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Killybegs, dimanche 24 décembre 2006

Je suis retourné souvent à Killybegs, dans la maison de mon père. Aujourd’hui encore, il n’y a pas l’électricité, ni l’eau. J’ai laissé le cottage comme ça, pour garder sa part de traces et d’ombre. Pour maman ranimant la cendre, accroupie devant la cheminée, mains en cornet sur ses lèvres. Pour mon père, assis à table, poings sous le menton en attendant que la pluie cesse.

Sheila, ma femme, n’a jamais aimé me suivre ici. Elle disait que c’était un caveau. Que l’ombre mauvaise de Patraig Meehan passait dans mon regard quand j’étais sous son toit. Mes frères et mes sœurs n’y sont jamais revenus. Etats-Unis, Angleterre, Australie, Nouvelle-Zélande. A part bébé Sara, tous ont choisi l’exil. Alors, j’ai gardé la clef. Moi seul. Comme on protège un lambeau de mémoire. Depuis les années 60, c’est ici que je me suis toujours réfugié. Quitter Belfast, la ville, la peur, les Britanniques. Passer la frontière. Retrouver l’Irlande de notre drapeau. De temps en temps, pour quelques jours ou quelques semaines, tirer l’eau du puits, frissonner devant la cheminée noire. Marcher dans la forêt, ramasser le bois pour la brassée de nuit. Ne sursauter à rien d’autre qu’au craquement du feu. J’ai refait la chaux blanche des murs épais. J’ai réparé le toit d’ardoises. J’ai abattu le vieil orme malade, mais gardé le grand sapin. Toutes ces années, je venais ici pour me guérir de la guerre. Obligé en rien, pressé par rien, ne redoutant personne. J’étais en retraite. Un ermite, un moine de nos couvents, un reclus.

Je suis souvent retourné dans la maison de mon père, mais c’est pour mourir que j’y suis revenu, il y a quatre jours. Sans ma femme, sans mon fils. Seul, arrivé en car de Dublin. Sheila m’a rejoint deux jours plus tard, pour une heure. Elle m’a apporté des vivres, de la bière, de la vodka, la crosse de hurling de Séanna, et elle est repartie pour Belfast. Je ne voulais pas qu’elle reste. Trop dangereux. Jack devrait venir me voir aux premières heures de janvier.

Sur le mur de la cuisine, j’ai dessiné au crayon noir une sorte de calendrier, comme ceux que nous faisions en prison pour ne pas perdre le temps. 24 décembre 2006. Une barre par jour, une botte par semaine. J’ai tenu les trois premiers jours sans sortir. La chaumière était devenue mon terrier. Je fermais la porte de l’intérieur, bloquant la poignée avec un madrier. Sheila avait cousu des rideaux opaques. A la nuit, je les ai tirés avec soin avant d’allumer mes bougies.

Ma femme et mon fils m’avaient supplié d’éviter le Mullin’s. Ils craignent pour ma vie. Ils ont sans doute raison. Après trois jours, cloîtré dans la maison de mon père, j’ai pourtant renoncé à me cacher.

Ce matin, je suis allé au village, acheter un cahier et quelques stylos. Je veux écrire. Pas avouer, encore moins expliquer mais raconter, laisser une trace. Puis j’ai marché sur le port, dans la lande, en lisière de la forêt d’hiver. J’étais juste un vieil homme, casquette sur les yeux et veste en fin de vie. Personne ne reconnaîtrait en moi Meehan, le traître. Pas même ce salaud de Timy Gormley, qui n’avait jamais quitté sa rue depuis l’enfance, et qui mourrait certainement un jour en la traversant à petits pas.

J’ai appelé Sheila avec mon portable.

— Quelqu’un va te reconnaître. Rentre au cottage, a supplié ma femme.

Elle voulait vivre ici avec moi, quand même et malgré tout. Mais j’ai refusé. Trop de risques. Belfast était devenu irrespirable pour elle. Alors elle s’est installée à Strabane, chez une amie, à une heure de route.

