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Je suis revenu en courant. J’ai sauté derrière le muret sans voir les buissons d’aubépine dans l’obscurité. La violence des ronces sur mon front, mes mains. J’ai étouffé un cri. J’étais noué, nuque douloureuse. La peur. Juste après moi, Danny Finley s’est jeté tête en avant dans le massif noueux de ronces.

— Merde ! C’est quoi ça ?

— Faudra donner des cours de botanique aux gars de Belfast, a grogné notre capitaine, un déserteur de l’armée britannique.

— Ça s’appelle des épines. C’est un peu comme leurs barbelés, a répondu une voix dans l’obscurité.

— Très drôle, a grogné Danny.

Nous étions une cinquantaine, couchés derrière les haies, adossés aux arbres noirs, rampant sur la terre gelée. Danny saignait, le visage lacéré par les aiguillons vénéneux. J’ai eu un geste de pitié.

— Tu n’es pas mieux, a-t-il grogné pour éteindre mon sourire forcé.

Il était 4 heures du matin. Nous allions attaquer le baraquement de la police royale de Lisnaskea, dans le comté Fermanagh. A la tombée de la nuit, un jeune prêtre d’Enniskillen avait béni notre troupe. Rome nous menaçait d’excommunication mais nos curés nous pardonnaient nos offenses. Nous étions rassemblés autour de lui, dans la lande, sous le vent, un genou à terre et la main sur le bois glacé de nos fusils. Nous étions en civil. Pas d’uniforme, pas même un drapeau. Des manteaux, des casquettes, des imperméables, des vareuses de drap et des souliers de ville. Nous ressemblions plus à une milice qu’à une armée. Ou alors à nos pères, pendant la guerre civile de 1922.

Chaque óglach devait couvrir son équipier. Danny me couvrait et je couvrais Danny. Les artificiers venaient de placer quatre bombes contre le mur de la caserne. Danny et moi étions avec eux. C’est en revenant nous mettre à couvert que nous avons plongé dans les épines.

Nous étions le 14 décembre 1956. Depuis deux jours, l’IRA avait lancé la « bataille de la frontière ». Venues du Sud, des unités républicaines portaient des coups aux Britanniques puis se repliaient de l’autre côté. Pour la première fois depuis 1944, nous reprenions les armes. Et certains combattants de Belfast prêtaient main-forte.

— Ouvrez la bouche et baissez la tête, a ordonné notre officier.

Les explosions ont été terribles. J’étais sourd. J’ai agrippé Danny. Tout volait autour de nous. Du béton, du bois, de minuscules projectiles qui sifflaient comme des balles. Nous ne devions pas entrer dans le bâtiment, juste le heurter.

— En position !

Derrière les murs, l’alerte. Des coups de sifflet, une sirène, des cris. Je me suis couché, coudes au sol et la joue contre la crosse de mon arme. C’était une carabine Mauser 98K. Je l’avais essayée à l’entraînement, mais jamais en opération. Un combattant avait trois chargeurs de cinq balles. Il n’était pas question de tenir un siège, mais d’annoncer notre retour au combat. J’ai tiré ma première balle sur rien. Une ombre humaine, peut-être. J’étais mal assuré. Je détestais la position du tireur couché. Le ventre écrasé, le choc du tir dans mon épaule, la joue cognée, une douleur à l’oreille. Je me suis levé.

— Tu fais quoi ? a hurlé un camarade.

J’ai tiré quatre fois, bien droit, jambes écartées comme à l’exercice. Je visais le chaos mouvant. Les hésitations qui nous faisaient face. J’ai rechargé. Je ne pensais à rien. Ventre vide, tête vide. Juste la poudre et le fracas.

— Reste à terre, Meehan !

Danny s’est porté à ma hauteur. Debout, comme moi. Un troisième s’est soulevé à son tour. Je ne voyais rien. Je faisais entendre mon arme. Nous tirions en même temps, posément. Quand ils ont riposté, Danny m’a entraîné à terre. Les policiers répondaient au hasard. Des guêpes de plomb au-dessus de nos têtes. J’ai enclenché mon dernier chargeur. Et brusquement, la voix terrible de la Browning. Déflagrations d’acier, saccadées, sèches, violentes.

— Attention, mitrailleuse ! On se replie, a ordonné notre capitaine.

Pas de victime chez nous. A part Danny et moi, griffés par les ronces. Notre unité est repassée au sud juste avant le lever du jour. Nous avions ordre de nous rendre sans combattre si nous étions interceptés par l’armée irlandaise. L’état-major de l’IRA avait décidé que nos balles étaient pour l’ennemi britannique, pas pour nos frères de l’Etat libre.

