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Killybegs, mardi 2 janvier 2007

— Ça suffit ? a demandé Antoine.

— Ça ne suffit jamais, j’ai répondu.

Le petit Français était encombré de bois. Il portait les branches humides comme un garçon de la ville. Il avait neigé dans la nuit, mais le matin nous avait apporté le givre. Je l’ai regardé un instant, courbé sur un tronc, comme s’il avait peur d’abîmer ses habits. Je retournais une vieille souche, il a levé la tête et nos regards se sont croisés.

Tout à l’heure, lorsque Sheila l’avait déposé devant la maison, il a observé le grand sapin, la maison de mon père, le ciel de mon pays, mais il a évité mes yeux et je n’ai pas cherché les siens. J’ai fermé la porte à clef, je lui ai tourné le dos en marchant vers la forêt, ma hache sur l’épaule.

— On cherche du bois pour la cheminée.

Et il m’a suivi.

Je redoutais ce regard. Et il m’intéressait aussi.

Je n’avais pas revu Antoine depuis le 10 juillet 2006. Je l’avais emmené à Long Kesh. Depuis le processus de paix, le camp était désert. Comme Jack, les derniers prisonniers de guerre avaient été libérés six ans plus tôt. Restaient les bâtiments, les miradors, les murs barbelés et puis nos traces à tous.

A la sortie de la cellule n° 8, où était mort Bobby Sands, le petit Français avait été bouleversé. Je l’avais pris par les épaules et je l’avais appelé « fils ». Trente ans plus tôt, je lui avais donné ce petit nom. Un jour qu’il chantait l’alcool, il m’avait dit que j’étais son père d’Irlande. Mais cette fois, ce mot avait un autre sens.

— Je t’aime, je lui ai dit devant la porte de la prison.

Il m’a regardé. Il a voulu me répondre. Murmurer un mot qui abîme le silence.

— Je t’aime, j’ai répété.

Alors il s’est tu.

Ma trahison touchait à sa fin. Une question de mois, ou de semaines. Après plus de vingt ans, je n’étais plus utile à l’ennemi. Il allait me lâcher, me vendre. Le regard d’Antoine a été l’un des plus beaux jamais portés sur moi, et aussi l’un des derniers.

Lorsque le petit Français me regardait, je m’aimais. Je m’aimais dans ce qu’il croyait de moi, dans ce qu’il disait de moi, dans ce qu’il espérait. Je m’aimais, lorsqu’il marchait à mes côtés comme l’aide de camp d’un général. Lorsqu’il prenait soin de moi. Qu’il me protégeait de son innocence. Je m’aimais, dans ses attentions, dans la fierté qu’il me portait. Je m’aimais, dans cette dignité qu’il me prêtait, dans ce courage, dans cet honneur. J’aimais de lui tout ce que son cœur disait de moi. Lorsque Antoine me regardait, il voyait le Fianna triomphant, le compagnon de Tom Willams, le rebelle de Crumlin, l’insoumis de Long Kesh. Lorsqu’il me regardait, Danny Finley était vivant.

Mais ce jour-là, à Killybegs, le regard d’Antoine s’était éteint. Lui avec ses branchages, moi avec ma souche. Il ne me voyait plus. Il cherchait le traître. Je lui ai souri. Je ne sais pas pourquoi. J’ai fait le feu. Une fumée blanche refoulée par le vent.

— Tu peux t’asseoir, j’ai dit.

Il a pris place à la table de mon père, mains serrées entre ses cuisses. J’ai enlevé ma casquette molle et l’ai fourrée dans la poche de mon pantalon.

— Si le Français le veut, il est le bienvenu.

Le père Byrne avait passé le message et Antoine était là, encombré de silence.

— Tu veux savoir quoi ? Je t’écoute, fils.

Je lui tournais le dos, penché sur le bois mauvais.

— Rien.

Un tremblant de voix.

Je lui ai servi son thé. Il regardait le mur, je regardais le sol. Nos yeux n’étaient plus faits l’un pour l’autre.

— Tu veux savoir si des républicains sont morts par ma faute ?

— Non !

Il a crié, main levée. Il a heurté sa tasse. Elle s’est renversée. Le thé brûlant sur ses cuisses. Pas un cri, rien. Il a reculé sa chaise.

— Tu ne veux pas savoir ?

Il observait le liquide qui gouttait sur la terre battue.

— Tu ne veux pas ?

— Je ne sais pas.

Il ne savait pas. Il n’était pas en colère, pas triste. Il était perdu. Un enfant au fond de mon bois. A Belfast, l’IRA l’avait prévenu. S’il cherchait à me rencontrer, il serait banni. On tourne le dos au traître, on ne lui parle pas. On ne traverse pas le pays pour scruter son regard. On ne lui demande rien. Il est malade, le traître. Ceux qui le frôlent sont infectés. Le voir, c’est le comprendre. L’écouter, c’est trahir à son tour.

