Puits thermique

AMARYL, YUGO — … Mathématicien que l’on peut considérer, juste après Hari Seldon lui-même, comme le principal responsable de l’élaboration des détails de la psychohistoire. Ce fut lui qui…

… Pourtant, les conditions de son entrée dans la vie sont presque plus impressionnantes que ses prouesses mathématiques. Né dans la pauvreté sans espoir du prolétariat de Dahl, un secteur de l’antique Trantor, il aurait pu vivre dans une obscurité totale si Seldon, tout à fait par accident, ne l’avait rencontré au cours de…

ENCYCLOPAEDIA GALACTICA

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L’Empereur de toute la Galaxie se sentait las – physiquement las. Il avait mal aux lèvres à force d’arborer un sourire obligatoirement gracieux et prudent ; le cou raidi à force d’incliner la tête ici ou là pour feindre l’intérêt ; les oreilles douloureuses à force d’écouter ; tout le corps endolori à force de se lever et de s’asseoir, de se tourner pour tendre la main et saluer.

Ce n’était qu’une cérémonie officielle où il s’agissait de rencontrer maires, vice-rois et ministres avec leurs épouses ou époux, venus de telle ou telle région de Trantor ou (pire) de la Galaxie. Il y avait près de mille participants, tous en costumes tantôt fleuris, tantôt franchement exotiques, et il avait fallu prêter l’oreille à un concert d’accents variés et encore aggravés par l’effort de parler le galactique de l’Empereur tel qu’on le parle à l’université galactique. Pis que tout, l’Empereur avait dû se garder d’annoncer des engagements concrets, tout en tartinant à l’envi une épaisse pommade de mots creux. Tout cela avait été enregistré fort discrètement – image et son – et Eto Demerzel se le repasserait pour s’assurer que Cléon, premier du nom, s’était bien comporté. Cela, évidemment, c’était la façon dont l’Empereur voyait les choses. Demerzel dirait sans aucun doute qu’il essayait simplement de surprendre d’éventuelles révélations involontairement lâchées par ses hôtes. Et peut-être était-ce le cas. Heureux Demerzel !

L’Empereur ne pouvait quitter le Palais et son vaste domaine, tandis que Demerzel pouvait courir la Galaxie à sa guise. L’Empereur était toujours en représentation, toujours disponible, toujours forcé d’accueillir les visiteurs, du personnage important au simple importun. Demerzel demeurait anonyme et ne se montrait jamais dans l’enceinte du Palais impérial, satisfait de rester un nom redouté et une présence invisible – et par là même d’autant plus terrifiante.

L’Empereur était l’homme de l’intérieur, avec tous les signes extérieurs, toutes les prérogatives du pouvoir. Demerzel était l’homme de l’extérieur, sans rien d’évident, pas même un titre officiel, mais avec un esprit et des doigts qui sondaient partout, et il n’exigeait qu’une seule récompense pour son infatigable labeur : la réalité du pouvoir.

Cela amusait toujours l’Empereur – d’une manière assez macabre – de penser qu’à tout moment, sans prévenir, sous un prétexte fabriqué, voire sans prétexte du tout, il aurait pu le faire arrêter et emprisonner, l’exiler, le faire torturer ou exécuter. Après tout, pendant ces siècles contrariants de malaise perpétuel, les Empereurs avaient peut-être eu du mal à faire régner leur volonté sur les diverses planètes de l’Empire, voire sur les divers secteurs de Trantor – avec la cohue des pouvoirs exécutifs et législatifs locaux dont il fallait tenir compte au milieu d’un dédale touffu de décrets, protocoles, engagements, traités et autres embrouilles juridiques interstellaires –, mais du moins leurs pouvoirs étaient restés absolus sur le Palais et ses annexes.

Pourtant, Cléon savait que ses rêves de puissance étaient vains. Demerzel servait déjà son père et Cléon n’avait pas souvenir d’un temps où il ne s’en remettait pas à lui pour toutes choses. Demerzel savait tout, concevait tout, réglait tout. Mieux, il endossait au besoin les échecs. L’Empereur lui-même restait au-dessus des critiques et n’avait rien à craindre – sauf, bien sûr, une révolution de palais ou l’assassinat par un intime. C’était d’ailleurs surtout pour éviter cela qu’il se reposait entièrement sur Demerzel.

Cléon eut un petit frisson à l’idée de se passer de Demerzel, ou d’essayer. Certains Empereurs avaient gouverné personnellement, dotés d’une suite de chefs d’état-major sans talent, servis par des incapables qu’ils avaient maintenus dans leurs fonctions ; et malgré tout, ils avaient fait leur chemin tant bien que mal pendant quelque temps.

Mais Cléon en était incapable. Il avait besoin de Demerzel. En fait, maintenant que l’idée de l’assassinat lui était venue – et, au vu de l’histoire récente de l’Empire, il ne pouvait pas la laisser échapper –, il voyait sans peine qu’il était tout à fait impossible de se passer de cet homme. C’était infaisable. Si habilement qu’il s’y prenne, Cléon était sûr que Demerzel, d’une manière ou d’une autre, prévoirait l’opération, devinerait qu’elle était en route et saurait, avec une habilité très supérieure, déclencher une révolution de palais. Cléon serait mort avant même que Demerzel puisse être jeté aux fers ; il y aurait juste un autre Empereur que Demerzel servirait – et dominerait.

Ou bien se lasserait-il de ce jeu et se couronnerait-il lui-même Empereur ?

Jamais ! L’habitude de l’anonymat était trop forte en lui. Si Demerzel se montrait à visage découvert, alors ses pouvoirs, sa sagacité ou sa chance – au choix – l’abandonneraient certainement. Cléon en était convaincu. Ça ne se discutait même pas.

Ainsi, tant qu’il savait se tenir, Cléon était-il en sûreté. Tant qu’il serait dénué d’ambitions propres, Demerzel le servirait fidèlement.

Et voici que l’homme se tenait devant lui, avec sa mise si simple et si sévère qu’elle rappelait douloureusement à Cléon les inutiles falbalas de sa tenue d’apparat – qu’il venait de retirer, Dieu merci, avec l’aide de deux domestiques. Bien sûr, c’était immanquablement quand il se retrouvait seul et en chemise que Demerzel choisissait de faire son apparition.

« Demerzel, dit l’Empereur de toute la Galaxie, je suis las !

— Certaines fonctions sont lassantes, Sire, murmura Demerzel.

— Alors, faut-il que je les endure tous les soirs ?

— Pas tous les soirs, mais elles sont essentielles. Les gens aiment vous voir et attirer votre attention. Cela contribue au bon fonctionnement de l’Empire.

— Jadis, le bon fonctionnement de l’Empire était assuré par le pouvoir, remarqua sombrement l’Empereur. Maintenant, il est assuré par un sourire, un signe de la main, une confidence, une médaille ou une plaque.

— Si tout cela contribue à maintenir la paix, Sire, c’est loin d’être négligeable. Et votre règne se déroule sans heurts.

— Vous savez pourquoi : parce que vous êtes à mes côtés. Mon seul vrai talent est d’être conscient de votre importance. » Il lorgna Demerzel sournoisement. « Mon fils n’a pas besoin d’être mon héritier. C’est un garçon sans talent. Que diriez-vous si je faisais de vous mon successeur ?

— Sire, c’est impensable, répondit Demerzel, glacial. Il est hors de question que j’usurpe le trône. Que je le subtilise à son héritier légal. Par ailleurs, si jamais je vous ai déplu, châtiez-moi comme il convient. Mais sûrement, rien de ce que j’ai fait ou pu faire mérite que je sois condamné à être couronné Empereur. »

Cléon se mit à rire. « Pour cette juste appréciation sur la valeur du trône impérial, Demerzel, je renonce à l’idée de vous châtier. Allons, discutons plutôt tous les deux. Je dormirais volontiers mais je ne me sens pas encore prêt à subir le cérémonial qui entoure mon coucher. Parlons.