Derrière la frontière, à l’entrée d’un village, le camion d’un charbonnier nous attendait. Nous avons rendu nos armes. J’ai tendu la mienne à regret. Un soldat n’est rien sans son fusil, juste un vaincu. Deux hommes les enveloppaient dans des couvertures noires et les plongeaient sous les boulets de houille.

Autour de nous, les premiers habitants matinaux. Ils baissaient les yeux à notre rencontre. Pas de ferveur, pas d’hostilité non plus. Je ne retrouvais ni les clins d’œil de Belfast, ni ses portes grandes ouvertes. Pour beaucoup d’Irlandais d’ici, la guerre était finie depuis plus de trente ans. Si elle continuait au nord, « de l’autre côté », ce n’était pas leur affaire.

Des membres de l’unité sont repartis chez eux à pied, à travers champs. C’étaient des paysans, des voisins. D’autres avaient laissé leurs vélos dans le fossé. Deux sont montés dans le camion, revolver à la ceinture. L’officier nous a serré la main, à Danny et à moi. Il prenait son temps. Il tenait à nous montrer qu’il n’avait rien à craindre. Que dans cette région, la République était souveraine. C’est alors que deux policiers sont apparus au coin de l’église. Ils nous ont vus. L’un a arrêté l’autre d’un geste du bras. Sans un mot, ils nous ont tourné le dos et sont repartis tranquillement.

— Nous ne vous chassons pas, j’espère ? leur a lancé le capitaine de l’IRA.

Il a ri. Une voiture est arrivée, il est monté à bord avec quatre autres. Et pour nous, sa main par la vitre ouverte.

Éirinn go Brách !

J’ai frissonné. La dernière fois que j’avais entendu ce cri, c’était lorsque Patraig Meehan avait frappé George, l’âne du vieux McGarrigle. J’étais enfant. J’avais eu honte de mon père, honte de cette « Irlande pour toujours ! » Et voilà qu’aujourd’hui elle était toute ma vie.

Danny et moi sommes rentrés en car à Belfast. Nous avons passé la frontière séparément. J’ai détesté le premier drapeau britannique aperçu sur le chemin, planté dans un jardin d’hiver. J’ai détesté les décorations de Noël, qui grimaçaient devant les rideaux blancs des maisons riches. Je regardais mon pays gelé. Sa beauté. Son malheur.

Je ne ressentais rien. J’étais épuisé. Je somnolais. Je me suis demandé si j’avais tué quelqu’un lors de l’attaque. Je m’étais préparé à mourir, mais pas à tuer. J’espérais ne jamais affronter le regard d’un mort. J’étais en sursis. Victime en sursis, assassin en sursis. Nous l’étions tellement, tous. Et je le savais tellement.

*

J’ai été interné le 16 mai 1957, à trente-deux ans. Arrêté comme des centaines d’autres nationalistes, des deux côtés de la frontière maudite. Une fois encore, sans charge, sans procès, sans même l’espoir d’une condamnation.

Dans ma cellule, à Crumlin, nous étions trois. Les prisons britanniques n’avaient plus de place pour la solitude. L’hygiène était animale, la nourriture excrémentielle. Nous ne savions pas si nous étions là pour un mois ou pour dix ans, captifs à temps ou reclus à vie. Alors les plus faibles se sont rendus, les plus vieux, les sans-espoir. Contre une libération anticipée, une centaine d’entre nous ont renoncé à la violence. Séanna l’a fait. Le capitaine Séanna Meehan, mon frère. Il avait été abîmé par les batailles, par la prison. Et il n’aimait pas les rumeurs socialistes qui couraient nos rangs depuis la fin de la guerre.

— Je suis un patriote irlandais, pas un communiste ! répondait-il quand nous rêvions d’un autre pays.

Il ne croyait plus en notre destin. Il disait que l’IRA était un moustique qui tournait vainement autour d’un lion. Il se moquait même de nos armes.

— Trois hommes pour un fusil ? On va aller loin avec ça !

Il n’avait pas peur. Ce n’était pas ça. Il refusait de lever les bras aux fouilles. Il crachait au visage de nos gardiens. Il ne leur offrait pas un cri lorsqu’il était battu. Il était simplement fatigué. Il abandonnait le fardeau de notre république. Il ne voulait plus de ce combat. Il déposait les armes. Il y avait eu Malachy Meehan, notre grand-père, membre de la Fraternité irlandaise, tué par les Britanniques en 1896. Et puis Patraig Meehan, notre père, mort d’avoir survécu à la défaite. Et moi, Tyrone Meehan, et lui, Séanna Meehan. Et qui, demain ? Qui encore pour gaver les prisons anglaises ou finir au bout de leurs fusils ? Niall Meehan ? Brian Meehan ? Petit Kevin Meehan ? Allez ! Et pourquoi ne pas offrir bébé Sara à leurs coups ?

