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Depuis toujours, Sheila avait une habitude. Avec sa mère déjà, lorsque son père était interné, elle faisait les jeux-concours des journaux et des grands magasins. Elles remplissaient des questionnaires pour gagner des bons d’achat, une robe de chambre molletonnée ou la dinde de Noël. Lorsque j’ai été emprisonné, ma femme a repris son crayon. Elle cochait des cases, cherchait des réponses dans le dictionnaire, glissait son nom dans les urnes publicitaires. C’était pour elle une manière d’attendre, de tuer tout ce temps sans moi. Quand j’étais à Crumlin, elle a gagné un nécessaire à couture dans un panier d’osier, un coffret de vingt-quatre couverts argenté, un ballon de football, un réveil, du chocolat et des réductions par dizaines. En sortant de Long Kesh, j’ai trouvé un fauteuil neuf dans le salon, premier prix des magasins Stuarts. Depuis l’arrestation de Jack, elle s’était remise à jouer. Un jour, elle a gagné son poids en laine après avoir répondu à cinq questions sur le tricot.

Sheila ne se plaignait pas de ce sort. Elle m’avait aimé parce que je combattais et avait préparé son fils à combattre. Des femmes portaient les armes à nos côtés, transportaient des bombes ou collectaient des renseignements mais Sheila avait fait un autre choix. C’était une militante, pas un soldat. Avec Cathy, Liz, Roselyn, Joelle, Aude, Trish et tellement d’autres, elles étaient le cœur même de notre résistance. Elles pansaient nos plaies, elles s’asseyaient en chantant devant les roues des blindés, elles bloquaient les quartiers en tablier de ménage, elles allaient chercher leur homme au fond du pub pour l’obliger à se relever. Quand l’ennemi entrait dans le ghetto, elles étaient les premières à l’accueillir. En robe de chambre, en chemise de nuit, pieds nus parfois, à genoux au milieu des rues, raclant le sol de leurs couvercles de poubelle, elles étaient notre alarme. Elles manifestaient sans cesse pour la liberté de l’Irlande. En rang par trois, sans un cri, portant la photo de leur emprisonné ou la couronne fleurie de leur mort. Et elles entraînaient avec elles une armée de landaus.

Pour vivre avec le sourire de son mari dans un cadre de deuil, soigner son fils qui rentre au petit jour, tenir la main de son enfant au dernier souffle du jeûne, il faut un cœur barbelé. Et Sheila était de ces femmes.

Ce soir-là, lorsque je suis rentré du centre-ville, j’ai posé un jeu-concours près du téléphone, avec le courrier. Et puis j’ai attendu.

Nous étions le 2 mars 1981. Je venais de rentrer le seau à charbon de la remise. J’alimentais le poêle, à genoux sur la moquette.

— Ça te dirait une petite escapade à Paris, Tyrone ?

J’ai arrêté mon geste. Mon cœur était broyé.

— A Paris ?

Sheila est entrée dans la pièce, elle lisait mon prospectus.

— Après tout ce que tu as vécu.

J’ai levé une main. Jamais nous ne parlions de Long Kesh.

— Ecoute ça !

Je me suis retourné. Elle avait mis ses lunettes. Elle était belle.

— « C’est votre rêve ? Sanderson’s Store le réalise. Pour fêter l’ouverture prochaine de notre magasin dans votre quartier, gagnez un week-end pour deux à Paris, la ville la plus romantique du monde ! »

Je lui ai tourné le dos. J’ai enfourné le charbon.

— Tu t’imagines à Paris avec moi, weeman ?

« Petit homme. » Depuis l’enfance, elle m’appelait comme ça lorsque nous étions seuls. Sheila me dépassait d’une tête.

J’ai refermé la porte de fonte.

— Il n’y a même pas de questions. C’est un tirage au sort !

Elle s’est assise à notre table.

— Paris ! Tu te rends compte ?

