimpent hors des dômes à l’air libre, au-dessus ?
— Oui. Sur la Couverture. C’est curieux, la plupart des Trantoriens de naissance répugnent à le faire. Ils n’aiment pas monter sur la Couverture. L’idée leur donne le vertige ou je ne sais quoi. La plupart de ceux qui travaillent sur le projet météorologique sont des Exos. »
Seldon regarda par la fenêtre les pelouses et le petit jardin du campus universitaire, brillamment illuminé, sans ombre ni chaleur oppressante, et remarqua, songeur : « Je ne peux pas reprocher aux Trantoriens de goûter le confort d’être à l’intérieur, mais j’ose imaginer que la curiosité devrait en pousser quelques-uns à monter sur la Couverture. Ce serait mon cas, tout du moins.
— Voulez-vous dire que vous aimeriez voir la météorologie en action ?
— Je crois bien. Comment fait-on pour gagner la Couverture ?
— Rien de bien sorcier. On prend un ascenseur, une porte s’ouvre, et vous y êtes. J’y suis déjà monté… C’est singulier.
— Ça me distrairait un moment de la psychohistoire. » Seldon soupira. « Ce ne serait pas du luxe.
— D’un autre côté, observa Randa, mon oncle avait coutume de dire : “ tout le savoir est un ”, et il se pourrait qu’il ait raison. Qui sait si vous n’apprendrez pas de la météorologie quelque chose qui puisse vous aider en psychohistoire ? N’est-ce pas possible ? »
Seldon sourit faiblement. « Un grand nombre de choses sont possibles. » Et pour lui seul, il ajouta : « Mais inutilisables. »
Dors parut amusée : « La météorologie ?
— Oui, répondit Seldon. Ils ont des travaux au programme pour demain et je vais monter avec eux.
— En avez-vous assez de l’histoire ? »
Seldon hocha la tête sombrement. « Effectivement. Ce changement sera le bienvenu. D’autre part, Randa dit que c’est aussi un problème trop massif pour être appréhendé par les mathématiques et ça me fera le plus grand bien de voir que ma situation n’est pas unique.
— J’espère que vous n’êtes pas agoraphobe. »
Il sourit. « Non, mais je vois pourquoi vous me posez la question. D’après Randa, les Trantoriens le sont fréquemment et refusent de monter sur la Couverture. J’imagine qu’ils se sentent mal à l’aise sans abri protecteur. »
Dors acquiesça. « Ça pourrait vous paraître normal, mais on trouve de nombreux Trantoriens sur toutes les planètes de la Galaxie – touristes, fonctionnaires, soldats… Et l’agoraphobie n’est pas non plus si rare sur les mondes extérieurs.
— C’est bien possible, Dors, mais je n’en souffre pas. Je suis curieux et ce changement sera le bienvenu, aussi ai-je bien l’intention de me joindre à eux demain. »
Dors hésita. « Je devrais monter avec vous, mais, demain, j’ai un emploi du temps chargé… Enfin, si vous n’êtes pas agoraphobe, vous n’aurez pas de problème et passerez sans doute une bonne journée. Oh… et restez près des météorologues. J’ai entendu dire que des gens s’étaient perdus, là-haut.
— Je serai prudent. Ça fait bien longtemps que je ne me suis pas perdu quelque part. »
Jenarr Leggen avait la mine sombre. Ce n’était pas tant à cause de son teint, plutôt clair ; ou de ses sourcils, qui étaient bruns et fournis. C’était plutôt parce que les dits sourcils surmontaient des yeux profondément enfoncés dans les orbites et un long nez proéminent, ce qui lui donnait cet air passablement chagrin. Ses yeux ne souriaient pas et, lorsqu’il parlait, ce qui était rare, c’était d’une voix grave et forte, étrangement sonore pour ce corps plutôt grêle.
« Vous allez avoir besoin de vêtements plus chauds, dit-il à Seldon.
— Oh ? » fit ce dernier en regardant autour de lui.
Il y avait deux hommes et deux femmes qui s’apprêtaient à monter avec Leggen et lui et, comme ceux de Leggen, leurs légers vêtements trantoriens étaient recouverts de pulls épais décorés (ce n’était pas une surprise) de motifs voyants aux couleurs vives. Il n’y en avait pas deux pareils, bien sûr.
Seldon baissa les yeux sur sa propre mise et s’excusa : « Désolé, je ne savais pas… mais je n’ai pas le moindre vêtement chaud.
— Je peux vous en donner. Je crois bien qu’il y a quelque part une tenue de rechange… Oui, tenez, voilà un pull. Un peu élimé, mais enfin, c’est toujours mieux que rien.
— On risque d’avoir désagréablement chaud avec un truc pareil, remarqua Seldon.
— Ici, sûrement. Mais il règne d’autres conditions sur la Couverture. Froid et vent. Dommage que je n’aie pas de jambières et de bottes à vous prêter. Vous regretterez tout à l’heure de ne pas en avoir. »
Ils emportaient avec eux un chariot bourré d’instruments qu’ils étaient en train de vérifier avec une lenteur bien inutile aux yeux de Seldon.
« Fait froid, sur votre planète ? demanda Leggen.
— Par endroits, répondit Seldon. Le monde d’Hélicon, dont je suis originaire, jouit d’un climat doux et souvent pluvieux.
— Pas de veine. Le climat de la Couverture risque de ne pas vous plaire.
