UNIVERSITÉ DE STREELING.— … Établissement d’enseignement supérieur dans le secteur de Streeling de l’antique Trantor… Malgré sa renommée dans les domaines littéraires et scientifiques, ce n’est pas pour cette raison que le souvenir de l’Université hante encore la conscience contemporaine. Sans doute les savants qui ont fréquenté cet établissement pendant des générations auraient-ils été bien surpris si on leur avait appris que dans l’avenir, l’Université de Streeling serait connue surtout parce qu’un certain Hari Seldon, durant la période de la Fuite, y avait résidé momentanément.
Hari Seldon garda quelques instants un silence gêné, après cette froide déclaration de Hummin. Il se ratatina sur lui-même, soudain conscient de ses propres déficiences.
Il avait inventé une science nouvelle : la psychohistoire. Il avait étendu les lois des probabilités d’une manière très subtile afin de prendre en compte des incertitudes et complexités nouvelles, et il avait abouti à d’élégantes équations aux innombrables inconnues – peut-être en nombre infini, il n’aurait su le dire.
Mais c’était un divertissement mathématique et rien de plus.
Il avait la psychohistoire – ou, du moins, ses bases –, mais uniquement à titre de curiosité mathématique. Où étaient les connaissances historiques qui pourraient fournir quelque sens à ces équations vides ?
Il n’en avait aucune. L’histoire ne l’avait jamais intéressé. Il connaissait à grands traits la chronologie d’Hélicon. Des cours sur ce fragment infime de l’histoire humaine étaient obligatoires dans les écoles héliconiennes. Mais qu’y avait-il au-delà ? Le peu qu’il avait pu apprendre par ailleurs n’était sans doute que la simple armature que tout le monde pouvait assembler – moitié légende, moitié récit certainement déformé.
Pourtant, comment pouvait-on dire que l’Empire Galactique se mourait ? Il y avait dix mille ans qu’il existait comme pouvoir reconnu, et deux millénaires de plus où Trantor, capitale du royaume dominant, avait exercé son hégémonie sur ce qui était virtuellement un empire. L’Empire avait survécu aux premiers siècles, quand des secteurs entiers de la Galaxie avaient périodiquement refusé la fin de leur indépendance. Il avait survécu aux vicissitudes qui accompagnaient les rébellions épisodiques, les guerres de succession, et quelques graves périodes de rupture. La majorité des planètes n’en avaient quasiment pas souffert tandis que, de son côté, Trantor croissait régulièrement jusqu’à devenir cette planète entièrement urbanisée qui se nommait elle-même le monde éternel.
Certes, au cours des quatre derniers siècles, on avait noté une légère augmentation des troubles, et une poussée d’assassinats et de révolutions de palais. Mais même cette phase s’était calmée et, à présent, la Galaxie était plus paisible que jamais. Sous le règne de Cléon Ier, et auparavant sous celui de son père, Stanel VI, les mondes avaient été prospères – et Cléon lui-même n’était pas considéré comme un tyran. Même ceux qui détestaient l’Empire en tant qu’institution avaient rarement de réels griefs à rencontre de Cléon, même s’ils pouvaient fulminer contre Eto Demerzel.
Pourquoi, dans ce cas, Hummin affirmait-il que l’Empire Galactique se mourait – et avec une telle conviction ?
Hummin était journaliste. Il connaissait sans doute l’histoire galactique en détail et devait particulièrement bien appréhender la situation présente. Était-ce de là qu’il tirait les données sur lesquelles il se fondait ? En ce cas, quelles étaient au juste ces données ?
Plusieurs fois, Seldon fut sur le point de poser la question, d’exiger une réponse, mais quelque chose dans le visage solennel de Hummin le retint. Et puis, ancrée en lui, cette certitude que l’Empire Galactique était une vérité, un axiome, la fondation sur laquelle reposait toute espèce de raisonnement, le retint également. Après tout, si cela aussi était faux, il n’avait pas envie de le savoir.
Non, il se refusait à croire qu’il avait tort. L’Empire Galactique ne pouvait avoir de fin, pas plus que l’univers. Ou bien, si l’univers avait une fin, alors – et alors seulement – ce serait la fin de l’Empire.
Seldon ferma les yeux, cherchant le sommeil, mais bien entendu en vain. Lui faudrait-il étudier l’histoire de l’univers pour faire avancer sa théorie de la psychohistoire ? Comment y arriver ? Il existait vingt-cinq millions de mondes, chacun avec son histoire interminable et complexe. Comment pourrait-il étudier tout cela ? Il existait d’innombrables volumes de vidéo-livres traitant de l’histoire galactique, il le savait. Il en avait même parcouru un, un jour, pour une raison oubliée, et l’avait trouvé trop ennuyeux pour en visionner ne fût-ce que la moitié.
