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Avec la guerre, nous savions que vivre dans le nord de Belfast deviendrait difficile. Ça a commencé en août 1941, par quelques pierres, jetées contre la porte. L’inscription « salauds d’Irlandais » tracée au noir sur l’atelier de Lawrence. Une nuit de septembre, nous avons éteint une bouteille incendiaire, lancée à travers le salon. Plus haut, dans Sandy Street, une famille catholique a décidé de partir pour la République. Et puis deux autres aussi, qui habitaient Mills Terrace. Chaque nuit, des protestants se faufilaient dans notre quartier et barbouillaient les façades. « Dehors les traîtres papistes ! », « Catholique = IRA ». Lawrence gardait un gourdin près de son lit. Séanna glissait sa crosse de hurling sous le matelas. Mais nous n’étions pas prêts pour la bataille.

La famille Costello s’est repliée sur le quartier de Beechmount juste après Noël. En trois voyages. Ils ont pris leur temps. J’ai embrassé Sheila pour la deuxième fois. Leur maison a brûlé la nuit même.

Les loyalistes nettoyaient leurs rues. Ils étaient protestants, britanniques, en guerre. Nous étions catholiques, irlandais, neutres. Des pleutres ou des espions. Ils disaient qu’en République d’Irlande, les villes restaient éclairées la nuit pour indiquer à la Luftwaffe le chemin de Belfast. Ils disaient qu’en Irlande du Nord, nous étions la Cinquième colonne, les artisans de l’invasion allemande. Accusés de préparer des terrains d’atterrissage secrets pour leurs avions et leurs paras. Nous étions des étrangers. Des ennemis. Nous n’avions qu’à repasser la frontière ou nous entasser dans nos ghettos.

Mais Lawrence refusait de partir. En 1923, ses parents avaient tenu bon, peu à peu entourés de maisons désertes aux fenêtres aveugles. Un soir, le frère de maman a parlé plus que de raison. Il a dit que nous étions partout chez nous en Irlande, de Dublin à Belfast, de Killybegs au 19 Sandy Street. Il a dit que les étrangers, c’étaient eux. Les protestants, les unionistes, ces descendants de colons, installés dans nos maisons et sur nos terres par l’épée de Cromwell. Il a dit que nous avions droit aux mêmes droits qu’eux, et aux mêmes égards. Il a dit que c’était une question de dignité. Et moi je l’ai écouté. Et j’ai entendu mon père. Et j’ai aimé mon père dans la colère de mon oncle. Lawrence Finnegan, c’était Patraig Meehan moins l’alcool et les coups.

Mon oncle ne buvait plus depuis dix ans. Un soir, en rentrant de Derry, il avait renversé sa voiture, heurtant un poteau, puis un arbre et roulant dans le fossé. Hilda et lui revenaient de chez le médecin. Les analyses de sa femme n’étaient pas bonnes. Ils n’auraient pas d’enfant, jamais. Rien d’autre qu’elle et lui, chaque matin, chaque soir, tous les jours de la vie. Et il en serait ainsi jusqu’à ce que l’un parte et que l’autre le suive. En chemin, ils avaient bu pour oublier. Ils avaient traversé la frontière en criant, hurlant adieu aux Brits par la fenêtre ouverte. Et vive la république ! Et revoilà enfin le pays ! Et il a dérapé sur son sol. La voiture s’est retournée. Lawrence a vécu. Hilda est morte. Depuis, mon oncle avait remplacé l’ivresse par le silence.

*

Nous étions en train de faire nos prières du soir lorsque les protestants sont entrés dans Sandy Street, le dimanche 4 janvier 1942. Ils ont fracassé notre porte à coups de hache et jeté des torches dans l’entrée. Lawrence a basculé le canapé pour nous protéger. Les filles sont descendues du premier étage en hurlant. Maman tenait bébé Sara par une jambe, tête en bas. Séanna avait sa crosse de hurling en main, mon oncle a crié. Qu’il ne bouge pas, qu’il ne tente rien, qu’il se cache avec nous derrière les coussins de velours.