Elle a relu encore à voix haute, et puis elle a rempli le bon.

J’ai enfilé ma veste, mis ma casquette.

— Tu sors ?

J’ai dit oui. Jamais elle ne me demandait où j’allais et à quelle heure je rentrerais. La guerre ne s’arrêtait pas à notre porte, elle le savait. Chaque fois que je la quittais, nous nous embrassions sans un mot. Son regard dans le mien, son sourire d’espérance.

— Si tu passes devant une boîte, tu peux glisser ça ? Il n’y a même pas besoin de timbre.

Dans la rue, j’ai déplié la publicité. L’écriture de ma femme.

Sheila et Tyrone Meehan. 16 Harrow Drive. Belfast.

Ses petites lettres bleues, sa manière de souligner nos prénoms. En arrivant sur Falls, je ne respirais plus. J’avais allumé une cigarette et enfoncé la visière sur mes yeux. J’ai soigneusement découpé nos noms sur le coupon. J’ai mâché les morceaux de papier. Puis j’ai déchiré le concours et jeté les morceaux par-dessus les grilles du parc. Je suis entré au Busy Bee. La foule habituelle. Les visages, les regards. Des signes d’amitié, des hochements de tête, un mot glissé à mon oreille, une main sur mon épaule.

Ils ne voyaient pas le traître. Mais comment faisaient-ils pour ne pas le reconnaître ? Ce mot semblait gravé sur mon front. J’avais décidé de boire. Je suis resté seul au bar, sur un tabouret haut. Au-dessus du comptoir, à côté du drapeau tricolore, une affiche. La photo d’un óglach républicain, veste camouflée, cagoule sur la tête et Thompson en main.

Les paroles perdues coûtent des vies

Dans les taxis

Au téléphone

Dans les clubs et les bars

Aux matches de football

A la maison entre amis

Partout !

Quoi que vous disiez, ne dites rien.

Je connaissais ces mises en garde. Elles faisaient partie de notre quotidien. Un jour, j’ai arrêté un gamin qui en arrachait une. Il la voulait pour sa chambre, et l’affaire n’a pas été plus loin. J’ai bu ma première pinte presque d’un coup. Et ma deuxième. Ma troisième. Paul, le barman, tirait la bière suivante lorsque la précédente était vide à moitié. Je ne lui demandais rien. Il savait que ce soir était à l’ivresse. Dans quelques heures, il lui faudrait trier lui-même les pièces de monnaie dans ma main pour encaisser la dernière. Nous avions été en cellule à la prison de Crumlin, avec Paddy Moloney, qui buvait son whiskey en lisant le journal, à l’autre bout de la salle. J’ai croisé le regard du soldat cagoulé sur le poster. J’ai baissé les yeux.

Toute ma vie j’ai recherché les traîtres. Toute ma vie, vraiment. Jusqu’à ce jour, j’avais un cœur de sentinelle. En entrant dans un club, je balayais la salle du regard. Mon premier mouvement, toujours. Sheila allait rejoindre notre table et moi je restais sur le seuil. Elle savait. Je regardais les visages un à un, les groupes, les attitudes. Puis j’allais aux toilettes et je cognais aux portes pour connaître les noms. Lorsqu’un inconnu entrait, j’envoyais un gars à sa suite. C’étaient souvent des supporters étrangers, des touristes favorables à notre cause qui venaient respirer la guerre au plus près. Ensuite, je m’asseyais dos au mur. Depuis que je suis arrivé à Belfast, je n’ai jamais tourné le dos à une porte ou à une vitrine. C’est Tom Williams qui nous l’avait enseigné.

— La mort doit venir en face, disait-il.

Et toute la soirée, j’observais encore. Je buvais, je riais, je parlais comme les autres, mais j’avais l’alerte en tête et l’alarme au ventre. J’aimais cette tension. Et plus le temps passait, plus je me raidissais.

Quand les Britanniques entraient dans le club, les Fianna nous alertaient.

