CLÉON Ier— … dernier Empereur galactique de la dynastie Entun. Né en l’an 11988 de l’Ère Galactique, la même année que Hari Seldon. (On pense que la date de naissance de Seldon, que certains estiment douteuse, aurait pu être « ajustée » pour coïncider avec celle de Cléon que Seldon, peu après son arrivée sur Trantor, est censé avoir rencontré.)
Cléon est monté sur le trône impérial en 12010, à l’âge de vingt-deux ans, et son règne représente un étrange intervalle de calme dans ces temps troublés. Cela est dû sans aucun doute aux talents de son chef d’état-major, Eto Demerzel, qui sut si bien se dissimuler à la curiosité médiatique que l’on a fort peu de renseignements à son sujet.
Cléon, quant à lui…
Étouffant un léger bâillement, Cléon demanda : « Demerzel, auriez-vous, par hasard, entendu parler d’un certain Hari Seldon ? »
Cléon était empereur depuis dix ans à peine et, quand le protocole l’exigeait, il y avait des moments où, pourvu qu’il fût revêtu des atours et ornements idoines, il réussissait à paraître majestueux. Il y était arrivé, par exemple, pour son portrait holographique qui trônait dans une niche creusée dans le mur, juste derrière lui. On l’avait disposé de manière à dominer nettement d’autres niches contenant les hologrammes de plusieurs de ses ancêtres.
La reproduction n’était pas absolument honnête : les cheveux étaient châtain clair comme dans la réalité, mais un peu plus épais que ceux du modèle. En outre, le visage réel était légèrement asymétrique, le côté gauche de la lèvre supérieure remontant un peu plus que le droit, détail qui n’était pas particulièrement évident sur l’hologramme. Enfin, s’il s’était placé debout à côté de sa reproduction tridimensionnelle, on aurait remarqué qu’il mesurait deux centimètres de moins que le mètre quatre-vingt-trois de son image – et qu’il était peut-être un rien plus enveloppé.
Bien sûr, l’hologramme était le portrait officiel du couronnement et résumait toute sa jeunesse. Il en avait encore l’allure, gardant belle prestance, et, lorsqu’il échappait à l’impitoyable carcan des cérémonies officielles, il y avait dans ses traits une certaine aménité.
Sur ce ton respectueux qu’il cultivait avec soin, Demerzel répondit : « Hari Seldon ? Ce nom ne m’est pas familier, Sire. Devrais-je le connaître ?
— Le ministre des Sciences m’en a fait mention hier au soir. Je pensais que vous pouviez le connaître. »
Demerzel fronça légèrement les sourcils, mais à peine, car cela ne se fait pas en présence de l’Empereur. « Le ministre des Sciences, Sire, aurait dû d’abord m’en parler, en ma qualité de chef d’état-major. Si vous devez être bombardé de tous côtés par… »
Cléon éleva la main et Demerzel se tut aussitôt. « Je vous en prie, Demerzel, on ne peut pas être en permanence à cheval sur les principes. Hier au soir, croisant le ministre lors de cette réception, j’ai voulu échanger quelques mots avec lui et il m’a pour ainsi dire tenu la jambe ; je ne pouvais décemment refuser de l’écouter, et je ne regrette rien car c’était fort intéressant.
— En quel sens, Sire ?
— Eh bien, nous ne sommes plus au temps où sciences et mathématiques étaient du dernier chic. Les choses de ce genre semblent être tout à fait finies, peut-être parce qu’on a découvert tout ce qui pouvait l’être, vous ne croyez pas ? Il semblerait malgré tout qu’il puisse encore arriver des choses intéressantes. Du moins, à ce que j’ai entendu dire.
— Par le ministre des Sciences ?
— Effectivement. Il m’a appris que ce Hari Seldon a assisté à un congrès de mathématiciens ici même, à Trantor – ils l’organisent tous les dix ans, pour je ne sais quelle raison ; il aurait démontré qu’on peut prévoir mathématiquement l’avenir. »
Demerzel se permit un petit sourire. « Ou le ministre des Sciences, homme sans grande jugeote, a été induit en erreur, ou ce mathématicien s’est trompé. Il ne fait aucun doute que cette histoire de prédiction de l’avenir relève d’un puéril rêve de magie.
— En êtes-vous sûr, Demerzel ? Les gens croient ce genre de chose.
— Les gens croient bien des choses, Sire !
— Mais particulièrement celle-ci. Par conséquent, peu importe que la prédiction de l’avenir soit ou non une réalité, n’est-ce pas ? Si un mathématicien devait me prédire un règne long et heureux, et pour l’Empire une ère de paix et de prospérité… eh bien, ne serait-ce pas une bonne chose ?
— Ce serait assurément agréable à entendre, mais ça nous avancerait à quoi, Sire ?
— Eh bien, si les gens croyaient ça, ils agiraient certainement selon cette croyance. Bien des prophéties, par la seule force de la croyance qu’elles engendrent, se sont muées en réalité. Ce sont ce qu’on appelle des « prophéties auto-accomplissantes ». D’ailleurs, maintenant que j’y pense, c’est même vous qui me l’avez expliqué un jour.
— Je le crois bien, Sire », répondit Demerzel. Ses yeux scrutaient attentivement l’Empereur, comme pour voir jusqu’où il pouvait se permettre d’aller. « Pourtant, s’il devait en être ainsi, n’importe qui pourrait prophétiser.
— Les prophètes ne seraient pas tous également crédibles, Demerzel. Pourtant un mathématicien, capable de soutenir sa prophétie à coups de formules et de terminologie, pourrait bien n’être compréhensible pour personne et néanmoins crédible pour tout le monde.
— Comme toujours, Sire, remarqua Demerzel, vous faites preuve de bon sens. Nous vivons en des temps troublés et il ne serait pas inutile de calmer les esprits d’une façon ne requérant ni argent ni efforts militaires, lesquels, l’histoire récente nous l’a appris, font plus de mal que de bien.
— Tout juste, Demerzel, s’empressa de répondre l’Empereur. Dénichez-moi ce Hari Seldon. Vous me dites tirer les ficelles dans tous les secteurs de ce monde agité de turbulences, même là où mes forces n’osent se rendre. Eh bien, faites donc jouer ces ficelles et ramenez-moi ce mathématicien. Que je puisse y jeter un coup d’œil !
— Je m’en occupe sur-le-champ, Sire », répondit Demerzel qui avait localisé Seldon d’avance. Il nota, in petto, de féliciter le ministre des Sciences pour son excellent travail.