— Demain, vous dégagez les lieux ! a hurlé un homme.

Je ne l’ai pas vu. Je n’ai vu personne. J’avais la tête entre les genoux et les yeux fermés. Mes sœurs, mes frères, ma mère à mes côtés, assis par terre, bras et jambes emmêlés. Ils sont entrés. Ils ont brisé les fenêtres, déchirant les croisillons de papier collant qui nous protégeaient des bombes allemandes. Ils ont cassé la soupière de Galway. Ils ont déchiré la photo du pape Pie XII. Ils ont tout abîmé, tout piétiné. Ils sont montés à l’étage en nous évitant, courant à gauche et à droite de notre abri. Nous étions onze, les uns sur les autres, réfugiés entre un canapé renversé et le mur. C’est-à-dire nus, exposés et sans force. Ils auraient pu nous tuer, ils ne l’ont pas fait. Ils nous ont enjambés, ignorés. Ils ne parlaient pas. Ils saccageaient le familier sans un mot. Ils n’étaient que le bruit de leurs pas et de leurs souffles. Ils ont même arraché la tête de Dodie Dum’, le doudou de bébé Sara. Ils ont tout désolé, et puis ils sont partis.

— Demain ! a encore hurlé la voix.

Séanna est sorti le premier, sa crosse à la main et les larmes aux yeux. Il était le plus vieux des Meehan, le chef de famille, et il avait failli. Il ne restait que lui pour remplacer le père et il ne l’avait pas fait. Il était dans la rue déserte et hurlait aux salauds, son bâton de bois pour rien. Lawrence jetait des seaux d’eau sur les flammes qui léchaient les rideaux du salon. Le feu grondait dans la chambre des filles. Nous n’avions plus le choix. Il était l’heure. Nous avions tenu jusque-là, quelques mois, quelques jours en plus. La plupart de nos voisins avaient renoncé. Nous étions les derniers, presque. Je revois mon oncle ramener Séanna dans notre maison hostile, la main sur sa nuque. Lui dire qu’il fallait maintenant sauver ce qui pouvait l’être. Et aussi que lui, Séanna, nous avait protégés. Que protéger était mieux que tuer. Que tous, nous lui devions la vie. Je me souviens du visage de mon frère. Il regardait mon oncle. Essayait de comprendre ce qui venait de lui être dit. Et puis il s’est rué au premier étage pour arracher des vêtements au brasier.

Plus tard, alors que le toit brûlait, Séanna est ressorti dans la rue avec les derniers sacs. Áine, petit Kevin et Brian l’ont entouré lentement. Mon frère s’est accroupi. Il les a serrés contre lui, enlacés tous ensemble, une brassée d’enfants effrayés qui lui disait je t’aime.

*

Lorsque le camion de Lawrence est arrivé dans Dholpur Lane, les habitants sont venus à notre rencontre.

— Les familles de Sandy Street ! a crié un gamin.

Il était 4 heures du matin, le 6 janvier. Les portes se sont ouvertes presque ensemble, comme si le quartier nous attendait. Les femmes avaient enfilé un manteau sur leurs vêtements de nuit. Des hommes ont baissé le hayon arrière pour sortir ce qui restait de nous. Nous avions pu sauver deux matelas, quatre chaises, la table de la cuisine et des vêtements.

Je portais un matelas sur la tête. Il pliait derrière, devant, oscillant à chacun de mes pas et cachait mes yeux. Brian, Niall et Séanna transportaient la table. Róisín, Mary et Áine étaient chargées des sacs d’habits. Petit Kevin tirait une chaise sur la rue. Maman avait bébé Sara pour fardeau, et aussi notre Vierge en plâtre, qu’elle tenait serrée contre son enfant. Une femme les a enveloppées dans une couverture.

