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Quand mon père me battait il criait en anglais, comme s’il ne voulait pas mêler notre langue à ça. Il frappait bouche tordue, en hurlant des mots de soldat. Quand mon père me battait il n’était plus mon père, seulement Patraig Meehan. Gueule cassée, regard glace, Meehan vent mauvais qu’on évitait en changeant de trottoir. Quand mon père avait bu il cognait le sol, déchirait l’air, blessait les mots. Lorsqu’il entrait dans ma chambre, la nuit sursautait. Il n’allumait pas la bougie. Il soufflait en vieil animal et j’attendais ses poings.

Quand mon père avait bu, il occupait l’Irlande comme le faisait notre ennemi. Il était partout hostile. Sous notre toit, sur son seuil, dans les chemins de Killybegs, dans la lande, en lisière de forêt, le jour, la nuit. Partout, il s’emparait des lieux avec des mouvements brusques. On le voyait de loin. On l’entendait de loin. Il titubait des phrases et des gestes. Au Mullin’s, le pub de notre village, il glissait de son tabouret, s’approchait des tables et claquait ses mains à plat entre les verres. Il n’était pas d’accord ? Il répondait comme ça. Sans un mot, les doigts dans la bière et son regard. Les autres se taisaient, casquettes basses et les yeux dérobés. Alors il se redressait, défiait la salle, bras croisés. Il attendait la réplique. Quand mon père avait bu, il faisait peur.

Un jour, sur le chemin du port, il a donné un coup de poing à George, l’âne du vieux McGarrigle. Le charbonnier avait appelé son animal comme le roi d’Angleterre pour pouvoir lui botter les fesses. J’étais là, je suivais mon père. Il marchait à pas heurtés, chancelant de griserie matinale, et moi je trottais derrière. A un angle de rue, face à l’église, le vieux McGarrigle peinait. Il tirait son baudet immobile, une main sur le bât, l’autre sur le licol, en le menaçant de tous les saints. Mon père s’est arrêté. Il a regardé le vieil homme, son animal cabré, le désarroi de l’un, l’entêtement de l’autre, et il a traversé la rue. Il a poussé McGarrigle, s’est mis face à l’âne, l’a menacé rudement, comme s’il parlait au souverain britannique. Il lui a demandé s’il savait qui était Patraig Meehan. S’il imaginait seulement à quel homme il tenait tête. Il était penché sur lui, front contre front, menaçant, attendant une réponse de l’animal, un geste, sa reddition. Et puis il l’a frappé, un coup terrible entre l’œil et le naseau. George a vacillé, s’est couché sur le flanc et la charrette a versé ses galets de houille.

Éirinn go Brách ! a crié mon père.

Puis il m’a tiré par le bras.

— Parler gaélique, c’est résister, a-t-il encore murmuré.

Et nous avons continué notre chemin.

*

Enfant, ma mère m’envoyait le chercher au pub. Il faisait nuit. Je n’osais pas entrer. Je repassais devant la porte opaque du Mullin’s et ses fenêtres aux rideaux tirés. J’attendais qu’un homme sorte pour me glisser dans l’aigre de bière, la sueur, l’humide des manteaux et le tabac froid.

— Pat ? Je crois que c’est l’heure de la soupe, riaient les amis de mon père.

Il levait la main sur moi en secret mais quand j’entrais dans son monde, il ouvrait les bras pour m’accueillir. J’avais sept ans. Je baissais la tête. Je restais debout contre le bar pendant qu’il finissait sa chanson. Il avait les yeux fermés, une main sur le cœur, il pleurait son pays déchiré, ses héros morts, sa guerre perdue, il appelait au secours les Grands Anciens, les insurgés de 1916, la cohorte funèbre de nos vaincus et tous ceux d’avant, les chefs de clans gaëls et saint Patrick en plus, avec sa crosse à volute pour chasser le serpent anglais. Moi, je le regardais par-dessous. Je l’écoutais. J’observais le silence des autres et j’étais fier de lui. Quand même, et malgré tout. Fier de Pat Meehan, fier de ce père-là, malgré mon dos lacéré de brun et mes cheveux arrachés par poignées. Lorsqu’il chantait notre terre, les fronts étaient levés et les yeux pleins de larmes. Avant d’être méchant, mon père était un poète irlandais et j’étais accueilli comme le fils de cet homme. Dès la porte passée, j’avais de la chaleur en plus. Des mains dans le dos, des bourrades d’épaules, un clin d’œil d’homme à homme moi qui étais enfant. Quelqu’un laissait tremper mes lèvres dans la mousse ocre brun d’une bière. Mon amertume vient de là. Et je goûtais. Je buvais ce mélange de terre et de sang, ce noir épais qui serait mon eau de vie.