— Brits !

J’adorais leur venue. C’était un pur moment de défi. Les guetteurs avaient vu arriver leurs blindés. Les portiers les laissaient patienter un instant, sur le trottoir, sous les projecteurs blancs du pub, derrière ses lourdes grilles. On les voyait sur les écrans de contrôle, pas très fiers. Pendant que le pêne électrique claquait dans la gâche, les verres changeaient rapidement de place sur les tables. Un óglach de l’IRA en service actif, qui s’ennuyait au jus d’orange depuis le début de la soirée, jouait l’ivresse devant les bières que ses voisins venaient de glisser devant lui. Les soldats observaient tout cela. Les boissons, les gestes, les sacs posés sur le sol. Ils passaient entre les chaises, déchiffrant les visages. Ils cherchaient les évadés, les mauvais garçons. Nous ne croisions pas leurs regards. Parfois, ils s’amusaient un peu.

— Tu as rasé ta moustache, Jim ? Tu es mieux comme ça.

Et Jim O’Leary se retenait de cracher à terre.

Lorsque l’orchestre ne jouait pas, le club faisait silence. Un silence absolu. Plus une parole, plus un rire, plus aucun froissement. Juste les pas ennemis sur le sol. Mais quand la musique était interrompue par l’entrée des uniformes, le chanteur s’avançait au micro.

— Mesdames et messieurs, l’hymne national irlandais.

Et la salle se levait. Les jeunes, les vieux, le curé qui passait par là, les fillettes qui quêtaient pour la fête de leur école, les nationalistes grincheux, les républicains du dimanche, les catholiques sans autre certitude que la résurrection, les soldats de la République, les préposées aux sandwiches, les serveurs, les plongeurs, ceux qui étaient sortis et déjà sur le seuil, tous se mettaient au garde-à-vous. Nos ennemis frôlaient nos soldats. Et ils le savaient.

Une fois, j’ai heurté le regard de l’un d’eux. Un gamin écossais, avec son calot à plumet rouge et blanc. Son fusil tremblait. Il était incongru, au milieu des mises en plis argentées, des lèvres rouges, des cannes, des vestes fanées, des poings serrés, des robes du samedi soir. Le militaire m’a regardé longuement et s’est excusé des yeux. Je le sais, j’en suis certain. Il était désolé. Il a plissé le front et murmuré quelque chose en passant à ma hauteur. Il portait son uniforme comme un fardeau. Il marchait à reculons, comme les soldats le font quand ils visent nos fenêtres. Il a heurté une table. Un verre est tombé. Il l’a relevé. Il a rejoint les autres en rajustant son gilet pare-balles.

— Sale singe ! a craché une femme.

Je l’ai regardée durement. Ce soldat était noir.

Paddy Moloney m’avait offert le whiskey de sommeil, celui qu’on jette dans le fond de sa Guinness quand le patron dit qu’il est temps de rentrer. J’étais ivre. J’ai pissé dans la rue, entre deux voitures. J’avais de l’amertume en trop. Il faisait nuit. Le vent s’était levé. En passant par le parc, j’ai vu sur la pelouse les papiers déchirés qui promettaient Paris. Sheila allait gagner ce voyage, je le savais. Dans quelques jours, un coup de téléphone lui annoncerait la grande nouvelle. Elle serait en photo dans l’Andersonstown News, radieuse, nos billets d’avion à la main. Elle ferait notre valise, s’inquiéterait de tout et tout la ravirait. Sheila n’était jamais allée à l’étranger. Moi non plus. Nous ne connaissions du monde que le bout de notre rue.

Je regardais les nuages au-dessus d’an Sliabh Dubh, la Montagne noire. La ville n’était pas hostile, ni le ciel. C’était encore ma ville et encore mon ciel. Je pouvais croiser les regards sans baisser les yeux. Mais je savais que dans quelques jours, tout cela serait fini.

