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À l’homme du timbre
Je vous vois dans votre petite fenêtre de papier verte. Vos épaules dépassent au-dessus du rebord strié et votre tête redressée est couverte d’un calot de toile. Et voilà que je vous colle vous-même sur la lettre que je vous adresse. Moi qui suis incapable d’adhérer à quoi que ce soit. Ça ne colle jamais. Car je ne suis pas un type collant.
Je vous envie. C’est un noble métier : donner sa vie tout entière, et non pas quelques minutes, quelques heures ou quelques morceaux. Faire de son corps barrière à l’intrus. Moi aussi, à vrai dire, je suis aspirant cadavre. Car je suis une barrière vivante à moi-même. La logique dit : supprimer. Mais il n’y a pas que la logique…
Quand c’est arrivé, j’ai d’abord essayé d’être avec les autres. Avec vous. J’ai voté, siégé, discouru, bref, j’ai tenté d’entrer par toutes les portes. Mais un jour, un ouvrier qui vous ressemblait a dit après avoir écouté un de mes discours : « Avec l’âme de Février, mais pour la cause d’Octobre ! » Il m’a blessé. À vif. Mais le plus blessant était qu’il avait raison.
Il y a eu, bien sûr, beaucoup d’autres choses. Je n’ai pas tout de suite compris que j’avais beau m’agiter en vain, les choses allaient leur train. Et j’ai lâché pied. Et à quoi bon, en effet, mettre des bâtons dans les roues du corbillard qui vous transporte ? Je me suis éloigné des hommes et rapproché de la bouteille. Je bois.
Maintenant, même les enfants du quartier s’écrient quand ils me voient : « Voilà le pépé au nez rouge qui va de travers ! » Eh bien, mieux vaut avoir le nez rouge et aller de travers que le nez creux et aller dans le sens du vent. Qu’est-ce que vous en dites, l’homme du timbre ?