— Nous buvons notre sol. Nous ne sommes plus des hommes. Nous sommes des arbres, chantait mon père lorsqu’il était heureux.

Les autres quittaient le pub comme ça, le verre reposé et la casquette sur la tête. Mais pas lui. Avant de franchir la porte, il racontait toujours une histoire. Il capturait une dernière fois l’attention. Il se levait, enfilait son manteau.

Puis, nous rentrions, lui et moi. Lui titubant, moi croyant le soutenir. Il montrait la lune, sa clarté sur le chemin.

— C’est la lumière des morts, disait-il.

Sous ses reflets, nous avions déjà des manières de fantômes. Une nuit de brumes, il m’a pris par l’épaule. Devant les collines mouvantes, il m’a promis qu’après la vie, tout serait ainsi, tranquille et beau. Il m’a juré que je n’aurais plus rien à craindre de rien. Passant devant le panneau barré Na Cealla Beaga qui annonçait la fin de notre village, il m’a assuré qu’on parlait gaélique au paradis. Et que la pluie y était fine comme ce soir, mais tiède avec un goût de miel. Et il riait. Et il remontait mon col de veste pour me protéger du froid. Une fois même, sur le chemin du retour, il a pris ma main. Et moi, j’ai eu mal. Je savais que cette main redeviendrait poing, qu’elle passerait bientôt du tendre au métal. Dans une heure ou demain et sans que je sache pourquoi. Par méchanceté, par orgueil, par colère, par habitude. J’étais prisonnier de la main de mon père. Mais cette nuit-là, mes doigts mêlés aux siens, j’avais profité de sa chaleur.

*

Mon père a appartenu à l’Armée républicaine irlandaise. Il était volunteer, óglach en gaélique, un simple soldat de la brigade du Donegal de l’IRA. En 1921, lui et quelques camarades se sont opposés au cessez-le-feu négocié avec les Britanniques. Il a refusé l’édification de la frontière, la création de l’Irlande du Nord, le déchirement de notre patrie en deux. Il a voulu chasser l’Anglais du pays tout entier, se battre jusqu’à la dernière cartouche. Après la guerre d’indépendance contre les Britanniques, ce fut la guerre civile entre nous.

— Les traîtres, les lâches, les vendus ! crachait mon père en parlant des anciens frères d’armes rangés derrière la trêve.

Ces félons étaient armés par les Anglais, habillés par les Anglais, ils ouvraient le feu sur leurs camarades. Ils n’avaient d’irlandais que notre sang sur les mains.

Mon père avait été interné sans jugement par les Britanniques, condamné à mort et gracié. En 1922, il fut arrêté une nouvelle fois, par les Irlandais qui avaient choisi le camp du compromis. Jamais il ne m’a raconté, mais je l’ai su. A six ans d’intervalle, il s’est retrouvé dans la même prison, la même cellule. Après avoir été malmené par l’ennemi, il l’a été par ses anciens compagnons. Il a été frappé pendant une semaine. Les soldats du nouvel Etat libre d’Irlande voulaient savoir où étaient les derniers combattants de l’IRA, les réfractaires, les insoumis. Ils voulaient découvrir les caches d’armes rebelles. Pendant ces heures, ces jours et ces nuits de violence, ces salauds torturaient mon père en anglais. Ils donnaient à leur voix l’acier de l’ennemi. C’est comme s’ils ne voulaient pas mêler notre langue à ça.

— Etes-vous anglais ? lui avait demandé un jour une vieille Américaine.

— Non, au contraire, avait répondu mon père.

Quand mon père me battait, il était son contraire.

Au mois de mai 1923, les derniers óglachs de l’IRA ont déposé les armes et papa a vieilli. Notre peuple était divisé. L’Irlande était coupée en deux. Pat Meehan avait perdu la guerre. Il n’était plus un homme mais une défaite. Il a commencé à boire beaucoup, à hurler beaucoup, à se battre. A battre ses enfants. Il en avait trois lorsque son armée s’est rendue. Le 8 mars 1925, j’ai rejoint Séanna, Róisín, Mary, tassés tête-bêche dans le grand lit. Sept autres sortiraient encore du ventre de ma mère. Deux ne survivraient pas.