— Je pense être en mesure de le supporter tant que nous serons là-haut. »
Dès qu’ils furent prêts, leur groupe monta dans un ascenseur marqué : STRICTEMENT RÉSERVÉ AU PERSONNEL OFFICIEL.
« C’est parce qu’il permet d’accéder à la Couverture, expliqua l’une des jeunes femmes, et les gens ne sont pas censés aller là-haut sans raison valable. »
Seldon n’avait pas encore rencontré cette jeune femme mais il l’avait entendue se faire appeler Clowzia. Il ignorait si c’était un prénom, un nom de famille ou un surnom.
L’ascenseur ressemblait à ceux que Seldon connaissait ici sur Trantor ou chez lui à Hélicon (hormis, bien sûr, l’appareil gravifique que Hummin et lui avaient utilisé), mais la certitude qu’il allait le mener au-delà des confins de la planète et jusqu’au vide au-dessus d’elle lui donnait des airs d’astronef.
Seldon sourit intérieurement. Fantasme stupide.
La cabine vibrait un peu, ce qui lui remit en tête les sombres pressentiments de Hummin sur la décadence galactique. Leggen, de même que ses collègues mâles et l’une des femmes, semblaient figés et interdits, comme s’ils avaient suspendu toute pensée, toute activité jusqu’à la sortie ; Clowzia, en revanche, ne cessait de lui jeter des coups d’œil à la dérobée, comme si elle le trouvait terriblement impressionnant.
Seldon se pencha pour lui murmurer à l’oreille (il hésitait à déranger les autres) : « Allons-nous monter très haut ?
— Haut ? » répéta-t-elle, d’une voix normale, apparemment inconsciente du silence ambiant. Elle paraissait très jeune et Seldon se dit qu’elle était sans doute étudiante de première année. Apprentie, peut-être.
« Cela prend du temps. La Couverture doit être située à un niveau très élevé. »
Un moment, elle parut intriguée. Puis : « Oh, non. Pas élevé du tout. Nous avons démarré très bas. L’Université est située à une grande profondeur. Nous utilisons d’énormes quantités d’énergie et, plus on est bas, plus le coût énergétique diminue. »
Leggen intervint. « Très bien. Nous y sommes. Sortons le matériel. »
La cabine s’arrêta avec un léger tremblement et la large porte coulissa rapidement. La température dégringola aussitôt et Seldon fourra les mains dans ses poches, bien content d’avoir enfilé un pull. Un vent froid lui ébouriffa les cheveux et il se rendit compte qu’un bonnet n’aurait pas été de trop. Alors même qu’il formulait cette pensée, Leggen sortit quelque chose d’un repli de son chandail, l’ouvrit d’un geste sec et se le mit sur la tête. Les autres firent de même.
Seule, Clowzia hésita. Elle s’arrêta juste avant de mettre le sien, puis l’offrit à Seldon.
Ce dernier secoua la tête. « Je ne peux pas vous prendre votre bonnet, Clowzia.
— Allez-y. J’ai les cheveux longs et épais. Les vôtres sont courts et un peu… dégarnis. »
Seldon aurait bien aimé contester cette remarque et, en d’autres circonstances, il ne s’en serait pas privé. Pour l’heure, toutefois, il se contenta de saisir le couvre-chef en marmonnant : « Merci. Si vous avez froid à la tête, je vous le rends. »
Peut-être n’était-elle pas si jeune. C’était à cause de son visage rond, presque poupin. Et maintenant qu’elle avait attiré son attention sur sa chevelure, il remarqua qu’elle était d’un brun-roux tout à fait charmant. Il n’avait jamais vu de tels cheveux sur Hélicon.
Dehors, le ciel était couvert, comme lorsqu’on l’avait emmené à l’air libre pour le conduire au Palais. Le froid était bien plus vif, mais il se dit que l’hiver s’était rapproché de six semaines. Les nuages étaient plus épais que lors de cette première sortie, et le jour plus sombre et menaçant – ou bien la nuit était-elle plus proche ? Ils n’allaient certainement pas monter faire un travail important sans se réserver une ample période de lumière du jour pour l’effectuer. Ou bien escomptaient-ils le réaliser en un temps très court ?
Il aurait bien aimé le leur demander, mais il s’avisa que le moment était peut-être mal choisi. Tous paraissaient être dans des états allant de l’excitation à la colère.
Seldon inspecta les alentours.
Il se tenait sur une surface qui semblait métallique au bruit qu’elle rendit quand, discrètement, il la martela du pied. Pourtant ce n’était pas du métal nu : il y laissait des empreintes en marchant. La surface était manifestement recouverte de poussière, ou peut-être de sable fin ou d’argile.
Et pourquoi pas ? Il y avait peu de chance que quelqu’un monte ici faire le ménage. Par curiosité, il se pencha pour saisir un peu de cette poussière entre les doigts.
Clowzia, derrière lui, remarqua ce qu’il faisait et dit, l’air d’une ménagère prise en flagrant délit de négligence : « On balaie le secteur pour protéger les instruments. C’est bien pire à d’autres endroits de la Couverture mais ça n’a pas vraiment d’importance. Ça renforce l’isolation, vous savez. »
Seldon grommela et poursuivit ses observations. Il n’avait aucune chance de comprendre la fonction des appareils qui donnaient l’impression de jaillir de cette mince couche de sol (si l’on pouvait l’appeler ainsi). Il n’avait pas la moindre idée de leur nature ou de ce qu’ils mesuraient.
