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A la mort de mon père, les regards se sont détournés. La misère était contagieuse. Nous regarder passer portait malheur. Nous n’étions plus une famille, à peine un troupeau blême. Ma mère, mes frères, mes sœurs, nous formions une harde pitoyable, menée par une louve au bord de la folie. Nous marchions en file, nous tenant les uns les autres par un pan du manteau. Pendant trois mois, nous avons vécu de la charité. En échange de choux et de patates, nous aidions au monastère. Róisín et Mary lavaient les couloirs à genoux. Séanna, petit Kevin et moi nous frottions les vitres par dizaines. Áine, Brian et Niall aidaient au réfectoire et ma mère restait assise sur un banc du couloir, bébé Sara enfouie contre elle, dissimulée entre châle et sein. Je n’étais pas malheureux. Ni triste, ni envieux de rien. Nous vivions de ce peu. Le soir, avec mes frères, nous faisions le coup de poing contre la bande de Timy Gormley, qui se disait le « roi des quais ». Une dizaine de gamins. Des cassés comme nous, rapiécés, teigneux, rageurs, mais aussi des durs de pain d’épice tout étonnés que le nez saigne. Ils nous appelaient « le gang Meehan ». Le père Donoghue nous séparait à coups de branche de noisetier. Il n’acceptait pas nos rires sous les voûtes du monastère et encore moins nos jeux de nuit.

L’hiver 40, je suis allé à la tourbe avec Séanna. Tous les jours pendant deux mois. Nous aidions au printemps et à la Toussaint pour découper la terre à la bêche et charger les mules, mais c’était la première fois que nous travaillions au froid. Le fermier avait besoin de bras pour transporter la récolte sous le hangar. La boue n’arrachait plus nos chaussures mais l’eau et le givre en faisaient du carton. Nous étions une vingtaine de gamins dans les tranchées. Le paysan nous appelait ses « saisonniers ». C’était plus joli que ses orphelins. Nous étions gelés et tremblants, nos mottes empilées dans les bras, lourdes comme un copain mort. En échange, le patron nous donnait de la tourbe, du lard et du lait. Pas d’argent. Il disait que l’argent c’était pour les hommes et que nous n’avions besoin ni de boire ni de fumer.

Joseph « Joshe » Byrne était le plus brave d’entre nous, et le plus jeune aussi, six ans à peine. Neuf heures par jour, il empilait avec soin les briquettes glacées puis lestait la bâche qui les protégeait. Et aussi, il chantait. Il nous donnait du ciel. Avec lui, nous étions des marins, nos mains dans sa voix, à découper la terre comme nous aurions hissé la voile. Il chantait en cadence, bras croisés, sous la pluie, dans le vent, en irlandais, en anglais. Il chantait en tapant le sol du pied. Il ne savait encore ni lire ni écrire, alors ses paroles s’égaraient parfois. Il inventait des rimes, des mots, il nous faisait rire.

Père enfui, mère morte. Joshe a été élevé par ses sœurs, seul garçon au milieu des jupes terreuses et des tabliers gras. Il voulait être soldat, ou curé, quelque chose qui serait utile aux hommes. Il était frêle et avait besoin de lunettes, il serait curé.

Quand il ne chantait pas, il priait pour nous. A voix haute, en lisière de tranchée comme au bord d’une tombe. Le matin, avant les pelles, nous l’écoutions à genoux. Le soir, quand l’angélus sonnait à Sainte-Brigid, il saluait Marie en faisant les gros yeux si nos lèvres restaient closes. Le père Donoghue l’aimait bien. Il l’appelait « l’ange ». Il était son enfant de chœur. Malgré son âge, son visage disgracieux, sa peau de craie bouillie, ses cheveux de crin, ses yeux croisés et ses oreilles immenses, il était respecté. Des femmes disaient qu’un esprit s’était emparé de son corps. Maman le voyait leprechaun, un elfe, un lutin de nos forêts. Un jour, Tim Gormley a juré que Dieu l’avait affligé pour en faire un saint.

— Quelle pitié ! J’espère bien que non, lui avait répondu doucement Joshe.

Et Gormley s’était retrouvé avec sa méchanceté sur les bras, sans trop savoir qu’en faire, entouré de ses hyènes de frères.