Le vidéo-livre parlait des mondes importants. Certains étaient mentionnés pendant toute ou presque toute leur histoire ; d’autres n’étaient cités que lorsqu’ils prenaient de l’importance pour un temps et seulement jusqu’à ce qu’ils s’affaiblissent à nouveau. Seldon se souvenait d’avoir cherché Hélicon dans l’index et n’y avoir trouvé qu’une seule et unique référence. Il avait pianoté sur son clavier pour appeler l’article correspondant et avait découvert qu’Hélicon était citée dans une liste de mondes qui, à une certaine période, avaient momentanément soutenu un anonyme prétendant au trône impérial, lequel n’était pas parvenu à faire valoir ses prérogatives. En cette occasion, Hélicon avait échappé au retour de bâton, n’étant sans doute pas jugée assez importante pour valoir un châtiment.
A quoi pouvait servir l’histoire ? Sans aucun doute, la psychohistoire devait tenir compte des actions, réactions et interactions de toutes les planètes – toutes, sans en omettre une seule. Comment pouvait-on étudier l’histoire de vingt-cinq millions de mondes et en envisager toutes les interactions possibles ? Ce serait sans nul doute une tâche impossible, ce qui renforçait sa conclusion générale que la psychohistoire avait un intérêt théorique mais qu’on ne pourrait jamais lui trouver d’application pratique.
Seldon se sentit légèrement poussé en avant et en déduisit que l’aérotaxi décélérait.
« Que se passe-t-il ?
— Je crois que nous sommes assez loin, dit Hummin, pour risquer une petite halte, le temps de manger un morceau, boire un verre et faire une visite aux toilettes. »
Et, en moins d’un quart d’heure, durant lequel leur véhicule ralentit régulièrement, ils avaient gagné une aire éclairée. Le taxi obliqua vers l’intérieur et trouva une place de stationnement parmi cinq ou six autres véhicules.
L’œil exercé de Hummin sembla embrasser d’un seul regard l’aire de stationnement, les autres taxis, le restoroute, les pistes et les usagers présents. Seldon, qui pour sa part essayait toujours aussi vainement d’avoir l’air transparent, l’observa à la dérobée.
Ils s’assirent à une petite table et pianotèrent leur commande, tandis que Seldon, cherchant à paraître indifférent, demandait : « Tout va bien ?
— Apparemment.
— Qu’en savez-vous ? »
Les yeux noirs de Hummin s’attardèrent sur Seldon : « L’instinct, expliqua-t-il. Des années passées à collecter l’information : un coup d’œil, et vous savez : “ Rien d’intéressant, ici ”
Seldon hocha la tête ; il se sentait soulagé. Hummin pouvait bien prendre un ton sardonique, sa remarque devait contenir une part de vérité.
Cette satisfaction dura jusqu’à la première bouchée de son sandwich. La bouche pleine, il releva la tête et regarda Hummin avec un air de surprise blessée.
« C’est un restoroute, mon ami : rapide, pas cher, et pas très bon. La nourriture est d’origine locale et a un goût de levure assez amer. Les palais trantoriens y sont accoutumés. »
Seldon déglutit avec difficulté : « Pourtant, à l’hôtel…
— Vous étiez dans le secteur impérial, Seldon. La nourriture y est importée et, lorsqu’on utilise de la micro-alimentation, elle est de qualité supérieure. Le prix est en proportion. »
Seldon se demanda s’il devait y toucher encore. « Vous voulez dire que tant que je serai sur Trantor… »
D’une mimique, Hummin lui fit signe de se taire. « Ne donnez à personne l’impression que vous êtes habitué à mieux. Il y a des endroits, sur Trantor, où il vaut mieux être identifié comme un Exo que comme un aristocrate. Je vous rassure. Ces restoroutes ont une réputation de mauvaise qualité. Si vous êtes capable de digérer ce sandwich, alors vous pourrez manger n’importe où sur Trantor. Et ça ne vous fera pas de mal. Cette nourriture n’est ni avariée ni toxique : elle a simplement cette forte amertume, mais qui sait, vous finirez peut-être par vous y habituer. Je connais des Trantoriens qui crachent sur la nourriture distinguée, disant qu’il lui manque cette saveur du terroir.