Leggen se dirigeait vers lui. Il levait haut les jambes et posait les pieds avec précaution et Seldon s’aperçut qu’il procédait ainsi pour éviter de déranger les instruments. Il nota mentalement de marcher de même.
« Hé, vous ! Seldon ! »
Seldon n’apprécia guère le ton de sa voix et répliqua, glacial : « Oui, docteur Leggen ?
— Eh bien, docteur Seldon, alors, fit-il avec impatience. Le petit Randa m’a dit que vous étiez mathématicien.
— C’est exact.
— Bon mathématicien ?
— J’aimerais le croire, mais c’est difficile à garantir.
— Et vous vous intéressez aux problèmes insolubles ?
— Je butte sur l’un d’entre eux, répondit-il avec humeur.
— Moi de même. Jetez-y un coup d’œil, ne vous gênez pas. Si vous avez des questions, Clowzia, notre interne, vous viendra en aide. Vous pourrez peut-être nous donner un coup de main.
— J’en serais ravi mais je ne connais rien à la météorologie.
— Pas grave, Seldon. Je veux simplement que vous voyiez en gros de quoi il retourne, et ensuite j’aimerais bien discuter avec vous de mes mathématiques.
— Tout à votre service. »
Leggen fit demi-tour, un air résolu sur son long visage grimaçant. Puis il se retourna : « Si jamais vous avez froid – trop froid –, la porte de l’ascenseur est ouverte. Vous n’avez qu’à entrer et à toucher le voyant marqué : UNIVERSITÉ/BASE. La cabine vous descendra puis remontera ici automatiquement. Clowzia vous montrera – si jamais vous oubliez.
— Je n’oublierai pas. »
Cette fois, il partit pour de bon et, en le regardant s’éloigner, Seldon sentait le poignard glacial du vent traverser son chandail. Clowzia revint vers lui, le visage légèrement rougi par la bise.
« Le docteur Leggen avait l’air ennuyé. Ou est-ce son air habituel ? »
Elle gloussa : « Effectivement, il a toujours l’air ennuyé, mais cette fois il l’est pour de bon.
— Ah bon, pourquoi ? » demanda tout naturellement Seldon.
Clowzia regarda derrière elle, faisant voltiger ses longs cheveux. Puis elle confia : « Je ne suis pas censée le savoir, mais je le sais quand même. Le docteur Leggen avait calculé qu’aujourd’hui, à cette heure précise, il devait se produire une percée dans la couche nuageuse et il avait escompté effectuer certaines mesures particulières à la lumière du soleil. Seulement… eh bien, regardez le temps. »
Seldon acquiesça.
« Nous avons ici des caméras d’holovision, il savait donc que le temps était couvert – plus encore que d’habitude – et je suppose qu’il espérait découvrir une défaillance des instruments si bien que tout serait de leur faute et que théorie serait hors de cause. Seulement, jusqu’à présent, on n’a rien décelé d’anormal dans leur fonctionnement.
— Et c’est ça qui lui donne cet air malheureux ?
— Eh bien, il n’a jamais l’air vraiment heureux. »
Seldon regarda alentour en plissant les yeux. Malgré les nuages, la lumière était vive. Il se rendit compte que la surface sous ses pieds n’était pas parfaitement horizontale. Il se tenait au sommet d’un dôme aplati et, lorsqu’il regarda au loin, il découvrit d’autres dômes dans toutes les directions, plus ou moins larges et hauts.
— La surface de la Couverture paraît irrégulière, remarqua-t-il.
— C’est à peu près partout pareil, je crois. Ça s’est trouvé ainsi.
— Il y a une raison particulière ?
— Pas vraiment. D’après les explications que j’ai entendues – j’ai regardé autour de moi et posé des questions comme vous, vous savez –, les gens de Trantor ont d’abord mis sous dôme certains édifices : les galeries commerciales, les terrains de sport, des choses comme ça, puis des villes entières, de sorte qu’il y avait des tas de dômes ça et là, plus ou moins hauts, plus ou moins larges. Quand ils se sont tous rejoints, la surface résultante était irrégulière mais, entre-temps, les gens avaient estimé qu’il ne pouvait pas en être autrement…
— Vous voulez dire qu’un élément tout à fait fortuit peut finir par s’intégrer dans une tradition ?
— Je suppose… si vous voulez voir les choses ainsi. » (Si quelque chose de tout à fait fortuit peut s’intégrer dans une tradition et devenir quasiment intouchable, se dit Seldon, peut-on l’instaurer en loi de la psychohistoire ? Cela paraissait trivial mais combien d’autres lois, tout aussi triviales, pouvaient alors exister ? Un million ? Un milliard ? Existait-il un nombre relativement réduit de lois générales dont on pouvait déduire en corollaire ces lois triviales ? Comment pourrait-il le dire ? Durant un moment, perdu dans ses pensées, il en oublia presque la morsure du vent.)
Clowzia sentait le vent, toutefois, car elle frissonna et lui dit : « Quel sale temps. Il fait bien meilleur sous le dôme.
— Vous êtes trantorienne ?
— En effet. »
Seldon se rappela la remarque de Randa sur l’agoraphobie des Trantoriens et lui demanda : « Ça ne vous ennuie pas de monter ici ?
