Livre

“ HISTOIRE DE LA MAIN SUR LA CUISSE ” — … Une anecdote citée par Hari Seldon comme le premier tournant dans sa recherche d’une méthode pour mettre au point la psychohistoire. Malheureusement, ses écrits publiés ne fournissent aucune indication quant à la teneur de cette « histoire » et les (nombreuses) spéculations concernant celle-ci restent vaines. C’est l’un des nombreux et irritants mystères qui entourent la carrière de Seldon.

ENCYCLOPAEDIA GALACTICA

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Goutte-de-Pluie Quarante-trois fixa Seldon, les yeux agrandis, le souffle court.

« Je ne peux pas rester ici », lui dit-elle.

Seldon regarda alentour : « Personne ne nous dérange. Même le Frère qui nous a donné les bouchées n’a fait aucune remarque. Il a paru nous prendre pour un couple parfaitement ordinaire.

— C’est parce que nous n’avons rien de spécial – du moins quand nous sommes dans la pénombre, que vous parlez à voix basse, qu’on entend moins votre accent barbare, et que j’ai l’air calme. Mais à présent… » Sa voix devenait rauque.

« Quoi, à présent ?

— Je suis nerveuse et tendue. Je suis… en sueur.

— Qui va le remarquer ? Relaxez-vous. Calmez-vous.

— Je ne peux pas me relaxer. Je ne peux pas me calmer quand on pourrait me remarquer.

— Où pouvons-nous aller, alors ?

— Il y a de petites cabines pour se reposer. J’ai travaillé ici. Je les connais. »

Elle se mit à marcher d’un bon pas et Seldon la suivit. Au sommet d’une légère rampe, qu’il n’aurait pas remarquée sans elle dans la pénombre, s’alignait une rangée de portes, très écartées.

« Celle du bout, murmura-t-elle. Elle est libre. »

La cabine était effectivement inoccupée. Un petit rectangle lumineux l’indiquait et la porte était entrouverte.

Goutte-de-Pluie Quarante-trois regarda rapidement alentour, fit signe à Seldon d’entrer puis le suivit. Elle referma le battant et, aussitôt, un petit plafonnier illumina l’intérieur.

« Le signal sur la porte indique-t-il que la cabine est occupée ? demanda Seldon.

— Cela s’est produit automatiquement dès que la porte s’est refermée et que la lumière s’est allumée. »

Seldon décela le doux soupir de la ventilation mais où, sur Trantor, ce bruit et cette sensation n’étaient-ils pas omniprésents ?

La cabine n’était pas vaste mais elle était dotée d’une couchette avec un matelas ferme et confortable, et des draps manifestement propres. Il y avait une chaise, une table, un petit réfrigérateur, et un appareil qui ressemblait à une espèce de chauffe-plat, sans doute un four miniaturisé.

Goutte-de-Pluie Quarante-trois s’assit, très raide, faisant de visibles efforts pour se décrisper.

Incertain sur la conduite à tenir, Seldon resta planté là jusqu’à ce qu’elle lui fasse signe, avec un rien d’impatience, de s’asseoir sur la couchette. Ce qu’il fit.

Goutte-de-Pluie Quarante-trois dit doucement, comme si elle parlait pour elle : « Si jamais on apprend que je suis entrée ici avec un homme – même si ce n’est qu’un barbare –, je serai bel et bien proscrite. »

Seldon se releva aussitôt. « Alors, ne restons pas ici.

— Asseyez-vous. Je ne peux pas sortir quand je suis dans cet état. Vous m’avez interrogée sur la religion. Que cherchez-vous au juste ? »

Il lui sembla qu’elle avait changé du tout au tout. Envolées, la passivité, la servilité. Disparues, cette timidité, cette réserve en présence d’un mâle. Les paupières plissées, elle le fixait d’un regard perçant.

— » Je vous l’ai dit : la connaissance. Je suis un chercheur. C’est ma profession et mon désir de savoir. Et je veux surtout comprendre les gens, c’est pour cela que je cherche à connaître l’histoire. Sur bien des planètes, les antiques archives historiques – les archives authentiques – se sont décomposées en mythes et en légendes, pour devenir souvent des éléments d’un ensemble de croyances religieuses ou de superstitions. Mais si Mycogène n’a effectivement pas de religion, alors…

— J’ai dit que nous avions l’histoire.

— Vous l’avez même dit deux fois. Elle remonte à quand ?

— A vingt mille ans.

— Vraiment ? Soyons clairs : est-ce réellement de l’histoire ou quelque chose qui a dégénéré en légende ?

— C’est de l’histoire authentique, bien sûr. »

Seldon était sur le point de lui demander comment elle pouvait le savoir mais il se ravisa. Y avait-il la moindre chance que l’histoire pût remonter à vingt mille ans et demeurer authentique ? Il n’était pas lui-même historien et devrait s’en ouvrir auprès de Dors.

Mais il lui semblait tellement probable que, sur chaque monde, les histoires antiques fussent des pots-pourris d’aventures héroïques et de minidrames conçus comme des fables édifiantes à ne pas prendre au pied de la lettre. C’était certainement le cas sur Hélicon, et pourtant il aurait eu du mal à trouver un Héliconien qui ne jurât de leur authenticité et ne soutînt qu’il s’agissait bien d’histoires vraies. Ainsi allaient-ils jusqu’à défendre cette fable ridicule de la première exploration d’Hélicon et de la rencontre des colons avec d’énormes et dangereux reptiles volants – alors qu’on n’avait jamais découvert le moindre reptile volant sur aucun des mondes explorés et colonisés par l’homme.

Néanmoins il demanda : « Comment cette histoire commence-t-elle ? »

La Sœur eut un regard égaré, perdu bien plus loin que Seldon ou quoi que ce soit dans la pièce. Elle récita : « Elle commence avec un monde – notre monde. Un seul monde.