Une vingtaine de jeunes garçons se sont précipités vers nous avec des charrettes à bras. Ils ont empilé les sacs, la table, les chaises. Un jeune homme leur donnait des ordres brefs. Ils l’appelaient Tom. J’ai pensé à un officier déployant ses soldats.

— Tu veux de l’aide ?

J’ai regardé Tom sans répondre. Un grand type brun, à peine plus âgé que moi. Il a soulevé le matelas de ma tête et nous l’avons porté ensemble jusqu’au numéro 17, une porte noire et rouge qui avait été ouverte pour nous.

Mon oncle était défait. Je ne l’avais jamais vu comme ça. Adossé au lampadaire orangé, il regardait son ombre sur le trottoir. Il semblait indifférent à tout. Quelques hommes l’entouraient. L’un d’eux avait mis une main sur son épaule. Lawrence nous avait sortis du brasier. Et maintenant que nous étions sauvés, il reprenait son souffle. Il avait froid et peur. Son visage était couvert de fumée et de suie, comme lorsqu’il rentrait du travail après avoir combattu les cheminées. Il était seul. Il avait tout perdu.

Tom a déposé le matelas dans un coin de la pièce. Il l’avait porté seul, et je l’avais suivi. Je regardais notre nouvelle rue, les visages des voisins, les Vierges rassurantes contre les fenêtres glacées.

— Ce n’est pas grand, mais ça vous permettra de souffler, a dit Tom.

Le garçon avait les poings sur les hanches. Il regardait partout à la fois, comme s’il surveillait le quartier.

— On ne craint rien ici, n’est-ce pas ? lui a demandé ma mère.

Il a souri. Ici ? Jamais rien ne nous arrivera. Nous étions chez nous, au cœur du ghetto. Protégés par notre nombre et notre colère.

— Et aussi par l’IRA, a encore souri notre hôte.

L’IRA. J’ai frémi. Lawrence l’a remarqué. Il a eu un haussement d’épaules et m’a demandé de l’aider à porter la table au lieu de rester les bras morts.

L’IRA. Ce n’était plus trois lettres noires, bavées sur notre mur à la peinture haineuse. Ce n’était plus une condamnation entendue à la radio. Ce n’était plus une crainte, une insulte, l’autre nom du démon. Mais c’était un espoir, une promesse. C’était la chair de mon père, sa vie entière, sa mémoire et sa légende. C’était sa douleur, sa défaite, l’armée vaincue de notre pays. Jamais je n’avais entendu ces trois lettres prononcées par d’autres lèvres que les siennes. Et voilà qu’un gaillard de mon âge osait les sourire en pleine rue.

L’IRA. Soudain, je l’ai vue partout. Dans ce fumeur de pipe chargé de couvertures. Ces femmes en châle, qui nous entouraient de leur silence. Ce vieil homme, accroupi sur le trottoir, qui réparait notre lampe à huile. Je l’ai vue dans les gamins qui aidaient à notre exil. Je l’ai vue derrière chaque fenêtre, chaque rideau tiré pour tromper les avions. Je l’ai vue dans l’air épais de tourbe. Dans le jour qui se levait. Je l’ai sentie en moi. En moi, Tyrone Meehan, seize ans, fils de Patraig et de la terre d’Irlande. Chassé de mon village par la misère, banni de mon quartier par l’ennemi. L’IRA, moi.

J’ai tendu la main à Tom. Comme deux hommes qui concluent un marché. Il l’a regardée, m’a regardé, a hésité. Et puis il a souri une fois encore. Sa paume était glacée, ses doigts fermes.

— Tyrone Meehan, j’ai dit.

Nous étions au milieu de la rue. J’aurais aimé me voir à cet instant. J’ai eu la certitude que cette main tendue était mon premier geste d’homme.

— Tom Williams, a dit Tom.

Il m’a regardé un instant et il a ajouté :

— Lieutenant Thomas Joseph Williams, compagnie C, 2e bataillon de la brigade de Belfast de l’Armée républicaine irlandaise.

Il a ri de mes yeux immenses.

