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L’homme qui examinait avec désarroi – à la recherche d’une cause – l’espace autour de lui et le temps avant et après « ce moment-là » ne devina pas qu’il n’avait qu’une seule chose à faire : regarder dans son chapeau.

N’importe quelle circonvolution cérébrale, de même que n’importe quelle rue, possède ses faits divers. Les pensées avancent sur le trottoir gris du cerveau tantôt dans les rangs serrés du syllogisme, tantôt s’éparpillant en passants solitaires, certains courbés sous le poids du sens, d’autres la tête en l’air, comme des épis vides. Dans le crâne de celui qui est pendu au téléphone, les pensées sont elles aussi pendues toute la journée à des fils associatifs, faisant et défaisant les liens. Certaines pensées mènent une vie solitaire, pantouflarde, dans leurs neurones. D’autres parcourent en tous sens les circonvolutions du cerveau en quête d’un surcroît de pensée. À la nuit, la ville cérébrale, bien à l’abri sous la calotte crânienne, s’endort. Les passerelles entre les dendrites se retirent. Les pensées sombrent dans le sommeil – et seuls les rêves gardent la nuit en patrouillant dans les méandres vides du cerveau.

L’aube étend ses rayons jusque dans la conscience. Les pensées sortent de leurs neurochambres, accordant sujet et prédicat. Le syllogisme fait sa gymnastique matinale : la prémisse mineure saute par-dessus la majeure, et la majeure par-dessus la conclusion. Tout juste réveillée, la conception du monde conçoit à toute force.

Il n’est pas difficile d’imaginer ce qui se produisit quand, lors de l’un de ces moments ensoleillés, apparut à la lumière éclatante du tout petit monde intracrânien le crépusculaire Àquoibon. Il avançait, traînant avec embarras son ombre derrière lui et tentant d’échapper à des associations désagréables. Mais les associations le remarquèrent aussitôt et, se renfrognant de tous leurs sens, elles examinèrent avec insistance l’allure àquoiboniste. Quelque part retentit un bref « Sus ! » – ailleurs : « À quoi bon laisser vivre Àquoibon ? » Les pensées formèrent une foule qui lui emboîta le pas, de plus en plus près. Il aurait bien essayé de se faufiler dans une des circonvolutions, mais il se retrouvait face à des chaînes d’associations hostiles qui se tenaient par la main. Àquoibon accéléra le pas. La distance qui le séparait de ses poursuivants diminuait. Ils avançaient maintenant au pas de course. La foule penseresse approcha, prête à lui tomber dessus et à le vider de tout son sens. Rassemblant ses dernières forces, Àquoibon tourna dans un méandre désert du cerveau et courut jusqu’à l’os. Mais la traque continuait et il entendait se rapprocher le pas acéré des pensées. Il fallait se décider. Devant, en travers de la paroi temporale, zigzaguait une suture crânienne. Àquoibon s’y faufila et bondit au-dehors. Juste en face de lui, collant son cuir jaune à la peau de la tempe, se dressait la doublure intérieure du chapeau. Le fugitif, sans même reprendre haleine, sauta entre la toile et le cuir puis s’immobilisa pour écouter l’outre-crâne.

La traque semblait s’être calmée, s’être interrompue quelque part là-bas, derrière l’os frontal. La pensée resta dans son refuge, s’efforçant de ne pas bouger. C’est ainsi que se produisit la première migration de pensée de l’histoire : poussée par l’extrême nécessité, l’idée passa du cerveau à son entourage, de la tête – au chapeau.

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