Sauvetage

LEGGEN, JENARR. — … Ses contributions à la météorologie, toutefois, bien que considérables, s’effacent devant ce que l’on a, depuis, pris coutume d’appeler la Controverse Leggen. Que ses actes aient contribué à mettre en péril la vie de Seldon est indiscutable, mais le débat fait toujours rage entre les tenants des circonstances fortuites et ceux du complot délibéré. De part et d’autre, les passions ne sont pas retombées et les recherches, même les plus poussées, n’ont pas permis d’aboutir à une conclusion définitive. Toujours est-il que les soupçons nés à cette occasion devaient contribuer à empoisonner la vie privée et la carrière de Leggen dans les années qui suivirent.

ENCYCLOPAEDIA GALACTICA

25

La nuit n’était pas tout à fait tombée quand Dors Venabili aborda Jenarr Leggen. Il répondit à son salut quelque peu anxieux par un grognement assorti d’un bref signe de tête.

« Eh bien, fit-elle avec un rien d’impatience. Comment était-il ? »

Leggen, qui était occupé à entrer des données dans son ordinateur, répondit : « Comment était qui ?

— Mon étudiant de la bibliothèque, Hari. Le docteur Hari Seldon. Il est monté avec vous. Vous a-t-il été d’une aide quelconque ? »

Leggen retira les mains du clavier et pivota sur son siège : « L’autre Héliconien, là ? Absolument pas. Pas intéressé le moins du monde. Il n’arrêtait pas de regarder le paysage quand il n’y avait aucun paysage à regarder. Un vrai excentrique. Pourquoi vouliez-vous donc l’expédier là-haut ?

— L’idée n’était pas de moi. C’est lui qui voulait. Je n’y comprends rien. Il semblait très intéressé. Où est-il, à présent ? »

Leggen haussa les épaules. « Comment voulez-vous que je le sache ? Quelque part dans le secteur.

— Où est-il allé après être redescendu avec vous ? Il vous l’a dit ?

— Il n’est pas redescendu avec nous. Je vous ai dit qu’il n’était pas intéressé.

— Alors, quand est-il descendu ?

— J’en sais rien. Je ne le surveillais pas. J’avais un énorme boulot à faire. Il a dû se produire une tempête accompagnée d’une espèce de déluge, avant-hier, et rien n’avait été prévu. Rien dans les indications de nos instruments n’a pu l’expliquer ; je ne comprends pas non plus pourquoi le soleil attendu aujourd’hui ne s’est pas montré. J’essaie de tirer ça au clair et vous choisissez ce moment pour venir m’embêter.

— Vous voulez dire que vous ne l’avez pas vu redescendre ?

— Écoutez. Je n’avais pas la tête à ça. Cet idiot n’était pas habillé convenablement et j’ai bien vu qu’en moins d’une demi-heure il n’allait plus supporter le froid. Je lui ai refilé un pull mais ce n’est pas ça qui pouvait lui réchauffer les mains et les pieds. Alors j’ai laissé l’ascenseur ouvert en lui expliquant comment il fonctionnait et comment la cabine le redescendrait avant de remonter automatiquement. Tout était parfaitement simple et je suis sûr qu’il a dû attraper froid, qu’il a pris l’ascenseur, puis la cabine est remontée et nous sommes tous descendus à notre tour.

— Mais vous ne savez pas quand, au juste, il est redescendu ?

— Non, je ne sais pas. Je vous l’ai dit : j’étais occupé. En tout cas, il n’était certainement pas là-haut quand on est repartis, et, à ce moment-là, le soir tombait et la neige menaçait. Il avait déjà dû redescendre.

— Quelqu’un l’a-t-il vu redescendre ?

— Je ne sais pas. Clowzia, peut-être. Elle est restée avec lui un moment. Pourquoi n’iriez-vous pas lui poser la question ? »

Dors trouva Clowzia dans ses quartiers, émergeant tout juste d’une douche brûlante.

« Qu’est-ce qu’il faisait froid, là-haut…

— Vous étiez avec Hari Seldon, sur la Couverture ? demanda Dors.

— Oui, répondit Clowzia en haussant les sourcils. Pendant un moment. Il avait envie de se promener un peu et de poser des questions sur la végétation là-haut. Rien ne lui échappe, à ce type, Dors. Tout a l’air de l’intéresser, alors je lui ai dit tout ce que je savais jusqu’à ce que Leggen me rappelle. Il était d’une humeur massacrante. Le temps n’allait pas et il… »

Dors l’interrompit. « Alors, vous n’avez pas vu Hari reprendre l’ascenseur ?

— Je ne l’ai pas revu du tout après que Leggen m’a appelée… Mais il doit certainement être ici. Il n’était pas là-haut quand nous sommes partis.

— Mais je ne le trouve nulle part. »

Clowzia parut troublée. « Vraiment ? Mais il doit quand même bien être quelque part.

