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Killybegs, mercredi 4 avril 2007

L’explosion m’a réveillé cette nuit à 3 heures. Violente, en échos fracassés. La foudre. Un arbre frappé dans la forêt. J’étais en sueur. J’ai rallumé le feu, passé un gilet sur mon pyjama. Et puis j’ai bu une bière en regardant les flammes.

Hier soir, en me couchant, j’ai chantonné. Ma voix m’a surpris. J’étais assis sur le lit, une biographie de James Connolly posée sur la couverture. J’ai tendu l’oreille, comme si quelqu’un d’autre était entré dans la pièce. Bière, vodka, fébrilité, ivresse. J’ai chantonné comme on s’oublie. Je me suis couché. J’ai lu. Une page pour aider le sommeil. Blessé par l’ennemi et soigné par l’ennemi, Connolly ne tenait pas debout le jour de son exécution. Alors il a été fusillé sur une chaise. Le 12 mai 1916, jour du supplice, le chirurgien qui avait sauvé sa jambe lui a demandé s’il voulait bien prier pour lui. Et aussi pour ceux qui allaient le mettre à mort.

— Oui, monsieur, a répondu Connolly, je prierai pour tous les braves qui font leur devoir selon ce qu’ils ont compris de la vie.

J’ai relu cette phrase, en prononçant chaque mot à voix haute.

« Selon ce qu’ils ont compris de la vie. »

Connolly avait prié pour ses bourreaux, parce qu’ils croyaient faire leur devoir. Je me suis levé, j’ai déchiré la page. Je l’ai collée dans le cahier. Ensuite, j’ai bu une bière. La dernière, celle qui précède toujours la suivante. C’était une blonde légère comme de l’eau. Je l’agaçais à la vodka. J’en buvais des pintes, versant l’alcool et la bière à parts égales.

Je me suis couché ivre, puis me suis réveillé terrorisé. Ce n’était pas la foudre. Un cri déchiré, d’acier et de ferraille. Pas loin de la maison, dans le chemin, peut-être. J’ai pris une lampe de poche et la crosse de Séanna, ma main crispée sur sa dragonne. Il faisait nuit. Il n’y avait rien dehors, moi seul. J’ai fait le tour de la maison. Du bruit dans mon dos. Le bruissement de la forêt. Un renard, ou un mulot en chasse.

— Je suis là !

J’ai hurlé.

— Tyrone Meehan est là !

Le vent marin jouait avec mes cheveux.

— Je vous attends, salauds !

J’ai interrogé le ciel. Il ne parlait pas d’orage. La lune caressait les murets de pierre et le haut des collines. J’avais été réveillé par une explosion de nuit, un fracas de mémoire. Ces remords en cahots qui déchirent les rêves.

Je suis rentré. J’ai ouvert la bouteille de vodka. Coule, coule, coule. Voilà, comme ça. La capsule gazeuse d’une boîte de bière. J’ai mélangé jusqu’au bord. Encore ivre d’hier, déjà ivre d’aujourd’hui. Et qui pour me juger ? Ici, je parle avec les rats. J’ai des amis cloportes. Je partage mon pain avec les fourmis soldats. Des unités entières, qui marchent sous mes ordres. Dans la maison de mon père, c’est moi qui commande. J’ai ouvert les rideaux, la fenêtre en grand. Je voulais qu’on me voie du milieu de la nuit. Dans quelques heures, il y aurait une clarté blanche à l’horizon. Les premiers oiseaux. La lumière qui pardonne. Encore un nouveau jour et je serais vivant.

*

Ce n’est pas une explosion qui m’a réveillé, c’est son écho. Son souvenir à jamais. Dix kilos d’un mélange de nitrate d’ammonium, gazole et TNT, conditionné par Jim dans une poubelle en fer remplie de clous, de boulons, de limaille, de bris de verre et de billes d’acier.

Nous étions à la fin du mois d’octobre 1981. La grève de la faim s’était terminée quelques jours plus tôt. Nous étions douloureux de revanche. Jim avait fabriqué trois engins similaires, cachés au premier étage d’une maison en ruine de Divis Flats. Le responsable de la logistique lui avait demandé un engin commandé à distance. La première bombe devait exploser le 11 novembre, pour désorganiser les cérémonies commémoratives de la victoire. L’IRA avait décidé que l’attentat aurait lieu pendant la réception donnée à l’hôtel de ville, dans un parking en plein air, à quelques rues de là.