J’ai eu envie de me rendre à l’IRA. Et puis j’ai eu peur. Mais pas de mourir. Je vivais dans la stupeur de Danny, et avouer aurait été lui demander pardon. Si j’avais eu la certitude que l’IRA était prête à me suivre, et donc à me juger, à abîmer avec moi ce symbole, à déchirer une page glorieuse de son histoire, je l’aurais fait. Mais j’étais persuadé du contraire. Nos chefs ne prendraient pas le risque de la vérité. Je me suis souvenu de la visite de l’état-major dans ma chambre d’hôpital. Danny martyr, Tyrone héros. Surtout ne pas entraver la marche de notre histoire. J’ai eu peur de cela. Peur d’avouer la vérité pour rien, d’implorer l’indulgence pour rien. Mes ennemis se servaient du mensonge ? C’était dans leur nature. Mais je ne l’aurais pas admis de mes chefs.

Je me serais alors retrouvé seul avec l’aveu, sans personne pour l’entendre. L’IRA m’aurait tenu en laisse comme les Brits vont le faire. Le Conseil de l’Armée m’aurait obligé à collaborer avec l’ennemi. Il aurait fait de moi un agent double, mentant aux uns, mentant aux autres, en danger dans les deux camps, et méprisé des deux. Ma peur était là. Ne plus servir la République par conviction mais par chantage. Passer de soldat à victime.

Plusieurs nuits, je n’ai pas trouvé le sommeil. Et un matin, au réveil, ma décision était prise. J’allais tromper mon peuple pour que l’IRA n’ait pas à le faire. En trahissant mon camp, je le protégeais. En trahissant l’IRA, je la préservais.

— Accepter l’augure de la trahison.

Je répétais cette phrase en titubant vers la maison. C’était la perle noire de mon nouveau chapelet. J’ai croisé Jim O’Leary dans le bas de Falls Road. Trois gars du 2e bataillon le suivaient de près, comme s’ils ne se connaissaient pas. Ils étaient pressés. En service actif. Un clin d’œil en passant.

Il fallait que je pose des conditions aux Brits. Pas question d’aider à mettre Jim ou ces trois-là en prison. Pas d’arrestation, pas de victime. Je devais contribuer à la paix, pas à la souffrance. Je n’étais pas un flic, mais un patriote irlandais. Il me faudrait des garanties.

— Des garanties. Je veux des garanties.

Je parlais à voix haute. Encore envie de pisser. Je frissonnais de l’affiche du pub. Cette fois, les murs parlaient de moi. Traître. Traître. Traître. Il me faudrait aussi trouver un autre mot. Ou me dire qu’un traître était aussi une victime de guerre. Je suis passé devant notre porte, j’ai continué. Encore un tour de quartier dans la nuit. J’ai entendu le crachotement métallique d’une radio. Les soldats étaient couchés dans un jardin, derrière les haies et les nains colorés. Ils avaient passé leur visage à la crème noire, leurs mains. Juste leurs yeux dans l’obscurité. Salut les gars. Bienvenus mes nouveaux amis.

— Si tu acceptes de travailler pour nous, c’est pour sauver ta réputation, pas pour sauver ta peau, m’avait dit le flic.

Il avait raison. Je ne voulais pas saccager le grand Tyrone Meehan. Je me foutais bien de l’IRA. Cette histoire de trahir pour ne pas la trahir était une fable que je me racontais. J’ai pris peur de l’autre en moi. Je me suis dégoûté. Toute ma vie j’avais recherché les traîtres, et voilà que le pire de tous était caché dans mon ventre. Je ne l’avais pas vu venir celui-là. Je ne l’avais jamais remarqué. Avec sa gueule, sa casquette molle, sa veste élimée. Il heurtait les poteaux. Il riait de rien. Il vomissait sa soirée contre un mur. Il insultait l’ombre qui lui venait en aide. Il glissait sur le trottoir, il tombait, il se relevait avec peine. Il chantait le refrain à la gloire de Danny. Il était déjà seul. C’était devenu un salaud, comme son père. C’est-à-dire, finalement, un homme sans importance.

