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Killybegs, jeudi 28 décembre 2006

Jack est venu pour rien. Il l’avait promis à sa mère alors il l’a fait, c’est tout. Une visite glacée. Ni moi son père, ni lui mon fils, deux étrangers dans la pièce.

— Comment vas-tu ?

Il a levé les yeux de sa chope en grès. Il la tenait à deux mains pour se réchauffer. Il m’a regardé. Il a bu le fond de thé.

— C’est à moi que tu parles ?

Je me suis levé. Le feu mourait, le froid.

— Tu parles à Jack Meehan, c’est ça ?

Je lui tournais le dos, agaçant quelques braises. Mes mots étaient bas.

— Je parle à mon fils.

— Ton fils ? Tu veux dire que j’ai un père ?

— Tu as un père, oui.

J’ai posé une souche humide sur les flammes.

Jack a hurlé.

— J’ai eu un père pendant vingt ans, et puis il est mort.

— Non. Il est devant toi, il ranime le feu.

Il a repoussé sa chaise. Elle est tombée. Il a balayé sa chope d’un coup de coude. Fracas brisé. Il était debout.

— Arrête ça ! Tu n’es plus rien pour moi, tu entends ? Rien ! Tu es un traître ! Tu trahis depuis vingt-six ans ! Tu l’as avoué, vingt-six ans ! C’est un traître qui venait me voir en prison ! Tu te souviens quand je suis sorti ? Tu te rappelles ? J’étais à côté de toi dans la voiture et tu m’as dit que tu étais fier de moi. Tu te rappelles ? Fier de moi !

J’ai repris place à la table de mon père.

— Fier de moi ? J’ai passé vingt ans dans les prisons de tes amis britanniques ! Vingt ans, merde ! Et tu es fier de moi ?

— Tu veux encore un peu de thé ?

— Tu es le traître de maman, le traître de l’Irlande, de ce qui respire autour de nous. Tu es mon traître. Tu n’as même pas le droit de vivre ici !

Je regardais Jack. Il y avait tellement de Meehan en lui. J’ai failli sourire de lassitude. Je me suis dit qu’il était tout ce qui me restait.

— Comment peux-tu me regarder en face ? Hein ? Comment fais-tu ?

— Je regarde mon fils.

— Je t’interdis ! Ne prononce plus jamais ce mot. Jamais !

*

Enfant, Jack aimait Killybegs. Il transportait l’eau du puits, il rêvait devant les bougies, il faisait des ombres fantastiques à la clarté de la lampe-tempête, il marchait sur le port en riant aux bateaux. Des heures durant, il escaladait les monts pelés, les murets de pierres à l’infini, il bataillait jusqu’à la taille avec les fougères rousses. Il rêvait des îlots, à perte de vue, qui moutonnaient la mer. Sheila voulait rentrer au bout de trois jours, mais Jack la suppliait de rester encore un peu. Pour lui, c’était une maison de trappeurs, d’Indiens, un cottage d’avant la famine, lorsqu’on ne comptait pas encore les pommes de terre fumantes dans le plat. Même devenu Fianna, il restait un enfant. A Belfast, il avait le front mauvais, les mains tout abîmées de briques, il sentait l’essence et la colère. Je voyais dans ses yeux des éclats de Tom Williams et j’avais peur pour lui. Mais ici, à Killybegs, il jetait une canne à pêche sur son épaule, traquait le mulet et rentrait par la lande, en frappant les fourrés d’une branche de chêne pour éloigner les mauvaises fées.

Un jour de 1979, avec Dave « Snoopy » Barrett, Jack a abattu un policier dans Castle Street. Jack conduisait la moto, Snoopy a tiré trois fois sur les uniformes qui barraient la rue. Plus haut, dans Glen Road, ils sont tombés sur des blindés de l’armée. Jack a décidé de filer à gauche, dans une petite rue. Un taxi républicain les suivait de près. Alors Snoopy a tendu la main pour avertir le chauffeur qu’ils tournaient, le pistolet oublié dans sa paume. Les soldats les ont pris en chasse. Ils ont heurté un trottoir. Ils se sont rendus sans combattre. Ils ont attendu, le visage contre le sol et les mains sur la nuque. Quand ils ont été arrêtés, la mort du policier n’était pas connue. Des dizaines d’habitants sont sortis des maisons de brique. Snoopy a hurlé son nom à la petite foule. Jack a crié « Meehan ! De Dholpur Lane ! » Les Britanniques n’ont pas tiré. Ils leur ont laissé la vie sauve. Ils ont été obligés de les juger. Parce que ce jour-là, dans cette ruelle de Glen Road, des dizaines de nationalistes ont su que Dave Barrett et Jack Meehan avaient été arrêtés par l’armée. Et qu’ils étaient montés vivants dans ses blindés. Les Britanniques tiraient pour tuer. Dans notre camp, certains s’en horrifiaient. Moi pas. Je n’ai jamais reconnu d’élégance à mon ennemi. Je cherchais à le tuer, il cherchait à m’abattre. La guerre n’avait jamais été rien d’autre.

Mon fils a été condamné à la réclusion criminelle à perpétuité. Vingt et un ans de cachot. Libéré en juillet 2000 avec les derniers prisonniers républicains. Et sorti de prison plus triste qu’il n’y était rentré.

— Où est notre drapeau ?

Ça a été sa première phrase. Nous revenions de la prison de Long Kesh en voiture. Sheila était à l’arrière, il était à côté de moi. Elle lui tenait la main par-dessus l’accoudoir et nous faisions silence. L’Irlande accueillait mon fils. Un ciel sans trace, un soleil de désert et un vent léger. Jack avait le front contre la vitre. Il lui faudrait panser vingt années barbelées. Et là, sur le bord de la route, dans une cour grillagée, à l’ombre d’une école, le drapeau britannique ondulait. Grand, neuf, flambant.