— Non, il ne doit pas être quelque part, fit Dors, avec une angoisse grandissante. Et s’il était toujours là-haut ?

— C’est impossible. Il n’y était pas. Naturellement, on l’a cherché avant de partir. Leggen lui avait montré comment redescendre. Il n’était pas vêtu convenablement et le temps était exécrable. Leggen lui avait dit, s’il avait froid, de ne pas nous attendre. Et il avait froid. Ça, je le sais ! Alors, que pouvait-il faire d’autre ?

— Oui, seulement personne ne l’a vu redescendre… Il avait quelque chose qui n’allait pas ?

— Absolument rien. En tout cas, pas tant que j’étais avec lui. Il était parfaitement bien – hormis qu’il devait peler de froid, bien sûr. »

Dors, à présent franchement inquiète, insista : « Puisque personne ne l’a vu descendre, il est peut-être bien resté là-haut. Vous ne croyez pas qu’on devrait monter voir ?

— Je vous ai dit, répondit Clowzia, nerveuse, qu’on avait regardé partout avant de repartir. Il faisait encore jour et on ne l’a vu nulle part.

— Allons quand même jeter un coup d’œil.

— Mais c’est que je ne peux pas vous emmener là-haut. Je ne suis qu’une interne et je n’ai pas la combinaison pour ouvrir la Couverture du dôme. Il va falloir que vous demandiez au docteur Leggen. »

26

Dors Venabili savait que Leggen n’aurait certainement pas envie de remonter sur la Couverture en ce moment. Il faudrait l’y forcer.

Mais, d’abord, elle alla de nouveau inspecter la bibliothèque et la cantine. Puis elle appela la chambre de Seldon. Finalement, elle monta chez lui et sonna à la porte. N’obtenant pas de réponse, elle demanda au gardien d’étage de lui ouvrir. Seldon n’était pas là. Elle interrogea certains de ceux qui, ces dernières semaines, avaient eu l’occasion de faire sa connaissance. Personne ne l’avait vu.

Eh bien, dans ce cas, elle allait forcer Leggen à la conduire sur la Couverture. Quoique, à présent, il dût faire nuit. Il allait protester énergiquement et combien de temps pouvait-elle perdre à discutailler alors que Seldon était peut-être piégé là-haut par une nuit glaciale, sous une pluie en train de tourner à la neige ?

Une idée lui vint et elle se précipita vers le petit ordinateur de l’Université qui permettait de garder trace des activités des étudiants, des enseignants et du personnel administratif.

Ses doigts volèrent sur les touches et bientôt elle eut ce qu’elle désirait.

Trois d’entre eux résidaient dans une autre partie du campus. Elle héla un petit glisseur et se fit conduire au domicile qu’elle cherchait. Il y en aurait bien un qui serait disponible – ou trouvable.

La chance était avec elle. A la première porte où elle s’annonça, le voyant d’interrogation s’éclaira. Elle composa son code d’identité, mentionnant son département d’affiliation. La porte s’ouvrit, révélant un petit homme rondouillard d’âge mûr qui la fixait, ahuri. Manifestement, il était en train de se laver avant le dîner. Ses cheveux châtains étaient en bataille et il était torse nu.

« Désolé, fit-il. Vous me prenez au dépourvu. Que puis-je faire pour vous, docteur Venabili ? »

Un peu essoufflée, elle lui demanda : « Vous êtes bien Rogen Benastra, chef sismologue, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Il s’agit d’une urgence. Je dois avoir les enregistrements sismologiques relevés sur la Couverture ces dernières heures. »

Surprise de Benastra : « Pourquoi ? Il ne s’est rien passé. Je l’aurais su, autrement. Les sismographes nous l’indiqueraient.

— Je ne parle pas d’un impact météorique.

— Moi non plus. Pour ça, on n’a pas besoin de sismographe. Je parle d’éboulis, de fractures infimes. Rien aujourd’hui.

— Ce n’est pas ça, non plus. Je vous en prie : montrez-moi le sismographe et lisez-moi ses résultats. C’est une question de vie ou de mort.

— J’ai un dîner de prévu…

— J’ai dit une question de vie ou de mort et ce n’est pas une plaisanterie.

— Mais enfin, je ne vois pas… » Il se tut soudain devant le regard noir de Dors. Il s’essuya le visage, laissa un bref message sur son répondeur et enfila tant bien que mal une chemise.

Courant à moitié, impitoyablement pressé par Dors, ils se précipitèrent vers le petit bâtiment trapu du service de sismologie. Dors, qui ne le connaissait pas, demanda : « On descend ? Il faut descendre ?

— Sous les niveaux habités, bien sûr. Le sismographe doit être fixé au substrat rocheux et mis à l’écart du bruit de fond et des vibrations des niveaux habités.

