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Killybegs, lundi 25 décembre 2006

Ce matin, deux policiers irlandais sont venus me voir. Ils étaient embarrassés. J’étais ivre. Je leur ai proposé d’entrer pour une vodka, ou le thé de Noël. Ils ont refusé. Leur voiture était garée sur le chemin, en lisière de forêt.

— Vous êtes Tyrone Meehan ? a demandé le plus jeune.

J’ai dit oui.

Une maladie d’enfance avait noirci son visage. Il a sorti un carnet de sa vareuse. L’autre observait mon logement, par la porte ouverte derrière moi. La grande pièce aux murs vides, l’évier sans eau, la lampe à gaz sur la table en désordre, les bougies, le feu de cheminée, le sol en terre battue.

— De retour au pays ? a demandé le vieux en fouillant mes yeux.

J’ai hoché la tête. J’avais les mains dans les poches et juste un pull. J’ai baissé le regard.

— Vous comptez rester ?

— Je vais rester.

Le policier a écrit autre chose que ces seuls trois mots. Comme s’il notait ses impressions.

— Vous vivez seul ici ?

Même mouvement de tête. Répondre quoi ? Ils savaient cela, et tout le reste. Depuis le premier jour, la garda síochána passait sur la route et observait ma vie de reclus. Ils ont vu Sheila m’apporter des vivres et des bières. Hier, j’ai même été pris en photo alors que je sortais du pub. Je me demandais quand ils auraient le courage de prendre le chemin de terre pour frapper à ma porte. Mais maintenant qu’ils étaient face à moi, j’étais déçu. Le plus jeune évitait mon regard, écrivait à n’en plus finir. L’autre comptait les rides de mon front.

J’ai sorti le vieux sliotar de la poche. Il fallait occuper ma main.

— Vous… Vous prenez des précautions ?

Le gamin a demandé ça comme ça. En se mordant la lèvre. J’ai souri sans répondre.

— C’était une question, monsieur Meehan, a ajouté l’autre.

— Vous avez peur de vous retrouver avec un cadavre sur les bras ?

Le jeune a voulu protester. Le vieux a dit oui. C’était cela. Exactement. Il a expliqué que le village commençait à murmurer. On m’avait reconnu. D’abord l’épicier, puis le type de la poste. Le patron du Mullin’s s’est demandé s’il n’allait pas m’interdire sa porte. Pas de jugement, selon le policier. Personne pour me condamner, ni même pour me critiquer. Juste, ils avaient peur pour eux.

— Killybegs est un village paisible, Meehan. Vous comprenez ça ? Ils n’ont pas envie d’être pris entre deux feux.

Meehan. Ni Tyrone, ni monsieur, rien d’autre que mon nom.

Je me suis raidi. Je me suis mis à trembler. La balle de cuir s’est écrasée sur le sol. Le jeune flic l’a ramassée, et puis me l’a tendue.

Depuis le 16 décembre, c’était la première fois que quelqu’un m’appelait seulement par mon nom. Cette nuit-là j’avais été arrêté par l’IRA, et emmené clandestinement en République pour y être interrogé. Pendant le trajet en voiture, j’ai d’abord eu peur qu’ils m’exécutent. Sur un chemin de terre, une décharge, quelque part derrière la frontière. Ils l’avaient fait souvent. Je l’avais fait aussi. Une balle dans chaque genou, une dernière pour la nuque.

Nous étions deux voitures en convoi. Dans la première, deux responsables du parti républicain, un membre de la brigade de Belfast et Mike O’Doyle, fils de Gráinne, un brave gars que j’avais vu naître quarante ans plus tôt. Et qui avait fait de moi le parrain de sa fille. J’étais dans le second véhicule, à l’arrière, serré entre Peter Bradley et Eugene Finnegan, un gamin de vingt-huit ans qui se prenait pour un combattant. « Pete le tueur » a gardé une main sur mon genou gauche, de Belfast aux faubourgs de Dublin. Eugene « l’Ourson » a somnolé pendant tout le voyage. Je l’avais vu souvent dans les clubs républicains. Faire le guet dans nos rues, défiler lors des commémorations. C’était une figure familière et amicale. Un jour de Pâques, il paradait avec le 2e bataillon de la brigade de Belfast, et je lui ai demandé de rectifier sa position. Il portait l’uniforme vert de l’Armée républicaine irlandaise, un béret, des lunettes noires, un baudrier et des gants blancs. Malgré sa cagoule, je l’ai reconnu. Je l’ai appelé l’Ourson, comme un père murmure à son fils. Il a baissé les yeux, surpris par cette nudité soudaine. Il était le guerrier, moi j’étais son chef. Et bien des années après, dans cette nuit de décembre, cette voiture, moi devenu traître et lui resté soldat, il m’appelait encore par mon prénom. Il était mon fil ténu, mon dernier lien avec les vivants.