A cause des Gormley, nous avons quitté l’Irlande. Ils ont été la cruauté de trop. Un soir de février, Timy et Brian ont coincé petit Kevin sur le chemin du presbytère. Mon frère rapportait le lait du fermier à la maison. Il a fait des moulinets avec son pot, en crachant. Petit Kevin a toujours fait ça. Lorsqu’il avait peur, lorsqu’il était en colère ou dérangé dans son silence, il se hérissait comme un félin. Ses cheveux roux dans les yeux, ses lèvres retroussées, ses dents noires, il bavait sur son menton et crachait. Cette fois, les Gormley n’ont pas reculé. Timy a frappé les jambes de mon frère avec une crosse de hurling, notre sport national. Brian a tapé son oreille, poing fermé. Petit Kevin a cabossé l’aluminium du pot à lait contre le muret en crachant sur les ombres. Lorsqu’il est rentré à la maison, mon frère boitait. Il pleurait. Il tenait serrée l’anse du pot, tombé sur le trottoir. Personne ne l’a grondé. Ma mère a regardé par la fenêtre. Elle avait peur que la bande l’ait suivi. Séanna et moi sommes sortis en courant, avec un goût de sang et de lait en bouche. Petit Kevin était couvert d’urine. Ces chiens lui avaient pissé dessus. Nous avons traversé le village en hurlant le nom maudit de Timy Gormley. Séanna a jeté une pierre dans la vitrine de l’épicerie où sa mère travaillait. Nous n’avons tué personne. Nous avons renoncé. Nous sommes rentrés.

Ma mère nous attendait à la porte, son châle sur la tête. Elle avait accepté l’offre de Lawrence Finnegan, son frère. Nous ne pouvions continuer à vivre à Killybegs, entre l’humiliation, l’humidité et les coups. Elle partait, nous suivions. Nous allions quitter notre Irlande, la terre de mon père. Nous allions ailleurs, de l’autre côté, nous allions traverser la frontière pour la guerre.

— Moi vivant, jamais mes enfants ne verront un drapeau britannique, disait mon père quand la bière l’emportait.

Il était mort. Sa parole était morte avec lui.

Maman avait décidé de vendre la maison de mon père. Pendant des semaines, l’écriteau jaune et bleu est resté planté dans le gravier de notre allée. Mais cette tristesse de pierres n’intéressait personne. Trop exiguë, trop éloignée de tout. Et puis la mort rôdait par là, la misère, la douleur de cette veuve à chapelet qui parlait à Jésus comme on rabroue son homme.

Un matin, au petit jour, oncle Lawrence est venu avec son camion de ramoneur. Nous étions le 15 avril 1941, deux jours après Pâques. Ma mère avait dit que nous irions à la messe à Belfast, le lendemain.

Belfast. Je tremblais de cette grande ville, de cet autre pays. Lawrence ressemblait à maman, avec du rugueux dans la voix. Un regard plus dur, aussi. Mais surtout, il vivait silencieux. Il parlait rarement, ne jurait jamais, ne chantait pas. Les lèvres étaient pour lui le seuil de la prière.

Il a compté mes frères et mes sœurs, comme on donne à l’acheteur de la ville le nom de nos moutons. Il faisait beau. C’est-à-dire sans pluie, sans même une menace. Le vent de mer entrait dans la maison à pleines claques. Nous n’avons presque rien emporté. Ni la table, ni le banc, ni le buffet. Mais quand même, la soupière de Galway que ma grand-mère avait offerte à sa fille. Les matelas ont été empilés sous la bâche. Séanna, ma mère et bébé Sara se sont installés à côté de Lawrence et nous tous, entassés derrière dans la chamaille. J’ai le souvenir d’un instant étrange, drôle et énervé. Maman pleurait. Elle avait refermé la porte puis donné un coup de pied dedans. Puis elle a demandé de faire un détour pour dire adieu à son mari.

Nous avons traversé le village. Une femme s’est signée sur notre passage. Tellement d’autres ont continué leur chemin. Ni ennemis, ni amis, personne pour nous pleurer ou nous maudire. Nous quittions notre terre et la terre s’en foutait.