Nous avons parlé longtemps. Des heures, ma tête entre ses grosses mains. Il allait signer le pacte. Sa reddition. Il rentrerait près de notre mère. Il emmènerait loin ceux de nous qui pourraient être sauvés. Il m’a demandé de le suivre. J’ai eu des mots de trop, des mots de morts. J’ai crié qu’un Meehan ne quittait pas sa terre. Il a ri méchamment.

— Ma terre ? Quelle terre ? Et qu’est-ce qu’elle fait pour nous, l’Irlande ? Qu’est-ce qu’elle a fait de nous, tu peux me le dire ? Ton problème, Tyrone, c’est que tu regardes le monde depuis le bas de ta rue. Quand un vieux te fait un clin d’œil au croisement, quand un gamin t’applaudit, quand une porte s’ouvre, tu penses que le peuple entier est derrière toi. Connerie, petit frère ! C’est quoi, l’Irlande républicaine, Tyrone Meehan ? Deux cents rues à Belfast, des ghettos lépreux à Derry, à Newry, à Strabane ? Des lambeaux de villages ! Les protestants sont majoritaires dans leur Ulster et ils le resteront. Dublin nous tourne le dos. Les Irlandais nous pourchassent avec la même haine que les Britanniques. Nous passons notre temps derrière des barreaux et quand nous sortons, c’est pour pleurer misère. Et quoi ? Qui pour entendre nos cris ? Quel pays pour nous défendre ? L’Allemagne d’Hitler ? Bravo ! Quelle grande leçon de politique ! Soutenir tout ce que notre ennemi combat ? C’est ça ? La danse avec le diable pour le reste des temps ?

J’ai pleuré, de détresse et de rage.

— Ouvre les yeux, Tyrone ! Réveille-toi ! Ce n’est pas une bataille que nous venons de perdre, c’est la guerre. La guerre de notre père. C’est fini, petit soldat ! Fini, tu entends ! Nous sommes des milliers d’encerclés entourés par des milliards de sourds. Il faut renoncer, Tyrone. Sauver ce qui nous reste, ta vie, nos vies. J’ai envie de voir Áine dans une robe qui ne lui fasse plus honte. Tu comprends ça, Tyrone ? Je veux des rires, des visages neufs, des rues sans soldats. Je ne veux plus de ce que nous sommes, petit frère. L’Irlande m’a épuisé. Elle m’a trop demandé, l’Irlande. Elle a trop exigé de moi. J’en ai marre de notre drapeau, de nos héros, de nos martyrs. Je ne veux plus m’éreinter à en être digne. Je renonce, Tyrone. Et je sais que tu renonceras aussi. Un jour, quand tu auras la blessure de trop. Je vais respirer. Tu entends ? Vivre comme un passant dans la rue. Un n’importe qui. Un héros d’aujourd’hui. Celui qui rapporte sa paye à la maison le samedi et communie le dimanche tête haute.

Mon frère est sorti de Crumlin en octobre 1957. Béni par maman, il a emmené Brian et Niall aux Etats-Unis, chez un oncle Finnegan.

A Pâques 1960, lorsque j’ai été libéré, il était flic à New York et marié à Déirdre McMahon, une émigrée du comté Mayo. Pour la Saint-Patrick, cette année-là, il a défilé sur la Cinquième Avenue en uniforme, avec ses collègues irlandais, derrière la banderole verte de l’Emerald Society, l’association d’entraide. Maman m’a montré une photo de lui, posant devant une harpe en bois. Du bout du doigt, elle a caressé son visage, sa casquette, son uniforme étranger. Elle n’était ni fière, ni triste, ni rien. J’ai passé mon bras autour de son épaule.

J’avais trente-six ans. J’ai été promu lieutenant de l’IRA. Je me suis marié avec Sheila Costello. Jack est né un an plus tard, le 14 août 1961, notre fils et unique enfant. Avec lui et petit Kevin, je restais le seul homme Meehan, entouré de quatre filles. Je savais que seule ma mère nous retenait ensemble. Un jour, après sa mort, Róisín partirait. Et puis Mary. Et Áine. Petit Kevin et Sara suivraient l’une d’elles comme une mère. Mais déjà, tandis que maman priait à voix folle, mes sœurs se cachaient de moi pour parler d’Australie et de Nouvelle-Zélande. Sans jamais me l’avouer, Áine rêvait déjà d’Angleterre.

La « bataille de la frontière » était destinée à libérer des régions du nord de l’Irlande pour y installer les fondations d’une république provisoire. Ce fut un échec. Une fois encore, tout était à reconstruire. Notre armée en déroute, notre mouvement en lambeaux, notre courage. Quand la campagne de l’IRA a officiellement cessé, en février 1962, huit des nôtres avaient été tués, six policiers avaient trouvé la mort et seules nos rivières couraient libres.

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