Produit-on beaucoup de denrées alimentaires sur Trantor ? » demanda Seldon. Un bref coup d’œil en coin lui révéla qu’il n’y avait personne dans les parages immédiats, aussi poursuivit-il à l’aise : « J’ai toujours entendu dire qu’il fallait les ressources de vingt planètes et des centaines de cargos pour nourrir quotidiennement Trantor.
— Je sais. Et autant pour embarquer la masse des déchets. Et, si vous voulez pimenter l’histoire, vous pouvez ajouter que ce sont les mêmes qui débarquent les vivres à l’aller et rembarquent les ordures au retour. Nous importons effectivement des quantités considérables de nourriture, mais il s’agit pour l’essentiel de produits de luxe. Et nous exportons un tonnage considérable de déchets, transformés en engrais organique, après avoir été soigneusement traités pour être rendus non toxiques – un engrais tout aussi important pour les autres mondes que la nourriture l’est pour nous. Mais cela ne représente qu’une faible part de l’ensemble.
— Ah bon ?
— Oui. En plus de la pêche maritime, on trouve partout des jardins maraîchers. Et des arbres fruitiers, des élevages de volailles ou de lapins, et de vastes cultures de micro-organismes – on appelle ces installations des « jardins à levure », bien que celle-ci ne représente qu’une part minoritaire de la production. En fait, sous bien des aspects, Trantor ressemble à une énorme colonie spatiale montée en graine. En avez-vous déjà visité une ?
— Absolument.
— Les colonies spatiales sont pour l’essentiel des cités en vase clos, où tout est recyclé artificiellement, avec une ventilation artificielle, une alternance artificielle des jours et des nuits, et ainsi de suite. La seule différence, c’est que la plus vaste colonie spatiale n’héberge que dix millions d’âmes tandis que Trantor en a quatre mille fois plus. Bien sûr, nous disposons d’une vraie pesanteur. Et aucune colonie spatiale, en tout cas, ne peut rivaliser avec nos micro-ressources alimentaires : nous avons des cuves à levure, des planches à moisissures, et des bassins d’algues d’une taille qui dépasse l’imagination. Et nous sommes imbattables pour ce qui est des arômes artificiels – et on n’y va pas à la légère. C’est ce qui donne du goût à ce que vous mangez. »
Seldon était pratiquement au bout de son sandwich et ne le trouvait plus aussi répugnant qu’à la première bouchée. « Et ça ne me fera pas de mal ?
— Cela influe sur la flore intestinale et de temps à autre un malheureux Exo est affligé d’une crise de diarrhée, mais dans l’ensemble c’est rare, et même dans ce cas votre organisme le surmonte vite. Enfin, buvez toujours votre lait frappé, que vous n’apprécierez sans doute pas. Il contient un anti-diarrhéique qui devrait vous éviter ce genre de désagrément si vous y êtes sujet.
— Ne me parlez pas de ça, se fâcha Seldon. Certaines personnes peuvent être facilement influençables…
— Finissez votre dessert et laissez tomber les influences… »
Ils finirent de manger en silence et bientôt ils avaient repris la route.
Ils fonçaient de nouveau à toute vitesse dans le tunnel. Seldon décida de formuler la question qui le tracassait depuis une bonne heure :
« Pourquoi dites-vous que l’Empire Galactique se meurt ? »
Hummin se tourna pour le regarder : « En tant que journaliste, je dispose de statistiques qui m’assaillent de tous côtés jusqu’à ce qu’elles me ressortent par les oreilles. Et je n’ai le droit d’en publier qu’une part infime. La population de Trantor décroît. Il y a vingt-cinq ans, elle atteignait près de quarante-cinq milliards d’âmes.
« Cette diminution provient d’un déclin de la natalité. Certes, Trantor n’a jamais eu un taux de naissances élevé. Si vous regardez autour de vous en voyageant ici, vous ne verrez pas beaucoup d’enfants, compte tenu de l’énorme population. Quoi qu’il en soit, ce taux décline. Et puis, il y a aussi l’émigration. Les gens sont plus nombreux à quitter Trantor qu’à s’y installer.
— Vu la taille de la population, remarqua Seldon, ça n’a rien d’étonnant.
— Mais c’est inhabituel car ça ne s’était encore jamais produit. Et puis, dans toute la Galaxie, le commerce stagne. Sous prétexte qu’il n’y a pas de rébellion pour l’instant, que la situation est calme, les gens croient que tout va pour le mieux et que les difficultés des siècles passés sont terminées. Et pourtant les luttes politiques, les rébellions et l’agitation sont le signe d’une certaine vitalité. Aujourd’hui on constate une lassitude généralisée. Le calme règne, non parce que les gens sont prospères et satisfaits mais parce qu’ils sont fatigués et qu’ils ont renoncé.