Hari Seldon n’avait rien d’impressionnant à l’époque. Comme l’empereur Cléon Ier, il avait trente-deux ans, mais ne mesurait qu’un mètre soixante-treize. Le visage lisse, les traits avenants, il avait les cheveux bruns, presque noirs, et ses habits trahissaient une touche de provincialisme.
Pour quiconque, dans les siècles futurs, connaîtrait Hari Seldon uniquement comme un demi-dieu de légende, il semblerait quasiment sacrilège de ne pas le voir assis dans un fauteuil roulant, arborer des cheveux blancs, un visage âgé et ridé, un calme sourire irradiant la sagesse. Cependant, même à cet âge fort avancé, son regard resterait chaleureux. Cela au moins ne changerait pas.
Et son regard était particulièrement chaleureux, pour l’heure, car son article venait d’être présenté au Congrès décennal. Il y avait même soulevé un certain intérêt et le vieil Osterfith lui avait dit, en hochant la tête : « Ingénieux, jeune homme ; fort ingénieux. » Ce qui, venant d’Osterfith, pouvait être considéré comme satisfaisant. Fort satisfaisant.
Mais voilà que survenait un développement nouveau – autant qu’inattendu – et Seldon se demandait s’il était ou non de nature à renforcer son allégresse et accroître sa satisfaction.
Il fixait le jeune homme en uniforme – l’emblème au Soleil et à l’Astronef bien en évidence sur le côté gauche de sa tunique.
« Lieutenant Alban Wellis, dit l’officier de la garde impériale avant de ranger sa carte. Voulez-vous bien me suivre, monsieur ? »
Wellis était armé, bien sûr. Et deux autres gardes attendaient devant sa porte. Seldon savait qu’il n’avait pas le choix, nonobstant les circonlocutions polies de l’autre, mais rien ne lui interdisait de chercher à en savoir plus : « Pour voir l’Empereur ?
— Pour être conduit au Palais, monsieur. Tels sont les ordres que j’ai reçus.
— Mais pourquoi ?
— On ne me l’a pas dit. Et mes ordres sont stricts : vous devez me suivre… d’une manière ou de l’autre.
— Mais cela ressemble fort à une arrestation. Je n’ai pourtant rien commis de répréhensible.
— Disons plutôt, monsieur, que l’on vous fournit une garde d’honneur, si vous ne tardez pas davantage. »
Seldon ne tarda pas plus. Il pinça les lèvres, comme pour retenir de nouvelles questions, hocha la tête, avança d’un pas. Même si c’était pour être présenté à l’Empereur et recevoir ses félicitations, il n’y trouvait aucun plaisir. Il était pour l’Empire – enfin, pour la paix et l’unité des mondes formant l’humanité –, mais il n’était pas pour l’Empereur.
Le lieutenant le précéda, les deux autres fermant la marche. Seldon sourit aux passants qu’il croisait, essayant de prendre un air dégagé. Une fois sortis de l’hôtel, ils montèrent dans un véhicule terrestre officiel (Seldon caressa de la main les garnitures intérieures : jamais il n’avait vu quelque chose d’aussi ouvragé).
Ils se trouvaient dans un des secteurs les plus opulents de Trantor : ici, le dôme était assez haut pour vous donner l’impression d’être à l’air libre et l’on aurait pu jurer – même quelqu’un comme Hari Seldon qui était né et avait grandi dans un monde ouvert – qu’on était à la lumière naturelle. Certes, il n’y avait ni ombre ni soleil, mais l’air était léger et parfumé.
Et puis l’impression se dissipa, la courbure du dôme s’accentua, les parois se rétrécirent et bientôt ils s’enfonçaient dans un tunnel confiné, balisé à intervalles réguliers par l’emblème au Soleil et à l’Astronef et donc réservé (de l’avis de Seldon) aux véhicules officiels.
Une porte s’ouvrit et le véhicule s’y engouffra. Lorsqu’elle se referma derrière eux, ils se retrouvèrent à l’extérieur, pour de bon. Il n’y avait en tout et pour tout que deux cent cinquante kilomètres carrés de terres à l’air libre sur Trantor, et sur ces terres se dressait le Palais impérial. Seldon aurait aimé avoir l’occasion de parcourir ce domaine – moins parce qu’il abritait le Palais que parce qu’il hébergeait l’Université et, détail plus intrigant encore, la Bibliothèque Galactique. Et pourtant, en passant du monde clos de Trantor à cette enclave à l’air libre, envahie par les bois et les forêts, il était passé dans un monde où les nuages obscurcissaient le ciel et où un vent frais s’engouffrait dans sa chemise. Il pressa le contact qui refermait la vitre du véhicule.
A l’extérieur, le temps était maussade.
Seldon n’était pas du tout certain de rencontrer l’Empereur en personne. Au mieux, il allait voir quelque officier de quatrième ou cinquième rang qui prétendrait parler au nom du souverain.
Combien de personnes, d’ailleurs, pouvaient prétendre l’avoir vu, cet Empereur ? En chair et en os, et non en holovision ? Combien de personnes avaient vu l’Empereur véritable, tangible, un Empereur qui ne quittait jamais ce domaine impérial que lui, Seldon, était en train de parcourir en cet instant ?
Leur nombre était infime. Vingt-cinq millions de mondes habités, chacun avec sa cargaison d’un milliard d’hommes ou plus – et parmi tous ces quadrillions d’êtres humains, combien avaient déjà, combien auraient jamais l’occasion de poser un jour les yeux sur l’Empereur en chair et en os ? Un millier ?
Et quelle importance, d’ailleurs ? L’Empereur n’était guère plus qu’un symbole de l’Empire, au même titre que le Soleil et l’Astronef, en moins envahissant encore, et en moins concret. C’étaient ses soldats et ses fonctionnaires qui, à force de s’insinuer partout, représentaient désormais un Empire devenu un poids mort sur les épaules de ses sujets – pas l’Empereur.
Seldon fut introduit dans une pièce de taille moyenne, meublée avec ostentation, où l’attendait un homme d’allure jeune, assis au coin d’une table dans une alcôve devant une fenêtre, un pied par terre et l’autre ballant ; il s’étonna qu’un fonctionnaire pût le considérer avec une attitude si dégagée, si enjouée. Il avait déjà maintes fois pu constater que les représentants de l’autorité – et particulièrement ceux de l’entourage impérial – avaient en permanence l’air grave, comme si le poids de la Galaxie entière reposait sur leurs épaules. Et il semblait que moins leur rang était élevé, plus leur expression était menaçante.