Au cimetière, notre oncle a baissé le hayon du camion. Nous avons marché vers la tombe, ensemble, sauf bébé Sara qu’on a laissée dormir et Lawrence, resté au volant. Devant la croix, maman nous a fait mettre à genoux. Et puis elle a dit à mon père que tout était sa faute. Que nous n’aurions plus jamais de toit, ni de pain. Qu’elle tomberait malade et que nous allions mourir les uns après les autres, sous les bombes allemandes ou les baïonnettes anglaises. Qu’elle avait bien de la peine, que nos joues étaient creuses et le bord de nos yeux presque noir. Elle a pris une dame à témoin, qui lissait le gravier de son homme.

— Hein ? Vous avez vu ça ? Vous les avez comptés ? Neuf ! Ils sont neuf et moi je suis seule avec les neuf sans plus personne pour m’aider !

La dame a jeté un regard sur notre troupe et puis elle a hoché la tête en silence. Je me souviens de cet instant parce qu’une mouette a ri. Elle balançait dans le vent, au-dessus de nos têtes, et elle a ri de nous.

*

Je n’avais jamais vu d’uniforme anglais autrement que dans les regards haineux de mon père. Le nombre de ces soldats qu’il disait avoir pris par le col ! A l’entendre, la moitié de l’armée du roi était repartie au pays avec au cul la boue de sa semelle.

A la frontière avec l’Irlande du Nord, les Britanniques nous ont fait descendre du camion. Je ne savais pas encore distinguer les Volontaires pour la Défense de l’Ulster, la Police Royale ou les Brigades Spéciales, ces « B-Specials » que mon peuple vomissait. Lawrence n’a pas dit un mot. Ma mère non plus. Comme si un ordre secret interdisait à un Meehan ou à un Finnegan d’adresser la parole à ces gens. Ils étaient casqués, le pantalon tire-bouchonné sur leurs souliers de guerre. Celui qui nous a fouillés avait le bouton de col fermé, un casque plat, un sac sur le torse, son fusil dans le dos et la baïonnette que craignait maman. C’était la deuxième fois de ma vie que je voyais un drapeau britannique.

La première, ce fut le 12 juin 1930, dans le port de Killybegs. Le Go Ahead, un chalutier anglais à vapeur, faisait escale pour réparer une avarie de moteur. Il avait deux mâts, des voiles rouge sombre et sa cheminée crachait une fumée noire. En moins d’une heure, la moitié du village était sur la jetée. J’avais cinq ans. Je tenais la main de Séanna, et mon père était là aussi. Pendant que les marins installaient l’échelle de coupée, mon frère me faisait lire l’immatriculation du bateau, peinte en blanc sur la poupe. Je reconnaissais les chiffres, j’étais fier. J’ai même gardé longtemps le numéro – LT 534 – que j’ai recopié avec maman en rentrant à la maison. Deux policiers du port sont montés à bord, un drapeau irlandais à la main. Le pavillon de courtoisie que le capitaine avait envoyé était taché et déchiré. Alors Killybegs leur a offert un drapeau irlandais tout neuf. Il a été hissé à tribord, sur le mât de devant. Les policiers ont salué la montée des couleurs. La foule a applaudi bruyamment. Accoudés au bastingage, les marins anglais fumaient sans un mot. Leur drapeau sommeillait à l’arrière, immense, enroulé par notre vent autour de son mât.

Il y a longtemps, mon père et ses copains avaient brûlé l’Union Jack sur la place de notre village pour célébrer l’insurrection de 1916. En l’honneur de James Connolly, Patrick Pearse et tous les fusillés, ils s’étaient rassemblés devant le Mullin’s un jour de Pâques. Il avait cessé de pleuvoir. Mon père avait fait un discours, debout sur un fût de bière, sourcils froncés et bras levés d’orateur. Il a rappelé le sacrifice de nos patriotes et a demandé une minute de silence. Après, un gars est sorti de la foule. Il a tiré un drapeau britannique de sa veste et mon père y a mis le feu avec son briquet. Ce n’était pas un vrai drapeau. Pas un drapeau fabriqué en Angleterre par les Anglais. Le nôtre avait été mal peint, au dos d’une blouse blanche. La couleur bavait et dépassait des croix mais on le reconnaissait quand même. Quand il s’est enflammé, les gens ont applaudi. J’étais là. J’étais fier. J’ai tapé dans mes mains comme les autres. Nous étions une cinquantaine. Et deux policiers irlandais surveillaient le rassemblement.