— Oh, je ne sais pas… fit Seldon, dubitatif.
— Moi, si. Et l’affaire de l’antigravité est un autre symptôme. Nous avons quelques ascenseurs gravitiques en fonctionnement, mais on n’en construit pas de nouveaux. C’est une entreprise non rentable et ça n’intéresse apparemment personne de la rentabiliser. La croissance technologique n’a cessé de ralentir depuis des siècles jusqu’à se traîner aujourd’hui. Dans certains cas, le progrès s’est même totalement arrêté. N’est-ce pas une chose que vous avez notée ? Après tout, le mathématicien, c’est vous.
— Je ne peux pas dire que j’y aie spécialement réfléchi.
— Et vous n’êtes pas le seul. C’est un fait admis. De nos jours, les scientifiques sont très forts pour dire que les choses sont impossibles, irréalisables, inutiles. Ils condamnent dès l’abord toute forme de spéculation. Vous, par exemple, que pensez-vous de la psychohistoire ? Théoriquement, elle est intéressante, mais inutile d’un point de vue pratique. Je me trompe ?
— Oui et non, répondit Seldon, ennuyé. Elle est effectivement inutile d’un point de vue pratique mais pas parce que mon sens de l’aventure s’est émoussé, je vous l’assure. Elle est réellement inutilisable.
— Cela, du moins, dit Hummin avec une trace de sarcasme, c’est votre impression personnelle dans cette atmosphère de décrépitude généralisée que connaît tout l’Empire.
— Cette atmosphère de décrépitude, remarqua Seldon avec colère, c’est votre impression. Ne pourriez-vous pas vous tromper ? »
Hummin se tut un instant, l’air pensif, puis il reprit : « Oui, je pourrais me tromper. Je ne parle que par intuition, par supposition. Ce qu’il me faudrait, c’est une psychohistoire qui soit opérationnelle. »
Seldon haussa les épaules, sans relever le défi : « Je n’ai rien de tel à vous offrir… Mais supposons que vous ayez raison. Supposons que l’Empire décline en attendant de s’immobiliser et de s’effondrer. L’espèce humaine n’en continuera pas moins d’exister.
— Oui, mais dans quelles conditions ? Durant près de douze mille ans, Trantor, d’une main ferme, a pratiquement maintenu la paix. Avec des interruptions – rébellions, guerres civiles locales, innombrables tragédies – mais, dans l’ensemble et sur de larges secteurs, la paix a toujours régné. Pourquoi Hélicon soutient-elle l’Empire ? Je parle de votre planète. Parce qu’elle est petite et se serait fait dévorer par ses voisines s’il n’y avait eu l’Empire pour garantir sa sécurité.
— Prédisez-vous une guerre universelle et l’anarchie si l’Empire s’écroule ?
— Évidemment. Je n’aime pas particulièrement l’Empire et les institutions impériales en général, mais je n’ai rien pour les remplacer. Je ne vois pas d’autre solution pour maintenir la paix, et je ne suis pas prêt à laisser faire en attendant de trouver autre chose.
— Vous parlez comme si vous teniez les rênes de la Galaxie. Vous n’êtes pas prêt à laisser faire ? Vous devez trouver autre chose. Qui êtes-vous pour vous exprimer de la sorte ?
— Je parle de manière générale, imagée. Ce n’est pas le sort personnel de Chetter Hummin qui me préoccupe. On pourrait très bien dire que l’Empire tiendra de mon vivant ; il se peut même qu’il montre quelques signes d’amélioration. Le déclin ne suit pas une pente rectiligne. Il pourra s’écouler mille ans avant l’effondrement final, et vous imaginerez sans peine que je serai mort d’ici là, et certainement sans aucun descendant. Pour ce qui est des femmes, je n’ai que des relations occasionnelles, je n’ai pas d’enfants et pas l’intention d’en avoir. Je ne veux pas laisser d’otages au hasard. J’ai consulté votre biographie après votre communication, Seldon. Vous n’avez pas d’enfants non plus.
— J’ai mes parents et deux frères, mais pas d’enfants. » Il eut un faible sourire. « J’ai été, à une époque, très attaché à une femme, mais il semble qu’à ses yeux j’étais plus attaché à mes mathématiques.
— C’était vrai ?