— Mais comment pouvez-vous savoir ce qui se passe sur la Couverture à partir de ces caves ?

— L’appareillage est raccordé à un ensemble de capteurs de pression situés dans l’épaisseur du dôme. L’impact d’un grain de sable modifierait la courbe sur l’écran. Nous pouvons détecter l’effet d’aplatissement sur le dôme d’un vent un peu fort. Nous pouvons…

— D’accord, d’accord », s’impatienta Dors. Elle n’était pas là pour assister à une conférence sur les vertus et les raffinements de ses appareils. « Pouvez-vous détecter les pas d’un homme ?

— Les pas d’un homme ? » Perplexité de Benastra. « Sur la Couverture ? C’est peu probable.

— Bien sûr que si. Un groupe de météorologues y est monté cet après-midi.

— Oh. Eh bien, des pas seraient à peine détectables.

— Ils le seraient à condition d’y regarder attentivement et c’est ce que je veux que vous fassiez. »

Benastra devait apprécier modérément la fermeté de ce ton, mais toujours est-il qu’il n’en laissa rien paraître. Il effleura un contact et l’écran du moniteur s’illumina.

A l’extrême droite, au milieu, apparut un gros spot lumineux ; un mince trait horizontal s’en étira jusqu’au bord gauche de l’écran. Celui-ci se tortillait imperceptiblement en une série de petits hoquets aléatoires, qui progressaient régulièrement vers la gauche. L’effet sur Dors était presque hypnotique.

« On ne pourrait trouver plus calme, observa Benastra. Tout ce que vous voyez là est le résultat des changements de pression atmosphérique au-dessus de nous, des gouttes de pluie, peut-être le grondement lointain des machines. Il n’y a rien là-haut.

— Très bien. Mais il y a quelques heures ? Vérifiez vos enregistrements, mettons à quinze heures cet après-midi. Vous devez sûrement en avoir. »

Benastra tapa sur le clavier les instructions nécessaires et, durant une seconde ou deux, ce fut le chaos sur l’écran. Puis l’image se stabilisa, et le trait horizontal réapparut.

« Je vais accroître la sensibilité au maximum », marmonna Benastra. On voyait à présent des hoquets prononcés et, alors qu’ils progressaient en cahotant vers la gauche, leur allure changea nettement.

— C’est quoi, ça ? demanda Dors. Expliquez-moi.

— Puisque vous dites qu’il y avait des gens là-haut, Venabili, j’en déduis donc qu’il s’agit de pas : le balancement du poids, l’impact des chaussures. Je ne l’aurais peut-être pas deviné si je n’avais pas su qu’il y avait des gens là-haut. C’est ce que nous appelons une vibration bénigne, qui n’est liée à aucun phénomène dangereux.

— Pouvez-vous me dire combien de personnes sont présentes ?

— Certainement pas à vue de nez. Voyez-vous, nous recueillons la résultante de tous les impacts.

— Vous dites “ pas à vue de nez ”. La résultante pourrait-elle être analysée par l’ordinateur ?

— J’en doute. Ce sont des vibrations infimes et il faut tenir compte de l’inévitable bruit de fond. Les résultats ne seraient pas fiables.

— Eh bien alors, avancez jusqu’à ce que les traces de pas disparaissent. Vous pouvez, disons, lire en accéléré ?

— Si je le fais, comme vous dites, alors vous ne verrez plus qu’une ligne droite avec une bande floue de part et d’autre. Ce que je peux faire, en revanche, c’est avancer par tranches d’un quart d’heure et étudier rapidement chaque sismogramme.

— Parfait. Allez-y ! »

Tous deux examinèrent l’écran jusqu’à ce que Benastra conclue : « Vous voyez : il n’y a plus rien à présent. »

A nouveau, un trait rectiligne, à peine ponctué d’infimes hoquets de bruit de fond, s’étirait sur l’écran.

« Quand les pas ont-ils cessé ?

— Il y a deux heures. Juste un peu avant.

— Et quand ils ont cessé, étaient-ils moins nombreux qu’auparavant ? »

Benastra prit un air légèrement scandalisé : « Je ne saurais le dire. Je ne crois pas que l’analyse, même la plus détaillée, pourrait l’indiquer avec certitude. »

Dors pinça les lèvres. Puis elle demanda : « Êtes-vous en train de tester un… capteur – c’est bien ainsi que vous l’appelez ? — situé près de la station météo ?

— Oui, là où sont installés les instruments et où auraient dû se trouver les météorologues. Puis, incrédule : « Vous voulez que je vérifie les autres, dans les parages ? Un par un ?

— Non. Restez sur celui-ci. Mais continuez d’avancer par bonds d’un quart d’heure. Une personne est peut-être restée derrière avant de revenir auprès des instruments. »

Benastra hocha la tête en marmonnant quelque chose dans sa barbe.