Il devait donc s’agir d’un officier placé si haut dans la hiérarchie, irradié à tel point par le soleil du pouvoir, qu’il n’éprouvait nullement le besoin de le voiler derrière une physionomie compassée.
Seldon ne savait pas dans quelle mesure il devait avoir l’air impressionné ; il jugea préférable de garder le silence et de laisser l’autre entamer la conversation.
Le fonctionnaire prit la parole : « Vous êtes Hari Seldon, n’est-ce pas ? Le mathématicien ? »
Seldon se contenta de répondre : « Oui, monsieur », puis attendit.
Le jeune homme fit un geste du bras. « Ce devrait être “ Sire ”, mais j’ai le protocole en horreur. C’est tout ce que j’obtiens et je commence à m’en lasser. Nous sommes entre nous ; je vais me faire plaisir et laisser tomber le cérémonial. Asseyez-vous donc, professeur. »
C’est à mi-tirade que Seldon comprit qu’il s’adressait à l’empereur Cléon, premier du nom, ce qui lui coupa la respiration. Il y avait effectivement un vague faux air de ressemblance, maintenant qu’il y regardait de plus près, avec l’hologramme officiel que l’on voyait constamment aux informations, mais sur ces portraits, Cléon, toujours vêtu de manière imposante, semblait plus grand, plus noble, les traits figés.
Et voilà qu’il se retrouvait devant l’original, et quelque part l’homme lui semblait parfaitement ordinaire.
Seldon ne bougea pas.
L’Empereur esquissa un froncement de sourcils et, avec cette habitude du commandement toujours présente même quand il tentait d’y renoncer, au moins temporairement, il répéta sur un ton péremptoire : « J’ai dit “ asseyez-vous ”, mon ami. Sur ce siège. En vitesse. »
Seldon s’assit, sans voix. Il ne parvenait même pas à répondre : « Oui, Sire. »
Cléon sourit. « Voilà qui est mieux. A présent, nous pouvons discuter comme deux êtres humains que nous sommes après tout une fois le protocole oublié. Eh là, mon ami ?
— Si Votre Majesté impériale se plaît à le dire, hasarda Seldon, alors il en est ainsi.
— Oh, allons, pourquoi tant de précautions ? Je veux vous parler d’égal à égal. Tel est mon bon plaisir. Passez-moi ce caprice.
— Oui, Sire.
— Un simple “ oui ” suffira, mon ami. N’ai-je donc pas de moyen de vous atteindre ? »
Cléon fixa Seldon d’un regard appuyé que ce dernier jugea vif et intéressé.
Finalement l’Empereur remarqua : « Vous n’avez pas l’air d’un mathématicien. »
Seldon trouva enfin le moyen de sourire. « J’ignore à quoi est censé ressembler un mathématicien, Votre Maj… »
Cléon brandit le doigt et Seldon ravala sa formule honorifique.
« A un homme à cheveux blancs, je suppose. Barbu, peut-être. Âgé, certainement.
— Pourtant, même les mathématiciens doivent bien commencer par être jeunes.
— Mais alors, ils n’ont pas encore de réputation. Le temps qu’ils se fassent remarquer du reste de la Galaxie, ils ressemblent à la description que je viens de donner.
— J’ai bien peur de ne pas avoir de réputation…
— Vous êtes pourtant intervenu au Congrès qu’ils ont tenu ici.
— Comme bon nombre de mes pairs. Certains étaient plus jeunes que moi. Et on ne peut pas dire qu’on leur ait accordé beaucoup d’attention.
— Votre contribution a en tout cas attiré celle de certains de mes fonctionnaires. J’ai cru comprendre que vous croyiez possible de prédire l’avenir. »
Seldon éprouva soudain une grande lassitude. C’était à croire que cette erreur d’interprétation devrait constamment entacher sa théorie. Peut-être n’aurait-il pas dû présenter son article.
« Non, pas exactement, répondit-il. Ce que j’ai fait est bien plus limité. Dans de nombreux systèmes, la situation est telle que, dans certaines conditions, des événements chaotiques surviennent. Cela signifie que, au-delà d’un certain point, il devient impossible de prédire leur enchaînement. C’est également vrai dans le cas de systèmes relativement simples, mais plus leur complexité s’accroît, plus le risque de chaos grandit. On a toujours supposé qu’un système aussi complexe qu’une société humaine était destiné à devenir rapidement chaotique et, par conséquent, imprévisible. J’ai seulement démontré qu’en étudiant la société humaine, il est possible de choisir un point de départ et de faire des hypothèses appropriées qui supprimeront le chaos. Cela permettra de prédire l’avenir, non pas en détail, bien sûr, mais dans ses grandes lignes ; pas avec certitude, mais avec des probabilités calculables. »
L’Empereur, qui l’avait écouté avec attention, remarqua : « Mais cela n’équivaut-il pas à une méthode pour prédire l’avenir ?
— Encore une fois, pas exactement. J’ai montré que c’était possible en théorie, rien de plus. Pour aller plus loin, il nous faudrait choisir un point de départ adéquat, poser les hypothèses correctes et trouver ensuite le moyen d’effectuer l’ensemble des calculs dans un temps fini. Rien dans ma démonstration ne permet d’entrevoir la solution d’aucun de ces problèmes. Et même si c’était faisable, nous pourrions, au mieux, calculer de simples probabilités. Ce n’est pas là prédire, mais plutôt supposer ce qui est susceptible d’arriver. Tout bon politicien, tout homme d’affaires, tout individu de quelque influence doit effectuer ce genre de projection sur l’avenir, et si possible sans se tromper, sous peine d’échec.
— Ils le font sans l’aide des mathématiques.
— Exact. Par intuition.
— Avec l’outil mathématique adéquat, n’importe qui serait capable de calculer ces probabilités. Pas besoin de l’oiseau rare qui réussit grâce à une remarquable intuition.
— Encore exact, mais j’ai seulement démontré que l’analyse mathématique est possible ; pas qu’elle est applicable.
— Comment une chose peut-elle être possible et néanmoins inapplicable ?
— Je pourrais en théorie visiter tous les mondes de la Galaxie et rencontrer chaque habitant de chacun de ces mondes. Pourtant, cela me prendrait bien plus de temps que je n’ai d’années à vivre et, même si j’étais immortel, la vitesse à laquelle naissent de nouveaux individus est supérieure à celle à laquelle je pourrais interroger les plus âgés et, pour être plus précis encore, ces derniers mourraient en grand nombre avant que j’aie simplement eu l’occasion de les aborder.