— J’ai dix-neuf ans. Appelle-moi simplement Tom.

*

J’ai rejoint l’IRA le 10 janvier 1942, quatre jours après notre arrivée à Dholpur Lane. Enfin, pas l’IRA. Pas tout à fait. J’étais trop jeune. Personne dans le quartier ne nous connaissait. Etre chassé par les loyalistes n’était pas suffisant pour instaurer la confiance. Comme Tom avant moi, comme de nombreux volunteers de l’IRA, j’ai d’abord rallié les Na Fianna hÉireann, les scouts de la République. Depuis 1939, les Fianna étaient très affaiblis. Interdits en République et en Irlande du Nord, pourchassés, internés des deux côtés de la frontière. Ceux qui avaient goûté aux prisons britanniques disaient que les geôles irlandaises n’avaient rien à leur envier.

Chaque quartier républicain avait sa propre unité de jeunes. L’IRA était divisée en brigades et en bataillons, nous étions rassemblés en cumann.

Notre local de Kane Street était minuscule et sombre. Une table, quelques chaises et un ring de boxe. Cela ressemblait à une salle de sport, pas à un quartier général républicain. Je passais mon temps entre les cordes, poings levés à hauteur des yeux. Nous apprenions à cogner sans hésiter et à recevoir sans gémir. Notre chef s’appelait Daniel « Danny » Finley, un gars sans émotion, sans chaleur ni mot de trop. Il avait mon âge. Sa famille avait fui le quartier de Short Strand après le lynchage de Declan, son frère jumeau. Il rentrait du lycée, en uniforme catholique, avec sa cravate verte rayée d’ocre et le blason de St. Comgall. Le trottoir était encombré de gravats. Il avait hésité, puis traversé la rue, passé la frontière invisible qui séparait les deux communautés. Et marché en face, sur le trottoir protestant. Il ne provoquait rien ni personne. Il faisait un détour pour éviter l’éboulement d’une façade.

Un camion de transport de bois est passé dans la rue. Sur les planches empilées, une dizaine de lycéens protestants en blazer bleu. L’un d’eux a hurlé.

— Hé ! Un putain de Taig !

Taig. Catho de merde. Saleté de papiste. L’insulte préférée des loyalistes en culottes courtes. Declan a retraversé la rue en courant, il a heurté le trottoir. Il est tombé en hurlant. Les bleus se sont rués. Il s’est protégé, couché sur le côté, les yeux fermés, la tête entre ses poings, les genoux plaqués contre son torse. Un enfant dans un ventre de mère. Coups de genoux, de poings. Un jeune a sauté à pieds joints sur sa tête. Un autre a jeté un bloc de béton sur sa poitrine. Et puis ils sont partis en courant, rattrapant le camion au carrefour et sautant sur le plateau de bois en chantant.

— Chez nous ! Chez nous ! Nous sommes ici chez nous !

Un homme a timidement ouvert sa porte, d’autres se sont avancés vers la victime. Une femme est sortie avec un verre d’eau. Tous catholiques, tous de ce trottoir-ci. De l’autre côté de la rue, des adultes regardaient.

Declan Finley est mort. Le visage écrasé et les poings serrés. Lorsque les secours sont arrivés, le sang du garçon était marron, épais, mélangé à la poussière. Aidé de sa canne, un vieil homme s’est accroupi, il a trempé la main droite dans la flaque et il a traversé la rue, paume levée. Sur le trottoir d’en face, une centaine de silencieux. Ils se sont écartés. Le nationaliste a barbouillé leur trottoir avec soin. Un homme s’est avancé, deux autres l’ont retenu. Le vieux est reparti en leur tournant le dos.

Les infirmiers ont chargé Declan dans une ambulance. En face, des gamins effaçaient le sang du martyr en raclant leurs chaussures sur le goudron.