L’écran changea encore et Dors s’écria : « Qu’est-ce que c’est ? » Elle pointait le doigt.

« Je ne sais pas. Du bruit.

— Non. C’est périodique. Pourrait-il s’agir des pas d’une seule personne ?

— Bien sûr. Mais ce pourrait être une douzaine d’autres choses.

— Le rythme correspond en gros à celui de pas humains, non ? » Puis, après quelques secondes, elle demanda : « Avancez encore un peu. »

Il obtempéra et, quand l’écran se fut stabilisé, elle remarqua : « Ces irrégularités se sont amplifiées, n’est-ce pas ?

— Possible. On peut les mesurer.

— Pas besoin. Ça se voit bien. Les pas approchent de votre capteur. Continuez d’avancer. Voyez quand ils cessent. »

Après un moment, Benastra indiqua : « Le signal s’est arrêté il y a vingt, vingt-cinq minutes, quoi que ça puisse être, conclut-il prudemment.

— Ce sont des pas, fit Dors avec une conviction à ébranler les montagnes. Il y a un homme, là-haut, et pendant que vous et moi batifolons ici, il s’est évanoui et il est en train de mourir gelé. Alors, ne dites pas “ quoi que ça puisse être ” ! Appelez plutôt le service météo et passez-moi Jenarr Leggen. Une question de vie ou de mort, je vous l’ai dit. Dites-lui ça ! »

Les lèvres tremblantes, Benastra avait dépassé le stade où il pouvait résister à cette femme étrange et passionnée.

Il ne fallut pas plus de trois minutes pour avoir l’hologramme de Leggen sur la plate-forme à messages. On l’avait dérangé durant son dîner : il avait la serviette à la main et, détail révélateur, le dessous de la lèvre inférieur un rien graisseux.

Son visage allongé était figé en un rictus peu avenant : « “ De vie ou de mort ” ? C’est quoi, cette histoire ? Qui êtes-vous ? » Puis il aperçut Dors qui s’était rapprochée de Benastra pour que son image apparût sur l’écran de Jenarr. « Encore vous ! s’écria-t-il. Mais c’est du harcèlement !

— Absolument pas. Je viens de consulter Rogen Benastra qui est chef sismologue à l’Université. Après que vous et vos collègues avez quitté la Couverture, ses appareils ont clairement détecté les pas d’une personne restée là-haut. C’est mon étudiant, Hari Seldon, qui est monté avec vous, sous votre responsabilité, et qui, très certainement, à cette heure-ci, est étendu sans connaissance et risque bien de ne pas survivre longtemps.

« Vous allez, en conséquence, me conduire sur-le-champ là-haut, avec tout l’équipement nécessaire. Si vous ne le faites pas im-mé-dia-tement, j’en référerai aux services de sécurité de l’Université, au recteur en personne s’il le faut. D’une manière ou d’une autre, je vais aller là-haut et, si jamais il est arrivé malheur à Hari parce que vous nous aurez retardés d’une minute, je veillerai à ce que vous soyez poursuivi pour négligence, incompétence – tout ce que je pourrai vous coller sur le dos –, et vous serez démis de vos fonctions et viré du corps enseignant. Et bien sûr, s’il est mort, inculpé d’homicide par imprudence. Ou pire, puisque je viens de vous avertir qu’il est mourant. »

Furieux, Jenarr se tourna vers Benastra : « Avez-vous détecté… »

Mais Dors l’interrompit. « Il m’a dit ce qu’il a détecté et je vous l’ai répété. Je n’ai pas l’intention de vous laisser perdre du temps à le harceler de questions. Est-ce que vous venez ? Illico ?

— L’idée vous a-t-elle effleurée que vous pourriez vous tromper ? reprit Jenarr, les lèvres pincées. Savez-vous ce que je peux vous faire s’il s’agit d’une fausse alerte déclenchée par malveillance ? La démission est valable dans les deux sens.

— Pas l’homicide. Je suis prête à risquer un procès pour fraude malveillante. Et vous, êtes-vous prêt à risquer un procès pour homicide ? »

Jenarr rougit, plus peut-être devant l’obligation de céder que devant la menace. « J’arrive, mais je serai impitoyable avec vous, jeune fille, si votre étudiant se révèle avoir été bien à l’abri sous le dôme pendant ces trois dernières heures. »

27

Tous trois prirent l’ascenseur dans un silence hostile. Leggen n’avait mangé qu’une partie de son dîner, plantant là son épouse sans explication valable. Benastra n’avait pas dîné du tout et il avait sans doute déçu quelque compagne, également sans justification adéquate. Dors Venabili n’avait pas dîné non plus et c’est elle qui semblait la plus crispée et la plus malheureuse des trois. Elle portait une couverture de survie et deux sources photoniques.