— Et merde ! Fais pas ça, Pat Meehan ! Pas leur putain de drapeau ! a crié le plus vieux lorsque mon père y a mis le feu.

— La ville va avoir des emmerdes ! a supplié l’autre.

L’Irlande était un Etat libre depuis quinze ans, mais les gens pensaient encore que l’armée britannique pouvait repasser la frontière pour se venger.

Les deux flics ont traversé la place en courant. Mon père et ses copains ont crié « Aux traîtres ! ». Ils étaient prêts à se battre pour défendre la flambée. Les femmes ont hurlé en serrant leurs gosses. Et puis Cathy Malone a eu une belle idée. Elle a enlevé son châle, levé la tête, offert son front, fermé les yeux et entonné La Chanson du soldat, les poings contre sa robe. Papa et les autres ont alors ôté leurs casquettes, garde à vous, vieux soldats. Les policiers ont été sidérés. Happés dans leur course par les premières notes, ils se sont ressaisis comme on obéit au sifflet. A l’arrêt, côte à côte, ils ont rectifié leur ceinturon d’un coup de pouce et porté les doigts à leur visière. Plus un bruit. Seul notre hymne national, notre fierté de cristal et Cathy Malone qui pleurait à verse. Le drapeau ennemi brûlait, tombé sur la rue humide, défié par une poignée de patriotes, quelques femmes enveloppées de leur châle, dix enfants aux genoux écorchés et deux policiers irlandais en uniforme. Jamais, vraiment, de toute ma vie, de commémorations immenses en célébrations grandioses, je ne retrouverai la beauté brute et la joie de cet instant.

A la frontière, leur drapeau était tout petit, abîmé. Il pendait à mi-mât comme un linge qui sèche. Mais cette fois, c’était un vrai. Et de vrais Britanniques. J’ai eu l’impression qu’ils étaient mieux habillés que nos soldats. Peut-être parce qu’ils me faisaient peur. Maman nous avait dit de baisser les yeux quand ils nous parleraient, mais moi je les ai regardés en face.

— Tu viens te battre contre les Jerrys ? a demandé le militaire qui me fouillait.

— Les quoi ?

Le gars m’a regardé bizarrement. Il avait un drôle d’accent, le même que Lawrence. C’était un Irlandais du Nord glissé dans un uniforme britannique. Sur sa vareuse, il y avait un insigne, une harpe surmontée d’une couronne.

— Les Jerrys ? ben… Les Krauts, les Fritz, faut te réveiller petit !

— Les Allemands, a soufflé mon oncle.

Il fouillait mon dos, entre mes cuisses, sous mes bras levés à l’horizontal.

— Tu ne sais pas qu’on est en guerre ?

— Si, je le sais.

Il a ouvert mon sac, plongeant la main dedans comme si c’était le sien.

— Mais non. Tu ne sais rien, l’Irlandais. Rien de rien ! a lancé le soldat qui fouillait le camion.

Lui, c’était un vrai. Un Anglais d’Angleterre. Mon père imitait souvent leur façon de parler, lèvre supérieure collée aux dents avec l’intonation ridicule des gens de la radio.

— Ne me regarde pas dans les yeux, l’Irlandais ! Tourne-toi ! Tournez-vous tous, mains en l’air et la gueule contre la bâche !

Mon oncle m’a retourné de force. Nous avons tous levé les mains.

— Votre truc à vous c’est de nous tirer dans le dos hein ?

Je le sentais derrière moi.

— Tu as applaudi quand ces salopards de l’IRA nous ont déclaré la guerre l’année dernière ?

Je ne répondrais pas.

— Tu sais qu’ils posent des bombes dans les cinémas à Londres, à Manchester ? Dans les postes ? Dans les gares ? Dans le métro ? T’as entendu parler de ça ? T’en penses quoi, l’Irlandais ?

— Il n’a que seize ans, a lâché ma mère.

— Ta gueule, toi ! C’est au morveux que je parle.

— Laisse tomber, a murmuré tranquillement l’autre soldat.

Il m’a fait me retourner, baisser les bras. Il m’a rendu le sac en désordre.