*

Avec nous, un autre couple avait gagné le voyage en France. Franck et Margaret habitaient Larne, un port du comté Antrim.

— Protestants, certainement loyalistes mais délicieux, avait dit Sheila.

Dans l’avion pour Londres, nous avons voyagé ensemble. Et aussi sur le vol pour Paris. Sheila était près du hublot. Margaret aussi, juste devant nous. Depuis le décollage, elle était accoudée sur son dossier de siège pour parler à ma femme. Elle disait trois mots, racontait une histoire, se rasseyait, et réapparaissait avec le sourire aux lèvres.

— Elle a un charmant petit accent anglais, souriait Sheila.

Elle était tellement heureuse que plus rien ne comptait. Par le hublot, nous avions vu disparaître notre ville, nos rues tristes, le port Harland and Wolff, nos champs détrempés, les murets de pierre, puis la mer tout en grand. Elle croyait me donner la main, mais c’est moi qui serrais la sienne. Nous prenions l’avion pour la première fois. Margaret lui avait donné un bonbon pour le décollage.

— Alors, c’est deux jeunes de Belfast qui sont en voyage de noces à Paris. Une nuit, ils marchent sur les Champs-Elysées quand, tout à coup, surgissent quatre voitures de police, trois camions de pompiers et deux ambulances, toutes sirènes hurlantes. Le mari prend alors sa jeune femme par la main et lui dit : « Tu entends ma chérie, ils jouent notre chanson… »

Sheila a ri. Il y avait tellement longtemps que je ne l’avais pas vue rire.

— Si elle vous dérange, n’hésitez pas à lui dire, a glissé son mari roux. C’est comme ça que je fonctionne depuis vingt ans.

— Pas du tout, votre femme est adorable, a répondu Sheila.

Hors notre rue, tout était adorable pour elle. Le sandwich à bord était l’un des meilleurs de sa vie. Au thon et à la mayonnaise, absolument banal. Comme nous allions en France, elle a bu du vin blanc dans une petite bouteille en plastique. Tellement délicieux qu’elle voulait la garder vide en souvenir.

— Appelez-moi Maggie, a proposé notre compagne de voyage.

Nous étions le jeudi 2 avril 1981. Depuis trente-trois jours, Thatcher laissait mourir Bobby Sands.

— Je vais avoir un peu de mal, a souri Sheila.

L’autre a pris les mains de ma femme dans les siennes.

— Mon Dieu, où avais-je la tête ? Veuillez me pardonner !

Adorable, vraiment. Il a d’ailleurs été convenu que nous ne parlerions pas de politique pendant tout le voyage, pas de religion non plus. Tiens, ils viendraient même avec nous visiter Notre-Dame. Margaret parlait fort. Elle disait à Sheila qu’il leur faudrait organiser une soirée entre femmes. Rien qu’elles. Elle lui a demandé si elle aimait l’opéra. Sheila a souri. Oui, peut-être, elle ne savait pas.

Lorsqu’elle a appris qu’elle avait gagné ce concours, Margaret a téléphoné à sa tante, qui vit dans la banlieue parisienne. Elle voulait savoir ce qui se donnait le 4 avril à l’Opéra Garnier. Et c’était Arabella, de Richard Strauss. Une comédie lyrique qu’elle avait vu jouer en Allemagne, pendant sa lune de miel. Au dernier acte, Arabella apporte un verre d’eau à l’homme qu’elle aime. C’est comme ça qu’on fait sa demande, en Croatie. Pendant des semaines, Margaret a apporté un verre d’eau à Franckie, son mari. Le matin, le soir, c’était un jeu à eux. Lorsqu’elle a su que la comédie se jouait à Paris, elle a demandé à sa tante de prendre deux tickets, mais Franckie a répondu qu’il n’allait pas à Paris pour s’enfermer dans un cinéma.