Je n’ai jamais aimé les bombes. Pour moi, depuis la guerre mondiale et le blitz sur Belfast, ce mot était allemand. Je n’aime pas l’idée de la mort programmée.

— La bombe, c’est l’arme des pauvres, se défendait Jim.

Ivre, il a dit un jour qu’un poseur de bombes était un poseur de questions. Le pub a ri. Moi pas. La bombe ne tue pas, elle profane le corps. Elle le dépèce et le lacère. Je ne suis même pas certain que l’âme lui survive.

J’ai appelé Walder le 5 novembre. Rendez-vous au cimetière, sur la tombe de notre patriote. J’avais quelque chose pour lui, mais je voulais qu’il renouvelle ses engagements. Il me regardait avec intérêt. Pas d’arrestation ? D’accord. Nous en avions déjà parlé. Il s’y engageait ? Il s’y engageait.

— L’IRA prépare quelque chose pour le 11 novembre.

L’agent du MI-5 a blêmi. Machinalement, il a redressé le red poppy qui ornait son revers, le coquelicot de papier qui honorait les soldats tombés pendant la Grande Guerre.

— Quoi, quelque chose ?

— Un attentat. Au moment de la cérémonie.

La commémoration devait avoir lieu à 11 heures. La bombe serait commandée à 11 h 30, au moment des discours. Elle n’atteindrait personne, mais son bruit couvrirait l’événement.

— Où sera-t-elle placée ?

— Non. Ce n’est pas l’unité que je vous donne, c’est la bombe.

C’était sans grand risque. Une maison en ruine dans le bas de Falls Road. Trois poubelles cachées sous des gravats. Même si l’IRA avait des guetteurs, elle n’interviendrait pas. On n’engage pas le combat pour sauver du matériel.

— Tu ne risques rien ? m’a demandé Walder.

J’ai été touché. Je n’étais plus seulement victime de son chantage, mais aussi objet de ses soins.

— Vous ne faites pas des raids de routine dans les ruines ?

— Jour et nuit, a souri l’Anglais.

— L’IRA trouvera simplement que vous avez une sacrée chance.

Walder était pressé de prendre congé. Il était fébrile. Il m’a tendu la main, vraiment. Comme on traite un égal.

En le quittant j’ai ressenti quelque chose d’étrange. Jamais je ne me le suis avoué. Mais ce jour-là, et pour quelques heures encore, j’ai eu un sentiment de fierté. Donner trois bombes à l’ennemi ne mettait pas notre avenir en péril. Je combattais la mort, et je rassurais ceux qui se croyaient les maîtres.

Ce soir-là, au pub, j’ai oublié le traître.

— Ça fait plaisir de te voir en forme, Tyrone, m’a dit un vieux compagnon.

En rentrant, Sheila et moi avons fait l’amour en riant.

Le lendemain, 6 novembre, je suis allé lui acheter des fleurs et une bougie à la rose, qu’un camelot ambulant vendait dans Castle Street. En revenant, j’ai vu Jim, avec Manus et Brenda, deux jeunes qui nous avaient rejoints pendant les grèves de la faim. Jim m’a fait un clin d’œil. Manus venait tout juste d’avoir son permis de conduire. L’artificier voulait le tester pour le transport. Brenda m’a souri. Après la mort de Bobby Sands, elle m’avait demandé comment se rendre utile. Les trois se dirigeaient vers la cache. Si les Britanniques avaient opéré dans la nuit, comme c’était prévu, l’IRA ne trouverait plus que leurs traces de brodequins dans la poussière.

J’ai pris un taxi collectif. J’étais léger. Une collégienne m’a demandé si j’avais du feu. Puis si j’avais une cigarette. J’ai ri. Une gamine de chez nous, effrontée, menton haut et les poings sur les hanches.

Je remontais vers la maison. En passant devant sa porte, un pub de quartier m’a chuchoté quelque chose que j’aimais bien. J’allais entrer, la main sur la poignée de cuivre, lorsque tout a explosé. Un fracas immense, plus bas dans Divis. La rue s’est arrêtée. J’étais sidéré. Une fumée noire montait derrière les tours. Des gens se sont mis à courir vers le feu. Des taxis noirs faisaient demi-tour en klaxonnant pour se porter au secours des victimes. A Belfast, on ne fuit pas le malheur, on prête assistance à ceux qu’il frappe.