— Un seul monde ? » (Seldon se souvint que Hummin avait parlé de légendes évoquant un monde originel unique, berceau de l’humanité.)

« Un seul monde. Il y en eut d’autres plus tard mais le nôtre était le premier. Un monde avec de l’espace, de l’air libre, de la place pour tous, un monde aux champs fertiles, aux maisons accueillantes, aux gens chaleureux. Durant des millénaires, nous y avons vécu et puis nous avons dû le quitter pour errer d’un endroit à l’autre, jusqu’à ce que certains d’entre nous finissent par découvrir un coin de Trantor où nous avons appris à cultiver une nourriture qui devait nous apporter un minimum de liberté. Et ici, à Mycogène, nous entretenons aujourd’hui nos propres traditions – et nos propres rêves.

— Et vos récits historiques fournissent tous les détails concernant ce monde originel ? Ce monde unique ?

— Oh oui, tout est consigné dans un livre que nous possédons tous. Chacun d’entre nous le garde en permanence sur lui pour pouvoir le lire à tout moment, se rappeler qui nous sommes, qui nous étions, et décider qu’un jour notre monde nous sera restitué.

— Savez-vous où se trouve ce monde et qui l’habite aujourd’hui ? »

Goutte-de-Pluie Quarante-trois hésita puis secoua la tête, farouche. « Nous l’ignorons mais nous le trouverons bien un jour.

— Et avez-vous ce livre actuellement en votre possession ?

— Bien sûr.

— Puis-je le voir ? »

C’est alors qu’un lent sourire se dessina sur le visage de la Sœur. « C’est donc cela… Je me doutais que vous vouliez quelque chose quand vous avez demandé à visiter les microfermes en ma seule compagnie. » Elle semblait un peu gênée. « Je ne pensais pas que c’était le Livre.

— C’est tout ce que je désire, avoua ouvertement Seldon. Je n’ai réellement rien d’autre en tête. Si vous m’avez amené ici parce que vous pensiez… »

Elle ne le laissa pas finir. « Mais nous y sommes. Alors, vous voulez le voir, oui ou non ?

— C’est une offre ?

— A une condition. »

Seldon se figea, soupesant le risque d’ennuis sérieux si jamais il avait vaincu les inhibitions de la Sœur plus qu’il n’en avait l’intention. « Quelles conditions ? »

La langue de Goutte-de-Pluie Quarante-trois jaillit furtivement pour humecter ses lèvres. Puis la jeune femme lui dit, avec un tremblement audible dans la voix : « Que vous ôtiez votre bonnet de peau. »

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Hari Seldon la fixa, interdit. Il y eut un intervalle perceptible durant lequel il ne sut pas de quoi elle voulait parler. Il avait complètement oublié qu’il portait un bonnet de peau.

Puis il porta la main à sa tête et, pour la première fois, tâta consciemment la coiffe qu’il portait. Elle était souple mais il sentit l’infime résistance de la chevelure en dessous. A peine. Ses cheveux, après tout, étaient fins et sans beaucoup de corps.

Tâtant toujours, il demanda : « Mais pourquoi ?

— Parce que j’en ai envie. Parce que c’est la condition si vous voulez voir le Livre.

— Enfin, si ça vous fait tant plaisir… » Il porta la main au coin du bonnet, afin de le retirer. Mais elle l’interrompit : « Non, non. Laissez-moi le faire. Je vais l’ôter moi-même. » Elle le regardait avec avidité.

Seldon laissa retomber ses mains. « Allez-y, alors. »

La Sœur se leva aussitôt pour venir s’installer à côté de lui sur la couchette. Lentement, délicatement, elle détacha de son crâne le bonnet de peau, juste devant l’oreille. A nouveau, elle s’humecta les lèvres et c’est en haletant qu’elle releva la coiffe jusqu’à son front et la retourna. Celle-ci vint alors sans peine et les cheveux de Seldon, libérés, parurent frémir, comme heureux de leur liberté retrouvée.

Troublé, il avoua : « A force de rester coiffé de la sorte, j’ai sans doute le crâne en sueur. Si c’est le cas, mes cheveux doivent être trempés. »

Il leva la main, comme pour vérifier la chose, mais elle l’intercepta et la retint. « Je veux le faire, lui dit-elle. Ça fait partie de la condition. »

Alors ses doigts, avec lenteur, hésitation, touchèrent sa chevelure et se retirèrent. Puis ils revinrent l’effleurer et, très doucement, se mirent à la caresser.

« C’est sec… dit-elle. C’est… bon.

— Avez-vous déjà tâté des cheveux ?

— Seulement sur des enfants… quelquefois. Ici, c’est… différent. » Elle le caressait de nouveau.

« Comment, différent ? » Malgré son embarras, Seldon ne pouvait s’empêcher d’être curieux.

« Je ne peux pas dire. C’est simplement… différent. »

Au bout d’un moment, il demanda : « Ça vous suffit ?

— Non. Ne me pressez pas. Pouvez-vous les faire aller dans le sens où vous voulez ?

— Pas vraiment. Ils retombent de manière naturelle, mais j’ai besoin d’un peigne pour faire ça et je n’en ai pas sur moi.

— Un peigne ?

— Un objet avec des dents… euh, comme une fourchette… Mais les dents sont plus nombreuses et, disons, plus souples.

— Vous pouvez vous servir de vos doigts ? » Les siens couraient en ce moment dans ses cheveux.

« Plus ou moins. Ça ne marche pas très bien.