— Un opéra, avait rectifié Margaret.

Il avait grogné quelques mots. C’était non. Alors si Tyrone le permettait, et si Sheila voulait bien, toutes les deux, peut-être ? Pendant que ces messieurs iraient s’aérer à Pigalle ou dans un bar de nuit ? Sheila a levé le pouce. Oui ! Evidemment ! Ecouter de la musique, voir de beaux costumes, des décors, des lumières, oublier deux heures les briques et la peur.

Franckie a fêté ça. Il échappait à l’Opéra et nous aurions nous aussi quelques heures entre garçons. Il a acheté des bières pour tout le monde. L’hôtesse de l’air lui a rendu sa monnaie en francs. Il a regardé une pièce blanche, brillante, et l’a tendue à Sheila en souriant.

— Vous allez vous sentir chez vous, à Paris.

Sheila n’a pas compris tout de suite. Elle a pris la pièce.

République française

— Gardez-la. C’est un petit cadeau de paix, a chuchoté le flic roux.

Sheila a enlevé sa ceinture. Elle s’est levée pour l’embrasser sur la joue.

— A ce prix-là, je vous offre un billet de dix francs !

Puis il a éclaté de rire, comme Margaret, comme Sheila.

J’avais le ventre noué. La grande loterie des magasins Sanderson était une imposture, un plan guerrier, un leurre. Aucune grande surface ne serait jamais construite dans notre ghetto. Des centaines de faux coupons avaient été imprimés par les Britanniques, mais ils n’ont jamais été dépouillés. Seuls Tyrone et Sheila Meehan devaient emporter le premier prix.

L’avion qui volait vers Paris avait à son bord un policier nord-irlandais, une inspectrice de la Special Branch, un futur traître et une brave femme. C’était une idée du MI-5. Et j’avais accepté. Lorsque je suis arrivé à la maison, quand j’ai déposé le bulletin-réponse près du téléphone, je trahissais Sheila pour la première fois.

Samedi, pendant que les deux filles iraient à l’Opéra, je deviendrais un agent britannique. J’avais l’impression que l’avion entier avait été affrété par les services secrets. Je voyais des espions partout, des soldats partout, des traîtres derrière chaque lecteur de journal.

— Notre premier vrai contact aura lieu à Paris. C’est plus sûr, plus anonyme. Et cela vous fera des vacances, avait dit l’agent du MI-5.

Il m’a aussi expliqué que j’aurais à y revenir de temps en temps.

— Tyrone ?

La main de ma femme sur mon bras. Elle me montrait le sol, derrière les trouées de nuages. Elle avait les larmes aux yeux. L’avion virait au-dessus de Paris. La ville vibrait sous l’aile. J’ai attaché ma ceinture. J’ai croisé son regard. Elle m’interrogeait silencieusement.

— Quelque chose ne va pas, petit homme ?

J’ai souri. J’ai hoché la tête.

— Tout va bien, grande femme.

Nos yeux, l’un dans l’autre. Elle a approché ses lèvres de mon oreille. Un murmure.

— Je t’aime.

Et j’ai dit moi aussi.

*

Les Britanniques avaient choisi de nous perdre dans la foule. Ils savaient que Paris manifestait, ce 4 avril 1981. Nous sommes entrés dans le bruyant cortège. Cela ne ressemblait pas à nos marches. Pas d’enfants, pas de couronnes mortuaires, pas de soldats non plus. Il y avait des ballons, des sifflets, des chansons. Certains hommes portaient des chapeaux de filles, et des femmes avaient passé des cravates de garçon. Je n’étais pas très à l’aise, mais pas gêné non plus. Avec ma casquette, mon pantalon trop court, ma veste de tweed et mon anorak matelassé, je ne ressemblais simplement pas à cette ville.