C’était juste avant guerre. La famille Finley a quitté le ghetto pour se réfugier dans l’ouest de Belfast. Comme tant d’autres. Encore, et encore, et encore. Venant du nord et de l’est de la ville, les catholiques arrivaient par centaines et s’entassaient dans les catacombes de brique.

Je respectais Daniel, mais il me faisait peur. A la boxe, il cognait sec. Un jour, il a saigné du nez, un flot. Il a enlevé ses gants, s’est essuyé à deux mains, puis il a barbouillé le visage de celui qui avait porté le coup. A pleins doigts poisseux sur le regard terrorisé. J’étais content d’être dans son camp, dans celui de la République irlandaise, de James Connolly, de Tom Williams, dans celui de mon père. Je plaignais sincèrement les gars qui nous avaient en face.

*

Un samedi de février 1942, j’ai participé à ma première opération militaire. Depuis quelques mois, le Commandement du Nord avait collecté toutes les armes disponibles, cachées en République depuis la guerre d’indépendance. Des volunteers passaient la frontière de nuit pour fournir le matériel aux quatre bataillons de Belfast. Nous étions des enfants. Nous ne savions pas grand-chose de ce grand déménagement national. Et c’est bien après la guerre que nous avons appris l’ampleur des transports clandestins. Près de douze tonnes d’armes, de munitions et d’explosifs avaient été déplacées à travers champs sur ordre du Conseil de l’Armée républicaine, à pied, en camion, en charrette, à dos de femmes et d’hommes, sans que les armées britannique et irlandaise s’en doutent.

Ce soir-là, Tom Williams est venu chercher deux Fianna au local.

— Tu sais siffler, Tyrone ?

J’ai dit oui, bien sûr, depuis toujours.

— Siffle.

J’ai porté les index à mes lèvres.

Mon père adorait mon sifflet, ma mère le détestait. A Killybegs, c’était le signal de la bande de Meehan, quand nous fondions sur Timy Gormley et sa troupe. Le père Donoghue disait que seul le cri du diable pouvait ainsi percer l’oreille humaine.

J’ai sifflé.

Tom n’a pas eu l’air surpris. Il a simplement hoché la tête.

— En cas de danger, je veux qu’on t’entende jusqu’à Dublin.

Daniel sifflait sans doigt. Il retroussait sa lèvre supérieure et collait la langue à ses dents.

— Danny et Tyrone, a ordonné le lieutenant Williams en prenant la porte.

Lui et moi avons reçu une dizaine de tapes dans le dos. Les autres garçons étaient contents pour nous, et fiers aussi, probablement.

Dans la rue, une femme et une fille attendaient notre sortie. Je connaissais la première, une combattante de Cumann na mBan, l’organisation de femmes de l’IRA. La jeune devait appartenir aux Cumann na gCailíní, les scoutes républicaines. Tom a marché devant, nous l’avons suivi en silence. Cinq ombres dans la rue.

— Tyrone.

Le chef avait murmuré. Sans s’arrêter, d’un geste du menton, il m’a indiqué l’angle des rues O’Neill et Clonard, me lançant un sliotar blanc bordé de noir. Je l’ai cueilli d’une seule main. Sans réfléchir. Une balle de hurling dédicacée par l’équipe d’Armagh. Pourquoi ? Me donner contenance ? Pas de question, pas de doute. Il faut comprendre d’un regard ou rester au local. J’ai pris ma position, et j’ai jeté le sliotar contre le mur, le faisant rebondir dans ma paume comme un gamin qui fait passer le temps.

Tom a continué sa route.

— Danny.

Daniel Finley s’est posté face à moi, de l’autre côté de la route, regard tourné vers Odessa Street. Un vélo l’attendait, renversé contre le mur, roues en l’air et chaîne déraillée. Mon camarade s’est agenouillé, comme s’il la réparait. La jeune fille est descendue avec son officier jusqu’au coin de Falls Road, et ils sont restés là, sous un porche, comme une mère et sa fille.