— C’est tout hérissé derrière…

— Ils sont taillés plus court. »

Goutte-de-Pluie Quarante-trois parut se souvenir de quelque chose. « Les sourcils, lui dit-elle. C’est bien comme ça qu’on dit ? » Elle retira les caches puis fit courir ses doigts sur le doux arc pileux, à contre-poil.

« C’est agréable », remarqua-t-elle, puis elle partit d’un rire haut perché, presque identique au gloussement de sa sœur cadette. « Ils sont chou. »

Non sans quelque impatience, Seldon demanda : « Y a-t-il autre chose qui fasse partie du marché ? »

Dans la pénombre, Goutte-de-Pluie Quarante-trois parut hésiter à répondre par l’affirmative, mais finalement elle ne dit rien. En revanche, elle retira ses mains et les porta à son nez. Seldon se demanda ce qu’elle pouvait bien humer.

« Comme c’est bizarre, dit-elle. Puis-je… puis-je le faire encore une fois ?

— Si vous me confiez le Livre assez longtemps pour que je puisse l’étudier, dit Seldon, mal à l’aise, alors, peut-être. »

Goutte-de-Pluie Quarante-trois glissa la main sous sa tunique, par une fente que Seldon n’avait pas remarquée, et, d’une poche dissimulée, en sortit un livre à la reliure solide et flexible. Il le prit, tâchant de maîtriser son excitation.

Tandis que Seldon rajustait le bonnet de peau pour se couvrir les cheveux, Goutte-de-Pluie Quarante-trois porta de nouveau les mains à son nez et puis, doucement, furtivement, lécha un doigt.

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« Tâter vos cheveux ? » s’étonna Dors Venabili. Elle lorgna sa chevelure comme si elle s’apprêtait à faire de même.

Seldon eut un léger mouvement de recul. « Non, s’il vous plaît… Avec cette femme, ce geste avait l’air pervers.

— Je suppose qu’il l’était… de son point de vue. N’en avez-vous tiré vous-même aucun plaisir ?

— Du plaisir ? Ça m’a flanqué la chair de poule, oui ! Quand elle a cessé, j’ai enfin pu respirer de nouveau. Je n’arrêtais pas de me répéter : quelle autre condition va-t-elle encore inventer ? »

Rire de Dors. « Vous aviez peur qu’elle vous viole ? Ou alors vous l’espériez ?

— Je vous assure que je n’ai pas osé y songer. Je voulais juste avoir le Livre. »

Ils étaient à présent dans leur chambre et Dors enclencha le distorseur de champ pour les protéger des oreilles indiscrètes.

La nuit de Mycogène approchait. Seldon avait retiré bonnet, tunique et s’était baigné, s’attardant particulièrement aux cheveux qu’il avait savonnés et rincés à deux reprises. Il était maintenant assis sur sa couchette, vêtu d’une chemise de nuit légère qu’il avait trouvée accrochée dans la penderie.

Les yeux pétillants, Dors demanda : « Savait-elle que vous aviez du poil sur la poitrine ?

— J’espérais de tout cœur que l’idée ne l’effleurerait pas.

— Mon pauvre Hari. Tout cela était parfaitement naturel, vous savez. J’aurais connu sans doute un trouble identique si je m’étais retrouvée seule avec un Frère. Pire encore, j’en suis sûre, car il m’aurait crue, en tant que femme – société mycogénienne oblige –, destinée à me plier à ses ordres sans délai ni discussion.

— Non, Dors. Vous pouvez penser que c’était parfaitement naturel mais vous n’en avez pas fait l’expérience. La pauvre femme était dans un état d’extrême excitation sexuelle. Tous ses sens étaient mobilisés… elle se humait les doigts, les léchait. Si elle avait pu entendre pousser mes cheveux, elle aurait prêté l’oreille avec avidité.

— Mais c’est bien ce que je voulais dire par “ naturel ”. Tout ce qu’on interdit acquiert un attrait sexuel. Seriez-vous particulièrement attiré par les seins des femmes si vous viviez dans une société où ils sont tout le temps exhibés ?

— Je pense que oui.

— Ne seriez-vous pas encore plus attiré s’ils étaient constamment dissimulés, comme c’est le cas dans la plupart des sociétés ? Écoutez, je vais vous conter une anecdote personnelle. J’étais dans une station balnéaire, au bord du lac, chez moi, sur Cinna… Je présume que vous avez sur Hélicon des stations balnéaires, des plages, ce genre de choses ?

— Évidemment, dit Seldon, légèrement irrité. Qu’est-ce que vous imaginez ? Qu’Hélicon n’est qu’un monde de rocs et de montagnes, avec juste quelques puits d’eau douce ?

— Ne vous vexez pas, Hari. Je voulais simplement m’assurer que vous saisiriez tout le sel de l’histoire. Sur nos plages de Cinna, on est assez libéral quant à ce qu’on porte… ou ne porte pas.

— Des plages nudistes ?

— Pas vraiment, mais je suppose que, si un baigneur ou une baigneuse ôtait tous ses vêtements, personne ne le remarquerait spécialement. La coutume est de porter un pudique minimum mais je dois reconnaître que notre notion de la pudeur laisse bien peu de place à l’imagination.

— Nous avons des critères un peu plus stricts sur Hélicon, remarqua Seldon.

— Oui, j’ai pu le remarquer à votre discrétion à mon égard, mais enfin, chacun fait comme il l’entend. Toujours est-il que j’étais donc installée sur une petite plage près du lac quand approcha un jeune homme avec qui j’avais parlé un peu plus tôt dans la journée. C’était un gentil garçon, pas spécialement déplaisant. Il s’assit sur le bras de mon fauteuil et posa la main droite sur ma cuisse gauche, qui était nue, bien sûr, pour se maintenir en équilibre.