— De quoi, Sire ?

— De tout et de n’importe quoi… Tenez, de ce mathématicien et de sa psychohistoire. Je songe à lui de temps en temps, vous savez. Au cours du dîner de ce soir, je me disais : et si l’analyse psychohistorique prédisait une méthode pour me permettre d’être Empereur sans ce cérémonial sans fin…

— J’ai l’impression, Sire, que même le psychohistorien le plus habile en serait incapable.

— Eh bien, parlez-moi déjà de celui qu’on a sous la main. Se cache-t-il toujours chez ces curieux chauves de Mycogène ? Vous m’aviez promis de l’en extirper.

— Effectivement, Sire, si j’avais agi en ce sens, mais à mon grand regret, je dois vous avouer que j’ai échoué.

— Échoué ? » L’Empereur fronça les sourcils. « Je n’aime pas ça.

— Moi non plus, Sire. Je comptais l’encourager à commettre quelque acte blasphématoire – c’est facile à Mycogène, surtout pour un étranger – qui aurait entraîné un châtiment sévère. Le mathématicien aurait été contraint d’en appeler à l’Empereur et nous n’avions plus qu’à le cueillir. Tout ceci au prix de concessions insignifiantes de notre part – importantes pour Mycogène mais dérisoires pour nous –, et j’avais prévu de ne jouer aucun rôle direct dans la tractation. L’affaire devait être menée subtilement.

— J’entends bien, dit Cléon, mais elle a échoué. Est-ce que le Maire de Mycogène…

— On l’appelle le Grand Ancien, Sire.

— Ne chicanez pas sur les titres. Le Grand Ancien a-t-il refusé ?

— Au contraire, Sire, il était d’accord et Seldon, le mathématicien, est bien tombé dans le piège.

— Alors ?

— Il a pu s’en sortir sans encombre.

— Pourquoi ? » Cléon était indigné.

« Je n’en suis pas certain, Sire, mais je soupçonne qu’on nous a doublés.

— Qui ? Le Maire de Kan ?

— C’est possible, Sire, mais j’en doute. J’ai fait placer Kan sous surveillance. S’ils avaient récupéré le mathématicien, je le saurais à l’heure qu’il est. »

L’Empereur ne se contentait plus de froncer les sourcils. Il enrageait pour de bon. « Demerzel, ça ne va pas du tout. Je suis fort mécontent. Un échec de cet ordre m’amène à me demander si par hasard vous auriez cessé d’être l’homme que vous étiez naguère. Quelles mesures allons-nous prendre contre Mycogène après ce refus manifeste d’accéder aux désirs de l’Empereur ? »

Demerzel courba l’échine, laissant passer l’orage, mais c’est d’un ton inflexible qu’il répondit : « Ce serait une erreur d’agir contre Mycogène pour l’instant, Sire. Nous causerions une rupture d’équilibre, qui jouerait en faveur de Kan.

— Mais nous devons faire quelque chose.

— Peut-être pas, Sire. La situation n’est pas aussi mauvaise qu’il n’y paraît.

— Comment cela ?

— Vous vous en souvenez, Sire, ce mathématicien était convaincu que la psychohistoire est inapplicable ?

— Bien sûr que je m’en souviens, mais cela n’avait aucune importance pour nos projets, non ?

— Peut-être. Mais si elle devenait applicable, Sire, elle servirait considérablement nos projets. Et d’après ce que j’ai pu découvrir, le mathématicien est en train d’essayer de la rendre applicable. Sa tentative profanatoire à Mycogène devait, si j’ai bien compris, lui permettre de résoudre ce problème. Auquel cas, Sire, il pourrait s’avérer payant de lui laisser la bride sur le cou. Il nous sera plus utile de le cueillir une fois qu’il sera plus près du but ou qu’il l’aura atteint.

— Pas si Kan le récupère avant nous.

— Cela ne se produira pas, j’y veillerai.

— Avec le même succès que pour extirper le mathématicien de Mycogène ?

— Je ne ferai pas d’erreur la prochaine fois, Sire.

— Demerzel, c’est votre intérêt. Je ne tolérerai pas une nouvelle erreur dans cette affaire. » Puis il ajouta, de mauvaise humeur : « Je crois bien que je ne vais pas dormir cette nuit, en fin de compte. »

62

Jirad Tisalver, du secteur de Dahl, était un petit homme : le sommet de son crâne arrivait tout juste à la hauteur du nez de Seldon. Ça ne semblait pas l’affecter, toutefois. Il avait des traits fins, réguliers, était enclin au sourire, et arborait une épaisse moustache noire et des cheveux bruns aux boucles serrées.

Il vivait, avec sa femme et une fille en bas âge, dans un appartement de sept petites pièces, d’une propreté méticuleuse et presque entièrement dépourvu de mobilier.

Tisalver était gêné : « Je m’excuse, Maître Seldon et Maîtresse Venabili, de ne pouvoir vous offrir le luxe auquel vous êtes habitués, mais Dahl est un secteur pauvre et je ne fais pas partie des classes aisées.

— Raison de plus pour nous excuser de vous imposer le fardeau de notre présence, répondit Seldon.

— Ce n’est pas un fardeau, Maître Seldon. Maître Hummin a fait en sorte de nous payer généreusement pour l’utilisation de notre humble demeure ; ces crédits seraient les bienvenus même si vous ne l’étiez pas – et vous l’êtes.

Seldon se souvint des derniers mots de Hummin en le quittant après l’arrivée à Dahl :

« Seldon, avait-il dit, voici le troisième sanctuaire que je vous ai trouvé. Les deux premiers étaient notoirement hors d’atteinte des forces de l’Empire, ce qui a fort bien pu attirer leur attention ; après tout, c’étaient des refuges logiques pour vous. Celui-ci est différent. C’est un secteur pauvre, quelconque, et à vrai dire peu sûr par certains côtés. C’est tout le contraire d’un refuge naturel, et l’Empereur et son chef d’état-major n’auront peut-être pas l’idée de regarder par là. Alors, est-ce que ça vous dérangerait d’éviter les ennuis, cette fois-ci ?

— Je vais essayer, Hummin, dit Seldon, un peu vexé. Soyez assuré que je ne cherche pas délibérément les ennuis. J’essaie d’apprendre ce qui me prendra peut-être trente existences si je veux avoir la moindre chance d’ordonner la psychohistoire.

— Je comprends, dit Hummin. Vos efforts d’apprentissage vous ont conduit sur la Couverture de Streeling et dans l’aire des Anciens de Mycogène, et Dieu sait où à Dahl. Quant à vous, docteur Venabili, je sais que vous avez essayé de protéger Seldon, mais vous devez redoubler d’efforts. Mettez-vous bien dans la tête qu’il est le personnage le plus important de Trantor – sinon de la Galaxie entière – et que sa sécurité doit être assurée à tout prix.

— Je continuerai à faire de mon mieux, répondit Dors, crispée.

— Quant à votre famille d’accueil, ils ont leurs particularités mais ce sont essentiellement de braves gens à qui j’ai déjà eu affaire. Essayez de ne pas leur attirer d’ennuis non plus. »

Tisalver, en tout cas, ne semblait pas s’attendre à des ennuis de la part de ses nouveaux locataires ; et le plaisir qu’il manifestait en leur compagnie – indépendamment du loyer qu’il touchait – semblait parfaitement sincère.

Il n’était jamais sorti de Dahl et son appétit pour les récits sur les contrées lointaines était gigantesque. Sa femme aussi, tout en courbettes et en sourires, avait coutume de les écouter tandis que leur fille, un doigt sur la bouche, risquait un œil pour les regarder par la porte entrouverte.