Tout s’est passé trop vite. Daniel courbé sur son vélo, les rues désertes. Deux voitures se sont arrêtées. Huit hommes sont descendus en courant, les bras lourds. L’IRA. Quatre ont tourné dans Odessa, les autres sont passés devant moi.

— Salut Tyrone, m’a soufflé un gars.

Je ne l’ai pas reconnu, pas même regardé. Je surveillais mon coin d’Irlande, ma rue de brique, mon carré de petit soldat. J’ai seulement vu l’acier des canons, accroché par la lumière d’une fenêtre aux rideaux mal tirés. Des fusils. Les fusils de la guerre. Les armes de la République. Je n’avais jamais vu leur métal, jamais imaginé le bois de leur crosse et ils me passaient à portée, par brassées, enveloppés dans des couvertures grises.

Des portes se sont ouvertes. Les hommes sont entrés dans les logements, les arrière-cours, les jardins minuscules. Les voitures reparties. Tom est revenu seul. Il est passé à ma hauteur. Son visage, ses yeux baissés, son dos pressé. Il sifflait God Save Ireland ! Il est remonté vers Clonard. J’étais presque déçu. J’avais imaginé un clin d’œil ou un mot. En face, Daniel redressait son vélo et s’en allait aussi. La onzième fois qu’il était sentinelle. Il savait comment tout cela se finissait.

— Tu peux m’appeler Danny, m’a lancé Finley sans un regard.

Alors j’ai quitté mon mur. J’ai mis le sliotar dans ma poche et je suis retourné à Dholpur Street. Je marchais différemment. J’étais un autre. J’ai croisé un couple, une femme et son enfant, une jeune fille, qui portait son masque à gaz en bandoulière, comme un sac à la mode. Ils ne m’ont pas remarqué. Alors que j’étais un Fianna, un guerrier irlandais. Un soldat de l’IRA, presque. Dans quelques jours, à dix-sept ans, j’irais rejoindre Tom Williams et les autres. C’est moi qui serais dans la rue, courant dans la nuit froide avec mon fardeau de bataille. Moi qui frôlerais un Fianna auxiliaire en short et bouche ouverte. Moi qui lui glisserais son prénom en confidence. Moi qu’il regarderait s’évanouir dans notre obscurité. Ce serait moi, Tyrone Meehan. Et je sifflerais God save Ireland !

*

Pour l’instant, assis par terre ou adossé au ring, j’étudiais. J’avais quitté l’école catholique pour rejoindre l’enseignement républicain. Des professeurs allaient de cumann en cumann pour éduquer les Fianna. J’avais tout à apprendre de l’histoire de notre pays. Je ne connaissais de notre combat que les gestes de mon père et ses mots trébuchant d’alcool. Si je savais les grandes dates et les noms glorieux, c’était sans en saisir le sens. Mon credo était enfantin : « Brits out ! » Les Britanniques dehors. Mon père m’avait laissé cette certitude en héritage, rien de plus.

Ce jour-là, nous étions tendus, et le groupe divisé. Notre professeur était une femme. Depuis une heure, elle expliquait que notre parti, notre armée, notre peuple, n’étaient pas concernés par la guerre qui saccageait l’Europe. Mais que, peut-être, nous pouvions y gagner quelque chose. Sur le tableau improvisé – des ardoises collées sur un plateau de bois – elle avait écrit la phrase prononcée en 1916 par James Connolly, syndicaliste, soldat et martyr irlandais. « Nous ne servons ni le roi, ni le kaiser mais l’Irlande ! » Le jour de Pâques, alors que les Britanniques se battaient aux côtés des Américains et des Français dans les tranchées de la Somme, alors que les protestants d’Irlande du Nord avaient rejoint en masse l’armée du roi, hachés par milliers en première ligne, les républicains irlandais se rebellaient au cœur même de Dublin. Une poignée de braves, les armes à la main. « Trahison ! Vous nous avez planté un couteau dans le dos ! » avaient hurlé les Anglais.

— Trahir ? Mais trahir qui ? Trahir quoi ? expliquait la maîtresse.