« Nous avions discuté depuis une minute et demie peut-être quand il remarqua, malicieux : “ Et voilà. Vous me connaissez à peine et pourtant, il me semble parfaitement naturel de poser la main sur votre cuisse. Qui plus est, cela vous semble parfaitement naturel puisque vous n’avez pas l’air de vous en formaliser. ”

« Ce n’est qu’à cet instant que j’ai remarqué sa main posée sur ma cuisse. En public, la peau nue perd en quelque sorte une partie de son attrait sexuel. Comme je l’ai dit, c’est la dissimulation qui est cruciale.

« Et le jeune homme l’avait senti lui aussi, car il poursuivit : “ Pourtant, si je devais vous rencontrer dans des circonstances plus officielles et que vous portiez une robe, jamais l’idée ne vous viendrait de me la laisser soulever pour que je pose la main sur votre cuisse à l’endroit précis où elle est maintenant. ”

« Je ris et nous avons continué de deviser de choses et d’autres. Bien sûr, maintenant qu’il avait attiré l’attention sur la position de sa main, le jeune homme ne trouvait plus approprié de la laisser là et l’avait retirée.

« Ce soir-là, je m’habillai pour le dîner avec plus de soin qu’à l’accoutumée et gagnai la salle à manger dans une tenue de soirée infiniment plus cérémonielle que ne l’exigeaient les circonstances, et bien plus recherchée que celle des autres femmes présentes. J’avisai le jeune homme en question. Il était installé à l’une des tables. J’approchai, le saluai et lui dis : “ Me voici en robe, mais en dessous ma cuisse gauche est nue. Je vous donne la permission de soulever ma robe et de poser la main sur ma cuisse à l’endroit où vous l’avez mise cet après-midi. ”

« Il essaya, je dois le reconnaître, mais tout le monde avait les yeux fixés sur nous. Je ne l’aurais pas arrêté et je suis sûre que personne ne l’aurait arrêté non plus, mais il ne put se résoudre à le faire. Nous n’étions pas plus en public qu’auparavant dans la journée et les personnes présentes étaient les mêmes. Il était clair que c’était moi qui avais pris l’initiative et que je n’y voyais pas d’inconvénient, mais il ne pouvait se résoudre à enfreindre le tabou. Les conditions, propices à poser la main sur la cuisse dans l’après-midi, ne l’étaient plus ce soir-là et c’est plus important que tout ce que pourra dire la logique.

— Moi, j’aurais posé la main sur votre cuisse, dit Seldon.

— En êtes-vous sûr ?

— Absolument.

— Même si vos critères de pudeur sur la plage sont plus stricts que les nôtres ?

— Oui. »

Dors s’assit sur sa propre couchette puis elle s’allongea, les mains croisées derrière la nuque. « Alors, vous n’êtes pas spécialement troublé de me voir porter une simple chemise de nuit sans grand-chose en dessous…

— Je ne suis pas spécialement choqué. Quant à mon trouble éventuel, tout dépend de la définition du terme. J’ai sans aucun doute remarqué votre tenue.

— Enfin, si nous devons vivre confinés ici quelque temps encore, il nous faudra bien apprendre à ignorer ce genre de choses.

— Ou à en tirer parti, dit Seldon avec le sourire. Et puis, j’aime bien votre chevelure. Après vous avoir vue chauve toute la journée, j’apprécie vos cheveux.

— Eh bien, ne les touchez pas. Je ne les ai pas encore lavés. » Puis, les yeux mi-clos, elle remarqua : « C’est intéressant. Vous avez détaché les niveaux de respectabilité intime et publique. Ce que vous êtes en train de dire, c’est qu’Hélicon est plus convenable en privé que Cinna mais l’est moins en public. Est-ce bien cela ?

— Pour tout dire, je compare simplement le cas du jeune homme qui a posé la main sur votre cuisse et le mien. Dans quelle mesure sommes-nous représentatifs du Cinnien ou de l’Héliconien moyen ? Je ne saurais le dire. J’imagine sans peine qu’il y ait des individus parfaitement intégrés dans l’un et l’autre monde – tout comme de parfaits excentriques.

— Nous sommes en train de parler de pression sociale. Je ne suis pas précisément une grande voyageuse galactique, mais j’ai dû, par obligation professionnelle, me pencher souvent sur l’histoire des sociétés. Sur la planète Derowd, par exemple, il fut un temps où les relations sexuelles prémaritales étaient absolument libres. Les rapports sexuels multiples étaient permis aux célibataires et l’on ne désapprouvait leur pratique publique que lorsque cela risquait de bloquer la circulation. Et pourtant, après le mariage, la monogamie était stricte et scrupuleusement respectée. Leur théorie était qu’en évacuant d’abord tous ses fantasmes, on pouvait par la suite s’installer sérieusement dans la vie.

— Et ça marchait ?

— Ils ont cessé depuis peut-être trois siècles, mais certains de mes collègues l’attribuent à des pressions des planètes voisines. Leur tourisme en pâtissait. C’est qu’il existe également une pression sociale à l’échelle galactique.

— Ou peut-être bien une pression économique, en l’occurrence.

— Peut-être. A propos, ma vie à l’Université me donne l’occasion d’étudier les pressions sociales sans même avoir besoin de parcourir la Galaxie. Je rencontre des gens provenant de douzaines d’endroits à Trantor ou ailleurs, et l’un de nos dadas, dans le département de sociologie, est la comparaison des pressions sociales.

« Ici, à Mycogène, par exemple, j’ai l’impression que la sexualité est étroitement contrôlée et permise exclusivement selon les règles les plus contraignantes, d’autant plus strictement observées qu’elles ne sont jamais discutées. Dans le secteur de Streeling, on ne parle jamais du sexe mais on ne le condamne pas. Dans le secteur de Jennat, où j’ai eu l’occasion de passer une semaine pour des recherches, on en discute à l’infini mais uniquement pour mieux le condamner. Je n’ai pas l’impression qu’il y ait deux secteurs sur Trantor – ou sur n’importe quel monde extérieur – qui aient des attitudes semblables à l’égard du sexe.