C’était d’ordinaire après le dîner, quand toute la famille était assemblée, que l’on attendait de Dors et Seldon qu’ils parlent du reste du monde. La chère était plus qu’abondante mais fade et souvent coriace. Après les plats savoureux de Mycogène, elle était presque immangeable. La « table » était une longue étagère contre un mur et l’on mangeait debout.

Un discret interrogatoire révéla à Seldon que c’était là l’habitude chez les Dahlites et non une contrainte due à une pauvreté inhabituelle. Bien sûr, avait expliqué Maîtresse Tisalver, il y avait ces hauts fonctionnaires de Dahl qui étaient enclins à adopter toutes sortes de coutumes décadentes telles que les chaises – qu’elle appelait des « étagères corporelles » — mais enfin, c’était plutôt mal vu par le gros de la classe moyenne.

S’ils désapprouvaient tout luxe inutile, les Tisalver aimaient beaucoup en entendre parler, écoutant avec force claquements de langue quand on leur parlait de matelas sur pieds, d’armoires ou de penderies ouvragées et d’amoncellements de vaisselle superflue.

Ils écoutèrent aussi une description des mœurs mycogéniennes et Jirad Tisalver se caressa les cheveux avec suffisance, histoire de bien montrer que pour lui épilation était synonyme d’émasculation. Maîtresse Tisalver se mit en colère à toutes les allusions à l’asservissement des femmes et refusa carrément de croire que les Sœurs l’acceptaient sans broncher.

Ce qui frappa le plus, néanmoins, ce fut l’allusion fortuite au domaine impérial, faite par Seldon. Quand, après quelques questions, il leur apparut que Seldon avait bel et bien rencontré l’Empereur en personne et lui avait même parlé, une chape de respect tomba sur la maisonnée. Il leur fallut un moment pour qu’ils osent poser à nouveau des questions et Seldon se révéla incapable d’y répondre. Après tout, il n’avait pas vu grand-chose du domaine et encore moins de l’intérieur du Palais.

Déception des Tisalver qui cherchaient inlassablement à en savoir plus. Et ayant pris connaissance des aventures impériales de Seldon, ils eurent du mal à croire Dors lorsqu’elle leur avoua que, pour sa part, elle n’avait jamais mis les pieds dans l’enceinte du Palais. Mais surtout ils refusèrent de croire Seldon quand celui-ci remarqua négligemment que l’Empereur parlait et se comportait tout à fait comme le commun des mortels. Pour les Tisalver, la chose paraissait totalement impossible.

Après trois soirées de ce régime, Seldon commença à se lasser. Il avait, au début, goûté cette occasion de ne rien faire pour quelque temps (au moins durant la journée), sinon visionner quelques-uns des vidéo-livres d’histoire recommandés par Dors. Les Tisalver leur prêtaient de bonne grâce leur lecteur pendant la journée, au vif mécontentement de la petite qu’on envoyait faire ses devoirs chez une voisine.

« Ça ne sert à rien », répéta pour la énième fois Seldon, dès qu’ils eurent retrouvé la sécurité de leur chambre (et après avoir mis un fond sonore musical pour décourager les oreilles indiscrètes). « Je comprends votre fascination pour l’histoire, mais ce ne sont que des détails à l’infini. Je me retrouve avec une montagne – non, un amas galactique – de données dont je suis incapable de discerner l’organisation de base.

— Admettez qu’il a bien dû exister un temps où l’homme ne voyait aucune organisation dans les étoiles du ciel, et l’on a bien fini pourtant par découvrir la structure galactique.

— Et je peux vous dire que ça a pris des générations, et non quelques semaines. Il fut aussi un temps où la physique n’était qu’une masse d’observations sans relations entre elles avant que l’on découvre les lois fondamentales de la nature, et cela aussi, ça a pris des générations. Au fait, que pensez-vous des Tisalver ?

— Ce que j’en pense ? Qu’ils sont très gentils.

— Ils sont curieux.

— Évidemment. Vous ne le seriez pas, à leur place ?

— Mais n’est-ce que de la curiosité ? Ils me semblent férocement passionnés par ma rencontre avec l’Empereur. »

Dors marqua son impatience : « Encore une fois, ce n’est que naturel. Ne le seriez-vous pas… si la situation était inversée ?

— Ça me rend nerveux.

— C’est Hummin qui nous a amenés ici.

— Certes, mais il n’est pas parfait. Il m’a amené à l’Université et l’on m’y a attiré sur la Couverture. Il nous a conduits auprès de Maître-du-Soleil Quatorze qui nous a pris au piège. Vous le savez aussi bien que moi. Chat échaudé… Je suis las des interrogatoires.

— Alors, renversez les rôles, Hari. Dahl ne pique-t-elle pas votre curiosité ?

— Bien sûr que si. Qu’en savez-vous, d’ailleurs, pour commencer ?

— Moi ? Rien du tout. Ce n’est jamais qu’un secteur parmi plus de huit cents autres et je ne suis à Trantor que depuis deux ans.

— Tout juste. Et il y a vingt-cinq millions d’autres mondes et je me suis attaqué à ce problème il y a un peu plus de deux mois. Je vais vous dire une chose : je veux retourner à Hélicon, reprendre mes études sur les mathématiques de la turbulence – c’était mon sujet de thèse – et oublier définitivement que j’ai vu (ou cru voir) un rapport entre l’analyse de la turbulence et la sociologie. »

Mais ce soir-là, il dit à leur hôte : « Au fait, Maître Tisalver, vous ne m’avez pas encore parlé de ce que vous faites, de la nature de votre travail.

— Moi ? » Tisalver posa les doigts sur sa poitrine, simplement couverte d’un maillot blanc sans rien en dessous – ce qui semblait être à Dahl la tenue masculine standard. « Pas grand-chose. Je travaille à la programmation de la station locale d’holovision. Un travail sans intérêt, mais il faut bien vivre.

— Et un travail tout à fait respectable, s’empressa d’ajouter Maîtresse Tisalver. Ça veut dire qu’il n’a pas à travailler aux puits thermiques.

— Les puits thermiques ? » Dors haussa ses fins sourcils et réussit à prendre un air fasciné.

« Oh, eh bien, expliqua Tisalver, c’est ce qu’on connaît surtout de Dahl. Ce n’est pas grand-chose, mais enfin les quarante milliards de Trantoriens ont besoin d’énergie et nous en fournissons une bonne partie. On n’y gagne pas beaucoup de réputation, mais j’aimerais bien voir ce que feraient certains secteurs sans nous. »

Seldon paraissait perplexe. « Mais Trantor ne tire-t-elle pas son énergie de centrales solaires en orbite ?

— En partie, répondit Tisalver, et en partie de centrales nucléaires à fusion situées sur les îles, et des moteurs à microfusion et des éoliennes de la Couverture. Mais la moitié » il avait levé le doigt pour souligner ses paroles, tandis que son visage avait pris un air inhabituellement grave — « je dis bien la moitié, provient des puits thermiques. Il y en a un peu partout mais aucun – aucun – n’est aussi riche que ceux de Dahl. Vous êtes sérieux quand vous dites que vous n’étiez pas au courant ? Vous restez planté là, l’air ahuri… »

Dors s’empressa d’intervenir : « Nous sommes des Exos. » Elle avait failli dire des barbares mais s’était reprise à temps. « Et le docteur Seldon n’est sur Trantor que depuis deux mois.

— Vraiment ? » dit Maîtresse Tisalver. Elle était un peu plus petite que son mari, dodue sans être tout à fait grasse, avec des cheveux bruns tirés en chignon et de superbes yeux noirs. Comme son époux, elle avait apparemment la trentaine.

