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Killybegs, samedi 30 décembre 2006

Hier matin, j’ai eu de la visite. Une voiture s’est arrêtée après le petit pont. J’étais au puits, l’eau pour la nuit. Je l’ai entendue faire marche arrière. J’ai posé le seau sur la margelle. Une portière a claqué. Je suis retourné au cottage à reculons. Pendant toutes ces années, j’avais conservé la crosse de hurling de Séanna, maintenant cachée derrière mon fauteuil. Je lui avais tressé un manche de corde et une dragonne en cuir pour l’avoir bien en main. Tout en la renforçant, je souriais. J’imaginais la surprise d’un tueur, face à un homme de quatre-vingt-un ans brandissant une matraque d’occasion.

J’ai reculé, les yeux sur la percée qui ouvrait mon chemin de terre. J’entendais des pas lourds sur la route. J’ai eu peur pour la première fois.

*

Il y a dix jours à peine, l’IRA m’interrogeait dans la banlieue de Dublin. En face de moi, il y avait Mike O’Doyle et un vieux type du contre-espionnage de l’IRA que je ne connaissais pas. J’ai avoué être un agent britannique, simplement, rien de plus. Je l’avais dit à la presse, je le répétais à mes anciens frères d’armes. Le reste ne les regardait pas.

Sans le processus de paix, je finissais avec une balle dans la nuque, sur une décharge du côté de la frontière. Mais l’IRA avait déposé les armes, et mon sort faisait partie de cet engagement. Ils ne me tueraient pas. Ils en avaient la possibilité militaire, pas les moyens politiques. Et je voulais qu’ils prennent la responsabilité de ce qui pourrait m’arriver. J’avais décidé de ne pas fuir. Je restais dans mon pays. Je voulais qu’ils le sachent.

— Je retourne chez moi, à Killybegs, dans le Donegal.

— Ta gueule, Meehan ! a crié le plus âgé.

Il avait marqué la surprise.

— Maintenant vous savez !

— On ne veut rien savoir.

Tant pis. Ils savaient. Je les avais piégés. Je n’étais plus leur soldat, ni leur prisonnier, et je me plaçais sous leur protection. Si j’étais tué, par un loyaliste, un Britannique, un nationaliste de comptoir son fusil de chasse en main, tout le monde accuserait l’IRA. Aucun démenti ne serait entendu. Et ce serait la fin du processus de paix. Si le mouvement républicain voulait protéger les négociations, il devait me garder en vie.

— Je fais quoi, maintenant ? j’ai demandé.

— Tu te débrouilles, a répondu l’IRA.

J’étais sidéré.

— C’est mon arrêt de mort que tu signes, Mike O’Doyle, tu le sais ?

Il a éteint la caméra qui enregistrait mon interrogatoire.

— Il fallait y penser avant, Tyrone. Nous ne pouvons plus rien pour toi.

*

Un type marchait sur le chemin. Petit, fort, les cheveux blancs coupés court et les yeux plissés. Il avait les mains vides, un sac en bandoulière. Lorsqu’il m’a vu, il s’est figé et m’a fait un signe.

— Tyrone Meehan ?

Je me suis arrêté à la porte.

— Vous êtes Tyrone Meehan ?

— Pourquoi ?

— Jeffrey Kerr, du Donegal Sentinel.

D’un geste, je lui ai ordonné de ne pas avancer.

— Comment m’avez-vous retrouvé ?

— On enquête, on recoupe…

Un journaliste. Le début de la fin. Il regardait la maison de loin.

— Je peux entrer ?

— Non.

— Je peux approcher un peu ?

— Que voulez-vous ?

— Vous allez vous cacher longtemps, ici ?

Il progressait doucement, comme un enfant traque un oiseau. A cause de son poids, il trébuchait dans les ornières et respirait bruyamment.

— Je ne me cache pas. Je veux juste qu’on me laisse seul.

— Vous restez ici ou vous irez ailleurs ?

— Je ne vais nulle part. Partez, s’il vous plaît.

— On parle pas mal de vous ces temps-ci.

— Vous voyez ? Je suis au milieu de nulle part et je ne cause de tort à personne, alors partez maintenant !

Le type a reniflé bruyamment. Il a jeté sur ma porte le regard désolé de celui qui n’entre pas. Puis il a levé une main, et il est reparti.

— Qui vous a donné cette adresse ?

Le journaliste a eu un geste. Il ne s’est même pas retourné.

— Donnée ? Vendue, oui !

— Qui ?

— Un ami à vous, Timy Gormley.

J’ai secoué la tête. Timy Gormley. J’ai répété à voix haute. « Le roi des quais ». J’ai compté. C’était la première fois depuis soixante-cinq ans que j’entendais ce nom. Quand je l’ai quitté, le chef de bande tout cabossé cherchait querelle à Joshe Byrne, le lutin au visage grêlé. Après tant de temps, Joshe était devenu un vieux curé, Timy était resté un salaud et moi je n’étais plus rien.