— Vous savez à quoi ça me fait penser ? On pourrait en conclure… »

Dors l’interrompit. « Je vais vous la dire, moi, ma conclusion : toutes ces discussions sur le sexe m’ont révélé une évidence. C’est qu’il n’est plus question pour moi de vous quitter des yeux un seul instant.

— Quoi ?

— Deux fois, je vous ai laissé partir, la première par erreur de jugement de ma part, la seconde parce que vous m’y avez forcée. Les deux fois, ce fut manifestement une erreur. Vous savez ce qui est arrivé la première. »

Seldon s’indigna : « Peut-être, mais il ne m’est rien arrivé la seconde.

— Vous avez bien failli vous attirer de sérieux ennuis. Supposez qu’on vous ait surpris dans vos coupables ébats avec une Sœur ?

— Ce n’étaient pas de coupables éb…

— Vous avez dit vous-même qu’elle était dans un état d’intense excitation sexuelle.

— Mais…

— C’était mal. Je vous en prie, mettez-vous bien ça dans la tête, Hari. Dorénavant, vous n’allez nulle part sans moi.

— Écoutez, dit Seldon, glacé, mon but était d’obtenir des informations sur l’histoire de Mycogène et, résultat de mes prétendus coupables ébats avec une Sœur, je vous ai ramené un livre… Le Livre.

— Le Livre ! C’est vrai, il y a le Livre. Jetons-y un coup d’œil. »

Seldon le sortit et Dors le soupesa, pensive.

« Ça risque de ne pas nous avancer beaucoup, Hari. A première vue, il a l’air de ne s’adapter à aucun de nos projecteurs. Ça veut dire qu’il va vous falloir chercher un projecteur mycogénien et l’on ne manquera pas de vous demander ce que vous voulez en faire. On découvrira que vous avez ce Livre et l’on viendra vous le reprendre. »

Seldon sourit. « Si vos suppositions étaient justes, Dors, vos conclusions seraient indiscutables mais il se trouve que ce n’est pas le genre de livre auquel vous pensez. Il n’est pas destiné à être projeté. Les données sont inscrites sur des pages successives et ces pages peuvent être tournées. Goutte-de-Pluie Quarante-trois m’a au moins expliqué ça.

— Un livre imprimé ! » Il était difficile de dire si elle était outrée ou amusée. « Mais ça remonte à l’âge de pierre !

— C’est certainement pré-impérial, mais quand même pas aussi ancien. Avez-vous déjà vu un ouvrage imprimé ?

— Vous oubliez que je suis historienne ? Bien sûr, Hari.

— Ah. Mais comme celui-ci ? »

Il retourna le Livre et Dors, souriante, l’ouvrit – puis elle tourna une page, une autre, se mit à le feuilleter. « Mais il est vierge.

Apparemment. Les Mycogéniens font preuve d’un primitivisme obstiné mais pas intégral : ils s’attachent à l’essence du primitivisme mais ne voient aucune objection à utiliser les techniques modernes pour l’adapter de manière pratique. Qui sait ?

— Peut-être, Hari, mais je ne comprends rien à ce que vous racontez.

— Les pages ne sont pas blanches, elles sont couvertes de textes microfilmés. Si je presse le petit bouton sur le bord intérieur de la couverture… là… regardez ! »

La page à laquelle était ouvert le Livre se couvrit soudain de lignes de texte imprimé qui défilaient lentement vers le haut.

« Vous pouvez régler la vitesse selon votre rythme de lecture en tournant légèrement le bouton dans un sens ou dans l’autre. Quand les lignes imprimées arrivent tout en haut – c’est-à-dire, quand vous êtes parvenu à la dernière ligne –, elles redescendent en bloc et s’éteignent. Vous tournez la page et vous continuez.

— D’où vient l’énergie ?

— Il y a une petite pile à microfusion intégrée qui dure toute la vie du Livre.

— Alors, quand la pile est vide…

— Vous jetez le Livre, ou même avant s’il est usé, et vous le remplacez par un neuf. On ne change jamais la pile. »

Dors reprit le Livre et l’examina sous toutes les coutures. « Je dois admettre que je n’avais jamais entendu parler de ce genre d’objet.

— Moi non plus. La Galaxie, d’une manière générale, a évolué si rapidement vers les technologies visuelles qu’elle a sauté pardessus cette possibilité.

— Mais c’est quand même visuel…

— Certes, mais pas très orthodoxe. Ce genre de livre a ses avantages. Il a une capacité bien plus grande que les vidéo-livres ordinaires.

— Où est l’interrupteur ?… Ah, laissez-moi voir si je saurais m’en servir. » Elle l’avait ouvert à une page au hasard et mit en marche le défilement des lignes. Puis elle remarqua : « J’ai bien peur que ça ne vous soit pas d’une grande utilité, Hari. C’est du pré-galactique. Je ne parle pas du contenu du Livre. Mais du texte… imprimé.

— Mais vous, vous devez savoir le lire, Dors ? En tant qu’historienne…

— En tant qu’historienne, j’ai l’habitude de manier les langues archaïques mais dans certaines limites. Ce texte est trop ancien pour moi. Je reconnais bien quelques mots ici ou là, mais pas suffisamment pour le décrypter.

— Parfait, dit Seldon. S’il est vraiment ancien, il sera utile.

— Pas si vous ne pouvez pas le lire.