Le flic roux était à ma gauche, l’agent du MI-5 à ma droite. Nous parlions normalement, notre langue étrangère protégée par le vacarme. Il faisait beau. Mes deux ennemis portaient des lunettes de soleil.

— Tu n’es pas en mesure de négocier, Tyrone. Mais nous avons examiné tes requêtes.

C’est l’homme du MI-5 qui parlait.

— Personne ne devient un bon agent par le chantage ou la contrainte. Ceux que l’on menace craquent au bout de deux renseignements. Nous voulons établir un autre rapport avec toi.

— On veut que tu y trouves ton compte, a ajouté le flic.

— Mon compte ?

J’ai haussé les épaules. Un garçon jouait de la trompette en marchant.

— Ton compte, oui. Je ne dirais pas du plaisir, mais un peu de satisfaction.

— Ta collaboration n’entraînera ni arrestation, ni victime. Tes informations serviront à sauver des vies, pas à en gâcher d’autres.

— C’est une promesse ?

Le flic m’a regardé.

— Je m’y engage.

Sur le trottoir, deux jeunes gens m’ont adressé un baiser en riant. J’ai baissé ma casquette sur mes yeux.

— Désormais, je serai « Walder ». Ce sera mon nom de code. Le seul que tu emploieras, a dit l’agent.

Il m’a regardé en coin.

— Répète.

— Walder.

— Je suis de Liverpool. Je suis arrivé à Belfast il y a quelques mois. Je ne connais personne dans les quartiers et personne ne me connaît. C’est une garantie. Mon anonymat te protégera.

La foule devenait de plus en plus dense.

— S’il m’arrivait quelque chose, ton contact serait « Dominik ».

— Dominik ?

Walder a désigné le flic roux.

— Franckie, dont tu vas oublier le prénom.

J’étais sidéré. Anesthésié. Docile. Perdu dans Paris, au milieu de banderoles incompréhensibles et de rires aux éclats. J’étais en train de trahir. J’étais un brathadóirí. Un mouchard, en gaélique. Tout se mettait en place. J’avais imaginé cet instant dans une pièce silencieuse aux murs gris et j’étais submergé de couleurs.

— Toi, Tyrone, tu seras « Tenor ».

— Comme un chanteur ?

— Comme un chanteur.

— Walder et Dominik sont aussi des personnages d’Arabella, que nos femmes vont voir ce soir, a lâché le flic.

— Ta femme ?

— Il y a mission plus difficile. Mais on fait lit à part.

J’ai ri. Pour la première fois depuis ma fausse arrestation. J’ai ri vraiment, un hoquet brusque. L’agent et le flic se sont regardés. J’ai surpris ce regard. Ils étaient soulagés. J’étais au fond du piège. Un trou immense aux parois lisses. Plus rien ne me ferait jamais remonter en surface. Ils m’avaient pris. J’étais à eux et ils le savaient. Walder m’a donné une bourrade du coude. Tout à l’heure, nous irions boire une bière et parler d’autre chose.

Lorsque nous sommes arrivés sur l’esplanade face au musée de Beaubourg, je savais tout. J’avais deux numéros de téléphone à retenir. C’était à moi de contacter Walder. Aucune information par téléphone, jamais. Simplement dire « Tenor », un code qui signifiait rendez-vous le lendemain à l’heure de cet appel. Il y avait deux lieux de rencontre, un par numéro. D’abord, le petit cimetière de la rue Clifton, dans le nord de Belfast. Pour un catholique, le quartier n’est pas très fréquentable mais l’endroit est calme, avec deux entrées. L’agent du MI-5 a eu l’idée du lieu en étudiant mon emploi du temps. En juillet, chaque année depuis dix ans, je prenais la parole pour commémorer la mort d’Henry Joy McCracken, un presbytérien, membre fondateur de la Société des Irlandais unis, avec Wolfe Tone et Robert Emmet. Je me déplaçais dans toute l’Irlande pour honorer sa mémoire. Une année à Dublin, l’autre à Cork, Limerick ou Belfast, devant des foules ou de maigres assemblées. Peu importait, mon devoir était que son nom soit prononcé devant les jeunes générations. Et rappeler que des pères fondateurs de la République irlandaise étaient protestants.