— Ce n’était pas mon impression, mais la sienne. Alors, elle est partie.
— Et vous n’avez eu personne, depuis ?
— Non. La douleur m’a laissé un souvenir trop cuisant.
— Eh bien, dans ce cas, il semblerait que nous pourrions l’un et l’autre attendre de voir venir et laisser le poids de la souffrance aux hommes de demain. Il fut un temps où j’aurais volontiers admis ce raisonnement, mais c’est terminé. Car aujourd’hui, je dispose bel et bien d’un instrument ; je suis maître de mon destin.
— Quel instrument ? demanda Seldon qui connaissait déjà la réponse.
— Vous. »
Et parce qu’il avait su ce qu’allait dire Hummin, Seldon ne perdit pas de temps à se montrer choqué ou surpris. Il se contenta de secouer la tête et répondit : « Vous vous trompez du tout au tout. Je ne suis pas l’instrument qu’il vous faut.
— Pourquoi pas ? »
Seldon soupira. « Combien de fois faudra-t-il vous le répéter ? La psychohistoire n’est pas une science appliquée. La difficulté est d’ordre fondamental. Tout l’espace et le temps de l’univers ne suffiraient pas à résoudre les problèmes nécessaires.
— En êtes-vous certain ?
— Malheureusement, oui.
— Il ne s’agit pas de travailler sur l’ensemble de l’avenir de l’Empire Galactique, vous le savez. Vous n’avez pas besoin de relever en détail les agissements de chaque être humain ou même de chaque planète. Il s’agit simplement de répondre à quelques questions : l’Empire Galactique s’effondrera-t-il, et si oui, à quel moment ? Dans quelles conditions vivra l’humanité par la suite ? Peut-on faire quelque chose pour empêcher l’effondrement ou améliorer les conditions de vie ultérieures ? Ce sont des questions relativement simples, me semble-t-il. »
Seldon hocha la tête et sourit tristement. « L’histoire des mathématiques est remplie de questions simples qui ont les réponses les plus compliquées – ou pas de réponse du tout.
— Ne peut-on rien y faire ? Je vois bien que l’Empire est en train de s’effondrer mais sans être capable de le prouver. Toutes mes conclusions sont subjectives, et je ne peux pas garantir que je ne suis pas dans l’erreur. Parce que la perspective est plutôt dérangeante, les gens aiment mieux ne pas croire mes conclusions subjectives, de sorte que rien ne sera fait pour prévenir ou amortir la Chute. Vous, en revanche, vous pourriez prouver que la Chute est imminente, ou même qu’elle ne l’est pas.
— Mais c’est précisément ce que je suis incapable de faire. Je ne peux pas vous trouver de preuve là où il n’en existe pas. Je ne peux pas rendre opérationnel un système mathématique quand il ne l’est pas. Je ne peux pas vous trouver deux nombres pairs dont la somme donnera un nombre impair, même si vous – ou toute la Galaxie – avez un besoin vital de ce nombre impair.
— Alors, c’est que vous faites partie du processus de déclin. Vous êtes prêt à accepter l’échec.
— Ai-je un autre choix ?
— Vous ne pouvez pas au moins essayer ? Si vains que puissent vous paraître vos efforts, avez-vous autre chose à quoi consacrer votre vie ? Avez-vous quelque autre but plus valable ? Avez-vous un dessein susceptible de mieux vous justifier à vos propres yeux ? »
Seldon cligna rapidement des yeux. « Des millions de mondes. Des milliards de cultures. Des quadrillions d’individus. Des décillions d’inter-relations. Et vous voudriez que je les ramène à un ordre !
— Non, je veux que vous essayiez. Pour l’amour de ces millions de mondes, de ces milliards de cultures et de ces quadrillions d’individus. Pas pour l’Empereur. Pas pour Demerzel. Pour l’humanité.
— J’échouerai.
— Alors notre sort n’en sera pas pire. Allez-vous essayer ? »
Et Seldon, contre sa volonté et sans savoir pourquoi, s’entendit dire : « Je vais essayer. » Désormais, le cours de sa vie était tracé.
Le voyage touchait à sa fin et l’aérotaxi pénétra dans une aire de stationnement bien plus vaste que celle où ils s’étaient arrêtés pour manger. (Seldon se rappela le goût du sandwich et son visage s’assombrit.)
Hummin alla rendre son taxi et revint, glissant sa plaque de crédit dans une pochette contre la doublure intérieure de sa chemise. Il annonça : « Vous êtes ici en parfaite sécurité contre toute entreprise effectuée au grand jour. Nous sommes dans le secteur de Streeling.