— Mais je peux le lire. C’est une édition bilingue. Vous n’imaginez quand même pas que Goutte-de-Pluie Quarante-trois connaît l’écriture ancienne, non ?

— Si elle a été convenablement instruite, pourquoi pas ?

— Parce que je soupçonne les Mycogéniens de cantonner l’instruction des femmes à l’apprentissage des tâches domestiques. Quelques hommes parmi les plus instruits sont en mesure de lire ceci mais la majorité doit avoir besoin d’une traduction en galactique. » Il pressa un autre bouton. « Et voilà qui est fait. »

Le texte passa aussitôt au galactique classique.

— Fabuleux, s’extasia Dors.

— Ces Mycogéniens pourraient nous en apprendre mais nous n’en profitons pas.

— Nous n’étions pas au courant.

— Je n’arrive pas à le croire. Je suis au courant, à présent. Et vous aussi. Il doit bien y avoir de temps en temps des étrangers qui visitent Mycogène pour des raisons politiques ou commerciales – sinon, ces bonnets de peau ne seraient pas si répandus. Alors, quelqu’un a bien dû avoir l’occasion de remarquer ce genre de livre imprimé et de voir comment il fonctionne, mais il l’aura sans doute négligé, le considérant comme une curiosité de peu d’intérêt parce que mycogénienne.

— Cela vaut-il la peine d’être étudié ?

— Bien entendu. Tout est digne d’étude. Ou devrait l’être. Hummin verrait certainement dans ce manque de curiosité un nouveau signe de dégénérescence de l’Empire. »

Il leva le Livre et dit, dans un élan d’enthousiasme : « Mais moi, je suis curieux, et je vais le lire, et qui sait s’il ne me fera pas progresser sur la voie de la psychohistoire ?

— Je l’espère, mais si vous voulez mon avis, vous allez d’abord dormir pour l’examiner d’un œil plus frais demain matin. Vous n’apprendrez pas grand-chose si vous piquez du nez sur les pages. »

Seldon hésita puis remarqua : « Comme vous pouvez être maternelle !

— Je prends soin de vous.

— J’ai déjà une mère sur Hélicon. J’aimerais mieux que vous soyez mon amie.

— Je suis votre amie depuis le premier instant de notre rencontre. »

Elle lui sourit et Seldon hésita comme s’il n’était pas certain de la repartie adéquate. Finalement, il répondit : « Alors, je vais suivre votre conseil – d’amie – et dormir avant de lire. »

Il allait déposer le Livre sur la petite table de chevet entre les deux couchettes puis hésita, se retourna et le glissa sous son oreiller.

Dors Venabili étouffa un petit rire. « J’ai l’impression que vous avez peur que je me réveille cette nuit pour en lire des passages avant que vous ayez eu l’occasion de le faire. N’est-ce pas ?

— Eh bien… fit Seldon, essayant de cacher sa gêne, ça se pourrait. Même l’amitié a ses limites et après tout, c’est mon livre et ma psychohistoire.

— Je suis bien d’accord, répondit Dors, et je vous promets de ne pas vous en disputer la primeur. A propos, vous alliez me dire quelque chose et je vous ai interrompu. Vous vous souvenez ? »

Seldon réfléchit rapidement. « Non. »

Dans le noir, il ne songeait qu’au Livre. Il ne pensait plus à l’anecdote de la main sur la cuisse. En fait, il l’avait déjà quasiment oubliée, au moins consciemment.

48

Venabili s’éveilla et son bracelet-chrone lui indiqua que la période nocturne était à moitié écoulée. N’entendant pas le ronflement de Hari, elle en déduisit que sa couchette était vide. S’il n’avait pas quitté l’appartement, il devait être dans la salle de bains.

Elle frappa doucement à la porte et chuchota : « Hari ?

— Entrez », lui répondit-il, d’un ton absorbé.

Le couvercle des toilettes était abaissé et Seldon, assis dessus, tenait le Livre ouvert sur ses genoux. Bien inutilement, il précisa : « Je lis.

— Oui, j’ai remarqué. Mais pourquoi ?

— Je n’arrivais pas à dormir. Je suis désolé.

— Mais pourquoi lire ici ?

— Si j’avais allumé dans la chambre, je vous aurais réveillée.

— Vous êtes sûr que le Livre n’a pas d’éclairage incorporé ?

— Absolument. Quand Goutte-de-Pluie Quarante-trois m’en a décrit le fonctionnement, à aucun moment elle n’a parlé d’éclairage intégré. D’ailleurs, je suppose que ça dépenserait tant d’énergie que la pile ne tiendrait pas toute la vie du Livre. » Il avait l’air mécontent.

« Eh bien, vous pouvez sortir, à présent. J’aimerais utiliser les lieux, maintenant que j’y suis. »

Quand elle émergea des toilettes, ce fut pour le trouver assis en tailleur sur son lit, toujours plongé dans sa lecture, cette fois dans la pièce illuminée a giorno.

« Vous n’avez pas l’air heureux, remarqua-t-elle. C’est le Livre qui vous déçoit ? »

Il leva la tête, plissa les yeux. « Effectivement. Je n’ai fait que le parcourir. C’est une véritable encyclopédie et l’index n’est qu’une liste de personnages et de lieux sans grand intérêt pour mes recherches. Et cela n’a rien à voir non plus avec l’Empire Galactique ou les royaumes pré-impériaux. On y parle presque exclusivement d’un monde unique et, à ce que j’ai pu en lire jusqu’ici, il s’agit d’une interminable dissertation de politique intérieure.

— Peut-être sous-estimez-vous son âge. Il traite peut-être d’une période où n’existait effectivement qu’un seul monde… un seul monde habité.