*

J’ai croisé le courage de mon père une dernière fois en novembre 1936. Il revenait de Sligo. Avec des anciens de l’IRA, il avait attaqué une réunion publique des « chemises bleues », les fascistes irlandais, qui allaient lutter en Espagne aux côtés du général Franco. Après la bataille rangée, à coups de poing et de chaises, mon père et ses camarades avaient décidé de rejoindre la République espagnole. Pendant plusieurs jours, il n’a parlé que de repartir au combat. Il était beau, debout, fiévreux, il marchait dans notre cuisine à grands pas de soldat. Il voulait rallier les hommes de la colonne Connolly, des Brigades internationales. Il disait que l’Irlande avait perdu une bataille et que la guerre se jouait désormais là-bas. Mon père n’était pas seulement un républicain. Catholique par nonchalance, il avait combattu toute sa vie pour la révolution sociale. Pour lui, l’IRA devait être une armée révolutionnaire. Il vénérait notre drapeau national mais admirait le rouge des combats ouvriers.

Il avait quarante et un ans, j’en avais onze. Il avait fait son sac pour Madrid. Je me souviens de ce matin-là. Ma mère était dans la cuisine, elle et lui avaient parlé toute la nuit. Elle avait pleuré. Il avait son visage de pierre. Elle épluchait des pommes de terre. Elle prononçait nos noms les uns après les autres. Elle les murmurait. C’était une prière, une litanie douloureuse. Elle était là, à table, bougeant légèrement son corps d’avant en arrière, nous récitant comme les grains d’un rosaire. « Tyrone… Kevin… Áine… Brian… Niall… » Mon père lui tournait le dos, debout contre la porte d’entrée, le front collé au bois. Elle lui disait que s’il partait, nous aurions faim. Que jamais elle ne pourrait s’occuper de nous tous. Elle lui disait que sans son homme, la terre ne nous nourrirait plus. Les regards se détourneraient sur notre passage. Elle lui disait que les sœurs de Notre-Dame de la Compassion nous enlèveraient. Que nous serions envoyés au Québec ou en Australie par les bateaux du père Nugent, avec les enfants des rues. Elle lui disait qu’elle serait seule, à se laisser mourir. Et que lui serait mort. Et qu’il ne reviendrait jamais. Et que l’Espagne, c’était encore plus loin que l’enfer. Je me souviens du mouvement de mon père. Il a frappé du poing sur la porte. Violemment, une seule fois, comme s’il demandait audience à l’ange déchu. Il s’est retourné lentement. Il a regardé ma mère lèvres closes, la table encombrée d’épluchures. Il a pris son sac, prêt pour le lendemain. Il l’a jeté à travers la pièce, dans la cheminée. Le feu lui-même a eu l’air surpris. Il a reculé sous le souffle. Et puis les flammes bleues ont enveloppé la besace de toile, odeur de tourbe et de tissu. Mon père était pétrifié. Il faisait parfois des gestes comme ça, sans en saisir le sens. Un jour, il m’a donné un coup de pied dans les reins. Et il m’a regardé, couché sur le ventre, les bras repliés sous moi, sans comprendre ce que je faisais à terre. Alors il m’a relevé, a brossé mes jambes entaillées de gravier. Il m’a pris dans ses bras en disant qu’il s’excusait, mais que tout était ma faute, quand même, que je n’aurais pas dû le regarder du défi dans les yeux et ce sourire aux lèvres. Mais qu’il m’aimait. Qu’il m’aimait comme il le pouvait. Une autre fois, il a vu du sang dans ma bouche. Je savais ce goût âcre et je l’ai laissé couler exprès sur mon menton en faisant les yeux blancs de celui qui s’en va. Je crois qu’il a eu peur. Il a essuyé mes lèvres, mon cou avec sa main ouverte. Il répétait « Mon Dieu ! » « Mon Dieu ! » comme si un autre que lui venait de me frapper. Parfois, dans l’obscurité, après m’avoir giflé, il passait ses doigts sous mes yeux. Il voulait savoir si je pleurais. Je savais qu’il aurait ce geste. Dès les premiers coups, je le savais. Il terminait toujours ses punitions en vérifiant ma douleur. Mais je ne pleurais pas. Jamais je n’ai pleuré. « Mais pleure donc ! », suppliait ma mère. Pendant que je protégeais mon visage, je glissais les doigts dans ma bouche. Je les mouillais de salive et barbouillais mes joues. Alors il prenait ma bave pour des larmes, certain que son diable de fils avait enfin compris la leçon.