— Ils viendront, soufflait-elle.

Bien sûr, ils viendront. Ils étaient déjà venus, d’ailleurs. Lorsque je suis arrivé ici, j’ai nettoyé le mot « traître ! » barbouillé au goudron noir sur la chaux du mur. Et puis quoi ? Attendre à Belfast, ici, derrière les rideaux de la maison ou devant mon verre au pub, quelle différence ? Ils viendront, je le sais.

J’avais décidé. Chaque soir, je passerai la porte du Mullin’s. Boire la bière de mon père, occuper sa table ronde adossée au mur ocre, entre les fléchettes et les toilettes pour hommes. Sa fenêtre, son seuil, son perron d’ivresse. Aujourd’hui, ma première pinte a même été pour lui. Je l’ai bue les yeux clos. Et puis j’ai regardé le pub. Tout avait changé, rien n’avait changé. Il était plus petit que dans ma mémoire écolière. Les odeurs avaient perdu leur patine. Sur les murs, les affiches avaient remplacé les gravures sous verre. Les voix étaient plus douces, les rires absents. Mais sur le sol, près de la table, il restait l’empreinte du vieux poêle que l’on gavait de tourbe. Le parquet gardait les traces des pas anciens, des bières renversées, des brûlures de tabac. Il traînait partout des éclats de nous.

Je me suis senti bien. J’ai sorti le sliotar de ma poche, la balle de hurling que Tom Williams m’avait offerte il y a soixante ans. Lorsqu’il me l’a lancée, une nuit en pleine rue, elle était blanche, presque neuve. Il s’en était servi une fois, dans un match amical contre une équipe d’Armagh. Le capitaine adverse avait quinze ans. Lui et ses gars avaient écrasé Belfast. En hommage au perdant, ils avaient signé le sliotar et en avaient fait cadeau à Tom. Aujourd’hui, les noms étaient effacés. La balle avait une couleur d’ardoise sous la pluie. Peau écaillée, couture déchirée, cuir ridé de vieil homme. A l’intérieur, le liège était noir, dur comme une compression de tourbe. Elle n’était même plus ronde, même plus lisse, même plus balle. Un pruneau éventré. L’amulette du condamné.

Et puis j’ai posé le cahier sur la table ronde. Un cahier d’enfant, avec une couverture vert pays. Je l’ai lissé longtemps du plat de la main, avant même de l’ouvrir. J’ai hésité. Je voulais écrire Le journal de Tyrone Meehan sur la couverture, mais j’ai trouvé ça trop prétentieux. Confessions, non plus, ne me plaisait pas. Ni Révélations. Alors je n’ai rien noté du tout. J’ai ouvert le cahier, écrasant la pliure du poing.

A la sixième pinte, j’ai écrit quelques mots sur la première page de droite :

« Maintenant que tout est découvert, ils vont parler à ma place. L’IRA, les Britanniques, ma famille, mes proches, des journalistes que je n’ai même jamais rencontrés. Certains oseront vous expliquer pourquoi et comment j’en suis venu à trahir. Des livres seront peut-être écrits sur moi, et j’enrage. N’écoutez rien de ce qu’ils prétendront. Ne vous fiez pas à mes ennemis, encore moins à mes amis. Détournez-vous de ceux qui diront m’avoir connu. Personne n’a jamais été dans mon ventre, personne. Si je parle aujourd’hui, c’est parce que je suis le seul à pouvoir dire la vérité. Parce qu’après moi, j’espère le silence. »

J’ai daté : Killybegs, le 24 décembre 2006. J’ai signé. Et puis je suis rentré.

J’ai remonté la rue, dépassé les frontières du village. Je suis retourné dans la maison humide et noire, le sliotar de Tom serré dans la poche. Je n’étais pas ivre, j’étais vertigineux, soulagé, inquiet. Je venais de commencer mon Journal.

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