— Tu viens nous aider à gagner la guerre, c’est ça morveux ?

Je regardais ses chaussures boueuses. Je pensais fort à mon père.

— Parce qu’autrement, y a rien à voir, par ici.

J’ai relevé les yeux.

— Les traîtres, on les pend. On a assez à faire avec Hitler, c’est clair ?

Il a haussé la voix.

— Bon ! Ecoutez-moi. Vous entrez au Royaume-Uni. Ici, pas de De Valera, de neutralité, toutes vos conneries de papistes. Si vous n’êtes pas d’accord, vous faites demi-tour maintenant !

J’ai croisé le regard silencieux de Lawrence. Il disait de me taire, le front contre la bâche, les mains toujours levées.

Alors j’ai baissé la tête, comme lui, comme maman, comme mes frères et mes sœurs. Comme tous les Irlandais qui attendaient sur le bas-côté.

Mon oncle vivait près de Cliftonville, dans le nord de Belfast. Un ghetto catholique, un bastion nationaliste cerné par les quartiers protestants loyaux à la Couronne britannique. Il était veuf, sans enfant, et possédait deux maisons, l’une à côté de l’autre avec une cour commune. La première était son atelier de ramonage et il vivait dans la deuxième. Je n’avais jamais vu des rues aussi étroites, des alignements de briques aussi sinistres, rectilignes, à l’infini. A chaque famille son clapier. Rigoureusement le même. Une porte d’entrée, deux fenêtres en rez-de-chaussée, deux fenêtres à l’étage, un toit d’ardoises et une longue cheminée. Pas de façades colorées, de ces verts, ces jaunes ou ces bleus claquants de chez nous. Juste la brique de Belfast, rouge sale, noiraude, et les rideaux aux fenêtres qui souriaient un peu. Même les Vierges en prières contre les vitres étaient partout les mêmes, en plâtre bleu et blanc, achetées chez Hanlon’s le maraîcher.

Nous habitions au 19 Sandy Street. Ma mère s’est installée avec Róisín, Mary, Áine et bébé Sara dans une chambre du haut. Petit Kevin, Brian et Niall avaient pris l’autre, avec fenêtre sur la cour. Séanna et moi avions posé notre matelas au rez-de-chaussée, dans le salon. Nous courions dans l’escalier étroit en riant, monter, descendre, nous occupions l’espace. Il manquait une vitre à la fenêtre de la cuisine, remplacée par une plaque de bois. Tout était humide, le papier peint se décollait, la cheminée tirait mal mais nous avions un toit.

Pour notre première soirée à Belfast, Lawrence avait préparé un ragoût de mouton et de chou. Il vivrait désormais dans son atelier mais garderait notre clef. A Belfast, on ferme sa porte à clef. Nous nous sommes assis par terre, sur les matelas, dans le fauteuil et le canapé, les assiettes sur nos genoux. J’avais faim. Mon oncle a dit le bénédicité à sa manière.

— Mon Dieu, faites que notre assiette soit toujours pleine, que notre verre soit toujours rempli. Faites que le toit sur nos têtes soit suffisamment solide. Et que nous arrivions au paradis une petite demi-heure avant que le diable apprenne notre mort. Amen.

Maman a levé les yeux au ciel. Elle n’aimait pas qu’on plaisante avec l’enfer. Nous nous sommes signés. J’ai tout de suite aimé cet homme-là. Il a coupé le pain et l’a distribué honnêtement.

— Remerciez oncle Lawrence ! a dit ma mère en débarrassant nos assiettes.

— Merci, oncle Lawrence !

Il n’a pas répondu. Rarement, il répondait. Petit Kevin lui a demandé un jour si sa bouche était collée. Je crois qu’il a souri.

Séanna voulait sortir mais maman lui a demandé de rester devant la maison. Je suis allé avec lui. Il faisait presque doux, une pluie sans importance. Un peu partout dans la rue, des hommes parlaient, adossés aux murs. Chaque fois que quelqu’un passait, les autres le saluaient. Tous s’appelaient par leur prénom. C’était comme dans notre village.