— Tu sais que tu ne pourras plus revenir en Irlande ?

J’étais debout, adossé au mur. Il a hoché la tête. Oui bien sûr, il savait.

Depuis que je lui avais acheté une casquette pareille à la mienne, vingt ans plus tôt, je l’avais toujours vu avec. C’était son déguisement d’Irlandais. A Belfast, il pensait qu’elle le faisait des nôtres. A Paris, il s’en servait pour se croire exilé. Une casquette paysanne, que personne ne portait plus, à part le vieux Tyrone Meehan et quelques anciens de carte postale. Avec ma casquette, Antoine était devenu Tony. Mais cette fois, c’est Antoine tête nue qui était venu me voir. Sans plus rien de nous deux.

Le feu ne prenait pas. La fumée brouillait nos regards.

— Et notre amitié ? a demandé le Français.

Antoine me fixait enfin.

— Quoi, notre amitié ?

Il a baissé la tête et je m’en suis voulu. Répondre à une question par une question, la tactique des hommes sans réponse.

Il est revenu.

— Elle était vraie, notre amitié ?

C’était donc ça.

Un instant, j’ai cru que le petit Français venait ici pour moi. Pour m’injurier ou pour me plaindre. Pour me dire tout le mal que j’avais fait. Pour hurler la déception, la colère, la honte. Mais il venait pour lui.

— Je ne comprends pas ta question, Antoine.

Je suis retourné à la cheminée.

— Tu me demandes si je suis ton ami ?

Il a hoché la tête.

— C’est pour ça que tu as fait tout ce chemin ?

Même mouvement timide.

J’ai remis ma casquette. Son image d’Irlandais.

— Regarde-moi, et dis-moi ce que tu crois.

Il a secoué la tête.

— Je ne sais plus.

— Tu ne sais pas grand-chose, hein ?

Il était déçu. J’étais meurtri. Je ne sais pas lequel était le plus blessé des deux.

J’aurais pu lui répondre.

Lui rappeler qu’un jour, à Paris, il m’avait croisé dans le métro. C’était une heure de pointe, le wagon était plein. J’allais retrouver Honoré le bureaucrate dans un café de Saint-Michel. A la station Opéra, j’ai vu monter le petit Français. Sa casquette, son badge IRA, ses breloques attendrissantes. J’ai été stupéfait. Paris, plus de deux millions d’habitants et je tombais sur le seul que je ne devais pas rencontrer. Dieu, le hasard, ma mauvaise conscience ou sa naïveté nous ont fait prendre ce jour-là et à cette heure, non seulement le métro, mais la même ligne, la même direction et le même wagon. J’étais assis dans un carré de quatre. Il était debout, face à moi, agrippé à la barre avec un regard de défi. A Belfast, je l’aurais interpellé.

— Antoine ? Tu es en opération ou quoi ? Regarde-toi petit Français, on dirait que tu montes à l’assaut ! Desserre les mâchoires ! Respire un grand coup !

Je me suis tassé sur le siège. Une dame en face de moi, un liseur de journal, une mère avec un enfant sur les genoux. J’étais contre la vitre. J’ai regardé dehors, le tunnel à n’en plus finir. Lui, observait les gens. J’ai croisé son regard dans le reflet. Il a ouvert les yeux, la bouche. Il s’est raidi. Il était stupéfait. C’était lui qui m’accueillait à Paris, toujours. Lui qui m’hébergeait, me nourrissait, m’aidait à ne pas me perdre. J’étais sa résistance irlandaise. A travers moi, il luttait. Il avait la casquette, les badges, mais aussi le frisson du clandestin. Une fois, il m’a demandé ce que je venais faire à Paris. J’ai souri.

— Tu bosses pour les Brits ou quoi ?

Il a rougi. S’est excusé. Plus jamais il ne poserait de questions stupides.

Il venait me chercher à l’aéroport et m’y reconduisait. Il n’avait pas le permis de conduire, je payais le taxi.

— C’est l’IRA qui offre, je lui disais.

Je prenais la note et il était tout fier.

Ce mercredi-là, je n’avais rien à faire sans lui dans ce métro, avec le petit sac de voyage qu’il m’avait offert. Il s’est avancé vers moi, jouant poliment des coudes. Je me suis retourné. J’ai eu un regard brutal, l’index sur la bouche, ces gestes soudains qui ordonnent le silence. Il s’est figé au milieu du wagon. J’ai esquissé un sourire blanc. Je le rassurais. Il s’est détendu. Il a eu un geste de la tête, une approbation silencieuse.

— Compris, Tyrone !