— Et il en serait de même avec vos calculs mathématiques de prévision de l’avenir ? »
Seldon hésita, puis poursuivit : « Il se pourrait que le calcul mathématique soit trop long à effectuer, même en disposant d’un ordinateur grand comme l’univers travaillant à une vitesse hyperspatiale. Le temps d’obtenir une réponse, il se serait écoulé suffisamment d’années pour modifier la situation initiale au point de rendre cette réponse sans intérêt.
— Pourquoi ne peut-on simplifier le processus ? demanda sèchement Cléon.
— Votre Majesté Impériale », – Seldon sentait l’Empereur se renfrogner à mesure que les réponses devenaient de plus en plus frustrantes, et lui-même répondait sur un ton de plus en plus solennel – « considérez l’approche scientifique des particules subatomiques. Elles existent en quantités gigantesques, et chacune bouge ou vibre de manière aléatoire et imprévisible ; mais ce chaos repose sur un ordre sous-jacent, de sorte que nous pouvons élaborer une mécanique quantique pour répondre à toutes les questions que nous sommes susceptibles de poser. En étudiant la société, nous remplaçons les particules subatomiques par des êtres humains, mais cette fois, il y a un facteur supplémentaire : l’esprit humain. Les particules bougent sans penser ; ce n’est pas le cas des hommes. Évaluer les diverses attitudes et impulsions de leur esprit ajoute aux données une telle complexité que l’on n’a plus assez de temps pour tout prendre en compte.
— L’esprit ne pourrait-il avoir un ordre sous-jacent au même titre qu’un objet qui bouge sans penser ?
— Peut-être. Mon analyse mathématique implique que l’ordre doit être sous-jacent à toutes choses, si désordonnées puissent-elles apparaître, mais elle ne fournit aucun indice quant à la méthode pour le découvrir. Imaginez… vingt-cinq millions de mondes, chacun avec ses caractéristiques et sa culture, chacun significativement différent de tous les autres, chacun contenant un milliard ou plus d’êtres humains dotés d’un esprit individuel, et tous ces mondes interagissant d’innombrables manières, en d’inno mbrables combinaisons ! Même si, en théorie, une analyse psychohistorique est possible, il est peu probable que ce soit réalisable en pratique.
— Qu’entendez-vous par « psychohistorique » ?
— J’ai donné à l’évaluation théorique des probabilités concernant l’avenir le nom de « psychohistoire ».
L’Empereur se leva brusquement, gagna l’autre bout de la pièce, pivota, revint sur ses pas puis s’arrêta devant Seldon, toujours assis, immobile.
« Debout ! » ordonna-t-il.
Seldon obéit et leva les yeux vers l’Empereur qui le dominait quelque peu. Il fit un effort pour ne pas baisser le regard.
Enfin, Cléon reprit : « Votre psychohistoire, là… si on pouvait la rendre praticable, elle serait d’une grande utilité, non ?
— D’une énorme utilité, à l’évidence. Savoir ce que recèle l’avenir, même d’une manière très générale et probabiliste, voilà qui constituerait un guide nouveau et merveilleux pour nos actions, un guide comme l’humanité n’en a jamais eu jusqu’à ce jour. Mais, évidemment… » Il s’interrompit.
« Eh bien ? s’impatienta Cléon.
— Eh bien, il semblerait que, hormis quelques décideurs, les résultats de l’analyse psychohistorique devraient demeurer inconnus du grand public.
— Inconnus ! s’exclama Cléon, avec surprise.
— C’est évident. Laissez-moi essayer de vous expliquer. Si l’on fait une analyse psychohistorique et que ses résultats sont livrés au public, les diverses émotions et réactions de l’humanité en seront aussitôt altérées. L’analyse psychohistorique, qui se fonde sur des émotions et des comportements induits dans l’ignorance de l’avenir, perdrait dès lors toute signification. Comprenez-vous ? »
Les yeux de l’Empereur brillèrent soudain tandis qu’il éclatait de rire : « Magnifique ! »
Et il lui asséna une grande claque sur l’épaule qui le fit vaciller sous le choc.
« Vous ne voyez donc pas, mon vieux ? dit Cléon. Non ? La voilà, l’utilité que vous cherchiez. Vous n’avez pas besoin de prédire l’avenir. Mais simplement d’en choisir un – un bon avenir, un avenir utile – et de faire le genre de prédiction qui modifiera les émotions et les comportements humains de telle sorte que l’avenir prédit se réalisera… Mieux vaut encore fabriquer un bon avenir qu’en prédire un mauvais. »
Seldon fronça les sourcils. « Je vois ce que vous voulez dire, Sire, mais c’est également impossible.
— Impossible ?
— Eh bien, à tout le moins impraticable. Ne voyez-vous pas ? Si vous ne pouvez partir des émotions et comportements humains pour prédire l’avenir, alors l’inverse non plus n’est pas possible : vous ne pourrez partir d’un avenir donné et en déduire les émotions et comportements qui mèneront à sa concrétisation. »
Cléon paraissait frustré. Il pinça les lèvres. « Et votre communication, alors ?… C’est bien votre terme, n’est-ce pas, communication ?… Quelle est son utilité ?
— C’était une simple démonstration mathématique. Intéressante pour des mathématiciens, mais à aucun moment je n’avais songé à une quelconque application pratique.
— Je trouve ce gâchis écœurant », s’emporta Cléon.
Seldon haussa légèrement les épaules. Plus que jamais, il regrettait d’avoir lu sa communication. Qu’adviendrait-il de lui si l’Empereur se mettait dans la tête qu’on l’avait mené en bateau ?
Et vraiment, Cléon avait l’air bien près de le croire.
« Alors, reprit-il, imaginons que vous soyez amené à faire des prédictions, qu’elles soient ou non fondées mathématiquement ; des prédictions que les spécialistes gouvernementaux, dont le métier est de savoir comment le public est susceptible de réagir, jugeront propres à amener des réactions utiles ?
— Pourquoi auriez-vous besoin de moi pour cela ? Les spécialistes gouvernementaux pourraient faire ces prédictions-là eux-mêmes en se passant d’intermédiaire.
— Les spécialistes gouvernementaux ne seraient pas aussi efficaces. Ils font bien des déclarations de ce genre de temps à autre. On ne les croit pas pour autant.