Ce matin-là, devant l’âtre, il a eu ce même regard étonné. Il n’avait pas compris ce qu’il venait de faire. Il regardait son sac, toutes ses affaires, sa vie. Ses pantalons, ses chemises sans col, ses deux gilets, sa paire de chaussures, sa pipe de rechange. Ce fut un brasier soudain. Le sac fut éventré par les flammes. L’Espagne brûlait, et ses espoirs de revanche, et ses rêves d’honneur. Ma mère ne bougeait pas, ne disait plus rien. Silence. Juste les chaussures de mon père qui craquaient comme du bois. Et sa bible, qui donnait une flamme très bleue.

Mon père a pris mon bras. Il m’a sorti de la maison de force. Il m’a traîné comme ça, jusqu’au chemin. Et puis il m’a lâché. Il marchait et je le suivais en silence. Nous avions pris le chemin du port. Ses yeux étaient presque clos. Quand nous avons croisé McGarrigle et George le baudet, mon père a craché par terre. L’animal criait sous les poussées du vieux charbonnier.

Éirinn go Brách ! a hurlé mon père après avoir frappé la bête.

« Irlande pour toujours ! » Le cri de guerre des « Irlandais unis », la phrase sacrée qui ornait leur drapeau vert à harpe d’or. Nous étions le vendredi 9 novembre 1936. Patraig Meehan venait de lever la main sur un âne. Moi je perdais à la fois un père et un héros.

A Killybegs, mon père a fini « bastard », un surnom chuchoté lorsqu’il tournait le dos. Je l’appelais « mon méchant homme ». Lui, l’ancien de l’IRA, le vétéran légendaire, la grande gueule magnifique, le conteur de veillée, le chanteur de pub, lui le joueur de hurling, le plus grand buveur de stout jamais né sur cette terre du Donegal. Lui, Patraig Meehan, était devenu un être craint, redouté dans la rue, ignoré dans son pub, abandonné dans son coin d’indifférence, entre le jeu de fléchettes et les toilettes pour hommes. Il était devenu un salaud, c’est-à-dire, finalement, un homme sans importance.

*

Pat Meehan est mort des cailloux plein les poches. C’est comme ça qu’on a su qu’il avait voulu en finir avec la vie. Il nous a laissés seuls en décembre 1940. Il s’est habillé en dimanche au milieu des silences de ma mère. Il a quitté la maison un matin pour retrouver sa place au Mullin’s. Il a bu comme chaque jour, beaucoup, et a refusé qu’on débarrasse ses verres. Il les voulait empilés, serrés en bord de table pour montrer de quoi il était capable. Il buvait seul, ne lisait pas, ne parlait à personne. Cette nuit-là, nous l’avons attendu.

A l’aube, ma mère s’est enveloppée dans son châle, pour protéger bébé Sara qui dormait dans son ventre. Elle a cherché son mari dans le village désert. Je suis allé au pub. Le serveur roulait les fûts de bière à la main sur le trottoir. Mon père avait quitté son bar vers une heure. L’un des derniers à sortir. Juste avant la fermeture, il a erré entre les tables, il cherchait un regard. Personne n’a croisé le sien. Le patron lui a montré la porte d’un geste du menton. Lorsqu’il est sorti, il a pris à gauche. C’était la direction du port. Il a marché en heurtant les murs de son village. Deux témoins l’ont vu se baisser près de la carrière, et ramasser quelque chose sur le bas-côté. Il faisait très froid. On l’a retrouvé au petit jour à la sortie du bourg, sur un chemin qui menait à la mer. Il était gris, couché sur la terre gelée, du glacé à la place du sang. Son bras gauche était levé, poing fermé comme s’il s’était battu avec un ange. Avant de le déplacer, la police a cru qu’il était mort par surprise. Ivre, tombé, ne pouvant se relever, s’endormant en attendant demain. C’est en retournant le corps que les hommes de la garda síochána ont compris. Mon père était mort en allant à la mort. Il avait rempli ses poches de pierres. Dans son pantalon, son gilet, sa veste, son manteau de laine bleue. Il avait même glissé des cailloux dans sa casquette. Ce sont ces éclats de roche qu’il ramassait, la nuit dans la carrière. Il marchait vers sa fin quand son cœur a lâché. Il voulait partir comme meurent les paysans d’ici. Entrer dans la mer jusqu’à ce que l’eau le prenne. Dans ses poches, il emportait un peu de son pays. Il partait lesté de sa terre, sans mot, sans pleur. Juste le vent, les vagues et la lumière des morts. Patraig Meehan voulait cette fin de légende. Mon père est parti en pauvre, le visage écrasé sur le givre et ses cailloux pour rien.

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