La justice britannique lui avait proposé la vie s’il témoignait contre d’autres rebelles irlandais, mais il avait refusé. C’est pour ça qu’il avait été pendu, le 17 juillet 1798, puis enterré au cimetière de Clifton. Je me rendais souvent sur sa tombe pour converser avec lui. J’y allais seul. Je lui parlais de Tom Willams, enterré comme un indigent à la prison de Crumlin. Je lui racontais Danny Finley. Je lui demandais conseil. Aidé par le murmure du vent, Henry Joy McCracken me répondait.

Ma présence dans ce cimetière n’étonnerait personne. Contre le mur, dissimulé par un angle de maison, il y avait un abri. C’est là que nous nous retrouverions. Un traître, sur la tombe d’un homme mort de n’avoir pas parlé.

Le deuxième lieu de rendez-vous était la poste du centre-ville. Plus exposée, mais plus anonyme. Entrer dans une poste n’est pas un acte suspect. Le cimetière servirait à échanger des informations. La poste, à remettre des documents sans un mot.

Et il y aurait Paris, aussi. Où je viendrais respirer un peu. Où je serais en sécurité pour parler de tout et de rien.

— C’est quoi, de tout et de rien ?

— De politique, a répondu Walder.

— De politique ?

— Des tuyaux sur ton parti, vos dissensions, vos décisions. Un décryptage, si tu veux.

— Je ne veux rien.

Il a eu un petit geste entendu.

— A Paris, ce sera vous ?

— Non, tu verras « Honoré ».

— Honoré ?

— Notre ambassade est rue du Faubourg-Saint-Honoré.

— Et je suis sûr que tu vas aimer ce gars-là, m’a dit le flic.

En cas d’urgence ou de gravité extrême, je devais rentrer chez moi, dire « Tenor est enroué » et attendre l’arrestation. Il était aussi convenu que je serais interpellé régulièrement, comme l’étaient les hommes de nos quartiers. Gardé pendant sept jours, comme le prévoient les « lois spéciales », j’aurais le temps de souffler, de faire le point et je serais relâché sans éveiller le soupçon.

Brusquement, je me suis raidi. Devant moi, deux jeunes filles s’embrassaient sur la bouche. Je n’avais jamais vu ça. Personne ne les regardait. Elles étaient dans les bras l’une de l’autre, et elles s’embrassaient.

— C’est une marche gay, a souri Walder.

— Gay ?

J’ai regardé autour de moi. Des hommes main dans la main, des filles poings levés, des slogans inconnus. En passant, une gamine a collé un triangle rose sur mon anorak.

— Ravissant, a souri le roux.

J’ai arraché l’autocollant. J’ai hésité. Et puis je l’ai remis.

— Tu ne veux pas enlever ça, quand même ? a demandé Walder, en début de nuit, alors que nous finissions une bière en terrasse.

Le roux a grogné.

— Ça n’a pas de sens.

La marche était terminée depuis longtemps. Les deux semblaient gênés par les regards. Alors j’ai dit non. Comme ça, sans agressivité, sans narguer personne. Je me foutais de ce triangle, mais il leur disait que je n’étais pas à terre.

— A nos femmes, nos petites amies et puissent-elles ne jamais se rencontrer ! a dit Walder en levant son verre de bière.

— A Sheila, j’ai répondu.

Le soir, je l’ai retrouvée à l’hôtel. Elle avait passé un après-midi merveilleux. Je lui ai raconté le baiser des deux femmes. Elle s’est signée en riant. Et puis elle m’a fait asseoir dans le fauteuil. Elle est entrée dans la salle de bains. Elle en est ressortie, un verre d’eau à la main. Et elle me l’a tendu.

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