(Après son séjour à Mycogène, assez court mais combien marquant, Dors était toute surprise de voir une femme intervenir dans la conversation. Comme on se fait vite aux mœurs locales, songea-t-elle, et elle se promit de le signaler à Seldon : encore un point pour sa psychohistoire).

« Eh oui, dit-elle. Le docteur Seldon vient d’Hélicon. »

Maîtresse Tisalver marqua son ignorance polie. « Et où cela se trouve-t-il ?

— Eh bien, c’est… » Elle se tourna vers Seldon : « Où est-ce au juste, Hari ? »

Seldon parut pris de court. « Pour vous dire la vérité, je ne crois pas que je serais capable de la localiser facilement sur un modèle galactique sans vérifier les coordonnées. Tout ce que je peux dire, c’est que, par rapport à Trantor, Hélicon est située de l’autre côté du trou noir central, et que le trajet en hypernef est interminable.

— Je n’ai pas l’impression que Jirad ou moi monterons jamais à bord d’une hypernef…

— Un jour, Casilia, dit son mari pour la réconforter. Mais parlez-nous donc d’Hélicon, Maître Seldon. »

Seldon hocha la tête. « Pour moi, c’est sans intérêt. Ce n’est jamais qu’une planète comme une autre. Trantor seule est singulière. Il n’y a pas de puits thermiques sur Hélicon – ni sans doute ailleurs. Il n’y en a qu’à Trantor. Parlez-m’en. »

(« Trantor seule est singulière. » La phrase résonna dans son esprit et, durant quelques instants, il s’y raccrocha, tandis que l’anecdote de la main sur la cuisse lui revenait soudain, mais Tisalver avait pris la parole et le souvenir s’envola aussi vite qu’il était venu.)

Tisalver était en train de dire : « Si vous voulez vraiment connaître les puits thermiques, je peux vous les montrer. » Il se tourna vers sa femme. « Casilia, ça ne te dérange pas si demain soir j’emmène Maître Seldon visiter les puits thermiques ?

— Moi aussi, dit Dors très vite.

— Et Maîtresse Venabili ? »

Maîtresse Tisalver fronça les sourcils et répondit sèchement : « Je ne crois pas que ce soit une bonne idée. Nos hôtes risquent de trouver ça ennuyeux.

— Pas du tout, pas du tout, Maîtresse Tisalver, fit Seldon, insinuant. Nous aimerions beaucoup visiter les puits thermiques. Et nous serions ravis si vous vouliez bien nous accompagner aussi… avec votre petite fille – si elle a envie de venir.

— Aux puits thermiques ? dit Maîtresse Tisalver, en se raidissant. Ce n’est pas un endroit pour une honnête femme. »

Seldon se sentit gêné par sa gaffe. « C’était sans mauvaises intentions, Maîtresse Tisalver.

— Il n’y a pas de mal, intervint son mari. Casilia juge que nous sommes au-dessus de ça, ce qui est vrai, mais tant que je n’y travaille pas, rien ne nous interdit de visiter les installations et de les montrer à nos hôtes. Évidemment, c’est inconfortable et je n’arriverai jamais à convaincre ma femme de passer une tenue adéquate. »

Tous se levèrent. Les « chaises » dahlites étaient de simples points d’appui en plastique moulé montés sur roulettes, qui semblaient vaciller au moindre mouvement et donnaient à Seldon d’horribles crampes aux genoux. Les Tisalver, en revanche, avaient maîtrisé l’art de s’y asseoir et se levaient sans difficulté et sans avoir besoin de prendre appui sur les bras. Dors, elle aussi, se leva sans peine et Seldon ne put, une fois encore, qu’admirer sa grâce naturelle.

Avant de se séparer et de regagner leurs appartements pour la nuit, Seldon demanda à Dors : « Êtes-vous bien sûre de ne rien savoir sur les puits thermiques ? A entendre Maîtresse Tisalver, la visite n’aurait rien de folichon.

— Ce n’est certainement pas désagréable à ce point, ou Tisalver ne nous l’aurait pas suggéré. Contentons-nous de nous laisser surprendre. »

63

« Il va vous falloir des vêtements adéquats », dit Tisalver. Derrière lui, sa femme ricana dédaigneusement.

Prudent, Seldon qui imaginait déjà une quelconque tunique, demanda : « Que voulez-vous dire par vêtements adéquats ?

— Quelque chose de léger, comme ce que je porte. Un maillot à manches très courtes, un pantalon ample, un slip lâche, des socquettes, des sandales ouvertes. J’ai tout ce qu’il vous faut.

— Parfait. Ça me paraît très bien.

— Et pour Maîtresse Venabili, j’ai la même chose. J’espère que ça lui ira. »

Les habits que leur prêta Tisalver (et qui étaient les siens) leur allaient très bien, quoique un peu courts. Quand ils furent prêts, ils prirent congé de Maîtresse Tisalver et celle-ci, l’air résigné mais toujours désapprobateur, les regarda partir sur le seuil de sa porte.

On était en début de soirée et une jolie lueur crépusculaire illuminait encore le ciel. Les lumières de Dahl n’allaient pas tarder à s’allumer. La température était douce et l’on ne voyait quasiment aucun véhicule ; tout le monde marchait. On entendait dans le lointain le grondement omniprésent du réseau express et par moments on distinguait sans peine le scintillement de ses voitures.

Les Dahlites, remarqua Seldon, semblaient marcher sans but précis. On avait plutôt l’impression qu’ils flânaient pour le plaisir. Peut-être, si Dahl était aussi pauvre que l’avait laissé entendre Tisalver, les distractions peu coûteuses étaient-elles de mise, et quoi de plus agréable (et de plus économique) qu’une promenade vespérale ?

Seldon se surprit à adopter machinalement la démarche tranquille du promeneur, soudain gagné par l’atmosphère d’amitié ambiante. En se croisant, les gens se saluaient et échangeaient quelques mots. Les moustaches noires de toutes tailles et de toutes épaisseurs fleurissaient à l’envi (c’était apparemment l’ornement de rigueur pour tout Dahlite mâle), aussi communes que les crânes lisses des Frères mycogéniens.

C’était un rite vespéral, une manière de s’assurer qu’une nouvelle journée s’était déroulée sans encombre et que vos amis étaient toujours heureux et bien portants. Il fut bientôt évident que Dors attirait tous les regards. Dans la lueur du crépuscule, l’acajou de sa chevelure s’était approfondi, mais il ressortait encore au milieu de cet océan de têtes brunes (sauf à l’occasion un crâne gris) comme une pièce d’or scintillant sur un tas de charbon.

« Ma foi, c’est bien agréable, observa Seldon.

« Effectivement, dit Tisalver. En temps normal, je me promène avec ma femme et elle est dans son élément : il n’y a personne à un kilomètre à la ronde dont elle ne connaisse le nom, le métier, les relations. Prouesse dont je serais bien incapable. Tenez, en ce moment même… la moitié des gens qui me saluent… je serais bien en peine de vous dire leur nom. Mais ne traînons pas trop car il faut nous rendre aux ascenseurs. Aux niveaux inférieurs, il y a de l’activité. »

Ils étaient dans la cabine descendante quand Dors demanda : « Je présume, Maître Tisalver, que les puits thermiques sont des endroits où la chaleur interne de Trantor est exploitée pour produire de la vapeur destinée à alimenter des turbines et à produire de l’électricité ?

— Oh, non. Il y a des thermopiles géantes à haut rendement qui produisent directement de l’électricité. Mais je vous en prie, ne me demandez pas de détails. Je ne suis qu’un programmeur d’holovision. En fait, ne demandez de détails à personne, là-dessous. Tout le truc est une gigantesque boîte noire. Ça marche mais personne ne sait comment.

— Et si jamais il y a un pépin ?