Nous n’étions pas alliés avec les Britanniques mais occupés par leurs soldats, torturés par leurs policiers et emprisonnés par leur justice. Cette guerre les affaiblissait et nous renforçait donc.

Nous l’écoutions. La prise de la Grande Poste par les insurgés, la déclaration d’indépendance proclamée sur ses marches, la répression féroce, l’écrasement, le poteau d’exécution pour nos chefs un à un. Cet échec sanglant qui n’en était pas un. Ce feu mal éteint allait incendier le pays tout entier.

Nous avions le droit de poser des questions. Et c’est Danny Finley qui a levé le doigt. Il a demandé s’il n’y avait pas une différence entre 1916 et 1942, entre une boucherie impérialiste et une guerre mondiale, entre le kaiser Guillaume II et Adolf Hitler. Il a demandé si, comme l’Irlande tout entière, l’IRA n’aurait pas dû rester neutre. Je me souviens de cet instant. Nous étions une vingtaine dans le local de Kane Street.

— Tu veux donner des leçons à l’IRA, Finley ? a demandé un Fianna.

Et ils se sont mis à parler tous à la fois. Notre rôle n’était pas de critiquer mais d’obéir. Le Conseil de l’Armée, le Commandement du Nord, le Comité central du parti, tous ces gens savaient ce qui était bon pour l’Irlande. J’avais sorti le sliotar de Tom. Je le roulais entre mes paumes. Danny ne cédait pas.

— Et qu’est-ce qui se passera si un combattant de l’IRA tue un soldat américain par erreur ? Vous pouvez me dire ce qui se passera ?

— Pourquoi l’IRA tuerait un Américain ?

— Parce qu’ils sont trente mille, parce qu’ils sont partout, dans les villes, à la campagne. Vous imaginez ? Un combattant républicain qui se trompe de cible ? Un óglach qui vise un soldat anglais et descend un Yankee qui distribuait du chocolat et des biscuits aux gamins ?

— Tu vois trop de films, Danny !

J’ai levé la main. Je lui venais en aide.

— Mon père était socialiste et républicain, il voulait combattre les franquistes en Espagne. Aujourd’hui, Franco et Hitler sont main dans la main et nous, nous sommes où ?

— Tu sais qui était le chef de la colonne Connolly des Brigades internationales ? m’a demandé l’enseignante.

Bien sûr, je le savais. Mon père ne l’avait jamais rencontré mais il en avait longtemps parlé comme de son futur chef.

— Avec Frank Ryan, on va écraser les fascistes irlandais, les chemises bleues, tous ces fumiers de Britanniques ! disait mon père.

Pour lui, « Britannique » était l’autre nom du salaud. Dans la rue, au pub, un gars qui le provoquait était un Britannique.

— Frank Ryan, j’ai répondu.

— Et sais-tu où est Frank Ryan aujourd’hui ?

Non. Je ne le savais pas. Emprisonné en Espagne ou mort, très probablement.

— A Berlin, a dit le professeur.

J’étais sidéré. Lui, le socialiste, l’internationaliste, le rouge, à Berlin ?

Je restai bouche ouverte.

— Un problème posé à la Grande-Bretagne est une solution apportée à l’Irlande, a encore dit notre enseignante.

Nous étions des gamins. Je regardais le visage de mes amis. Nous voulions nous battre pour la liberté de notre pays, honorer sa mémoire, préserver sa terrible beauté. Peu importaient nos pactes et nos alliances. Nous étions prêts à mourir les uns pour les autres. Mourir, vraiment. Et certains d’entre nous allaient tenir promesse.

Je n’ai plus posé de question. Et Danny a gardé les siennes.

Lui et moi allions faire la guerre aux Anglais, comme nos pères la faisaient. Et nos grands-pères aussi. Poser des questions, c’était déjà déposer les armes.

A la fin février 1942, un homme de l’IRA m’a confié mon premier pistolet.