J’ai attendu que la portière claque. Que la voiture reparte. Je suis rentré. Le feu était presque mort. Alors j’ai enfilé un deuxième pull sur le premier. Et puis j’ai été pris de vertige. Je me suis assis à table. Je revoyais le journaliste, en équilibre étrange sur le chemin, de profil, le bras gauche derrière son dos. Chaque fois que je bougeais, il bougeait avec moi. Je le trouvais bizarre, pas suspect. Et soudain, j’ai compris. Le sac, la position, la main jetée en arrière pour ne pas faire écran. Il filmait. J’avais été filmé. Il avait dérobé le cottage, le sapin, les alentours, mon visage pas rasé, mes yeux fatigués, mon pantalon trop grand, mon pull large et mes chaussures boueuses. Je trouvais qu’il avait abandonné trop vite, mais il n’avait renoncé à rien. Il n’avait sorti ni stylo ni carnet. Il savait bien, en venant ici, que je n’allais pas me confier à lui. Qu’il rentrerait à la rédaction sans aveux ni regrets. Ce n’était pas mes mots qu’il était venu voler, c’était mon image.

Je n’ai pas dîné. Le Donegal Sentinel n’avait que faire d’un film. Le journaliste en sortirait une photo pour sa première page, et il vendrait le reste à la télévision. Je le savais. J’en étais certain. Je n’ai pas dormi non plus. Je suis resté à table, la tête dans les bras, mon anorak jeté sur les épaules, à regarder danser la flamme de la bougie.

Cet après-midi, je n’ai pas pu franchir la porte du Mullin’s. Lorsque je suis arrivé dans Bridge Street, deux hommes ont détourné la tête. Une femme a changé de trottoir. Devant la porte du pub, le patron attendait. C’était mon heure à boire, et il le savait. J’ai ralenti mon pas. Il s’est mis en travers de son seuil. Je l’ai interrogé des yeux.

— On ne veut pas d’ennuis, Meehan.

— Quels ennuis ?

— Tu es dans le journal, à la télé. On est des gens simples, tu sais. Tout ça, c’est trop grave pour notre petite ville.

J’ai mis les mains dans mes poches. Je renonçais.

— Achète tes bières au magasin et bois chez toi, c’est mieux.

La porte s’est ouverte. Un type est sorti. Il a remis sa casquette, salué le patron, m’a évité des yeux. Derrière lui, la salle était comble. La table de mon père n’était plus là, ni le portemanteau. On avait déplacé le distributeur de cigarettes. Il occupait maintenant ma place.

— Désolé, Meehan.

Il ne l’était pas. Je ne crois pas qu’il l’était. Il est entré dans son bar. J’ai regardé encore, une dernière fois, le temps que la porte battante se referme dans son dos. Les boiseries sombres, le vieux comptoir, les lampes dorées, les tabourets hauts, les gravures, le plafond noir et rouge, les boxes du fond, le cuivre des tireuses à bière, la chaleur en bouffée et l’écho de ces gens. Je ne suis pas parti tout de suite. J’ai traversé la rue et je me suis adossé en face. J’espérais que la porte s’ouvre.

— Allez, Tyrone Meehan ! Reviens par là ! Une dernière bière en souvenir. Servie en trois fois, et à la table ronde, comme d’habitude ! En respect pour ton père, et en hommage à toi. En mémoire du gamin qui n’osait pas entrer, ni traverser la salle, qui toussait dans la fumée, qui trempait ses lèvres de mousse dans les grands verres tendus, qui écoutait chanter Patraig Meehan, qui venait le chercher dans l’ivresse, et le ramenait dans sa nuit pas à pas. A toi, Tyrone Meehan ! Avant que tous les Timy Gormley de la terre et du ciel ne viennent te faire la peau !

J’ai acheté une bouteille de whiskey. J’ai marché dans leur ville. Je suis allé jusqu’à la tour fortifiée. Il faisait froid. Le givre prenait tout, l’herbe, les ronces, les arbres, les murets de pierre. Un jour, mon père m’avait dit que maman méritait de vivre dans un château. Que c’était à cause de nous, si elle se tuait à la tâche. Nous, ses enfants. C’était le plein été. Une pluie légère et salée. Il m’a emmené à la tour. Il marchait vite, il ne m’attendait pas. Lorsque nous sommes arrivés, il s’est assis sur les rochers, face à la ruine. Et il m’a raconté l’histoire de ce donjon. Une femme vivait là, très belle, avec son mari très heureux. Un comte, un prince, je ne sais plus. Quelqu’un qui avait un travail. Lorsque le premier enfant est venu, les premières pierres sont tombées de la tour. Au deuxième, d’autres encore. Et plus la famille grandissait, plus la tour s’écroulait. Un jour, le prince est parti en colère et la princesse est morte, écrasée par un bloc immense qui s’était détaché du toit.

— Et les enfants ? j’ai demandé.

Mon père s’est relevé. Il est reparti devant, avec ses pas de père.

— Les enfants ? Ils ont été transformés en corbeaux.

Du doigt, il a montré un oiseau noir dans le ciel.

— Tiens, lui c’est Francis.

Je marchais derrière à petits pas peureux. Je pleurais doucement. Je ne voulais pas abîmer notre maison. Je ne voulais pas que papa parte. Je ne voulais pas que maman meure. Je ne voulais pas devenir un corbeau.

J’avais six ans.

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