— En général, il n’y en a pas mais, si ça arrive, un expert débarque de je ne sais où. Quelqu’un qui s’y entend en ordinateurs. Tout est très informatisé, bien sûr. »

La cabine s’arrêta et ils en sortirent. Une bouffée de chaleur les assaillit.

« Il fait chaud », dit Seldon, remarque tout à fait inutile.

« Effectivement, dit Tisalver. C’est ce qui fait toute la valeur de Dahl comme source d’énergie. La couche de magma y est plus proche de la surface que partout ailleurs sur la planète. C’est pourquoi il faut travailler au chaud.

— Et la climatisation ? demanda Dors.

— On l’utilise, mais c’est une question de coût. On ventile, on rafraîchit, on assèche, mais si on va trop loin on dépense trop d’énergie et le processus devient trop coûteux. »

Tisalver s’arrêta devant une porte où il s’annonça. Le battant s’ouvrit, livrant passage à un brusque courant d’air froid : « On devrait trouver ici quelqu’un pour nous guider – et surveiller les remarques dont Maîtresse Venabili risque d’être la cible… du moins de la part des hommes.

— Oh, les remarques ne me gêneront pas.

— Moi, si », fit Tisalver.

Un jeune homme sortit du bureau et se présenta sous le nom de Hano Lindor. Il ressemblait beaucoup à Tisalver mais Seldon estima que, tant qu’il ne se serait pas accoutumé à ces nuées de petits bruns basanés aux moustaches luxuriantes, il serait incapable de les distinguer les uns des autres.

« Je serai ravi de vous faire visiter tout ce qu’il y a à voir, leur dit Lindor. Ce n’est pas que ce soit particulièrement spectaculaire, vous savez. » Il s’adressait à eux trois mais ses yeux restaient fixés sur Dors. Il ajouta : « Ça risque d’être pénible. Je suggère que nous ôtions nos chemises.

— Il fait agréablement frais ici, observa Seldon.

— Bien sûr, mais c’est parce que nous sommes des cadres. Le privilège du rang… Hors du bureau, on ne peut pas maintenir la climatisation à ce niveau. Les gens qui travaillent là sont mieux payés que moi. En fait, ces boulots sont les mieux payés de Dahl, et c’est l’unique raison qui fait qu’on trouve du monde pour bosser ici. Mais il devient de plus en plus difficile de trouver des puisatiers. » Il inspira un bon coup. « Bon, on plonge dans la soupe. »

Il retira sa chemise et se l’attacha autour de la taille. Tisalver fit de même et Seldon les imita.

Lindor jeta un œil à Dors et dit : « C’est pour votre confort personnel, Maîtresse, mais ce n’est pas une obligation.

— Pas de problème, » et Dors retira son chemisier.

Son soutien-gorge était blanc, sans renforts et extrêmement décolleté.

« Maîtresse, dit Lindor, ce n’est pas… » Il réfléchit une seconde, puis haussa les épaules et conclut : « Bon, très bien. On fera avec. »

Au début, Seldon ne remarqua que des ordinateurs, des machines, d’énormes tuyauteries, des voyants qui clignotaient, des écrans qui scintillaient.

Il régnait une relative pénombre sauf autour de certaines machines. Seldon contempla l’obscurité presque totale au-dessus de lui. « Pourquoi n’est-ce pas mieux éclairé ?

— Il y a assez de lumière… là où on en a besoin. » Lindor avait une voix agréablement posée et un débit rapide, un peu sec peut-être. « L’éclairage général reste bas pour des raisons psychologiques. Mentalement, on associe la lumière à la chaleur. Les plaintes grandissent quand on augmente la lumière, même si on s’arrange pour faire baisser la température.

— Tout cela paraît bien informatisé, remarqua Dors. Mais la totalité des opérations auraient pu être confiées aux ordinateurs. Ce genre d’environnement est fait pour l’intelligence artificielle.

— Votre idée est juste, dit Lindor, mais nous ne pouvons pas non plus courir le moindre risque de panne. Nous avons besoin de personnel sur place au cas où quelque chose tourne mal. La défaillance d’un ordinateur peut engendrer des problèmes jusqu’à deux mille kilomètres d’ici.

— De même pour l’erreur humaine, non ? remarqua Seldon.

— Certes, mais quand des hommes et des ordinateurs travaillent en parallèle, toute erreur des machines peut être rapidement décelée et corrigée, et réciproquement toute erreur humaine est encore plus rapidement rectifiée. Rien de grave ne peut donc arriver, à moins qu’hommes et machines se trompent simultanément, une éventualité hautement improbable.

— Improbable, mais pas impossible, hein ? dit Seldon.

— Presque impossible, mais pas totalement. Les ordinateurs ne sont plus ce qu’ils étaient ; les gens non plus. »

Seldon eut un léger rire : « C’est ce qu’on dit toujours.

— Non, non. Je ne parle pas du passé. Je ne fais pas allusion au bon vieux temps. Je parle statistiques. »

A cette remarque, Seldon se souvint de Hummin parlant de la décadence.

« Vous voyez ce que je veux dire ? reprit Lindor, baissant le ton. Tenez, ils sont tout un paquet, des C-3 à les voir, ils sont en train de boire. Pas un ou une qui soit à son poste.

— Qu’est-ce qu’ils boivent ? demanda Dors.

— Des boissons spéciales pour compenser les pertes en électrolyte. Des jus de fruits.

— Vous ne pouvez quand même pas le leur reprocher ! s’indigna Dors. Dans cette chaleur sèche, il faut bien se réhydrater.

— Savez-vous combien de temps un C-3 bien entraîné peut faire traîner sa pause-boisson ? Et on ne peut rien y faire. Si on leur accorde une pause de cinq minutes et qu’on étale leurs horaires pour leur éviter de se réunir, c’est la révolte. »

Ils approchaient du petit groupe d’hommes et de femmes (l’égalité des sexes paraissait plus ou moins la règle dans la société dahlite) et les uns comme les autres étaient en chemise. Les femmes portaient des sous-vêtements apparentés à des soutiens-gorge mais conçus de manière strictement fonctionnelle : s’ils servaient à soulever et à séparer les seins pour améliorer la ventilation et limiter la transpiration, ils n’en masquaient rien.

En aparté, Dors confia à Seldon : « C’est logique, Hari. Je suis trempée, là-dedans.

— Eh bien, ôtez votre soutien-gorge. Ce n’est pas moi qui lèverai le petit doigt pour vous en empêcher.

— Je ne sais pas pourquoi mais je m’en doutais », répondit Dors qui laissa son soutien-gorge où il était.

Ils arrivèrent près du groupe qui comprenait une douzaine de personnes.

« Si l’un d’eux fait une remarque grossière, j’y survivrai, avertit Dors.

— Merci, dit Lindor. Je ne vous promets pas qu’ils s’en abstiendront… Mais il va falloir que je vous présente. S’ils se mettent dans la tête que j’accompagne deux inspecteurs, ils risquent de devenir nerveux. Les inspecteurs sont censés fouiner tout seuls, sans représentants de la direction pour les surveiller. »

Il leva les bras. « Puisatiers, j’ai deux personnes à vous présenter. Voici des visiteurs du dehors – des Exos, des chercheurs. Sur leur monde, ils ont une pénurie d’énergie et ils sont venus voir comment on se débrouille à Dahl. Ils pensent pouvoir apprendre quelque chose.

— Ils apprendront déjà à suer ! » lança un puisatier, déclenchant une cascade de rires gras.

« Elle doit transpirer en ce moment, remarqua une femme, à voir comment elle les couvre ! »

Du tac au tac, Dors répliqua : « Je les dévoilerais bien, mais ils auraient du mal à rivaliser avec les vôtres ! » Le rire devint bon enfant.