Je venais d’avoir seize ans. Et ce soir-là, le premier de ma nouvelle vie, dans une Irlande qui n’était pas encore la mienne, j’ai rencontré Sheila Costello. Elle avait quatorze ans, c’était ma voisine de gauche en remontant la rue. Elle était grande. Elle avait les cheveux noirs, courts, les yeux vert étang et son sourire. Contre un peu d’argent, Mary ma sœur garderait bientôt la sienne le soir, quand leurs parents iraient au pub. J’ai embrassé Sheila quelques jours plus tard, un dimanche, dans l’obscurité, juste après l’angélus. Elle s’était baissée légèrement pour que nos lèvres se rejoignent. Elle m’a dit qu’un baiser n’était rien, qu’il ne fallait ni recommencer ni aller plus loin. Et puis elle m’a appelé « weeman », « petit homme ». C’est comme ça qu’elle est devenue ma femme.

*

— Tu ne sais pas qu’on est en guerre ? m’avait dit l’Anglais.

Ce soir-là, 15 avril 1941, nous l’avons su.

Nous venions de nous coucher. J’avais des éclats de Sheila sous les paupières. Elle avait trouvé mon accent « campagnard ». Je voulais m’appliquer à imiter le sien. Je sombrais dans ma nuit, le dos de Séanna contre le mien, repoussant sa jambe froide. Brusquement, tout a tremblé. Un vacarme inhumain, un fracas d’acier, de tôle fracassée, très bas au-dessus des maisons.

— Putain, des avions ! a dit mon frère.

Il s’est levé, a regardé au plafond. Il a allumé la lumière. Déchirements de sirènes. Affolement dans les escaliers. Un troupeau d’épouvante. Maman grise, bébé Sara en larmes, mes sœurs et leurs visages de nuit. Petit Kevin bouche ouverte, Niall avec un regard fou. Oncle Lawrence est entré en nous demandant de nous habiller vite. La première bombe a jeté Brian sur le sol. Juste le bruit. Mon frère est tombé sur le dos, la tête en arrière et les yeux retournés. Lawrence l’a pris dans ses bras. Il parlait fort et vite. Il disait que nous n’avions rien à craindre. Que les avions allemands étaient déjà venus mais qu’ils ne bombardaient pas nos quartiers, qu’ils frappaient le centre-ville, le port, la gare, les casernes, les riches mais pas les miséreux.

— Pas les pauvres ! Ne tuez pas les pauvres ! priait ma mère en sortant dans la rue.

Nous avions reformé notre chenille malheureuse, agrippés les uns aux autres par un pan de vêtement. Lawrence ouvrait la marche. Des familles surgissaient, laissant les portes ouvertes. La peur grimaçait les regards. Presque minuit. La lune était pleine, le ciel clair avait déshabillé la ville. Les avions étaient là, au-dessus, au-dessous, partout en nous, ils grondaient jusque dans nos ventres. Nous n’osions regarder. Nous baissions la tête de peur d’être heurtés par leurs ailes. La ville brûlait au loin, mais aucune de nos maisons.

— Mon Dieu épargne-nous ! pleurait maman, joue de bébé Sara contre la sienne.

Au bout de la rue, une explosion immense, un bouquet blanc a éventré la chapelle où nous allions nous réfugier. Le bruit de la guerre. Le vrai, le sidérant. L’orage des hommes. Un désordre de foule, assise brutalement, jetée, couchée, tassée pêle-mêle en hurlant le long des murs. Certains sont morts debout, stupéfaits. D’autres retombés sans forces.

Nous avons formé un cercle de peur, dos au danger. Lawrence s’est agenouillé. Maman et les plus jeunes au centre. Séanna, Róisín, Mary, mon oncle et moi les protégeant. Nous étions enlacés, tête contre tête et les yeux fermés.

— Ne regardez pas les éclairs, ça rend aveugle ! avait hurlé une femme.

Nous répétions « Je vous salue Marie », de plus en plus vite, en lacérant les mots. Nous faisions pénitence. Maman ne priait plus, elle avait quitté cette paix familière. Chapelet au poignet, bracelet de perles, elle hurlait à Marie comme on hurle à la mort. Elle l’appelait à l’aide au milieu du brasier.