Quand ils furent parvenus à l’accès à la Couverture, Leggen, les mâchoires crispées, tapa son code d’identification et la porte s’ouvrit. Un vent glacé se rua sur eux et Benastra grogna. Aucun des trois n’était vêtu de manière idoine, mais les deux hommes n’avaient pas l’intention de s’éterniser.

« Il neige, fit Dors d’une voix crispée.

— C’est de la neige humide : la température est juste au-dessus de zéro. Ce n’est pas un froid mortel.

— Tout dépend de combien de temps on y reste, n’est-ce pas ? Et quand on se retrouve trempé de neige fondue, ça n’arrange rien. »

Leggen grommela. « Eh bien, où est-il ? » Il fixait, l’air mauvais, les ténèbres absolues, accentuées encore par la lumière de l’entrée, dans son dos.

« Tenez, docteur Benastra, dit Dors, prenez-moi cette couverture. Et vous, docteur Leggen, fermez la porte derrière vous sans la verrouiller.

— Elle n’a pas de verrouillage automatique. Vous nous prenez pour des idiots ?

— Peut-être pas, mais on peut toujours la bloquer de l’intérieur et empêcher éventuellement une personne restée dehors de réintégrer le dôme.

— S’il y a quelqu’un dehors, dites-moi où. Montrez-le-moi, tiens, fit Leggen.

— Il pourrait être n’importe où. » Dors leva les bras, une source photonique passée autour de chaque poignet.

« On ne peut pas regarder partout », marmonna Benastra, misérable.

Les sources photoniques se mirent à déverser leur lumière dans toutes les directions. Les flocons de neige scintillaient comme un vaste essaim de lucioles, diminuant d’autant la visibilité.

« Le bruit de pas croissait avec régularité, reprit Dors. Il devait approcher du capteur. Où ce capteur est-il situé ?

— Je n’en ai pas la moindre idée, aboya Leggen. Ce n’est ni mon domaine ni ma responsabilité.

— Docteur Benastra ?

— Je ne sais pas vraiment, hésita ce dernier. Pour tout vous dire, c’est la première fois que je monte ici. L’installation n’a pas été effectuée de mon temps. L’ordinateur le sait, mais on n’a jamais songé à le lui demander… J’ai froid et je ne vois vraiment pas ce que je viens faire ici.

— Vous allez devoir y rester encore un moment, rétorqua Dors avec fermeté. Suivez-moi. Je vais tourner autour de l’entrée en décrivant une spirale de plus en plus grande.

— On ne voit pas grand-chose à travers toute cette neige, nota Leggen.

— Ça, je le sais. S’il ne neigeait pas, on l’aurait déjà vu, j’en suis sûre. En fait, ça peut fort bien ne prendre que quelques minutes. On peut supporter ça. » Elle était loin d’éprouver la confiance qui ressortait de ses paroles.

Elle se mit à marcher, agitant ses bracelets lumineux pour couvrir le champ le plus vaste possible, écarquillant les yeux en quête d’une tache sombre sur la blancheur de la neige.

Finalement, ce fut Benastra qui, le premier, s’écria : « Qu’est-ce que c’est ? » tout en pointant le doigt.

Dors superposa les deux sources lumineuses, braquant de la sorte un cône brillant dans la direction indiquée. Elle se précipita, et les deux hommes avec elle.

Ils l’avaient retrouvé, blotti et trempé, à dix mètres à peine de la porte, et à cinq mètres de l’appareil météorologique le plus proche. Dors lui tâta le pouls mais ce n’était pas nécessaire car, réagissant à son contact, Seldon s’agita et gémit.

« Donnez-moi la couverture, docteur Benastra », dit Dors d’une voix défaillante de soulagement. Elle l’ouvrit d’un geste sec et l’étendit dans la neige. « Soulevez-le délicatement, que je l’emballe. Ensuite, on le redescendra. »

Dans l’ascenseur, une vapeur montait de Seldon emmailloté à mesure que la température de la couverture de survie s’élevait à celle du corps.

Dors reprit : « Une fois que nous l’aurons ramené dans sa chambre, docteur Leggen, vous allez me trouver un médecin – et un bon –, et tâchez qu’il vienne tout de suite. Si le docteur Seldon s’en tire sans problème, je ne dirai rien, mais uni-que-ment dans ce cas. Souvenez-vous-en.

— Inutile de me faire un sermon, répondit Leggen, glacial. Je regrette ce qui est arrivé et je vais faire ce que je peux, mais ma seule faute a été de laisser cet homme monter là-haut. »

La couverture s’agita et une voix basse et faible se fit entendre.

Benastra sursauta car Seldon avait la tête nichée au creux de son bras. « Il essaie de nous dire quelque chose.

— Je sais, répondit Dors. Il a dit : “ Qu’est-ce qui se passe ? ” »

Elle ne put réprimer un petit rire. Après tout, c’était une remarque tellement normale.