— Pourquoi me croirait-on, moi ?
— Vous êtes un mathématicien. Vous auriez calculé le futur au lieu d’en avoir eu, disons, l’intuition.
— Mais je ne peux rien calculer de tel !
— Et qui le saurait ? » Cléon le fixa en plissant les yeux.
Il y eut un silence. Seldon se sentait piégé. Devant un ordre direct de l’Empereur, serait-il prudent de refuser ? S’il refusait, il risquait d’être emprisonné ou exécuté. Non sans procès, bien sûr, mais que de difficultés pour que le jugement aille à l’encontre des vœux d’une bureaucratie pesante, surtout lorsque celle-ci est aux ordres de l’Empereur du vaste Empire galactique !
Finalement, il répondit : « Ça ne marcherait pas.
— Pourquoi ?
— Si encore on me demandait de prédire de vagues généralités qui ne pourraient raisonnablement se réaliser bien avant que cette génération, voire la suivante, ait disparu, nous pourrions peut-être nous en sortir ; mais, dans ce cas, les gens n’y prêteraient guère attention. Peu leur importerait une éventualité située un siècle ou deux dans l’avenir.
Pour parvenir à des résultats, poursuivit Seldon, il me faudrait prédire des événements aux conséquences plus directes, plus immédiates. C’est à ceux-là seulement que réagirait le public. Tôt ou tard, cependant – et sans doute plus tôt que plus tard –, l’une de ces éventualités ne se réaliserait pas, ce qui mettrait aussitôt fin à ma crédibilité ; qui plus est, votre popularité risquerait d’en pâtir du même coup, et, pis que tout, cela mettrait un terme aux recherches en psychohistoire, de sorte qu’on ne pourrait plus espérer l’améliorer, même si les progrès futurs en mathématiques pouvaient contribuer à la rapprocher d’une application pratique. »
Cléon se laissa tomber dans un fauteuil et regarda Seldon, l’air renfrogné. « Est-ce là tout ce dont vous êtes capables, vous autres mathématiciens ? Souligner les impossibilités ?
— C’est vous, Sire, qui soulignez les impossibilités, remarqua Seldon avec une douceur désespérée.
— Laissez-moi vous mettre à l’épreuve, mon ami. Supposons que je vous demande d’utiliser vos mathématiques pour me dire si je serai un jour assassiné. Que répondriez-vous ?
— Mon système mathématique ne fournirait pas de réponse à une question aussi précise, même si la psychohistoire fonctionnait au mieux. Toute la mécanique quantique du monde ne peut permettre de prédire le comportement d’un unique électron, mais seulement le comportement moyen d’une grande quantité d’entre eux.
— Vous connaissez vos mathématiques mieux que moi. Faites une prédiction raisonnable en vous basant dessus. Serai-je un jour assassiné ?
— Vous me tendez un piège, Sire, dit doucement Seldon. Ou vous me dites quelle réponse vous désirez entendre, ou vous m’accordez le droit de vous fournir la réponse de mon choix sans risque d’être puni.
— Parlez librement.
— Votre parole d’honneur ?
— Vous voulez une promesse écrite ? » Le ton était sarcastique.
« Votre seule parole suffira », dit Seldon, le cœur serré, car il n’était pas du tout convaincu.
« Vous avez ma parole d’honneur.
— Alors, je peux vous dire qu’au cours des quatre derniers siècles, près de la moitié des Empereurs ont été assassinés, d’où je conclus que vos chances de subir le même sort sont en gros d’une sur deux.
— N’importe quel imbécile pourrait me fournir cette réponse, fit Cléon, méprisant. Pas besoin d’être mathématicien.
— Je vous ai pourtant prévenu à plusieurs reprises que mes mathématiques sont sans application pratique.
— Vous ne pouvez même pas supposer que j’aie tiré profit des leçons données par mes infortunés prédécesseurs ? »
Seldon prit une profonde inspiration et se lança. « Non, Sire. Toute l’histoire montre que nous ne savons rien tirer des leçons du passé. Par exemple, vous m’avez admis ici en audience privée. Et si j’avais eu l’intention de vous assassiner ? Ce qui bien sûr n’est pas le cas, Sire », s’empressa-t-il d’ajouter.
Cléon sourit sans humour. « Mon ami, vous oubliez notre minutie – et les progrès techniques. Nous avons étudié votre biographie, l’ensemble de votre dossier. A votre arrivée, vous avez été passé au scanner. Votre expression et vos empreintes vocales ont été analysées. Nous connaissions en détail votre état émotionnel ; nous connaissions quasiment vos pensées. S’il y avait eu le moindre doute sur vos intentions, on ne vous aurait pas permis de m’approcher. En fait, vous ne seriez plus en vie à l’heure qu’il est. »
Une vague de nausée submergea Seldon mais il poursuivit : « Les Exos ont toujours eu des difficultés à approcher les Empereurs, même lorsque la technique était moins avancée. Or, presque tous les assassinats sont liés à des révolutions de palais. Pour l’Empereur, ce sont les proches qui constituent le plus grand danger. Contre ce danger, une fouille méticuleuse des Exos n’est d’aucune utilité. Quant à vos propres fonctionnaires, vos propres gardes, vos propres intimes, vous ne pouvez les traiter comme vous m’avez traité.
— Ça aussi, je le sais, répondit Cléon, et au moins aussi bien que vous. En fait, je traite mes proches équitablement sans leur fournir une seule cause de ressentiment.
— Quelle absur… », commença Seldon, mais il se tut aussitôt, fort embarrassé.
« Continuez, fit Cléon avec colère. Je vous ai donné l’autorisation de parler librement. Qu’ai-je dit d’absurde ?
— Le mot m’a échappé, Sire. Je voulais dire « inappropriée ». Cette façon de traiter vos intimes est inappropriée. Vous devez être soupçonneux ; il serait inhumain de ne pas l’être. Un geste ou un mot imprudent, tel que celui que je viens d’employer, une expression douteuse, et vous voilà aussitôt sur la défensive, le regard inquisiteur. Et la moindre trace de méfiance met en branle un cercle vicieux. L’intime va déceler cette méfiance, d’où ressentiment de sa part et modification du comportement, malgré tous ses efforts pour l’éviter. Vous le décelez à votre tour, ce qui accroît vos soupçons, et en fin de compte, votre interlocuteur est exécuté ou vous êtes assassiné. Ce processus s’est révélé inéluctable pour les Empereurs des quatre derniers siècles, et ce n’est jamais qu’un signe des difficultés croissantes qu’il y a à mener les affaires de l’Empire.