Mes gardiens n’étaient pas armés. Le cessez-le-feu me protégeait. Il y a des années, bien avant tout cela, j’avais escorté un mouchard à l’interrogatoire. Nous étions cinq, habillés de vêtements de sécurité jaunes à bandes grises réfléchissantes, entassés à bord d’une camionnette maquillée en véhicule de la voirie, avec gyrophare orange et panneaux de chantier empilés sur la galerie. On ne voyait que nous, on ne nous remarquait donc pas. Nous avons croisé deux blindés, des Land Rover de la police royale, passé un barrage en saluant de la main. Le traître était allongé sur le sol, sous une bâche de chantier, les yeux bandés, les mains liées dans le dos et nos pieds sur son corps. Pendant des kilomètres, je suis resté penché sur lui, le canon de mon revolver enfoncé dans la toile verte. Une voiture ouvrait la route. Nous étions reliés par radio. Arrivés à la frontière, une unité de Sud Armagh nous attendait. Il faisait nuit. Le type a été emmené par trois hommes. Il s’appelait Freddy, il avait dix-neuf ans. Je l’ai lu dans le journal lorsque la police a retrouvé son corps.

Arrivés à Dublin, Eugene m’a demandé si je voulais de l’eau.

— Cet homme n’a pas soif, a répondu celui qui conduisait.

— Mais Tyrone m’a dit qu’il avait…

— Tyrone est mort, a répondu l’autre.

L’Ourson a rebouché la bouteille. Je suis resté main tendue. L’Irlande me refusait son eau. Je respirais son air en contrebande. Il ne me restait rien d’elle.

Après m’avoir traîné dans une conférence de presse, le parti républicain m’a rendu à l’IRA. Pendant l’interrogatoire, je n’étais pas attaché, je n’avais pas les yeux bandés. Je pouvais les regarder en face. Ils étaient toujours sans arme, le visage découvert. Je savais qu’ils ne m’exécuteraient pas, mais je me le répétais en boucle. Face à moi, il y avait Mike O’Doyle, qui se prenait maintenant pour un juge. Un type était à ses côtés derrière la table, plus âgé, avec un accent de Dublin. Mike m’appelait Tyrone. L’autre, juste Meehan. C’est à ce moment-là que j’ai compris. Après mon pays, je venais aussi de perdre mon prénom, mon identité fraternelle. J’étais seul.

— Quels renseignements as-tu livrés à l’ennemi, Meehan ? m’a demandé l’inconnu.

Une caméra me fouillait. Et j’ai décidé de ne pas répondre. Plus un mot.

C’est comme ça que venait de me parler le vieux policier irlandais. Glacial, comme un gars de l’IRA. Mon prénom errait encore timidement sur les lèvres du jeune. Mon nom heurtait déjà celles de l’autre. Je n’étais plus de cette terre, plus de ce village non plus. Patraig Meehan avait offert un traître à Killybegs. Après le père monstrueux, le fils indigne. Notre race était maudite. Ce vieux flic fermerait les yeux quand la mort s’avancerait pour moi. Il la guiderait dans la forêt, lui ouvrirait ma porte, me désignerait d’un geste du menton. Je le dégoûtais. Il savait que je le savais. Mon silence le lui disait en face. Le plus jeune a encore posé trois questions molles, le regard du vieux ne m’a plus quitté. Il écoutait mes yeux, pas mes réponses.

— Quel est votre prénom ?

Je lui ai demandé ça comme ça. Ma peur plantée dans son mépris.

— Séanna, a répondu doucement le policier.

— C’est le prénom de mon frère.

Il a souri. Un vrai sourire, une beauté.

Puis il m’a tendu un papier plié.

— Le téléphone où vous pouvez nous joindre à tout moment.

Tout a chaviré. Son visage n’était plus le même, son front disait le tracas. Il s’inquiétait pour moi, tout simplement. Un brave gardien de la paix, un flic de campagne, sans malice, sans écœurement. Pressé de retourner auprès des siens. Je m’étais trompé. A force de mensonges, je ne savais plus lire les hommes.

— Soyez prudent Tyrone, a dit Séanna.

Tout tournait autour de moi. J’ai eu un mouvement de menton, rien du tout. Juste une feuille qui tremble sur son bout de branche.

Je suis rentré. J’ai fermé la porte à clef. Poussé le loquet, des gestes d’habitude. Le feu était mourant. Je me suis servi un grand verre de vodka. Le jour s’étirait derrière mes rideaux. J’ai regardé mes mains, je ne sais pas pourquoi. Elles étaient abîmées de trop de vie. Eclatées, déformées, rêches et raides. J’ai eu peur du temps.

— Avec des doigts comme ça, vaut mieux tenir un fusil qu’un violon !

J’ai souri. J’ai pensé à Antoine, un luthier parisien que j’avais rencontré à Belfast trente ans plus tôt. A ce Français silencieux, qui s’était un jour proclamé républicain irlandais. Qui pensait comme nous, qui vivait comme nous, qui s’habillait comme nous et qui luttait pour trouver sa place entre notre dignité et notre courage.

Samedi, Sheila m’a dit qu’il avait appelé. Il lui a demandé s’il pouvait me rencontrer. Que voulait-il le petit Français ? Me juger ? Me comprendre ? Ou réclamer sa part de trahison ?

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