Nous n’avons jamais pu rejoindre la fabrique O’Neill et son immense sous-sol. Nous sommes restés là jusqu’à ce que la guerre se lasse. Les avions sont repartis, ils ont disparu derrière les montagnes noires. Et nous sommes rentrés au milieu des gravats. Notre rue était intacte. Des maisons brûlaient juste derrière. Tout le nord de la ville avait été broyé.

— Les protestants ont ce qu’ils méritent ! a grogné un type en regardant le ciel rouge et noir au-dessus de York Street.

— Tu crois que les Jerrys font la différence ? a demandé une voisine.

Le gars l’a regardée avec colère.

— Ce qui est mauvais pour les Brits est bon pour nous !

Il était 4 heures. Tout empestait l’âcre et le feu. Aidée de la Sainte Vierge, Maman a couché ses petits. Elle lui parlait, la remerciait tout bas. Le visage de ma mère. Effrayant de larmes, barbouillé de morve, de salive moussue, de cheveux tombés sur le regard. Elle la suppliait. Il ne fallait plus qu’elle détourne les yeux de notre famille, Marie. Il fallait qu’elle soit là, toujours. D’accord ? Promis ? Promets-moi, Marie ! Promets-moi !

Lawrence a pris sa sœur tremblante par les épaules et l’a enfouie contre lui.

Au matin, avec Séanna et mon oncle, j’ai marché dans Belfast pour la première fois de ma vie. Le silence était en ruine, la ville retournée. Partout le bruit du verre, de l’acier bousculé, des gravats éboulés. Nos trébuchions dans les blocs, les briques en tas, le bois arraché aux charpentes. Des madriers barraient les avenues, couchés entre les poteaux électriques et les câbles du tram. Partout, la poussière d’après drame. Des fumées blanches et grises, le feu qui paressait sous les décombres. Au milieu des terrains vagues, les bombes avaient creusé des cratères remplis d’eau boueuse. Devant nous, une voiture, engloutie par une gerbe de rue. Des hommes erraient, mains noires, visages de suie, pantalons et manteaux couverts de cendres. D’autres se tenaient aux carrefours, seul à seul, sans un mot, le regard en débris. Peu de femmes. Le pas heurté d’un cheval, une charrette à bras. Les habitants choquaient leurs vélos au rythme des éclats de trottoirs. Devant une maison sans façade, des étudiants, pelles à la main. Quatre d’entre eux, en blouse de faculté, enlevaient un blessé.

Et puis j’ai vu mon premier mort de guerre, à quelques mètres de là. Un bras qui dépassait d’une couverture, brancard posé sur le trottoir. Le bras d’une femme, avec sa chemise de nuit soudée à la chair. Séanna a posé une main sur mes yeux. Je me suis dégagé.

— Laisse-le regarder, a lâché mon oncle.

D’un geste, j’ai repoussé mon frère. J’ai regardé. Le bras de la femme, sa main aux ongles faits, sa peau qui pendait du coude jusqu’au poignet comme une manche arrachée. Nous sommes passés tout près. La forme de sa tête sous l’étoffe, sa poitrine et puis rien, la couverture affaissée au niveau de sa taille. Plus de jambes. Dans la rue, un crieur de journaux vendait le Belfast Telegraph. Il hurlait des centaines de morts, un millier de blessés. Moi, j’ai vu un bras. Je n’ai pas pleuré. J’ai fait comme tous ceux qui passaient. Mon index et mon majeur sur mon front, ma poitrine, mon épaule gauche, mon épaule droite. Au nom du père et de tous les autres. J’avais décidé de ne plus être un enfant.

Jennymount Street, un homme jouait du piano, assis sur une chaise en bois. L’instrument avait été sauvé du brasier et tiré dehors, avec sa pellicule de cendres et de débris. Quelques enfants s’étaient approchés. Et leurs mères. Et aussi des soldats. Je connaissais cette chanson. Je l’avais entendue souvent à la radio irlandaise. Guilty, une histoire d’amour.

« Je suis coupable, coupable de t’aimer et de rêver à toi… »

Le musicien faisait des mines. Des œillades. Il imitait Al Bowlly, le chanteur préféré des filles de Killybegs.

— Dommage qu’il ne soit pas irlandais, avait dit ma mère, un jour.

— Heureusement qu’il ne l’est pas, avait répondu mon père.