— Oui, je sais, fit Seldon avec quelque impatience. C’est précisément ce que je recherche – à condition d’être sûr qu’il s’agisse d’histoire, pas de légende. Je me demande… Je n’ai pas envie d’y croire simplement parce que je voudrais y croire.

— Cette question de monde originel unique est très débattue ces temps-ci. L’homme est une espèce unique répandue dans toute la Galaxie. Il a bien fallu qu’elle trouve son origine quelque part. Du moins, telle est la thèse en vogue aujourd’hui. On ne peut pas avoir des origines indépendantes engendrant la même espèce sur des mondes différents.

— Je n’ai jamais vu en quoi cet argument était irréfutable, protesta Seldon. Si des êtres humains sont nés sur quantité de mondes différents sous la forme d’une quantité d’espèces différentes, pourquoi n’auraient-ils pu se croiser et donner une espèce intermédiaire unique ?

— Parce que les espèces ne peuvent se croiser. C’est le critère même de définition des espèces. »

Seldon réfléchit un moment à la question puis l’évacua d’un haussement d’épaules. « Bon, je laisse ça aux biologistes.

— Ce sont précisément les plus acharnés à défendre l’hypothèse de Terra.

— Terra ? Est-ce ainsi qu’ils baptisent ce prétendu monde des origines ?

— C’est le terme populaire. En fait il est impossible de savoir quel était le nom véritable de ce monde, à supposer qu’il en ait eu un. Et personne n’a le moindre indice sur son éventuelle localisation.

— Terra ! répéta Seldon, les lèvres retroussées. On dirait une éructation ! En tout cas, si le Livre parle du monde des origines, je ne suis pas tombé dessus. Comment l’épelez-vous ?

— T-E-R-R-A, ou encore la Terre. »

Seldon feuilleta rapidement le Livre. « Et voilà : le nom n’est cité nulle part dans l’index, ni sous cette orthographe ni sous une variante plausible.

— Vraiment ?

— Et on y mentionne d’autres mondes au passage. Mais sans donner de nom. Apparemment, les textes ne s’intéressent pas à ces autres planètes tant qu’elles n’interfèrent pas directement avec le monde initial évoqué… du moins, à ce que j’ai pu en lire jusqu’ici. A un moment, on parle des “ Cinquante ”. J’ignore à quoi il est fait allusion. Cinquante chefs ? Cinquante cités ? J’ai cru deviner qu’il s’agissait de cinquante mondes.

— Ont-ils donné un nom à leur propre monde, ce monde qui semble tant les obnubiler ? demanda Dors. S’ils ne l’appellent pas Terre, comment donc l’appellent-ils ?

— Comme on pourrait s’y attendre, ils l’appellent “ le monde ” ou bien “ la planète ”. Parfois aussi, “ l’Ancienne ”, voire “ le Monde de l’Aube ”, ce qui a sans doute une signification poétique qui ne me paraît pas évidente. Je suppose qu’il faudrait lire le Livre intégralement pour que certains de ses éléments prennent un peu plus de sens. » Il lorgna l’ouvrage entre ses mains avec un certain dégoût. « Ça risque toutefois de prendre un bon moment et je ne suis pas certain d’en ressortir beaucoup plus éclairé. »

Dors soupira. « Je suis désolée, Hari. Vous avez l’air tellement déçu.

— Je le suis vraiment. C’est ma faute, pourtant. Je n’aurais pas dû me laisser emporter par mes espérances. Maintenant que j’y pense, ils évoquent également leur monde sous le nom d’“ Aurora “.

— Aurora ? » Dors haussa les sourcils.

« Ça vous dit quelque chose, Dors ?

— Aurora… » Elle réfléchit, légèrement soucieuse. « Je ne peux pas affirmer que j’ai déjà entendu parler d’une planète de ce nom dans l’histoire de l’Empire Galactique ou même durant sa période de croissance, mais je ne prétends pas connaître par leur nom chacun des vingt-cinq millions de mondes. On pourrait vérifier dans l’index de la bibliothèque universitaire – si nous revenons jamais à Streeling. Inutile d’essayer de chercher une bibliothèque ici, à Mycogène. J’ai l’impression que l’ensemble de leur savoir est consigné ici, dans ce Livre. Si quelque chose ne s’y trouve pas, c’est que ça ne les intéresse pas. »

Seldon bâilla : « Je crois bien que vous avez raison. En tout cas, il est inutile de l’étudier plus avant et je ne crois pas que je pourrais garder encore longtemps les yeux ouverts. Ça ne vous dérange pas si j’éteins ?

— Au contraire, Hari. Et demain, on essaiera de faire la grasse matinée. »

Puis, dans le noir, Seldon remarqua, doucement : « Évidemment, il y a là-dedans des trucs ridicules. Par exemple, ils évoquent sur leur monde des durées de vie de trois à quatre siècles.

— Des siècles ?

— Oui. Ils décomptent l’âge par décennies plutôt que par années. C’est drôle, parce qu’ils racontent tellement de choses parfaitement banales que, lorsqu’on tombe sur ce genre d’étrangetés, on se surprend presque à le croire.

— Si vous commencez à vous sentir enclin à croire ça, alors souvenez-vous que quantité de mythes fondateurs attribuent aux premiers chefs des longévités incroyables. S’ils sont décrits comme incroyablement héroïques, il semble naturel que leur durée de vie soit en rapport, voyez-vous.

— Pas possible ? bâilla Seldon.

— Absolument. Et le remède à la crédulité avancée, c’est une bonne nuit de sommeil suivie d’une mûre réflexion le lendemain. »

Et, comme l’idée l’effleurait qu’une pareille longévité était peut-être la condition sine qua non pour parvenir à appréhender une Galaxie entière d’êtres humains, Seldon s’endormit.