— Je déteste, mais je veux décrocher mon diplôme de spécialisation et mon poste, et le docteur Leggen dit que je ne peux pas l’obtenir sans un minimum de travail sur le terrain. Alors voilà, je me retrouve ici, même si j’ai horreur de ça, surtout quand il fait ce froid. A propos, avec une température pareille, vous n’imagineriez pas qu’une végétation pousse sur ces dômes, n’est-ce pas ?
— Il y en a ? » Il la fixa, l’air sévère, soupçonnant quelque plaisanterie visant à le ridiculiser. Elle semblait parfaitement innocente, mais comment, sur ce visage, faire la part de la sincérité et des traits enfantins ?
« Oh, absolument, répondit la jeune femme. Même ici, quand il fait plus doux. Vous avez remarqué le sol ? On le balaie en permanence à cause de nos travaux, comme je l’ai dit, mais ailleurs le terreau s’accumule ça et là, et la couche est particulièrement épaisse dans les déclivités où se rejoignent les dômes. Des plantes y poussent.
— Mais d’où vient ce terreau ?
— Quand les dômes ne couvraient qu’une partie de la planète, le vent y a déposé de la poussière, petit à petit. Puis, quand Trantor a été entièrement recouverte et qu’on a enfoui les niveaux d’habitation de plus en plus profondément, une partie des déblais, quand ils convenaient, ont été remontés au-dessus des dômes.
— Mais ça aurait dû les défoncer.
— Oh non. Ils sont très solides et étayés pratiquement partout. D’après les vidéo-livres que j’ai visionnés, l’idée initiale était de mettre en culture la Couverture, mais il était bien plus pratique de le faire sous dôme. Et puis, on pouvait également cultiver les levures et les algues à l’intérieur, ce qui diminuait d’autant l’utilité des cultures classiques, si bien qu’on décida de laisser la Couverture en friche. On y trouve également des animaux : des papillons, des abeilles, des souris, des lapins… Il y en a beaucoup.
— Les racines ne risquent-elles pas d’endommager les dômes ?
— Depuis des milliers d’années, elles n’ont rien fait. Les dômes sont traités pour repousser les racines. La majeure partie du couvert végétal est formée d’herbe, mais il y a également des arbres. Vous pourriez en voir si nous étions à la saison chaude ou plus au sud, ou encore à bord d’un astronef. » Elle le regarda du coin de l’œil. « Est-ce que vous avez vu Trantor quand vous descendiez de l’espace ?
— Non, Clowzia. Je dois confesser que non. Les hypernefs n’ont jamais été l’idéal pour admirer le paysage. Et vous, avez-vous déjà vu Trantor de l’espace ? »
Elle sourit timidement. « Je ne suis jamais allée dans l’espace. »
Seldon regarda alentour. Du gris partout.
« Je n’arrive pas à y croire… A la présence de végétation sur la Couverture, je veux dire.
— C’est pourtant vrai. J’ai entendu des gens dire – des Exos comme vous, qui avaient pu voir Trantor de l’espace – que la planète paraît verte comme une pelouse, parce que la Couverture est pour l’essentiel formée d’herbe et de broussailles. En fait, il y a aussi des arbres. Il y a un bosquet, non loin d’ici. Je l’ai vu. Des résineux, et ils font près de six mètres de haut.
— Où ça ?
— Vous ne pouvez pas le voir d’ici. Il est de l’autre côté du dôme. Il est… »
L’appel leur parvint, assourdi (Seldon se rendit compte qu’ils avaient marché tout en devisant et s’étaient quelque peu éloignés des autres).
« Clowzia. Revenez par ici. On a besoin de vous.
— Ouais ! lança Clowzia. J’arrive ! Désolée, docteur Seldon, il faut que j’y aille. » Elle détala, réussissant à courir avec légèreté malgré ses bottes fourrées.
S’était-elle jouée de lui ? Avait-elle servi à l’Exo crédule une pleine ration de mensonges, juste pour s’amuser ? Ce genre de chose se produisait sur toutes les planètes et à toutes les époques. Son air de transparente honnêteté n’était pas une preuve ; en fait, les meilleurs fabulateurs cultivaient systématiquement ce genre d’expression.
Alors, des arbres de six mètres pouvaient-ils réellement croître au-dessus de la Couverture ? Sans trop y réfléchir, Seldon se dirigea vers le dôme le plus haut à l’horizon. Il battit des bras pour tenter de se réchauffer. Et il avait les pieds engourdis par le froid.
Clowzia ne lui avait pas indiqué de direction. Elle aurait dû lui donner une indication mais n’en avait rien fait. Pourquoi ? Évidemment, on l’avait rappelée.
Les dômes étaient plus larges que hauts : une bonne chose, car la progression était bien plus facile. D’autre part, la pente douce l’obligeait à peiner plus longtemps avant de parvenir au sommet pour embrasser du regard l’autre côté.
Au bout du compte, il parvint à voir de l’autre côté du dôme qu’il venait d’escalader. Il se retourna pour s’assurer qu’il pouvait encore repérer les météorologues et leurs instruments. Ils étaient à bonne distance, dans une vallée éloignée, mais ils restaient parfaitement visibles. Bien.