— Alors, rien de ce que je pourrai faire n’évitera un assassinat.
— Non, Sire, mais d’un autre côté, vous pourriez avoir de la chance. »
Les doigts de Cléon tambourinaient sur le bras de son fauteuil. Rudement, il lança : « Vous êtes inutile, mon ami, tout comme votre psychohistoire. Laissez-moi. » Et sur ces mots, l’Empereur détourna le regard, paraissant soudain plus âgé que ses trente-deux ans.
« Je vous avais prévenu que mes mathématiques ne vous seraient d’aucune utilité, Sire. Mes plus profondes excuses. »
Seldon voulut faire une révérence mais, à quelque signal invisible, deux gardes étaient entrés pour le raccompagner. A la porte, la voix de Cléon lui parvint de la chambre royale : « Ramenez cet homme là où vous êtes allés le chercher. »
Eto Demerzel fit son apparition, et lorgnant l’Empereur avec la déférence qui s’imposait, remarqua : « Sire, vous avez failli vous mettre en colère. »
Cléon leva les yeux et, au prix d’un effort visible, réussit à sourire. « Eh bien, oui. L’homme était très décevant.
— Et pourtant, il n’a pas promis plus que ce qu’il avait à offrir.
— Il n’avait rien à offrir.
— Et n’a rien promis, Sire.
— C’était décevant.
— Plus que décevant, peut-être. Cet homme est comme un cheval fou, Sire.
— Un quoi, Demerzel ? Vous avez toujours la bouche pleine d’expressions si bizarres. »
Demerzel répondit gravement : « C’est juste une expression que j’ai entendue dans ma jeunesse, Sire. L’Empire est rempli de tournures étranges dont certaines sont inconnues sur Trantor, tout comme celles de Trantor sont parfois inconnues ailleurs.
— Êtes-vous venu pour m’apprendre que l’Empire est vaste ? Qu’entendez-vous par là, en disant que cet homme est comme un cheval fou ?
— Simplement qu’il peut faire beaucoup de mal sans en avoir nécessairement l’intention. Il ne connaît pas sa propre force. Ni son importance.
— Vous avez déduit cela tout seul, Demerzel ?
— Oui, Sire. C’est un provincial. Il ne connaît pas Trantor, ni ses usages. Il n’est encore jamais venu sur notre planète, il ignore les bonnes manières, les façons d’un courtisan. Pourtant, il vous a tenu tête.
— Et pourquoi pas ? Je lui avais donné l’autorisation de parler. J’ai laissé tomber le protocole. Je l’ai traité en égal.
— Pas tout à fait, Sire. Ce n’est pas dans votre nature de traiter les autres en égaux. Vous avez l’habitude du commandement. Et même si vous vouliez mettre les gens à l’aise, peu d’entre eux parviendraient à se détendre. La plupart resteraient sans voix ou, pire, se montreraient serviles ou flagorneurs. Or, cet homme vous a tenu tête.
— Eh bien, vous pouvez admirer son attitude, Demerzel, mais il ne me plaît pas. « Cléon semblait songeur et mécontent. « Avez-vous remarqué qu’il n’a fait aucun effort pour m’expliquer ses mathématiques ? Comme s’il savait que je n’en saisirais pas un traître mot.
— Ce qui aurait été le cas, Sire. Vous n’êtes pas un mathématicien, ni un scientifique, ni un artiste. Il y a quantité de domaines de la connaissance où d’autres en savent plus que vous. C’est leur tâche d’utiliser leurs connaissances pour vous servir. Vous êtes l’Empereur, ce qui vaut bien toutes leurs spécialités réunies.
— Croyez-vous ? Je ne verrais pas d’inconvénient à me sentir ignorant devant un vieillard ayant accumulé les connaissances au cours des ans. Mais cet homme, Seldon, ajuste mon âge. Comment peut-il en savoir autant ?
— Il n’a pas eu à apprendre l’habitude du commandement, l’art de prendre une décision qui affectera la vie des autres.
— Parfois, Demerzel, je me demande si vous ne vous moquez pas de moi.
— Sire ! protesta Demerzel.
— Mais peu importe. Revenons à votre cheval fou. Pourquoi le considérer comme dangereux ? Il m’a plutôt l’air d’un provincial naïf.
— Certes. Mais il y a cette recherche mathématique de sa façon.
— Il dit qu’elle est inutile.
— Vous pensiez qu’on pourrait en tirer quelque chose. Je pensais de même après avoir entendu vos explications. D’autres que nous pourraient être de cet avis. Et notre mathématicien pourrait bien être amené à réfléchir tout seul, maintenant qu’on a attiré son attention là-dessus. Et qui sait, peut-être parviendra-t-il à mettre ses idées en pratique. Si tel devait être le cas, alors prédire l’avenir, si vaguement que ce soit, le placera en position de force. Même s’il ne désire pas détenir le pouvoir pour lui-même, forme d’abnégation qui m’a toujours paru improbable, il pourrait être utilisé par d’autres.
— J’ai bien essayé de l’utiliser. Il a refusé.
— Il n’y avait pas réfléchi. Peut-être qu’à présent… Et si cela ne l’intéressait pas d’être utilisé par vous, ne pourrait-il être persuadé par… mettons… le Maire de Kan ?
— Pourquoi serait-il prêt à aider Kan et pas nous ?
— Comme il l’a expliqué, il est difficile de prédire les émotions et le comportement des individus. »
Cléon grimaça, toujours assis, pensif. « Croyez-vous vraiment qu’il pourrait perfectionner sa psychohistoire jusqu’à la rendre utilisable ? Il paraît tellement certain du contraire.
— Il peut, le temps aidant, décider qu’il a eu tort d’écarter cette possibilité.
— Alors, reprit Cléon, je suppose que j’aurais dû le garder sous la main.
— Non, Sire. Votre instinct a été correct quand vous l’avez laissé partir. Un emprisonnement, si déguisé soit-il, serait cause de ressentiment et de désespoir, ce qui ne contribuerait pas à le faire progresser dans ses recherches ou collaborer de bon gré avec nous. Mieux vaut lui laisser la liberté comme vous l’avez fait, tout en le tenant discrètement en bride. De la sorte, nous veillerons à ce qu’il ne soit pas récupéré par un de nos ennemis, Sire, et, sitôt qu’il aura fini de mettre au point sa science, nous pourrons tirer sur la bride et le ramener. A ce moment-là, nous pourrions nous montrer… plus persuasifs.