J’étais en opération, en mission périlleuse. Il n’aurait pas dû connaître ma présence. L’IRA le protégeait. Et moi cette fois, je l’épargnais. Il a eu son petit sourire. Son sourire de fils. Celui qui m’a toujours serré le cœur. Le sourire de celui qui comprend sans mot, qui admet sans question. Mon petit Français, mon compagnon de silence.

Le temps d’une station, il a repris la pose, casquette sur les yeux. Il ne combattait plus, il veillait. De soldat, il était devenu sentinelle. Je me suis levé. Il a jeté un long regard sur la foule. Il s’est senti d’un autre monde, d’une autre histoire, d’un secret. Il était en guerre, ils étaient en paix. Et son chef était là, protégé par leur insouciance. Quelle fierté.

Je suis descendu sur le quai. Il surveillait. Ses yeux murmuraient que tout était calme, sans danger. Que personne ne m’avait suivi. Lorsque le métro est reparti, il a eu un signe de tête. Un mouvement de rien, signe entre lui et moi. Et je l’ai vu dans son wagon bondé, sa casquette sur la tête, son sourire aux lèvres, tellement certain qu’il avait protégé notre République.

Ce regard échangé, j’en ai rêvé longtemps. Je ne l’ai même pas avoué à Walder ou à Honoré. Quelques semaines plus tard, à Belfast, j’ai pris Antoine à part. Il ne devait révéler ma présence en France à personne. Jamais. Pas même à nos amis dans le Mouvement. C’était la règle lorsqu’il m’hébergeait, c’était plus important cette fois encore. Et lui, comprenait. Bien sûr, évidemment, il comprenait. Il écoutait Tyrone Meehan comme on se fige aux premières notes de l’hymne national. Il ne cherchait pas à comprendre ma guerre, il vivait la sienne.

J’aurais pu lui dire tout cela. Je lui devais une part de vérité. Je lui devais un autre regard, le vrai, celui de l’homme sali. Celui du déloyal, de l’infidèle. Je voulais qu’il affronte ces yeux-là. Qu’il les connaisse. Et qu’il sache aussi l’homme fragile et traqué. L’inviter à mon chevet était une façon de lui offrir ce qui restait de moi.

— Tu sais que je vais mourir, fils ?

Son silence m’a répondu non.

— Mon Dieu ! Tu ne sais vraiment rien de ce pays…

J’ai quitté le mur de chaux.

Sheila venait de klaxonner. Elle ne voulait pas entrer. Elle était contre cette visite. Elle ne comprenait pas pourquoi j’acceptais la présence d’un étranger.

Antoine s’est levé. Il avait froid, lèvres grises. Je suis allé à la porte, je l’ai ouverte pour lui. Je retenais mes gestes. Je savais qu’ils seraient nos derniers.

— Tu ne m’as pas répondu, a murmuré Antoine.

J’étais glacé, corps tombeau. J’ai eu mal. Une douleur vive, un couteau planté de la gorge au cœur. Et j’ai ouvert mes bras. A lui, à Jack qui me manquait.

Il s’y est réfugié sans un mot. Ma veste humide, mon vieux pull de laine, mon écharpe d’hiver, son manteau glacé. J’ai senti la pauvreté des couvertures de Long Kesh. Ce mélange d’écœurant, d’aigre, d’homme et de chien. Nous sommes restés comme ça.

J’aurais pu lui répondre.

Il était pour moi à la fois l’étranger et mon peuple. Celui qui m’avait vu et celui qui ne me verrait plus jamais. Il était le petit Français et toute cette Irlande qu’il suivait pas à pas. Il était un peu de Belfast, un peu de Killybegs, un peu de nos vieux prisonniers, de nos marches, de nos colères. Il était le regard de Mickey, le sourire de Jim. Il était de nos victoires et de nos défaites. Il avait tant et tant aimé cette terre qu’il en était.

Etait-ce l’amitié ? Je n’avais pas de réponse. Avais-je trahi cet amour-là ? Bien sûr, je l’avais trahi. Je m’étais dissimulé derrière Antoine, derrière son courage et ses certitudes. Je ne pouvais en avoir ni remords, ni regrets. Il était trop tard aussi pour le pardon ou l’éclat de conscience. Le traître et le trahi, enlacés l’un pour l’autre. Oui, l’homme du métro parisien s’était servi de lui. Et alors ? Et qu’est-ce que cela changeait à cette étreinte funèbre ?

Il avait son manteau de ville, ses pantalons trop courts, ses gants de laine noire. J’avais le dos voûté, les cheveux en désordre, ma casquette molle, le pantalon froissé passé dans mes bottes terreuses. Je l’ai repoussé légèrement. Il m’a offert un regard dont je n’ai pas voulu.

Je lui ai tourné le dos, ai levé une main d’adieu.

Ils pouvaient venir et la mort me prendre. Peu m’importait.

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