— Streeling ?
— D’après le nom du premier homme à avoir ouvert la zone à la colonisation, je suppose. La plupart des secteurs portent des noms d’individus, ce qui signifie que la majorité des noms sont affreux et un bon nombre imprononçables. Toujours est-il que si vous essayez de forcer les autochtones à changer leur nom de Streeling en Strelitzia, Suaverose ou autre terme fleuri, vous aurez une bagarre sur les bras.
— Évidemment, dit Seldon en reniflant, ça ne sent pas précisément la rosée…
— C’est comme ça partout sur Trantor, mais vous vous y ferez.
— Je suis content d’être ici. Non que l’endroit me plaise mais je commençais à en avoir assez de ce siège de taxi. Voyager sur Trantor doit être une horreur. Chez nous, sur Hélicon, on peut se rendre d’un point à un autre par air en bien moins de temps qu’il nous a fallu pour parcourir ici moins de deux mille kilomètres.
— Nous avons des jets, nous aussi.
— Mais dans ce cas…
— J’ai pu nous arranger un voyage en aérotaxi plus ou moins anonymement. Ç’aurait été bien plus difficile en jet. Et même si l’endroit est sûr, j’aime autant que Demerzel ne sache pas au juste où vous vous trouvez. D’ailleurs, nous ne sommes pas au bout de nos peines. Pour l’ultime étape, nous allons emprunter le réseau express. »
Seldon connaissait : « L’un de ces monorails découverts propulsés par un champ électromagnétique, c’est ça ?
— C’est ça.
— Nous n’en avons pas sur Hélicon. Pour tout dire, nous n’en avons pas besoin. J’ai pris le réseau express dès mon premier jour sur Trantor. Pour me conduire de l’aéroport à l’hôtel. C’était pour moi une nouveauté, mais si je devais l’emprunter tous les jours, j’imagine que le bruit et la foule deviendraient vite accablants. »
Hummin semblait amusé. « Vous êtes-vous perdu ?
— Non, les panneaux d’affichage étaient très bien faits. J’ai bien eu quelques problèmes pour entrer et sortir, mais on m’a aidé. Tout le monde pouvait m’identifier comme un Exo à ma mise, je m’en rends compte à présent. Mais enfin les gens semblaient ravis de m’aider ; sans doute parce que c’était amusant de me voir hésiter et trébucher.
— Maintenant que vous êtes un expert de ce moyen de transport, vous n’hésiterez pas et ne trébucherez plus. » Le ton était badin, mais un léger pli déformait la commissure des lèvres. « Eh bien, allons-y. »
Ils empruntèrent tranquillement le passage pour piétons, éclairé comme par une journée couverte, avec un éclair de soleil de temps à autre entre les nuages. Machinalement, Seldon leva les yeux pour voir si tel était le cas, mais le « ciel » au-dessus de lui était uniformément lumineux.
En le voyant faire, Hummin précisa : « Ces variations d’éclairage semblent convenir au psychisme humain. Il y a des jours où les rues ont l’air baignées de soleil et d’autres où il fait encore plus sombre qu’à présent.
— Mais jamais de pluie ou de neige ?
— Ni de grêle, ni de grésil. Non. Ni d’humidité forte ou de grand froid. Trantor a ses avantages, Seldon, même à présent. »
Des piétons marchaient dans les deux directions et l’on voyait un grand nombre de jeunes ainsi que quelques enfants accompagnant les adultes, nonobstant les remarques de Hummin sur la baisse du taux de natalité. Tous semblaient raisonnablement honorables et prospères. Les deux sexes étaient également représentés et les vêtements nettement plus discrets que dans le Secteur impérial. Le costume de Seldon, choisi par Hummin, s’intégrait à merveille. Il vit que très peu de gens portaient le chapeau et s’empressa de retirer son couvre-chef.
Il n’y avait pas de gouffre insondable entre les deux voies de l’allée et, comme Hummin l’avait prédit dans le Secteur impérial, ils marchaient pratiquement au niveau du sol. Il n’y avait pas non plus de véhicule, et Seldon s’en ouvrit à son compagnon.
« On en voit un bon nombre dans le Secteur impérial parce qu’ils sont utilisés par les hauts fonctionnaires. Partout ailleurs, les véhicules privés sont rares, et passent par des tunnels réservés. Ils ne sont pas réellement nécessaires puisque nous avons le Réseau express et, pour les trajets plus courts, les trottoirs roulants. Pour le reste, nous avons les passages piétonniers et nous pouvons nous servir de nos jambes. »
Seldon, qui entendait parfois des soupirs et des craquements assourdis, aperçut, à quelque distance, le passage ininterrompu des voitures du Réseau express.