28

Le médecin était ravi.

« Je n’avais encore jamais observé de pathologie du froid, expliqua-t-il. Les circonstances s’y prêtent rarement sur Trantor.

— C’est bien possible, fit Dors froidement, et je suis ravie que vous ayez la chance de tester cette nouveauté, mais faut-il en conclure que vous ne savez pas traiter le docteur Seldon ? »

Le médecin, un homme qui n’était plus tout jeune, chauve avec une petite moustache grise, se hérissa : « Bien sûr que si. Les cas d’exposition au grand froid sont monnaie courante sur les mondes extérieurs – il y en a tous les jours –, et j’ai lu quantité d’articles là-dessus. »

Le traitement consistait en un sérum antiviral associé à un passage aux micro-ondes.

« Ça devrait régler la question, dit le médecin. Sur les mondes extérieurs, ils utilisent en milieu hospitalier des équipements bien plus élaborés mais, évidemment, nous en sommes dépourvus sur Trantor. Ceci est un traitement destiné aux cas bénins, mais je suis sûr qu’il suffira. »

Plus tard, alors que Seldon se remettait sans séquelle apparente, Dors se dit que c’était peut-être parce qu’il était natif d’un monde extérieur qu’il avait si bien survécu. La nuit, le froid, la neige même ne lui étaient pas totalement étrangers. Dans des circonstances analogues, un Trantorien serait sans doute mort, moins à cause du trauma physique que du choc psychique.

Elle n’en était pas certaine, bien sûr, n’étant pas elle-même trantorienne.

Et, détournant son esprit de ces pensées, elle tira une chaise près du lit de Seldon et s’installa pour attendre.

29

Le second matin, Seldon remua, s’éveilla et regarda Dors qui, assise à son chevet, visionnait un vidéo-livre en prenant des notes.

D’une voix presque normale, il demanda : « Encore là, Dors ? »

Elle reposa son vidéo-livre. « Je ne peux pas vous laisser seul, non ? Et je ne me fie à personne d’autre.

— J’ai l’impression que, chaque fois que je me réveille, je vous vois. Êtes-vous restée ici tout le temps ?

— Endormie ou éveillée, oui.

— Mais vos cours ?

— J’ai un assistant qui me remplace. »

Dors se pencha pour lui saisir la main. Notant son embarras (après tout, il était au lit), elle s’écarta.

« Hari, que s’est-il passé ? J’ai eu une telle peur.

— J’ai une confession à vous faire.

— Laquelle, Hari ?

— J’ai cru un moment que vous faisiez partie d’un complot…

— Un complot ? s’exclama-t-elle, furieuse.

— Je veux dire, pour m’attirer sur la Couverture, où je me retrouverais en dehors de la juridiction universitaire et, par conséquent, susceptible d’être ramassé par les forces impériales.

— Mais la Couverture n’est pas en dehors de la juridiction universitaire. Sur Trantor, la juridiction des secteurs s’étend du centre de la planète jusqu’au ciel.

— Ah, j’ignorais. Mais vous n’étiez pas venue avec moi parce que vous aviez un emploi du temps chargé et, dans un moment de paranoïa, j’ai imaginé que vous m’aviez abandonné délibérément. Je vous en prie, pardonnez-moi. Manifestement, c’est vous qui êtes venue me repêcher là-haut. Tout le monde s’en fichait, non ?

— Ce sont des gens très occupés, fit Dors, prudemment. Ils ont cru que vous étiez descendu plus tôt. Je veux dire, ils étaient en droit de le penser.

— Clowzia était du même avis ?

— La jeune interne ? Oui.

— Eh bien, ce pourrait quand même avoir été un complot. Sans vous, je veux dire.

— Non, Hari. C’était entièrement ma faute. Je n’avais absolument pas le droit de vous laisser monter là-haut seul. C’était mon boulot de vous protéger. Je ne cesse de me reprocher qu’il soit arrivé quelque chose, que vous vous soyez perdu là-haut.

— Hé là, attendez un peu, intervint Seldon, soudain irrité. Je ne me suis pas perdu. Vous me prenez pour qui ?

— J’aimerais savoir comment vous appelez ça : vous étiez introuvable quand les autres sont partis, et vous n’avez pas rallié l’entrée – ou du moins ses parages – avant la pleine nuit.

— Mais ça ne s’est pas du tout passé comme ça. Je ne me suis pas perdu en vagabondant et en oubliant mon chemin. Je vous ai dit que je soupçonnais un complot et j’avais mes raisons. Je ne suis pas seulement paranoïaque.

— Eh bien alors, que s’est-il passé, en réalité ? »

Seldon le lui dit. Il n’avait aucun mal à se le rappeler dans le moindre détail ; il l’avait revécu en cauchemar presque toute la journée de la veille.