Et il tournait le bouton du poste de radio posé sur le comptoir du Mullin’s. C’était un jeu entre eux. Il l’aurait bien défié au chant. Lui avec sa rocaille, l’Anglais avec son miel.

— Une voix de châtré, disait Patraig Meehan.

Il avait tort, il le savait. Mais rien de britannique ne devait heurter nos oreilles. Ni ordre, ni chanson.

Le 17 avril, deux jours après Belfast, Londres était bombardé à son tour. Al Bowlly est mort chez lui, soufflé par l’explosion d’une « mine-parachute ». La semaine suivante, sa ballade passait à la BBC comme une hymne funèbre.

Devant une maison éventrée de Crumlin Road, quelques pompiers entourés par la foule. Ils ne portaient pas de chaussures de feu, leurs manteaux étaient détrempés par l’eau des lances.

— Ce sont des Irlandais d’Irlande ! a crié un homme.

Leur capitaine donnait des ordres brefs. Tout de suite, j’ai reconnu la voix de mon pays. J’ai vu le camion Dublin Fire Brigade. Des Irlandais. Treize brigades de pompiers avaient traversé la frontière au matin. Elles venaient aussi de Dundalk et de Drogheda. Des habitants leur offraient du café et du pain. Des Irlandais. Je me suis rapproché. Je voulais que tous sachent qu’ils étaient de ce pays et que j’en étais aussi. Chaque fois qu’un passant se mêlait au groupe, je lui annonçais la grande nouvelle. Des Irlandais étaient venus aider. Je voyais le soldat à la frontière, avec sa moustache blonde et ses lèvres minces. Je rejouais la scène.

— Tu viens te battre contre les Jerrys ?

— Et comment !

Une vieille femme arrivait bras levés, comme une prisonnière. Elle prenait l’accent de Dublin pour de l’allemand. Elle sortait des décombres de sa maison. Elle était sonnée, couverte de suie et d’éclats de plâtre. Lorsqu’on lui a montré le camion irlandais, elle s’est assise sur le trottoir en secouant la tête, maintenant persuadée que le souffle des bombes l’avait expédiée à l’autre bout du pays.

Le rassemblement débordait sur la rue. Des soldats nous ont dispersés. Ils ont repoussé un journaliste du Belfast Telegraph et lui ont confisqué ses photos. Lawrence m’a expliqué. L’Irlande était neutre et sa présence aux côtés d’un belligérant, même en soldat du feu, pouvait embarrasser le gouvernement irlandais. Nos pompiers ont repassé la frontière le jour même.

Nous allions de tristesse en colère. J’écoutais la ville hachée. Les mots en fragments. « Je n’ai jamais aimé laver les vitres. Maintenant, j’ai une bonne raison pour ne plus le faire », avait écrit un commerçant, sur la devanture brisée de son magasin. A l’angle de Victoria Street et d’Ann Street, juché sur un parpaing, un homme criait que l’Irlande du Nord n’était pas protégée. Que n’importe quelle ville anglaise avait des abris, une défense antiaérienne, des troupes, des vrais pompiers.

— Savez-vous combien nous avons de canons antiaériens, le savez-vous ? hurlait l’homme.

Il attendait une réponse. Mais beaucoup continuaient leur chemin, honteux de prêter l’oreille.

— Une vingtaine dans tout l’Ulster ! Et des abris antiaériens ? Quatre ! Seulement quatre en comptant les toilettes publiques de Victoria Street ! Et des projecteurs ? Combien ? Hein ? Combien de faisceaux pour traquer les avions ? Une douzaine ! Il y avait plus de deux cents bombardiers, cette nuit au-dessus de nos têtes. Et le meilleur des Fritz, hein ! Des Junker ! Des Dornier ! Et nous, on avait quoi, nous ?

— Saleté de papiste ! a gueulé sans se retourner un type qui passait.

L’orateur lui a montré le poing.

— Imbécile ! Je suis un protestant loyal ! Britannique comme toi ! Membre de l’Ordre d’Orange de Coleraine alors ne vient pas me faire la leçon !

Et puis il est descendu de son moellon. Il a remonté son col de veste et remis son chapeau mou en marmonnant une nouvelle fois :

— Imbécile !

Un protestant. C’était la première fois de ma vie que j’en voyais un.

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