— Oui, mais s’il se fait récupérer entre-temps par un de mes ennemis, disons plutôt un ennemi de l’Empire, car, après tout, je suis l’Empire, ou si – de son propre chef – il décide de servir un ennemi… Je n’écarte pas cette hypothèse, voyez-vous.
— Et vous avez parfaitement raison. Je veillerai à ce que cela n’arrive pas, mais si, contre toute attente, cela devait se produire, mieux vaudrait encore que personne ne profite de ses services plutôt que les voir tomber en de mauvaises mains. »
Cléon paraissait mal à l’aise. « Je m’en remets entièrement à vous, Demerzel, mais j’espère que nous n’agirons pas avec trop de hâte. Il pourrait n’être, après tout, que l’inventeur d’une théorie dépourvue de toute espèce d’application pratique.
— C’est fort possible, Sire, mais il serait plus prudent de partir de l’idée que l’homme est – ou pourrait être – important. Nous n’aurons perdu au plus qu’un peu de temps si jamais nous découvrons que nous nous sommes préoccupés d’une non-entité. Nous risquons de perdre une Galaxie si nous découvrons que nous avons ignoré quelqu’un d’important.
— Fort bien, si vous le dites… mais j’espère que je n’aurai pas à connaître les détails – s’ils s’avéraient déplaisants.
— Espérons que ce ne sera pas le cas », répondit Demerzel.
Seldon avait eu une soirée, une nuit et une partie de la matinée pour se remettre de son entrevue avec l’Empereur. Du moins l’éclairage des passages, des trottoirs roulants, des places et des parcs du secteur impérial de Trantor s’était modifié plusieurs fois, donnant l’impression qu’une soirée, une nuit et une partie de la matinée s’étaient écoulés.
Il se trouvait à présent dans un petit parc, installé sur un siège en plastique qui se moulait exactement à son anatomie et se révélait confortable. A en juger par la lumière, c’était le milieu de la matinée et l’air était juste assez frais pour paraître vivifiant sans pour autant être piquant.
En allait-il toujours ainsi ? Il songea au jour gris, au-dehors, quand il était allé voir l’Empereur. Et il songea à tous les jours gris et froids, aux jours torrides, ou pluvieux, ou neigeux, sur Hélicon, sa planète, et se demanda si ces alternances de climat pouvaient vous manquer. Était-il possible de rester assis dans un parc de Trantor, en jouissant jour après jour d’un temps idéal, au point de se croire entouré par le néant… et de finir par regretter les vents hurlants, le froid mordant ou l’humidité étouffante ?
Peut-être. Mais pas le premier jour, ni le second ou même le septième. Et il n’aurait que cette journée-là : demain, il serait parti. Alors, il avait bien l’intention d’en profiter autant que possible. Il se pouvait, après tout, qu’il ne revienne jamais sur Trantor.
Pourtant, il se sentait encore mal à l’aise, après avoir parlé de manière aussi libre à un homme qui pouvait, selon son bon plaisir, ordonner votre emprisonnement ou votre exécution – ou, à tout le moins, votre mort économique et sociale par la perte de votre position et de votre situation.
Avant d’aller se coucher, Seldon avait consulté l’article Cléon Ier dans la partie encyclopédique de l’ordinateur de sa chambre d’hôtel. L’Empereur y était fort loué comme, sans doute, l’avaient été en leur temps tous ses prédécesseurs, quels que fussent leurs actes. Seldon avait négligé cet aspect mais s’était intéressé au fait que Cléon était né au Palais et n’avait jamais quitté son enceinte. Il n’était jamais allé dans Trantor même, n’avait jamais visité le moindre secteur du monde aux multiples dômes. C’était peut-être une question de sécurité, mais cela signifiait que l’Empereur était en prison, qu’il voulût ou non l’admettre. La prison la plus luxueuse de la Galaxie, mais une prison quand même.
L’Empereur avait semblé affable et ne s’était pas, comporté en autocrate sanguinaire à l’instar de tant de ses prédécesseurs, mais il n’était pas bon d’avoir attiré son attention. Seldon appréciait la perspective de partir le lendemain pour Hélicon, même si, chez lui, il était destiné à retrouver l’hiver (et un hiver plutôt rigoureux, jusqu’à présent).
Il leva les yeux vers la lumière brillante et diffuse. Il ne pouvait jamais pleuvoir ici, et pourtant l’atmosphère était loin d’être sèche. Une fontaine jouait non loin de lui ; les plantes étaient vertes et n’avaient sans doute jamais senti les effets de la sécheresse. Par moments, les bosquets frémissaient comme si quelque petit animal y était dissimulé. Il entendait bourdonner des abeilles.
Vraiment, par toute la Galaxie on parlait de Trantor comme d’un monde artificiel de métal et de céramique, mais cette petite enclave paraissait tout à fait rustique.
Les quelques rares badauds qui profitaient du parc portaient tous des chapeaux légers, parfois tout petits. Il y avait également un joli brin de jeune femme, non loin de là, mais elle était penchée sur un visionneur et il ne pouvait distinguer ses traits. Un homme passa, lui jeta un bref coup d’œil dénué de curiosité, puis s’assit sur une chaise en face de lui et se plongea dans une liasse de télécopies, croisant ses jambes revêtues d’un pantalon rosé étroit. Assez curieusement, il y avait chez les hommes une tendance aux teintes pastel, alors que les femmes étaient plutôt vêtues de blanc. Vu la propreté de l’environnement, il était logique de porter des couleurs claires. Seldon baissa les yeux, amusé, pour contempler son costume héliconien, où dominait le brun passé. S’il devait rester sur Trantor – ce qui n’était pas le cas –, il lui faudrait s’acheter une garde-robe adéquate, sous peine de devenir un objet de curiosité, de risée ou de répulsion. L’homme aux télécopies, par exemple, l’avait examiné, cette fois-ci avec plus de curiosité, sans doute intrigué par sa mise exotique.
Seldon fut soulagé de ne pas le voir sourire. Il pouvait accepter avec philosophie d’être la cible des railleurs mais qu’on n’espère pas qu’il en tire plaisir.
Seldon fixa l’homme sans se gêner, car celui-ci semblait engagé dans quelque débat intérieur. Un instant, il donna l’impression d’être sur le point de parler, puis il parut se raviser, puis sembla vouloir prendre à nouveau la parole. Seldon se demanda quelle serait sa prochaine réaction.