Dors l’écouta, le front plissé. « Mais c’est impossible. Un vertijet ? Êtes-vous sûr ?

— Bien sûr, que j’en suis sûr ! Vous croyez que j’ai des hallucinations ?

— Mais les forces impériales n’auraient pas pu être à votre recherche. Elles ne pouvaient pas vous arrêter sur la Couverture sans créer la même tempête que si elles avaient envoyé une escouade de policiers vous interpeller sur le campus.

— Alors, comment l’expliquez-vous ?

— Je n’en suis pas certaine, mais il est possible qu’en omettant de vous accompagner là-haut j’aie provoqué des conséquences bien pires que ce que je craignais, et que Hummin soit sérieusement fâché contre moi.

— Dans ce cas, ne lui disons rien. Tout est bien qui finit bien.

— Il faut le prévenir, insista Dors. Ce n’est peut-être pas la dernière fois. »

30

Ce même soir, Jenarr Leggen vint leur rendre visite. L’heure du dîner était passée, et il regarda tour à tour Dors et Seldon, comme s’il ne savait quoi dire. Aucun des deux ne lui tendit la perche ; ils attendirent patiemment. L’homme ne leur avait pas donné l’impression d’exceller dans l’art de la conversation.

Finalement, il dit à Seldon : « Je suis venu prendre de vos nouvelles.

— Elles sont très bonnes, dit l’intéressé. Sauf que je me sens un peu assoupi. Le docteur Venabili me dit qu’à cause du traitement je vais me sentir fatigué quelques jours, sans doute pour me forcer à prendre le repos nécessaire. » Il sourit. « Franchement, ça ne me dérange pas. »

Leggen inspira un grand coup, soupira, hésita comme si les mots avaient du mal à sortir, puis il se jeta à l’eau : « Je ne vais pas vous ennuyer longtemps. Je comprends parfaitement que vous ayez besoin de repos. Je tiens à vous dire, pourtant, que je suis désolé pour ce qui est arrivé. Je n’aurais pas dû supposer aussi légèrement que vous étiez redescendu de votre côté. Vous étiez novice, j’aurais dû me sentir plus responsable. Après tout, j’avais accepté de vous laisser monter. J’espère que vous aurez le cœur à me… pardonner. C’est vraiment tout ce que je voulais vous dire. »

Seldon bâilla, la main devant sa bouche. « Excusez-moi… Puisque, apparemment, tout s’est bien terminé, il est inutile d’en garder rancune. Dans un sens, ce n’était pas votre faute. Je n’aurais pas dû aller me promener et, en outre, ce qui est arrivé était… »

Dors l’interrompit : « Bon, Hari, je vous en prie, pas de conversation. Détendez-vous, c’est tout. A présent, j’aimerais bien échanger quelques mots avec le docteur Leggen juste avant qu’il s’en aille. Et tout d’abord, docteur Leggen, je comprends parfaitement votre inquiétude sur les éventuelles conséquences de cette affaire pour vous. Je vous avais dit qu’il n’y aurait pas de suite si le docteur Seldon se remettait sans séquelles. Cela semble être le cas et vous pouvez vous détendre… pour l’instant. J’aimerais bien vous questionner sur un autre point et j’espère, cette fois, avoir votre entière coopération.

— Je vais essayer, docteur Venabili, fit Leggen, crispé.

— S’est-il produit quelque chose d’inhabituel durant votre séjour sur la Couverture ?

— Vous le savez bien : j’ai perdu le docteur Seldon, ce dont je viens de m’excuser.

— Je ne faisais évidemment pas allusion à cela. S’est-il produit autre chose ?

— Non, rien. Rien du tout. »

Dors regarda Seldon et ce dernier fronça les sourcils. Il lui semblait que Dors essayait de recouper son récit avec un témoignage extérieur. Pensait-elle qu’il avait imaginé le vaisseau de recherche ? Il aurait bien aimé protester avec fougue mais, d’un signe de main, elle l’avait réduit au silence, comme pour prévenir justement cette éventualité. Il se retint, en partie pour cela, en partie parce qu’il avait vraiment sommeil. Il espérait bien que Leggen ne s’éterniserait pas.

« En êtes-vous sûr ? dit Dors. N’y a-t-il pas eu d’intrusion extérieure ?

— Non, bien sûr que non. Oh…

— Oui, docteur Leggen ?

— Il y avait un vertijet.

— Cela vous a-t-il semblé bizarre ?

— Non, bien sûr que non.

— Et pourquoi pas ?

— Tout cela ressemble beaucoup à un interrogatoire, docteur Venabili. Je n’aime pas beaucoup ça.

— Je veux bien l’admettre, docteur Leggen, mais ces questions sont en rapport avec la mésaventure du docteur Seldon. Il se pourrait que toute cette affaire soit plus compliquée que je l’avais cru.