C’est alors qu’un jeune homme se détacha du groupe, fixa Seldon d’un regard intense, le visage figé, sans une trace d’humour. « Je vous connais, lui dit-il. Vous êtes le mathématicien. »

Il se précipita sur Seldon et le dévisagea avec une insistance grave. Automatiquement, Dors s’interposa tandis que Lindor passait devant elle à son tour en s’écriant : « Arrière, puisatier ! Surveille tes manières !

— Attendez ! intervint Seldon. Laissez-le s’exprimer. Qu’avez-vous tous à faire écran devant moi ?

— Si l’un d’eux approche un peu trop, murmura Lindor, vous allez vous apercevoir qu’ils ne sentent pas la rose.

— Je peux supporter ça, rétorqua Seldon sèchement. Jeune homme, qu’est-ce que vous voulez ?

— Je m’appelle Amaryl. Yugo Amaryl. Je vous ai vu à l’holovision.

— Ça se peut, mais encore ?

— Je ne me souviens pas de votre nom.

— Vous n’en avez pas besoin.

— Vous parliez d’un truc appelé psychohistoire.

— Vous ne savez pas à quel point je le regrette.

— Quoi ?

— Rien. Que voulez-vous ?

— Vous parler. Rien qu’un petit moment. Maintenant. »

Seldon lorgna Lindor, qui hocha négativement la tête. « Pas durant son temps de travail.

— A quelle heure prenez-vous votre poste, monsieur Amaryl ? demanda Seldon.

— Seize heures.

— Pouvez-vous me voir demain à quatorze heures ?

— Bien sûr. Où ça ? »

Seldon se tourna vers Tisalver. « M’autorisez-vous à le recevoir chez vous ? »

L’intéressé n’avait pas l’air enchanté. « Je n’en vois pas l’utilité. Ce n’est qu’un puisatier.

— Il m’a reconnu. Il sait quelque chose à mon sujet. Ce n’est sûrement pas n’importe qui. Je le recevrai dans ma chambre. » Puis, voyant que Tisalver ne faisait pas mine de se radoucir, il ajouta : « Ma chambre personnelle, pour laquelle on vous verse un loyer. Et vous serez alors au travail, hors de l’appartement. »

A voix basse, Tisalver expliqua : « Ce n’est pas pour moi, Maître Seldon. C’est ma femme, Casilia. Elle ne le supportera pas.

— Je lui parlerai, dit Seldon, résolu. Il faudra bien qu’elle le supporte. »

64

Casilia Tisalver ouvrit tout grand les yeux : « Un puisatier thermique ? Pas dans mon appartement.

— Pourquoi pas ? D’ailleurs, c’est dans ma chambre qu’il va venir, précisa Seldon. A quatorze heures.

— Il n’en est pas question, dit Maîtresse Tisalver. Voilà ce qui arrive quand on descend dans les puits thermiques. Jirad est un idiot.

— Pas du tout, Maîtresse Tisalver. Nous sommes descendus sur ma demande et la visite m’a fasciné. Je dois absolument voir ce jeune homme, c’est nécessaire pour mes travaux de recherche.

— Je suis désolée mais il n’en est pas question. »

Dors Venabili leva la main. « Hari, laissez-moi m’en occuper. Maîtresse Tisalver, si le docteur Seldon doit recevoir quelqu’un dans sa chambre cet après-midi, cette personne supplémentaire signifie naturellement un complément de loyer. Nous le comprenons parfaitement. Nous dirons donc que pour aujourd’hui le loyer de la chambre du docteur Seldon sera doublé. »

Maîtresse Tisalver réfléchit à la question. « Eh bien, c’est aimable de votre part, mais tout ça, ce ne sont que des crédits. Il faut songer aux voisins. Un puisatier suant, puant…

— Je doute qu’il soit suant et puant à quatorze heures, Maîtresse Tisalver, mais laissez-moi poursuivre. Puisque le docteur Seldon doit absolument le voir et s’il ne peut le faire ici, alors il faudra qu’il le voie ailleurs, mais nous ne pouvons pas passer notre temps à courir partout. Ce serait trop malcommode. Par conséquent, nous allons être obligés de louer une chambre ailleurs. Ce ne sera pas facile, nous n’avons pas envie de le faire, mais nous n’avons pas le choix. Nous allons donc vous régler votre loyer jusqu’à aujourd’hui et partir, mais bien sûr il nous faudra expliquer à Maître Hummin pour quelles raisons nous avons dû modifier les dispositions qu’il avait si aimablement prises à notre égard.

— Attendez… » Le visage de Maîtresse Tisalver devint l’image même du calcul. « Nous ne voudrions pas désobliger Maître Hummin… ou vous désobliger tous les deux. Combien de temps cette créature doit-elle rester ?

— Il arrive à quatorze heures. Il doit être au travail à seize. Il sera donc ici pendant deux heures au plus, peut-être moins. Nous l’accueillerons à l’extérieur, ensemble, et le conduirons à la chambre du docteur Seldon. Les éventuels voisins qui nous verront croiront qu’il s’agit d’un ami exo. »

Maîtresse Tisalver hocha la tête. « Eh bien, faisons comme vous l’entendez. Double loyer pour la chambre de Maître Seldon pour aujourd’hui et le puisatier ne viendra que cette seule fois.

— Que cette seule fois », confirma Dors.

Mais plus tard, quand tous deux se retrouvèrent dans la chambre de Seldon, Dors lui demanda : « Mais pourquoi diantre avez-vous besoin de le voir, Hari ? Interroger un puisatier thermique est-il si fondamental pour l’avancement de la psychohistoire ? »

Seldon décela dans sa voix une nuance de sarcasme et c’est avec aigreur qu’il remarqua : « Je ne suis pas obligé de tout faire tourner autour de ce vaste projet auquel je ne crois d’ailleurs plus beaucoup. Je suis aussi un être humain avec une curiosité d’être humain. Nous avons passé des heures dans ces puits et vous avez vu à quoi ressemblent les gens qui y travaillent : ils sont manifestement sous-éduqués. Ce sont des individus de niveau inférieur – sans vouloir faire de jeu de mots –, et en voilà un qui malgré tout me reconnaît. Il dit m’avoir vu à l’holovision à l’occasion du Congrès décennal et s’est souvenu du mot “ psychohistoire ”. Tout cela m’a paru inhabituel, littéralement déplacé, et j’aimerais lui parler.

— Parce que ça flatte votre vanité d’être devenu célèbre jusque chez les puisatiers de Dahl ?

— Eh bien… peut-être. Mais ça pique également ma curiosité.

— Et comment savez-vous qu’il n’a pas reçu d’instructions et ne compte pas vous attirer dans un piège comme c’est déjà arrivé ? »

Grimace de Seldon. « Je ne le laisserai pas me passer la main dans les cheveux. En tout cas, nous sommes mieux préparés désormais, non ? Et je suis sûr que vous serez à mes côtés. Je veux dire, vous m’avez laissé monter sur la Couverture tout seul, vous m’avez laissé visiter les microfermes seul avec Goutte-de-Pluie Quarante-trois, et vous n’allez certainement pas recommencer, n’est-ce pas ?

— Vous pouvez en être absolument certain.

— Eh bien, dans ce cas, je m’en vais parler à ce jeune homme et vous pourrez toujours guetter les pièges éventuels. J’ai toute confiance en vous.

65

Amaryl arriva peu avant quatorze heures, l’air méfiant. Il était bien coiffé et son épaisse moustache était peignée et légèrement retroussée aux extrémités. Son tee-shirt était d’un blanc éclatant. Il sentait, certes, mais c’était une odeur fruitée due à un léger excès d’enthousiasme dans l’usage du parfum. Il portait un paquet.