— Une putain de bombe ! a dit le patron du pub en sortant dans la rue.

J’ai chancelé jusqu’au trottoir. J’ai revu les trois. Jim, Manus, Brenda. Le mal qu’ils se donnaient pour paraître innocents.

Pas d’arrestation, avait dit Walder. Et ce salaud avait tenu parole.

Jim O’Leary, Manus Brody et Brenda Conlon sont morts soudés. Il a fallu séparer les chairs réunies par le feu. L’IRA a expliqué que le responsable de son unité avait été victime d’une erreur de manipulation. C’était faux. Notre état-major le savait, mais ne voulait pas reconnaître le revers technologique.

J’étais fou de colère. J’ai interrogé Walder, le flic roux, tous les salauds qui croyaient m’employer. Le policier a parlé. Pour que je me calme, que je reste à ma place, que j’arrête le tapage. Une unité de déminage était entrée de nuit dans la maison, avec quatre agents des SAS. Ils n’avaient pas enlevé les explosifs, mais simplement étudié leur mise à feu. Ils s’attendaient à un système de modulation complexe, répondant à des impulsions codées. Ils sont tombés sur un dispositif non protégé, une télécommande radio pour modéliste. La fréquence de la bombe était ouverte aux signaux parasites.

— Mallory est trop sûr de lui, ça le perdra, a soupiré un soldat.

Ils ont remis le matériel en place, effacé toutes traces. Mis la maison sous surveillance d’un toit de Divis Flats. Puis ils ont attendu que l’unité se remette au travail pour faire circuler leur émetteur, maquillé en camion de glaces. Allié à un hélicoptère, en vol stationnaire au-dessus du quartier, il a balayé un large spectre de fréquences radio, à la recherche de l’interrupteur pour l’actionner. L’opération a pris moins d’une heure. Au-delà, les Britanniques avaient décidé d’abandonner. Trop dangereux. Avec leur carillon triste, les camions de glaces sont pris d’assaut par les enfants. Celui-là tournait comme un maraudeur silencieux. Un type, qui repeignait sa barrière en blanc, l’a vu passer deux fois. La troisième, il s’est avancé pour interpeller le chauffeur.

C’est alors que la bombe a explosé, mise à feu par les Britanniques. Une épaisse fumée noire. Des cris. Et ces projectiles en pluie, écrasés tout autour.

— Ce n’est pas un flic comme moi qui décide ce qu’on fait avec tes informations, m’a dit le roux.

— Vous avez tué trois personnes !

— C’était leur bombe. Pas la nôtre.

Walder m’a dit la même chose. Il était désolé. Les services britanniques avaient découvert que l’IRA n’avait jamais eu l’intention de mettre l’engin dans un parking mais de forcer les portes de l’hôtel de ville avec la voiture piégée.

— C’est faux, putain ! Vous mentez !

— Parole contre parole, Meehan. Si tu le permets, j’accorde plus de crédit à mes services de renseignement qu’aux tiens. On a pris zéro risque, c’est tout.

Je n’ai pas refusé l’enveloppe qu’il m’a donnée. Cent cinquante livres pour mon taxi et le dérangement.

J’ai marché longtemps. J’ai traversé des quartiers hostiles, espérant en finir. J’ai enlevé ma veste, relevé mes manches de chemise. J’ai étalé mes tatouages comme on fait un doigt d’honneur. Le drapeau irlandais, la croix celtique et les chiffres 1916 en lettres noires.

Il ne m’est rien arrivé.

J’avais tué Danny. J’avais tué Jim et deux de nos enfants. Je n’étais plus un traître, j’étais un assassin. C’était fini. Et c’était sans retour.

*

J’ai de la fièvre. Le jour tarde. J’attends toujours ce lambeau de clarté. J’ai froid de mon pays, mal de ma terre. Je ne respire plus, je bois. La bière coule en pleurs sur ma poitrine. Je sais qu’ils attendent. Ils vont venir. Ils sont là. Je ne bougerai pas. Je suis dans la maison de mon père. Je les regarderai en face, leurs yeux dans les miens, le pardon du fusillé offert à ses bourreaux.

Mon Dieu maman, aide-moi.

J’ai tellement peur…

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