Il ne vit ni bosquet ni arbre, mais une dépression s’étirait entre deux dômes. Au fond de la vallée, le sol était plus épais avec quelques taches vertes qui devaient être de la mousse. S’il suivait la vallée, et si elle descendait suffisamment et était recouverte d’un sol assez épais, il se pouvait qu’il trouvât des arbres.
Il se retourna, cherchant à mémoriser des repères, mais il ne vit que le moutonnement des dômes. Du coup, il hésita ; et la mise en garde de Dors, l’avertissant de ne pas se perdre, qui lui avait paru sur le moment bien superflue, prenait tout son sens à présent. Malgré tout, il lui semblait évident que la vallée dessinait une sorte de route. S’il la suivait sur une certaine distance, il n’aurait qu’à faire demi-tour et cheminer en sens inverse pour se retrouver ici.
Il se mit donc en marche d’un pas résolu et descendit la vallée au fond plat. Il y avait un grondement assourdi au-dessus de lui mais il n’y prêta pas attention. Il avait décidé qu’il avait envie de voir des arbres et c’était tout ce qui l’occupait pour l’instant.
La mousse s’épaississait et s’étendait comme un tapis d’où jaillissaient ça et là des touffes d’herbe. Malgré la désolation ambiante, cette mousse était d’un vert soutenu et Seldon s’avisa que, sur une planète au temps couvert et nuageux, les pluies étaient sans aucun doute abondantes.
La vallée continua à s’incurver, puis, juste au-dessus d’un autre dôme, apparut une tache sombre à contre-jour sur le ciel gris : il sut qu’il avait découvert les arbres.
Comme si son esprit, soudain libéré par cette vision, pouvait se tourner vers d’autres choses, Seldon remarqua le grondement qu’il avait déjà perçu et, sans plus réfléchir, classé comme un bruit de machine. A présent, il reconsidérait la question : était-ce bien, en fait, un bruit mécanique ?
Pourquoi pas ? Il se trouvait sur l’un des innombrables dômes qui couvraient les centaines de millions de kilomètres carrés de la cité planétaire. Il devait y avoir toutes sortes de machines dissimulées sous ces dômes – des moteurs de ventilation, déjà. Peut-être pouvait-on les entendre, quand les autres bruits de la ville étaient assez éloignés.
Mais ce bruit ne semblait pas venir du sol. Il leva les yeux vers le ciel uniformément morne. Rien.
Il continua à scruter l’espace, les grandes déchirures verticales qui s’ouvraient dans la brume devant ses yeux et puis, très loin… Un minuscule point sombre se détacha sur le fond gris. Il semblait évoluer comme s’il cherchait à se repérer avant d’être à nouveau avalé par les nuages.
Sans savoir pourquoi, Seldon pensa : ils sont à mes trousses.
Et presque avant d’avoir pu décider d’une ligne d’action, il avait fait son choix : il courut désespérément en direction des arbres puis, pour les atteindre plus vite, coupa sur la gauche en escaladant un dôme bas, trébuchant au milieu d’espèces de fougères brunes en train de se dessécher et parmi lesquelles poussaient également des épineux porteurs de baies rouge vif.
Haletant, Seldon vint s’affaler contre un arbre, dont il étreignit le tronc avec la dernière énergie. Il attendait que l’engin volant réapparaisse pour se placer le dos à l’arbre et se cacher de l’autre côté, tel un écureuil.
L’arbre était froid, son écorce était rêche, il n’avait rien de confortable mais il lui procurait au moins un abri. Bien sûr, cela risquait d’être insuffisant s’ils le recherchaient à l’aide d’un détecteur de chaleur, mais, d’un autre côté, le tronc glacé pouvait brouiller l’instrument.
Sous ses pieds, le sol était compact. Alors même qu’il se cachait et tentait d’apercevoir son poursuivant tout en restant invisible, il ne put s’empêcher de s’interroger sur l’épaisseur de la couche de terreau, sur le temps qu’il lui avait fallu pour s’accumuler, sur le nombre de dômes qui, dans les zones plus chaudes de Trantor, portaient sur leur dos des forêts, et sur les systèmes écologiques : les arbres étaient-ils toujours confinés aux dépressions entre les dômes, laissant les régions plus élevées aux mousses, à l’herbe et aux buissons ?
Il revit l’appareil. Ce n’était pas une hypernef, ni même un jet ordinaire. C’était un vertijet. Il apercevait la vague lueur de la traînée d’ions qui jaillissaient aux arêtes de l’hexagone, neutralisant l’attraction gravitationnelle et permettant aux ailes de maintenir l’engin en vol, tel un grand oiseau. Ce véhicule était capable de planer au-dessus d’un terrain pour l’explorer.
C’étaient les nuages qui l’avaient sauvé. Même s’ils utilisaient des détecteurs de chaleur, ceux-ci ne pourraient que leur indiquer la présence de gens en dessous. Le vertijet devrait tenter de percer le plafond nuageux avant d’espérer savoir combien de personnes se trouvaient là et si l’une ou l’autre était l’individu recherché précisément par les occupants de l’appareil.
Le vertijet était plus proche maintenant mais il ne pouvait pas non plus rester caché. Le grondement des moteurs trahissait sa présence et ses occupants ne pouvaient pas les couper tant qu’ils avaient l’intention de poursuivre leurs recherches. Seldon connaissait les vertijets car on en trouvait sur Hélicon comme sur toutes les planètes sans dômes où le ciel était parfois dégagé ; il y avait même des particuliers qui en possédaient.