Seldon, qui l’avait attendu dehors, le prit doucement par un coude, Dors fit de même de l’autre côté, et tous trois gagnèrent rapidement l’ascenseur. Une fois arrivés à l’étage, ils gagnèrent l’appartement et le traversèrent pour se rendre dans la chambre de Seldon.

Amaryl nota aussitôt, d’une voix sourde de chien battu : « Personne à la maison, hein ?

— Tout le monde est au boulot », répondit Seldon d’un ton neutre. Il lui indiqua l’unique siège de la chambre, un coussin posé à même le sol.

« Non, dit Amaryl. Je n’en ai pas besoin, prenez-le. » Et il s’accroupit souplement.

Dors l’imita pour s’asseoir au bord du matelas – simplement posé sur le sol – de Seldon, mais ce dernier se laissa tomber plutôt maladroitement, obligé de se servir de ses mains et totalement incapable de trouver pour ses jambes une position confortable.

« Eh bien, jeune homme, demanda-t-il, pourquoi voulez-vous me voir ?

— Parce que vous êtes mathématicien. Vous êtes le premier que je voie d’assez près pour pouvoir le toucher, vous savez.

— Les mathématiciens sont des gens comme tout le monde.

— Pas pour moi, docteur… docteur… Seldon ?

— C’est bien mon nom. »

Amaryl parut ravi. « Ça m’est finalement revenu. Vous voyez, je voudrais être mathématicien, moi aussi.

— A la bonne heure. Et qu’est-ce qui vous arrête ? » Amaryl fronça soudain les sourcils : « Vous êtes sérieux ?

— Je présume qu’il y a bien quelque chose qui vous arrête. Oui, je suis sérieux.

— Ce qui m’arrête, c’est que je suis un Dahlite, puisatier thermique à Dahl. Je n’ai pas d’argent pour me payer une formation et je ne pourrai jamais en gagner assez. Pas pour une véritable formation. Tout ce qu’on m’a appris, c’est à lire, à compter et à me servir d’un ordinateur. Avec ça, j’en savais assez pour devenir puisatier. Mais je voulais en savoir plus. Alors, je me suis formé tout seul.

— Par certains côtés, c’est la meilleure méthode. Comment avez-vous procédé ?

— Je connaissais une bibliothécaire. Elle avait envie de m’aider. C’était une femme très gentille et elle m’a montré comment me servir des ordinateurs pour apprendre les mathématiques. Et elle a mis au point un logiciel pour me permettre de me connecter à d’autres bibliothèques. J’y allais pendant les jours de repos, et le matin après mon travail. Parfois, elle me bouclait dans son bureau pour que je ne sois pas dérangé ou elle me laissait venir aux heures de fermeture. Elle ne connaissait rien aux mathématiques mais elle m’a aidé tant qu’elle a pu. Elle n’était plus toute jeune, et veuve. Peut-être qu’elle me considérait comme une espèce de fils. Elle n’avait pas d’enfant. »

(Peut-être, songea fugitivement Seldon, une autre émotion avait-elle également joué, mais il écarta cette idée. Ça ne le regardait pas.)

« J’aimais bien la théorie des nombres, poursuivit Amaryl. J’ai élaboré plusieurs choses à partir de ce que j’ai appris par l’ordinateur et les vidéo-livres qui servaient à m’enseigner les mathématiques. J’ai débouché sur quelques trucs nouveaux qui n’étaient pas dans les vidéos. »

Seldon haussa les sourcils. « C’est intéressant. Dans quel genre ?

— Je vous en ai apporté quelques-uns. Je ne les ai encore montrés à personne. Les gens autour de moi… » (Il haussa les épaules.) « Ou ils rigolent, ou ça les ennuie. Une fois, j’ai même essayé d’en parler à une fille que je connaissais, mais elle a juste dit que j’étais bizarre et n’a plus voulu me revoir. Ça ne vous dérange pas que je vous les montre ?

— Pas du tout, croyez-moi. »

Seldon tendit la main et, après une brève hésitation, Amaryl lui donna le sac qu’il portait.

Durant un long moment, Seldon examina les papiers qu’il contenait. Le travail était naïf à l’extrême, mais il ne se permit pas un sourire. Il suivit les démonstrations – dont aucune n’était nouvelle, bien sûr, ni même particulièrement récente, ou d’une quelconque importance.

Mais là n’était pas le problème.

Il leva la tête : « Vous avez fait tout cela tout seul ? »

Passablement effrayé, Amaryl hocha la tête.

Seldon sélectionna deux ou trois feuillets. « Qu’est-ce qui vous a donné l’idée de ça ? » Son doigt parcourut une suite de déductions mathématiques.

Amaryl examina la démonstration, fronça les sourcils, réfléchit. Puis il lui expliqua sa démarche.

Seldon l’écouta et lui demanda s’il avait lu un ouvrage d’Anat Bigell.

« Sur la théorie des nombres ?

— Le titre en est Déduction mathématique. Il ne traite pas spécialement de la théorie des nombres. »

Amaryl hocha la tête. « Je n’ai jamais entendu parler de lui. Je suis désolé.

— Il a découvert votre théorème il y a trois siècles. »

Amaryl eut l’air atterré. « Je ne savais pas.

— J’en suis persuadé. Vous l’avez fait toutefois d’une manière plus élégante. La démonstration n’est pas rigoureuse mais…

— Que voulez-vous dire, “ rigoureuse ”?

— C’est sans importance. » Seldon remit les papiers en liasse, replaça le tout dans le sac et dit : « Faites-en plusieurs copies. Prenez-en une, faites-la dater par un ordinateur officiel et placer sous scellé informatique. Mon amie, ici présente, Maîtresse Venabili, peut vous faire admettre à l’Université de Streeling sur dossier à titre de boursier. Vous serez bien sûr obligé de repartir à zéro et de prendre d’autres matières que les mathématiques mais… »

Dans l’intervalle, Amaryl avait eu le temps de reprendre son souffle. « A l’Université de Streeling ? Ils ne me prendront jamais.

— Pourquoi pas ? Dors, vous pouvez arranger ça, n’est-ce pas ?

— J’en suis certaine.

— Non, vous ne pouvez pas, s’emporta Amaryl. Ils ne me prendront jamais. Je suis de Dahl.

— Eh bien ?

— Ils ne prennent pas de gens de Dahl. »

Seldon regarda Dors. « Qu’est-ce qu’il raconte ? »

Dors secoua la tête. « Je ne vois vraiment pas.

— Vous êtes une Exo, Maîtresse, expliqua Amaryl. Depuis combien de temps êtes-vous à Streeling ?

— Un peu plus de deux ans, monsieur Amaryl.

— Y avez-vous déjà vu des Dahlites – petits, cheveux bruns bouclés, grosse moustache ?

— Il y a des étudiants d’aspects très variés.

— Mais pas de Dahlites. Vérifiez bien quand vous y retournerez.

— Pourquoi ? demanda Seldon.

— Ils ne nous aiment pas. On a l’air différent. Ils n’aiment pas notre moustache.

— Vous pouvez toujours la ras… » mais le regard furieux de l’autre le fit taire.

« Jamais. Et pourquoi, d’abord ? Ma moustache, c’est ma virilité.

— Vous rasez bien votre barbe. C’est également un signe de virilité.

— Pour mon peuple, c’est la moustache. »

Seldon consulta de nouveau Dors du regard et murmura : « Des chauves, des moustachus… ils sont fous, ces Trantoriens.

— Quoi ? s’emporta Amaryl.

— Rien. Dites-moi encore ce qu’ils n’aiment pas chez les Dahlites.

— Ils inventent des prétextes. Ils disent qu’on pue. Qu’on est sales. Qu’on est voleurs. Violents. Ils disent qu’on est bêtes.

— Pourquoi racontent-ils tout ça ?