Il pointa le doigt : « Le voilà.
— Je sais. Mais allons jusqu’à un quai d’embarquement. Il y a davantage de voitures disponibles et il est plus facile d’y monter. »
Une fois qu’ils furent bien calés dans leur compartiment, Seldon se tourna vers Hummin : « Ce qui me sidère, c’est le silence de ces véhicules. Je sais bien qu’ils sont propulsés par un champ électromagnétique, mais le silence est quand même étonnant. » Il prêta l’oreille aux rares crissements métalliques lorsque la voiture où ils se trouvaient frottait contre ses voisines.
« Oui, c’est un réseau superbe, mais vous ne l’avez pas connu à son apogée. Quand j’étais plus jeune, il était encore plus silencieux qu’aujourd’hui, et certains disent qu’il y a cinquante ans il ne faisait guère plus de bruit qu’un murmure – même s’il faut, comme je le soupçonne, faire la part de la nostalgie.
— Pourquoi n’est-ce plus ainsi ?
— Par négligence dans l’entretien. Je vous ai parlé de décadence. »
Seldon fronça les sourcils. « Je suis sûr que les gens ne restent pas plantés là à se dire : “ Nous sommes en pleine décadence. Laissons se déglinguer le Réseau express. ”
— Non. Ce n’est pas délibéré. On répare les caisses abîmées, on reconditionne les compartiments défraîchis, on remplace les aimants défaillants. Mais on travaille à la va vite, avec moins de soin, et les interventions sont de plus en plus espacées. Il n’y a tout bonnement plus assez de crédits.
— Où est passé l’argent ?
— Ailleurs. Nous avons eu des siècles de troubles. La flotte est plus vaste et beaucoup plus coûteuse que jadis. Les forces armées sont mieux payées, pour les faire tenir tranquilles. Agitation, révoltes et courtes flambées de guerre civile ont prélevé leur droit de péage.
— Mais tout a été calme sous le règne de Cléon. Et nous avons eu cinquante ans de paix.
— Certes, mais les soldats bien payés n’apprécieraient guère de voir leur solde réduite sous prétexte que la paix règne. Les amiraux sont réticents à voir leurs vaisseaux mis en cale sèche et eux-mêmes versés dans la réserve parce qu’ils ont moins à faire. Aussi les crédits continuent-ils d’aller – improductivement – aux forces armées, tandis qu’on laisse à l’abandon des secteurs vitaux pour le bien public. C’est ce que j’appelle la décadence. Pas vous ? Vous ne croyez pas que vous pourriez faire entrer ce genre de perspective dans vos notions psychohistoriques ? »
Seldon se dandina, mal à l’aise. Puis il reprit : « Où allons-nous, au fait ?
— A l’Université de Streeling.
— Ah, voilà pourquoi le nom m’était familier. J’ai entendu parler de l’Université.
— Ça ne me surprend pas. Trantor possède près de cent mille établissements d’études supérieures et Streeling fait partie des mille qui sont au sommet de la pyramide.
— C’est là que je vais m’installer ?
— Pour un temps. Les campus universitaires sont des sanctuaires inviolables, en règle générale. Vous y serez en sécurité.
— Mais y serai-je le bienvenu ?
— Pourquoi pas ? Il est difficile de trouver un bon mathématicien, de nos jours. Ils pourraient vous trouver un emploi. Et réciproquement, vous pourriez vous servir d’eux – et pas seulement pour vous cacher.
— Vous voulez dire que c’est un endroit où je pourrai développer mes notions ?
— Vous avez promis, remarqua Hummin, gravement.
— J’ai promis d’essayer, nuance », observa Seldon, en se disant que ça revenait à promettre de confectionner une corde en sable.
Par la suite, les deux hommes étaient retombés dans le silence et Seldon en avait profité pour observer au passage les structures du secteur de Streeling. Certains édifices étaient très bas, tandis que d’autres semblaient effleurer le « ciel ». De vastes passages transversaux rompaient la progression et l’on pouvait apercevoir de nombreuses allées.
Il remarqua bientôt que, si les bâtiments s’élevaient en altitude, ils descendaient également vers les tréfonds et qu’ils étaient peut-être plus profonds que hauts. Dès que l’idée lui vint, il fut convaincu qu’il voyait juste.