A quoi pouvaient bien servir des vertijets sur Trantor – où toute la vie humaine était cantonnée sous dôme, où la couche nuageuse était basse et quasi perpétuelle – sinon, en tant que véhicules gouvernementaux conçus dans un but unique, à récupérer une personne recherchée qui se serait aventurée sur la Couverture ?
Pourquoi pas ? Les forces gouvernementales ne pouvaient pénétrer sur le campus mais Seldon avait pu en sortir. Il se trouvait sur les dômes et peut-être en dehors de toute juridiction locale. Un véhicule impérial avait peut-être le droit de se poser n’importe où sur la Couverture pour interroger ou interpeller toute personne qui s’y trouverait. Hummin ne l’en avait pas averti mais sans doute était-ce une simple omission de sa part.
Le vertijet s’était encore rapproché, fouinant comme une bête aveugle qui flaire sa proie. Auraient-ils l’idée de scruter ce bouquet d’arbres ? Allaient-ils atterrir et envoyer un ou deux soldats en armes fouiller le taillis ?
Et dans ce cas, que pouvait-il faire ? Il était sans arme et toute sa souplesse et son agilité lui seraient inutiles face à l’intolérable douleur d’un fouet neuronique.
L’engin n’essayait pas d’atterrir. Ou bien l’intérêt du bouquet d’arbres leur avait échappé…
Ou bien…
Une idée nouvelle le frappa soudain. Et si ce n’était pas du tout un vaisseau de poursuite ? S’il faisait partie de l’expérience météorologique ? Des météorologues chercheraient certainement à faire des mesures dans les couches supérieures de l’atmosphère.
Ne faisait-il pas l’idiot en se dissimulant ainsi ?
Le ciel s’assombrissait. Les nuages s’épaississaient ou, plus vraisemblablement, la nuit était en train de tomber.
En plus, le froid gagnait et allait encore s’accentuer. Allait-il rester dehors à se geler sous prétexte que l’apparition d’un vertijet parfaitement inoffensif avait déclenché en lui une paranoïa comme il n’en avait jamais connu ? Il avait soudain envie de quitter le couvert du bosquet pour retourner à la station météo.
Après tout, comment l’homme que Hummin craignait tant – ce Demerzel – aurait-il su que Seldon se trouverait, à cet instant précis, sur la Couverture, prêt à être cueilli ?
L’espace d’un instant, l’idée lui parut convaincante et, frissonnant de froid, il sortit de derrière son arbre.
Puis il retourna s’y cacher en vitesse lorsque le vaisseau reparut, encore plus proche. L’engin n’avait pas un comportement évoquant la recherche scientifique : il n’avait effectué ni prises d’échantillon, ni mesures, ni évaluations. Mais les reconnaîtrait-il, ces opérations, si elles avaient lieu ? Il ignorait quel genre d’instruments de précision embarquait l’appareil et comment ils fonctionnaient. Si l’équipage procédait effectivement à des travaux météorologiques, il serait peut-être bien en peine de le dire. Néanmoins, pouvait-il courir le risque de se mettre à découvert ?
Et si, après tout, Demerzel savait qu’il se trouvait sur la Couverture parce qu’un de ses agents, à l’Université, lui avait transmis l’information ? Lisung Randa, ce petit Oriental souriant et jovial, lui avait suggéré de monter. Il l’avait fait non sans une certaine insistance et le sujet ne s’était pas présenté naturellement lors de la conversation ; en tout cas, pas assez naturellement. Était-il possible qu’il fût un agent gouvernemental et soit parvenu d’une manière ou d’une autre à prévenir Demerzel ?
Puis il y avait Leggen, qui lui avait donné le chandail. Le chandail était bien utile mais pourquoi Leggen ne lui avait-il pas dit plus tôt qu’il lui en faudrait un, ce qui lui aurait permis de prendre le sien ? Celui qu’il portait aurait-il quelque signe distinctif ? Il était d’un violet uniforme, alors que tous les autres cédaient à la mode trantorienne des motifs bariolés. De haut, n’importe quel observateur apercevrait une tache terne en mouvement au milieu d’autres de couleurs vives et reconnaîtrait aussitôt la personne recherchée.
Et Clowzia ? Elle était censée monter sur la Couverture pour apprendre la météorologie et aider ses collègues. Comment se faisait-il qu’elle ait pu l’aborder, discuter avec lui, puis l’éloigner tranquillement des autres afin de l’isoler et de faciliter ainsi son éventuelle récupération ?
Dans le même ordre d’idée, que penser de Dors Venabili ? Elle savait qu’il montait sur la Couverture. Elle ne l’avait pas retenu. Elle aurait pu l’accompagner mais, comme par hasard, elle était occupée.
C’était un complot. Sans le moindre doute, c’était un complot.
Il en était à présent convaincu et ne songeait plus du tout à quitter le couvert des arbres. (Il avait les pieds comme des blocs de glace et il battait la semelle sans améliorer la situation.) Le vertijet n’allait-il donc jamais s’en aller ?
A l’instant même où il pensait cela, le grondement de l’engin monta vers l’aigu et le vertijet s’éleva pour disparaître dans les nuages.