— Parce que c’est facile à dire et que ça les rassure. Évidemment, quand on travaille aux puits thermiques, on se salit et on sent mauvais. Quand les gens sont pauvres et maintenus délibérément dans cet état, certains peuvent prendre l’habitude du vol et de la violence. Mais ce n’est pas une règle générale. Et tous ces grands blonds du secteur impérial qui s’imaginent posséder la Galaxie – non, qui possèdent réellement la Galaxie. Eux alors, ils ne sont jamais violents ? Ils ne volent pas, des fois ? S’ils faisaient mon boulot, ils sentiraient pareil. S’ils devaient vivre comme je vis, ils se saliraient aussi.

— Qui nie qu’il faille toutes sortes de gens pour faire un monde ? dit Seldon.

— Personne n’en parle ! Pour eux, ça va de soi. Maître Seldon, il faut que je quitte Trantor. Ici, je n’ai aucune chance, aucune possibilité de gagner de l’argent, d’acquérir une formation, de devenir mathématicien, aucune possibilité de devenir autre chose que ce qu’ils disent… un moins que rien. » Cette ultime tirade avait été lancée avec dépit – et désespoir.

Seldon essaya de se montrer rassurant : « La personne à qui je loue cette chambre est dahlite. Cet homme a un boulot décent. Il est instruit.

— Oh, ça, bien sûr, dit Amaryl avec emportement. Il y en a quelques-uns. On les laisse faire pour pouvoir dire que c’est possible. Et ceux-là peuvent vivre agréablement pourvu qu’ils restent à Dahl. Qu’ils sortent et ils verront comment on les traite. Et tant qu’ils sont ici, ils se rassurent en nous traitant, nous autres, comme de la merde. Ça leur donne l’impression d’être des grands blonds. Qu’a dit la charmante personne qui vous loue cette chambre quand vous lui avez annoncé que vous invitiez un puisatier ? Quel portrait de moi vous a-t-elle fait ? Comme par hasard, ils sont tous partis, à cette heure-ci… ils ne courraient pas le risque de se trouver dans la même pièce que moi. »

Seldon s’humecta les lèvres. « Je ne vous oublierai pas. Je veillerai à ce que vous puissiez quitter Trantor et soyez admis dans mon Université, sur Hélicon – dès que je serai retourné là-bas.

— Vous me le promettez ? J’ai votre parole d’honneur ? Même si je ne suis qu’un Dahlite ?

— Le fait que vous soyez un Dahlite n’a aucune importance à mes yeux. Le fait que vous soyez déjà un mathématicien, en revanche, en a une ! Mais je n’arrive toujours pas à saisir ce que vous me racontez. Je n’arrive pas à croire qu’on puisse avoir des sentiments aussi déraisonnables envers des gens inoffensifs.

— C’est parce que vous n’avez jamais eu l’occasion de rencontrer ce genre de problème, dit Amaryl avec amertume. Ça vous passerait sous le nez sans que vous ne remarquiez rien parce que ça ne vous affecte pas personnellement. »

Dors intervint : « Monsieur Amaryl, le docteur Seldon est mathématicien, comme vous, et il a parfois la tête dans les nuages. Vous devez le comprendre. Moi, toutefois, je suis historienne. Je sais qu’il n’est pas rare de voir un groupe d’individus regarder de haut un autre groupe. Il existe des haines spécifiques, quasiment rituelles, sans la moindre justification rationnelle et qui peuvent avoir une sérieuse influence historique. C’est regrettable.

— C’est trop facile de dire qu’une chose est “ regrettable ”. Vous proclamez votre désaccord, ce qui est fort aimable de votre part, mais ensuite vous pouvez continuer de vaquer à vos affaires en vous désintéressant de la question. C’est pourtant plus que “ regrettable ”. C’est contre toute décence, c’est contre nature. Nous sommes tous les mêmes, bruns ou blonds, grands ou petits, Orientaux, Occidentaux, Méridionaux, Exos. Nous sommes tous, nous, vous et moi, et même l’Empereur, des descendants du peuple de la Terre, non ?

— Descendants de quoi ? s’écria Seldon en tournant vers Dors un regard ahuri.

— Du peuple de la Terre, cria Amaryl. La planète d’où est originaire l’espèce humaine.

— Une planète ? Rien qu’une planète ?

— Une seule et unique planète, bien sûr. La Terre.

— Quand vous dites la Terre, vous voulez parler d’Aurora, n’est-ce pas ?

— Aurora ? Qu’est-ce que c’est que ça ? Je parle de la Terre. Vous n’en avez jamais entendu parler ?

— Non. A vrai dire, non.

— C’est un monde mythique, commença Dors, qui…

— Pas mythique. C’était une vraie planète. »

Soupir de Seldon. « J’ai déjà entendu ça quelque part. Enfin, bon, on va reprendre depuis le début. Y a-t-il un livre dahlite qui parle de la Terre ?

— Hein ?

— Un logiciel informatique, alors ?

— Je ne vois pas de quoi vous voulez parler.

— Jeune homme, vous avez bien obtenu cette information quelque part.

— Mon père m’en parlait. Tout le monde est au courant.

— Y a-t-il quelqu’un qui soit plus particulièrement au courant ? Vous l’a-t-on enseigné à l’école ?

— A l’école, ils n’en disaient pas un mot.

— Alors, comment les gens le savent-ils ? »

Amaryl haussa les épaules, avec l’air d’être inutilement harcelé. « Tout le monde sait ça. Si vous voulez des histoires là-dessus, il y a toujours Mère Rittah. Elle n’est pas morte que je sache…

— Votre mère ? Ne le sauriez-vous pas, si…

— Ce n’est pas ma mère à moi. C’est simplement ainsi qu’on l’appelle. Mère Rittah. C’est une vieille femme. Elle vit à Billibotton. Enfin, elle y vivait.

— C’est où, ça ?

— Par là, indiqua Amaryl avec un geste vague.

— Comment s’y rend-on ?

— S’y rendre ? Vous ne voulez pas aller là-bas ? Vous risquez de ne jamais en revenir.

— Pourquoi ça ?

— Croyez-moi. Il ne faut pas aller là-bas.

— Mais j’aimerais bien voir la Mère Rittah. »

Amaryl hocha la tête. « Savez-vous manier le couteau ?

— Pour quoi faire ? Quel genre de couteau ?

— Un poignard. Comme ceci. » Amaryl porta la main à la ceinture qui maintenait son pantalon serré à la taille et l’écarta, révélant l’éclair d’une lame mince, brillante, meurtrière.

La main de Dors s’abattit immédiatement sur celle du jeune homme.

Amaryl se mit à rire. « Je n’avais pas l’intention de m’en servir. C’était juste pour vous montrer. » Il remit le couteau à sa ceinture. « Il vous en faut un pour vous défendre, et si vous n’en avez pas ou si vous ne savez pas vous en servir, vous ne reviendrez jamais vivant de Billibotton. Cela dit (il était soudain redevenu grave et soucieux) êtes-vous réellement sérieux, Maître Seldon, quand vous dites vouloir m’aider à émigrer sur Hélicon ?

— Parfaitement sérieux. C’est une promesse. Écrivez-moi votre nom et l’adresse où l’on peut vous toucher par hyperréseau. Vous avez un code, je suppose.

— Mon équipe aux puits en a un. Ça ira ?

— Oui.

— Eh bien, conclut Amaryl en contemplant avec ferveur Hari Seldon, ça veut dire que mon avenir est entre vos mains, Maître Seldon. Alors, je vous en conjure, ne vous rendez pas à Billibotton. Je ne peux plus me permettre de vous perdre. » Il tourna vers Dors un regard implorant et lui dit, à voix basse : « Maîtresse Venabili, s’il vous écoute, ne le laissez pas y aller. S’il vous plaît. »

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