Tom Williams nous avait postés partout dans le quartier. En signe de reconnaissance, les filles avaient un nœud vert dans les cheveux. Les garçons, l’écharpe rouge et blanche du club de foot de Cliftonville. C’était un jour de semaine. Le stade de Solitude était fermé.

— Il n’y a pas match aujourd’hui les gars ! disaient des hommes rieurs, en nous voyant remonter gravement les trottoirs.

Les soldats républicains pouvaient surgir à tout moment. Nous les attendions, postés aux carrefours. Moi, j’étais sous ce porche, adossé contre le mur d’une maison inconnue. Lorsque le gars de l’IRA est arrivé, j’ai sursauté. Il courait, main sous son manteau, cravate jetée sur son épaule. Il m’a tendu un revolver. Il venait de blesser un soldat d’une balle dans le cou. J’ai pris l’arme à deux mains, enfouie dans mon pantalon, plaquée contre la ceinture. J’ai traversé la rue. Tout mon corps palpitait. Après quelques mètres, une femme est venue à ma hauteur. Je ne la connaissais pas. Elle portait un ballon de foot dans un panier d’osier. Elle me l’a tendu sans un mot. Puis elle a pris ma main. J’ai eu un peu honte. Moi, Fianna de seize ans, en service actif, promené par cette mère comme un enfant.

— Quelqu’un vous prendra en charge. Laissez-vous conduire, avait dit Tom.

Les blindés encerclaient le quartier. Aux barrages, les policiers fouillaient les hommes, bras levés. Un militaire nous a fait signe d’avancer, elle avec son panier, moi avec mon ballon. Devant lui, la femme m’a traité de bon à rien. Une voix très aiguë, violente, désagréable. Chaque jour, elle maudissait le ciel d’avoir mis un tel idiot au monde. Le Britannique a hésité. Il m’a lancé un regard désolé, à la fois bienveillant et complice. Le geste de deux enfants malheureux qui se sont reconnus. Il nous a fait signe de passer. Et je lui ai rendu son sourire. Pas pour lui échapper, mais pour le remercier.

Cette preuve d’humanité m’a longtemps poursuivi. Et dérangé longtemps. Sous ce casque de guerre, il ne pouvait pas y avoir un homme, mais seulement un barbare. Penser le contraire, c’était faiblir, trahir. Mon père me l’avait enseigné. Tom me le répétait. J’ai marché plus vite, la main de cette femme dans la mienne, ma mère de guerre, son enfant de combat. Et je n’ai rien dit de cette rencontre, jamais. Ni raconté ce regard, ni avoué mon sourire.

Nous sommes entré au Donegal’s, un pub de Falls. La salle était bondée. Dès qu’il nous a vus, le patron a ouvert la porte blindée qui donnait sur la cour où deux hommes m’attendaient, assis sur les fûts de bière. J’étais bras ballants. L’un d’eux a ouvert mon manteau. Quand il a vu la crosse de l’arme, il a pâli.

— Sale con ! a-t-il murmuré, en sortant le revolver avec précaution.

L’autre type a secoué la tête.

— Qu’est-ce que j’ai fait ?

Le premier m’a regardé. C’est comme s’il réalisait ma présence.

— Qui ? Toi, Fianna ?

— Rien bonhomme, tu as été parfait, a répondu l’autre.

Puis il s’est retourné pour manœuvrer l’arme.

Je me suis retrouvé dans la rue, le ventre nu, sans ce poids mortel entre peau et chemise. Je claquais des dents. J’avais eu le temps de voir le revolver. L’homme de l’IRA me l’avait tendu chien levé, prêt à tirer. Je l’avais pris sans précaution, fourré dans mon pantalon comme une revue libertine à montrer aux copains. Mon doigt avait heurté le pontet, frôlé la détente. La moindre pression et le coup partait. J’avais marché comme ça quinze bonnes minutes, son canon écrasé sur mon sexe. La mort rôdait. Elle avait renoncé. J’avais dû la faire sourire.

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