49

Le lendemain, se sentant détendu, frais et dispos, prêt à se relancer dans l’étude du Livre, Hari demanda à Dors quel âge elle donnait aux deux sœurs Goutte-de-Pluie.

« Je ne sais pas, répondit celle-ci. Vingt ans… Vingt-deux ?

— Eh bien, supposons qu’en fait elles vivent trois ou quatre siècles…

Hari. C’est ridicule.

— J’ai dit : supposons. En mathématiques, on dit tout le temps “ supposons ” pour voir si l’on débouche sur une conclusion manifestement erronée ou bien auto-contradictoire. Une longévité étendue serait presque certainement synonyme d’une période de croissance prolongée. Elles pourraient sembler avoir dans les vingt ans mais être en réalité sexagénaires.

— On peut toujours leur demander leur âge.

— On peut imaginer qu’elles mentiront.

— Vérifions leur acte de naissance. »

Seldon eut un sourire désabusé : « Je vous parie tout ce que vous voudrez – des galipettes dans les foins, si ça vous chante – qu’elles prétendront qu’il n’y a pas d’archives ou, s’il y en a, qu’elles ne sont pas accessibles aux barbares.

— Pas besoin de parier. Si c’est bien le cas, alors, il est inutile de faire la moindre supposition sur leur âge.

— Voyez plutôt les choses ainsi : si les Mycogéniens ont une durée de vie quatre à cinq fois supérieure à celle d’un être humain normal, ils ne peuvent donner naissance à de nombreux enfants sans voir leur population croître dans des proportions alarmantes. Vous vous souvenez de la remarque que Maître-du-Soleil a laissé échapper sur une limitation de la population, avant de se reprendre ?

— Où voulez-vous en venir ?

— Eh bien, tant que j’ai été avec Goutte-de-Pluie Quarante-trois, je n’ai pas vu d’enfants.

— Dans les microfermes ?

— Oui.

— Vous vous attendiez à en voir là-bas ? J’étais avec Goutte-de-Pluie Quarante-cinq dans les boutiques et dans les niveaux résidentiels et je puis vous garantir que j’ai vu quantité d’enfants de tous âges, y compris des nourrissons.

— Ah. » Seldon avait l’air chagriné. « Ça voudrait dire qu’ils ne peuvent jouir d’une durée de vie prolongée.

— En suivant votre raisonnement, je dirai franchement non. Vous l’imaginiez vraiment ?

— Non, pas vraiment. Mais enfin, on ne peut pas non plus se fermer l’esprit et faire des suppositions sans les mettre à l’épreuve.

— On peut également perdre beaucoup de temps de cette façon, si l’on se met à triturer des hypothèses manifestement ridicules.

— Certaines hypothèses qui paraissent manifestement ridicules ne le sont pas en définitive. C’est tout. Ce qui me fait penser… C’est vous l’historienne. Dans vos travaux, êtes-vous déjà tombée sur des objets ou des phénomènes appelés “ robots ”?

— Ah ! Voilà que vous passez à une autre légende – et fort populaire, qui plus est. Sur un nombre incalculable de mondes, on imagine qu’aux temps préhistoriques existaient des machines à forme humaine qu’on appelait des “ robots ”.

« Tous les récits de robots trouvent sans doute leur origine dans un mythe fondateur unique car le thème général est le même : les robots ont été conçus puis ont grandi en nombre et en capacités au point de devenir presque surhumains. Ils menaçaient l’humanité et furent détruits. Dans chaque cas, cette destruction est intervenue avant que n’existent les archives historiques fiables dont nous disposons de nos jours. Le sentiment général est que ce conte est une image symbolique des risques et des dangers inhérents à l’exploration de la Galaxie, quand l’humanité s’est répandue loin du ou des mondes qui constituaient son habitat d’origine. De tout temps a dû exister cette peur de rencontrer des intelligences différentes – et supérieures.

— Peut-être le cas s’est-il produit une fois au moins, donnant naissance à la légende.

— Mais sur aucune des planètes colonisées par l’homme on n’a trouvé la moindre trace d’intelligence pré-humaine ou non humaine.

— Alors, pourquoi des “ robots ” ? Ce mot a-t-il un sens ?

— Pas que je sache, mais c’est l’équivalent du terme usuel “ automates ”.

— Des automates ! Eh bien, pourquoi ne pas le dire clairement ?

— Parce que les gens aiment bien user de termes archaïques pour faire couleur locale, dès qu’ils content une légende ancienne. Pourquoi toutes ces questions, au fait ?

— Parce que dans cet antique livre mycogénien, on parle de robots. Et l’on en dit le plus grand bien, d’ailleurs. Écoutez, Dors, vous ne devez pas ressortir avec Goutte-de-Pluie Quarante-cinq, cet après-midi ?

— Théoriquement… si elle vient me chercher.

— Ça vous dérangerait de lui poser quelques questions et d’essayer de lui soutirer des réponses ?

— Je peux toujours essayer. Quelles questions ?

— J’aimerais bien découvrir, avec tout le tact possible, s’il existe à Mycogène une sorte d’édifice particulièrement significatif, lié au passé, chargé d’une sorte de valeur mythique, qui puisse… »

Dors l’interrompit en essayant de ne pas sourire : « Je crois que ce que vous essayez de me demander, c’est si Mycogène possède un temple. »

Et, forcément, Seldon la fixa, ahuri, en demandant : « Qu’est-ce que c’est, un temple ?

— Encore un terme archaïque d’origine incertaine. Il recouvre toutes les notions que vous venez d’évoquer : contenu significatif, passé, mythe. Très bien, je vais demander. Mais c’est le genre de choses qu’ils risquent de ne pas aimer dire. A des barbares, en tout cas.

— Quoi qu’il en soit, essayez quand même. »

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