— Comment cela ? » La voix s’était soudain crispée. « Avez-vous l’intention de me poser de nouvelles questions, d’exiger de nouvelles excuses ? Dans ce cas, je pourrais juger préférable de me retirer.

— Peut-être pas avant que vous m’ayez expliqué pourquoi vous n’avez trouvé rien de bizarre à voir planer un vertijet au-dessus de vous.

— Parce que, chère madame, un certain nombre de stations météorologiques sur Trantor possèdent des vertijets pour l’étude directe des nuages de la haute atmosphère. Notre propre station n’en a pas.

— Pourquoi ? Ce serait utile.

— Bien sûr. Mais nous ne sommes pas en rivalité, nous ne faisons pas de secrets : nous publions nos résultats, eux publient les leurs. Il est par conséquent logique de répartir les différences et les spécialisations. Il serait stupide de dupliquer systématiquement nos efforts. L’argent et le personnel que nous utiliserions à exploiter des vertijets peuvent être consacrés à des réfractomètres à mésons, tandis que d’autres répartiront différemment leur budget. Après tout, il peut exister beaucoup de rivalité et d’animosité entre divers secteurs, mais la science reste notre seul et unique ciment. » Et il ajouta, ironique : « Vous savez cela, je présume.

— Je le sais, mais c’est quand même une sacrée coïncidence que quelqu’un ait expédié un vertijet au-dessus de votre station le jour même où vous y montiez.

— Absolument pas. Nous avons annoncé que nous montions effectuer des mesures ce jour-là et, en conséquence, l’une ou l’autre station aura estimé, ajuste titre, qu’elle pourrait effectuer simultanément des mesures néphélométriques – enfin, sur les nuages, vous savez. Réunis, les résultats de ces mesures seraient bien plus utiles et cohérents qu’étudiés séparément. »

Seldon intervint, d’une voix un rien pâteuse : « Alors, ils effectuaient tout simplement des mesures ?

— Oui, confirma Leggen. Que pouvaient-ils faire d’autre ? »

Dors plissa les yeux, comme elle le faisait parfois quand elle essayait de réfléchir rapidement. « Ça se tient. A quelle station appartenait ce vertijet ? »

Leggen secoua la tête : « Docteur Venabili, comment voulez-vous que je vous le dise ?

— Je pensais que chaque vertijet météorologique portait peut-être l’immatriculation de sa station.

— Sans aucun doute, mais je n’étais pas le nez en l’air à l’étudier, voyez-vous. J’avais mon boulot à faire et je laisse les autres faire le leur. Quand ils publieront leurs résultats, je saurai à qui appartenait ce vertijet.

— Et s’ils ne publient rien ?

— Alors, je supposerai que leurs instruments ont eu une défaillance. Cela se produit parfois. » Il avait le poing droit serré. « Ce sera tout ?

— Attendez un instant. D’où le vertijet aurait-il pu provenir, selon vous ?

— De n’importe quelle station équipée de ces appareils. En l’espace d’une journée – et ils pouvaient disposer d’un délai plus grand –, un vertijet peut sans problème rallier notre région en partant de n’importe quel autre secteur de la planète.

— Mais lequel, de préférence ?

— Difficile à dire : Hestelonia, Kan, Ziggoreth, Damiano Nord. Sans doute l’un de ces quatre secteurs, mais l’appareil aurait fort bien pu venir d’au moins quarante autres.

— Encore une question, dans ce cas. Rien qu’une. Docteur Leggen, quand vous avez annoncé que votre groupe allait monter sur la Couverture, auriez-vous, par hasard, indiqué qu’un mathématicien, le docteur Hari Seldon, vous accompagnerait ? »

Sur les traits de Leggen, la surprise apparemment honnête et sincère laissa bien vite place au mépris : « Pourquoi devrais-je donner une liste de noms ? Quel intérêt pour qui que ce soit ?

— Très bien, fit Dors. La vérité, docteur Leggen, est que le docteur Seldon a vu le vertijet et que celui-ci l’a troublé. Je ne connais pas avec certitude la cause de son émoi, et ses souvenirs à ce propos sont plutôt embrouillés. Il prétend avoir fui devant l’appareil, s’être égaré, n’avoir pas songé – ou pas osé – revenir avant le crépuscule et s’être au bout du compte perdu dans le noir. Vous ne pouvez absolument pas en être tenu pour responsable, et nous pouvons oublier cet incident de part et d’autre. D’accord ?

— D’accord, dit Leggen. Au revoir ! » Il tourna les talons et sortit.

Dès qu’il fut parti, Dors se leva, retira doucement à Seldon ses pantoufles, l’allongea, le couvrit. Il dormait, évidemment.

Puis elle s’assit et réfléchit. Dans quelle mesure le récit de Leggen était-il vrai et que pouvait-il dissimuler sous couvert de ses explications ? Elle l’ignorait.

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