Il étudia l’homme. Il était grand, les épaule larges, pas de signe d’embonpoint, cheveux châtains, rasé de près, l’expression grave, un air de vigueur bien qu’aucun muscle ne saillît, des traits un rien burinés – agréables mais sans rien de « joli ».
Alors que l’homme avait fini par perdre son combat avec lui-même (ou par le gagner peut-être) et se penchait vers lui, Seldon avait déjà décidé qu’il lui plaisait.
L’homme demanda : « Pardonnez-moi, mais étiez-vous au Congrès décennal ? De mathématiques ?
— Oui, j’y étais, répondit Seldon, affable.
— Ah, je pensais bien vous y avoir vu. C’était – excusez-moi – la raison qui m’a fait m’installer ici. Si je me montre indiscret…
— Pas du tout. Je profitais simplement d’un moment de loisir.
— Voyons voir si je tombe juste. Vous êtes bien le professeur Seldom[3].
— Seldon. Hari Seldon. Tout juste. Et vous ?
— Chetter Hummin. » L’homme paraissait légèrement embarrassé. « Plutôt banal, comme nom, je le crains.
— Je n’ai jamais encore rencontré de Chetter, observa Seldon. Ni de Hummin. Cela vous rend en quelque sorte unique, à mon sens. On pourrait estimer que c’est toujours mieux que d’être noyé parmi les innombrables Hari. Ou les Seldon, d’ailleurs. »
Seldon rapprocha sa chaise, en raclant les pieds contre les dalles de céramoïde , légèrement élastiques.
« A propos de banalité, reprit-il, que pensez-vous de ma mise exotique ? Je n’ai pas du tout pensé à me procurer des vêtements trantoriens.
— Vous pourriez », dit Hummin, lorgnant Seldon avec une trace de désapprobation.
« Je pars demain et, par ailleurs, ce ne serait pas dans mes moyens. Les mathématiciens manipulent parfois les grands nombres, mais jamais pour ce qui est de leurs revenus… Je présume que vous êtes mathématicien, Hummin.
— Non. Je suis nul en la matière.
— Oh. » Seldon était déçu. « Mais vous avez dit m’avoir vu au Congrès.
— J’y assistais en observateur. Je suis journaliste. « Il brandit ses feuillets de téléscripteur, parut soudain prendre conscience de les avoir dans la main, et les fourra dans sa poche de veste. « Je fournis du matériel aux holo-journaux. » Puis, pensif : « A vrai dire, je commence à en avoir marre.
— Du boulot ? »
Hummin acquiesça. « J’en ai ras le bol de collationner toutes les sottises émanant de toutes les planètes. Je hais cette spirale descendante. »
Il jeta sur Seldon un regard spéculatif. « Parfois, pourtant, on pêche quelque chose d’intéressant. J’ai appris qu’on vous avait vu en compagnie d’un garde impérial, vous dirigeant vers la porte du Palais. Vous n’auriez pas, par le plus grand des hasards, été reçu par l’Empereur, non ? »
Le sourire déserta le visage de Seldon. C’est avec lenteur qu’il répondit : « Si tel avait été le cas, ce ne serait certes pas un sujet que je confierais pour publication.
— Non, non, pas question de publication. Si vous ignorez la chose, Seldon, laissez-moi être le premier à vous l’apprendre : la règle première du jeu de l’info est qu’on ne dit jamais rien sur l’Empereur ou son entourage personnel, hormis ce qui émane des communiqués officiels. C’est une erreur, bien sûr, parce que des bruits courent et qu’ils sont pires que la vérité, mais les choses sont ainsi.
— Mais si vous ne pouvez pas en parler, l’ami, pourquoi me poser la question ?
— Simple curiosité personnelle. Croyez-moi, dans mon boulot, j’en sais bien plus que n’en diffusent les ondes. Laissez-moi deviner. Je n’ai pas suivi votre communication mais j’ai cru comprendre que vous parliez de la possibilité de prédire l’avenir ? »
Seldon secoua la tête et marmonna : « C’était une erreur.
— Je vous demande pardon ?
— Rien.
— Eh bien, la prédiction – une prédiction précise – intéresserait l’Empereur, ou tout homme au pouvoir ; j’en déduis donc que Cléon, premier du nom, vous a interrogé là-dessus en vous demandant si vous ne vouliez pas lui offrir quelques prédictions.
— Je n’ai pas l’intention de discuter de ça », fit Seldon, crispé.
Hummin esquissa un haussement d’épaules. « Eto Demerzel était là, je suppose.
— Qui ça ?
— Vous n’avez jamais entendu parler d’Eto Demerzel ?
— Jamais.
— L’alter ego de Cléon – son cerveau – son esprit maléfique. On lui a donné tous ces qualificatifs, si l’on se limite aux plus aimables. Il devait être présent. »
Seldon parut perplexe et Hummin poursuivit : « Eh bien, vous ne l’aurez peut-être pas vu mais il était bien là. Et s’il pense que vous pouvez prédire l’avenir…
— Je ne peux pas prédire l’avenir, dit Seldon en secouant la tête avec vigueur. Si vous avez bien écouté ma communication, vous savez que je n’ai parlé que d’une possibilité théorique.
— Toujours est-il que si lui pense que vous pouvez prédire l’avenir, il ne vous laissera pas échapper.
— Il a bien dû : puisque je suis ici.
— Ça ne veut rien dire. Il sait où vous êtes et continuera à le savoir. Quand il voudra vous avoir, il vous récupérera, où que vous soyez. Et s’il décide que vous êtes utile, il vous pressera comme un citron. Et s’il décide que vous êtes dangereux, il vous pressera jusqu’à ce que mort s’ensuive… »
Seldon le fixa : « Qu’est-ce que vous cherchez à faire ? M’effrayer ?
— J’essaie simplement de vous mettre en garde.
— Je ne crois rien de ce que vous racontez.
— Non ? Il y a peu, vous avez parlé d’une erreur. Pensiez-vous qu’en présentant votre communication vous aviez commis une erreur et qu’elle vous avait conduit à des ennuis que vous auriez préféré éviter ? »
Seldon se mordilla la lèvre inférieure, mal à l’aise. Cette déduction tombait bien trop près de la vérité à son goût – et c’est à ce moment précis qu’il décela une présence.
Les intrus ne jetaient aucune ombre car la lumière était trop douce et diffuse : ce fut un simple mouvement qui accrocha le coin de son regard – avant de s’interrompre.