Seldon prêta attentivement l’oreille, à l’affût du moindre son, pour s’assurer qu’il était bien parti. Ensuite, alors même qu’il était sûr de son départ, il se demanda si ce n’était pas une simple astuce pour l’amener à se découvrir. Il resta donc planté derrière son arbre tandis que les minutes s’écoulaient lentement et que la nuit continuait à tomber.
Finalement, quand il sentit qu’il devait prendre le risque de se découvrir ou choisir de geler sur place, il avança d’un pas et quitta précautionneusement l’abri des arbres.
Le crépuscule était sombre, après tout. Seldon restait indétectable, sauf aux détecteurs de chaleur, mais, si le problème se posait, il entendrait le vertijet revenir. Il attendit donc à la lisière des arbres, prêt à retourner se cacher au moindre bruit – une manœuvre qui perdrait d’ailleurs tout intérêt s’il était découvert.
Il regarda autour de lui, cherchant à distinguer les météorologues – ils disposaient sûrement d’un éclairage artificiel mais rien d’autre ne permettrait de les repérer.
Il pouvait encore percevoir les alentours mais, d’ici un quart d’heure, une demi-heure au mieux, il ne verrait plus rien. Sans lumière et avec ce ciel bouché, il ferait noir – complètement noir.
Terrifié à la perspective d’être plongé dans l’obscurité totale, Seldon se rendit compte qu’il allait devoir au plus vite retrouver son chemin jusqu’à la vallée qu’il avait suivie, puis revenir sur ses pas. Les bras serrés pour conserver sa propre chaleur, il partit dans ce qu’il estimait être la direction de la vallée entre les dômes.
Il pouvait, évidemment, en trouver plus d’une en s’éloignant du bosquet, mais il crut distinguer quelques ronciers aperçus à l’aller et dont les baies semblaient à présent plus noires que rouge vif. Plus question de traîner. Il était obligé de supposer qu’il ne faisait pas fausse route. Il remonta la vallée le plus vite possible, guidé par sa vue de moins en moins utile et par la végétation sous ses pas.
Mais il ne pouvait demeurer éternellement au fond de la vallée. Au départ, il avait franchi le dôme apparemment le plus élevé du secteur et découvert cette dépression qui coupait sa route à angle droit. D’après ses calculs, il devait à présent tourner à droite, puis complètement à gauche, et il se retrouverait sur le chemin du dôme des météorologues.
Seldon tourna à gauche et, en levant la tête, il parvint tout juste à distinguer la courbure d’un dôme sur un fond de ciel à peine moins sombre. Ce devait être le bon !
Ou bien prenait-il ses désirs pour des réalités ?
Il n’avait pas le choix. Sans quitter de l’œil le sommet afin de garder à peu près un cap rectiligne, il avança aussi vite qu’il put. Tandis qu’il se rapprochait, le dôme grandissait et il pouvait de moins en moins en distinguer les contours. Bientôt, s’il ne s’était pas trompé, il allait gravir une pente douce et, quand il serait parvenu au sommet, il serait en mesure d’apercevoir, de l’autre côté, les lumières de la station météorologique.
Dans ce noir d’encre, il était incapable de voir ce qu’il avait devant les pieds. Tout en regrettant qu’il n’y ait pas quelque étoile pour donner un peu de lumière, il se demanda si cela faisait cet effet d’être aveugle. Il agitait les bras devant lui comme des antennes.
Le froid gagnait de minute en minute et il s’arrêtait de temps en temps pour souffler sur ses doigts et pour les cacher sous les aisselles. Il aurait bien aimé pouvoir faire de même avec ses pieds. Il pensa qu’à présent, s’il se mettait à pleuvoir, ce serait de la neige ou, pire encore, de la neige fondue.
Marcher… marcher. Il n’y avait rien d’autre à faire.
Enfin, il eut l’impression qu’il commençait à redescendre. Ou il fantasmait encore, ou il avait effectivement dépassé le sommet du dôme.
Il s’arrêta. S’il avait franchi le sommet, il aurait dû distinguer les lumières de la station, apercevoir les lampes des météorologues scintillant et dansant comme des lucioles.
Seldon ferma les yeux comme pour les accoutumer à l’obscurité puis les rouvrit : démarche inutile. Le noir était le même qu’il ait les yeux ouverts ou fermés.
Peut-être Leggen et les autres étaient-ils partis, remportant leurs lampes et coupant l’éclairage ? Ou Seldon avait escaladé un mauvais dôme ? Ou bien il avait suivi un itinéraire incurvé qui l’avait égaré sur la direction à prendre ? Ou bien il n’avait pas suivi la bonne vallée en partant du bosquet ?
Que faire ?
S’il était tourné dans la mauvaise direction, il y avait une chance pour que la lumière soit visible à gauche ou à droite – et ce n’était pas le cas. S’il avait suivi la mauvaise vallée, il n’avait aucun moyen de regagner le bosquet d’arbres pour emprunter un autre itinéraire.
Sa seule chance était de parier qu’il était orienté dans la bonne direction et que la station se trouvait plus ou moins directement en face de lui mais que les météorologues étaient repartis, le laissant seul dans l’obscurité.
Alors, avancer. Les chances de succès étaient peut-être réduites, mais c’étaient les seules qu’il eût.
Il estima qu’il lui avait fallu une demi-heure pour gagner le sommet du dôme depuis la station météo : il avait effectué une partie du chemin avec Clowzia en flânant plus ou moins. A présent, il progressait un peu plus vite dans ces ténèbres oppressantes.