A l’occasion, il apercevait des taches de verdure à l’arrière-plan, très loin du réseau express, et même de petits arbres.
Il observa un bon moment le paysage puis se rendit compte que la lumière baissait. Clignant les yeux, il se tourna vers Hummin qui devina sa question :
« L’après-midi tire à sa fin et la nuit approche. »
Seldon haussa les sourcils, les commissures de ses lèvres s’affaissèrent. « Impressionnant. J’imagine d’ici la planète entière en train de s’obscurcir et puis, dans quelques heures, s’illuminer à nouveau. »
Hummin le gratifia de son petit sourire hésitant : « Pas tout à fait, Seldon. La planète n’est jamais intégralement éteinte – ou allumée. L’ombre du crépuscule en balaye graduellement la surface, suivie une demi-journée plus tard par la lente montée de l’aube. En fait, l’effet suit d’assez près l’enchaînement réel des jours et des nuits au-dessus des dômes, de sorte qu’aux latitudes élevées la longueur du jour et de la nuit varie au gré des saisons. »
Seldon hocha la tête. « Mais alors, pourquoi enfermer la planète et imiter ensuite ce qui se produirait à l’air libre ?
— Sans doute parce que les gens préfèrent cela. Les Trantoriens apprécient les avantages de la réclusion mais n’aiment pas malgré tout qu’on la leur rappelle trop. Vous connaissez bien mal la psychologie trantorienne, Seldon. »
Ce dernier rougit légèrement. Il n’était qu’un Héliconien et connaissait peu de choses des millions de mondes au-delà d’Hélicon. Son ignorance n’était pas limitée à Trantor. Comment, dans ces conditions, pouvait-il espérer déboucher sur une quelconque application de sa théorie de la psychohistoire ?
Comment un nombre quelconque d’individus pourraient-ils ensemble en savoir assez ?
Cela lui rappela une énigme qu’on lui avait posée dans sa jeunesse : peut-il exister un bloc de platine relativement petit, muni de poignées, qu’il soit impossible de soulever par la seule force musculaire, quel que soit le nombre d’individus mobilisés ?
La réponse est oui. Un mètre cube de platine pèse 22 420 kilos, sous une gravité normale. Si l’on suppose que chaque individu peut décoller du sol cent vingt kilos, alors cent quatre-vingt-huit personnes suffiraient à soulever le bloc de platine. Mais il est impossible d’entasser cent quatre-vingt-huit individus autour d’un cube d’un mètre d’arête de telle sorte que chacun ait une prise. On pourrait tout au plus en masser neuf. Et les leviers ou autres dispositifs de ce genre sont interdits, l’énoncé précisant « par la seule force musculaire ».
De même, il était sans doute impossible de mobiliser assez de gens pour appréhender la masse totale de connaissances exigées par la psychohistoire, même si les faits étaient stockés sur ordinateur plutôt que par le cerveau humain. Seul un nombre limité d’individus pourrait, pour ainsi dire, se « masser autour » de ce savoir et le communiquer.
« Vous me semblez bien sombre, Seldon.
— Je mesurais l’étendue de mon ignorance.
— Tâche bien utile. Des milliards d’individus pourraient se joindre à vous… Mais il est temps de descendre. » Seldon leva les yeux. « Comment le savez-vous ?
— De la même manière que vous, lors de votre trajet en réseau express, votre premier jour sur Trantor. Je suis les panneaux d’affichage. »
Seldon en aperçut un juste comme ils le dépassaient : UNIVERSITÉ DE STREELING — 3 MINUTES.
« Nous descendons à la prochaine station. Attention à la marche. »
Seldon suivit Hummin et remarqua que le ciel était à présent d’un violet profond tandis que passages, coursives et bâtiments s’éclairaient, baignés d’une lueur jaune.
On aurait pu se croire au crépuscule sur Hélicon. Si un bandeau lui avait été mis sur les yeux puis enlevé, il aurait pu se croire dans le centre ville surpeuplé de l’une des plus grandes cités de sa planète natale.
« Combien de temps vais-je rester à l’Université de Streeling, à votre avis, Hummin ?
— Difficile à dire, répondit l’intéressé avec son calme habituel. Toute votre vie, peut-être.
— Hein ?
— Peut-être pas. Mais votre vie vous a échappé à l’instant où vous avez fait cette communication sur la psychohistoire. L’Empereur et Demerzel ont reconnu aussitôt votre importance. Moi de même. Et, pour autant que je sache, bien d’autres personnes. Vous voyez, cela signifie que vous n’êtes plus votre propre maître. »