— Où est notre drapeau ? a demandé Jack.

Il a cherché le regard de sa mère dans le rétroviseur.

— Tout ça pour ça ?

Sheila a murmuré. Le processus de paix, les négociations, les compromis. Notre drapeau flotterait bientôt librement. L’important était que nos enfants soient libres et que leurs pères cessent de mourir.

Jack m’a regardé. Je fixais la route. Tout ça pour ça ? C’était un début, je lui ai répondu. Il fallait un début à tout. Il n’y avait plus de patrouilles armées dans nos rues, plus de rafles, plus de contrôles. Les Britanniques démontaient leurs casernes, leurs miradors sur la frontière. Les policiers mettaient des contraventions aux voitures mal garées dans Falls Road. Tu te rends compte ? Des prunes sous les essuie-glaces, comme à Londres ou à Liverpool. Et tu sais quoi ? Jacky Nolan, John McIntyre, tes copains de lycée, ils ont rejoint la police. Il n’y a plus seulement des protestants, les catholiques aussi prennent l’uniforme. Et ça, ça change tout, tu ne crois pas ? Il a levé une main, m’a demandé de me taire.

Longtemps, Jack a mangé en nous tournant le dos, face au mur. Il trouvait que se restaurer était obscène. Il avait passé neuf ans à l’isolement complet. Il se parlait à lui d’abord. Il avait des gestes réduits. Dans sa chambre, il a mis son matelas sur le sol. Il a essayé de construire une vie avec Fiona, une amie d’enfance. Puis avec Lucie. Puis avec nous. Il est revenu à la maison à quarante-sept ans. Guetteur, puis Fianna, óglach, lieutenant, capitaine de l’Armée républicaine irlandaise, il est aujourd’hui portier de nuit dans un pub de Belfast. Il sépare des gamins ivres qui lui demandent pour qui il se prend. Qui lui rappellent que l’IRA n’est plus là pour le défendre. Qu’il n’est qu’un pingouin en costume noir et chemise blanche. Un rien du tout. Et lui ne répond pas.

*

Enfin Jack s’est levé. Il m’a regardé. Il a mis son anorak, ses gants. L’heure n’était pas passée. Sheila n’avait pas klaxonné de la route.

— Attends au moins que ta mère soit là.

— Ma mère ? Pendant toutes ces années elle s’est réveillée à côté d’un inconnu, ma mère. Tu sais ça ? Tu entends ça ? Elle en est comme morte !

— J’entends.

— Non ! Tu n’entends rien ! Tu ne comprends rien ! Tu ne peux pas savoir ce que ça fait de se retrouver sans père, sans mari, sans plus rien ! Mon père ? C’était Tyrone Meehan ! Le grand Tyrone ! Héros de merde, oui ! On lui avait donné notre amour, notre confiance, notre fierté. On t’a tout donné ! Et tu as trahi ceux qui t’aimaient, ceux qui te protégeaient ! Tu te souviens quand j’étais gamin, chaque nuit je t’aidais à barricader notre porte d’entrée pour que ces salauds n’entrent pas dans notre maison. Et ces salauds, c’était toi.

— Je t’entends.

— Tu sais comment ils t’appellent à Belfast ? « Cet homme ». C’est tout. Plus personne ne prononce notre nom. Nous sommes les parents du traître.

— Je le sais.

— On va faire quoi, maman et moi ? On va faire comment ?

— Vous allez continuer sans moi.

— Il n’y aura plus jamais de lumière chez nous.

J’ai baissé la tête. Depuis ce matin, un vieux proverbe cognait mon ventre. « Y a-t-il une vie avant la mort ? » Tom Williams nous l’avait enseigné pour garder espoir.

Jack s’est dirigé vers la porte.

— J’ai besoin de toi, mon fils.

Il est resté face au loquet, à la serrure, aux doubles chaînes que j’avais installées. Il me tournait le dos, épaules tombées. Son soupir. Le silence. Il a duré longtemps, ce silence. Il a posé son poing sur le mur et enfoui la tête dans son bras. Il n’a pas pleuré.

— Je ne peux pas. C’est trop douloureux. C’est trop dégueulasse ce que tu nous as fait, papa.

— J’ai besoin de vous.

Il s’est retourné une dernière fois. Il était beau comme la colère. Je savais qu’une fois la porte passée, il ne reviendrait plus. Alors je me suis levé à mon tour. J’ai cherché une phrase, un mot. Il est sorti dans le givre. Debout sur le seuil, les mains dans les poches, écrasé par la forêt.

— Jack ?

Il a haussé les épaules.

— Je t’aime.

Je n’avais plus que ça.

Il m’a regardé, sidéré, tête penchée sur le côté comme lorsqu’il était enfant.

— Je t’aime, j’ai répété.

Il a froncé les sourcils. Il semblait ne pas comprendre. A reculons, il a pris le chemin qui mène à la route. Sans un mot. Il est parti de face. Il quittait la maison, son enfance, le vieux puits, la flamme caressante des bougies, les lutins, la forêt, il quittait le village de ses ancêtres, son père, toute l’Irlande que je lui avais donnée. Il marchait les bras écartés. Il trébuchait sans voir. Mon enfant, mon fils, mon petit soldat. Il pleurait. Il était bouche ouverte en masque de souffrance. Il fuyait. Il se sauvait de moi. Ses pas craquaient le bois, la pierre, la terre gelée. J’avais posé une main sur le glacé du mur, je ne pouvais plus rien. Ni pour lui, ni pour moi. Je n’étais même plus traître. J’étais mort. Et lui aussi. Et nous tous. Et tous les autres à venir. Je n’attendais plus rien. Et je ne savais plus où était notre drapeau.

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