Seldon continua d’avancer à pas lourds. Ç’aurait été bien d’avoir l’heure ; évidemment, il avait un chrone, mais dans le noir…
Il s’arrêta. Il portait un bracelet-chrone trantorien qui donnait le temps universel galactique (comme tous les chrones) mais également l’heure locale de Trantor. Le cadran des chrones était normalement lisible dans le noir, afin qu’on puisse lire l’heure dans l’obscurité tranquille d’une chambre à coucher. En tout cas, un chrone héliconien s’éclairait ; pourquoi pas un trantorien ?
Il consulta son bracelet-chrone avec appréhension et effleura le contact d’éclairage du cadran. Celui-ci s’illumina faiblement, lui indiquant qu’il était 18 : 47. Pour qu’il fasse déjà nuit, Seldon savait qu’on devait être en hiver. Depuis combien de temps avait-on dépassé le solstice ? Quel était le degré d’inclinaison axiale ? Quelle était la durée de l’année ? A quelle distance de l’équateur se trouvait-il en ce moment ? Rien ne lui permettait d’avancer des réponses, mais ce qui comptait, c’était que cette étincelle de lumière fût visible.
Il n’était pas aveugle ! Quelque part, la vague lueur de son bracelet-chrone lui rendit espoir.
Son moral remonta. Il allait poursuivre sa route dans la même direction. Il continuerait pendant une demi-heure. S’il ne trouvait rien, il insisterait encore cinq minutes – cinq minutes, pas plus ! S’il n’y avait toujours rien, il s’arrêterait pour réfléchir. Ça ferait trente-cinq minutes à partir de maintenant. D’ici là, il ne penserait qu’à marcher et se concentrerait sur sa chaleur interne (il agita les orteils, vigoureusement. Il les sentait encore).
Il repartit et la demi-heure s’écoula. Il s’arrêta puis, hésitant, poursuivit encore cinq minutes.
A présent, il lui fallait décider. Il n’y avait toujours rien. Il pouvait aussi bien n’être nulle part, loin de tout accès au dôme. D’un autre côté, il pouvait se trouver à trois mètres à gauche ou à droite de la station météo – ou devant. Il pouvait se trouver à deux longueurs de bras de l’ouverture du dôme – laquelle, toutefois, ne serait pas ouverte.
Bon, et maintenant ?
Servait-il de crier ? Hormis le sifflement du vent, un silence total l’enveloppait. S’il y avait des oiseaux, des bêtes ou des insectes parmi la végétation sur la Couverture, ils n’étaient pas là en cette saison, à cette heure-ci, ou à cet endroit précis. Le vent continuait à le frigorifier.
Peut-être aurait-il dû crier tout le temps. Le son devait porter loin dans l’air froid. Mais y aurait-il quelqu’un pour l’entendre ?
L’entendrait-on à l’intérieur du dôme ? Y avait-il des instruments pour détecter les sons ou les mouvements venus d’en haut ? Ne devait-il pas y avoir des sentinelles postées juste à l’intérieur ?
Tout cela paraissait ridicule. On aurait entendu ses pas, non ?
Et malgré tout…
Il s’écria : « A l’aide ! A l’aide ! Est-ce que quelqu’un m’entend ? »
Son cri était étranglé, à moitié gêné. Ça avait l’air idiot de crier ainsi dans ce vaste néant ténébreux.
Mais enfin il sentait qu’il serait encore plus idiot d’hésiter dans une situation pareille. La panique montait en lui. Il aspira l’air glacé et cria aussi longtemps qu’il put. Nouvelle inspiration et nouveau cri, sur un autre ton. Et encore une fois.
Seldon s’arrêta de crier, hors d’haleine, et tourna la tête dans tous les sens, bien qu’il n’y eût strictement rien à voir. Il ne parvenait même pas à déceler un écho. Il ne restait rien d’autre à faire qu’à attendre l’aube. Mais combien de temps la nuit durait-elle en cette saison ? Et jusqu’où la température allait-elle descendre ?
Il sentit une imperceptible sensation glacée lui picoter le visage. Puis une autre encore, après quelques instants.
Une averse de neige fondue commençait à tomber, invisible dans les ténèbres totales. Et nul refuge où s’abriter.
Il songea : j’aurais été mieux loti si le vertijet m’avait repéré et ramassé. Je serais peut-être prisonnier en ce moment, mais au moins je serais à l’aise et au chaud.
Ou, si Hummin n’avait pas mis son grain de sel, il aurait été de retour sur Hélicon depuis belle lurette. Sous surveillance, peut-être, mais à l’aise et au chaud. Pour l’heure, c’était tout ce qu’il désirait : être à l’aise et au chaud.
Mais, pour l’heure, il ne pouvait qu’attendre. Il s’accroupit, sachant que si longue que fût la nuit, il n’oserait pas dormir. Il retira ses chaussures pour masser ses pieds gelés. Très vite, il se rechaussa.
Il savait qu’il allait devoir répéter cette opération, et aussi se frotter les mains et les oreilles, pendant toute la nuit, pour maintenir la circulation. Mais le plus important était de se rappeler qu’il ne devait ab-so-lu-ment pas laisser le sommeil le gagner. Sinon, c’était la mort certaine.
Et, ayant soigneusement réfléchi à la question, il ferma les yeux, sa tête s’inclina et il s’assoupit sous la neige qui tombait.