Quelques incertitudes en guise de préambule
— Non, pardonnez-moi, je ne peux pas, je connais le français et j’ai pour spécialité la traduction des langues que je ne connais pas. Je ne peux pas[1].
Rien n’est jamais trop étrange pour Krzyzanowski. Voilà qu’un de ses grands textes – tout petit en nombre de pages – que l’on croyait perdu à jamais vient de réapparaître aux archives à Moscou. Il était mentionné dans ses carnets et dans une lettre de 1933, mais il demeurait introuvable.
Et subitement, en 2012, Rue Involontaire s’est retrouvé inscrit comme par magie sur la fiche de l’inventaire du fonds Krzyzanowski, consultée auparavant de nombreuses fois, notamment par Vadim Perelmouter qui a consacré une grande part de sa vie à tirer de l’oubli ce génie négligé, à établir l’édition de l’œuvre, et qui n’espérait plus retrouver ce récit. D’après les indications, le texte aurait été transmis aux archives littéraires russes en 1995 par les archives centrales du FSB (ex-KGB). A-t-il été égaré, victime d’une erreur de classement ? Oublié presque vingt ans au fond d’une réserve ?
On ne sait toujours pas pourquoi il se trouvait dans un dossier comprenant également quatorze œuvres de Nikolaï Kliouev – un autre K –, poète paysan, lui aussi ukrainien, arrêté en 1934, sans doute en raison de son homosexualité, pour « rédaction et diffusion de littérature contre-révolutionnaire » et exécuté en 1937. À priori, les deux K ne se connaissaient pas directement, ils n’ont fait nulle part dans leurs écrits mention l’un de l’autre. Ils avaient bien une relation commune, Anatoli Mariengov, directeur du Théâtre de chambre et imaginiste, mais il reste improbable qu’il ait ici joué un rôle. Leur présence conjointe dans un même dossier était-elle le fruit d’une simple facétie de l’ordre alphabétique ? Cela semble peu vraisemblable, l’affaire Kliouev étant depuis longtemps suivie avec soin par les organes de sécurité.
Les archives du RGALI détiennent donc aujourd’hui la photocopie d’une brochure ronéotypée contenant Rue Involontaire. Le texte a, manifestement, d’abord eu une existence autonome avec sa page de garde et sa propre numérotation, puis il a été joint aux textes de Kliouev, et renuméroté de 105 à 119. Il a été à l’époque dactylographié et reproduit par les services des organes de sécurité eux-mêmes, OGPOU ou NKVD. C’est le seul exemplaire connu et, après 1933, il n’est plus fait mention nulle part de Rue Involontaire, ni dans les carnets ni dans la correspondance. Krzyzanowski a-t-il détruit d’éventuels autres exemplaires quand il a appris l’« arrestation de son récit », comme le dit élégamment Vadim Perelmouter ? Ou est-ce l’unique original qui a été confisqué puis copié ?
Le texte n’était pas tout à fait achevé, car subsistent des coquilles et des erreurs qui laissent penser qu’il n’avait pas encore été corrigé par l’auteur. Aurait-il malgré cela – et de façon surprenante – été donné tel quel à lire à un écrivain chez qui il aurait été ensuite saisi ?
Des particularités orthographiques propres à Krzyzanowski peuvent indiquer qu’il s’agissait d’un texte qu’il aurait lui-même écrit à la main – ce qui était rare car il dictait quasiment toujours – ou d’un premier jet dactylographié qu’il aurait transmis à une dactylo pour qu’elle le mette au propre. D’après Valeri Petrov, qui a fait la surprenante découverte aux archives et établi l’édition russe sur laquelle se fonde cette traduction[2], on peut imaginer qu’une dactylo travaillant à la fois pour Krzyzanowski et pour Kliouev aurait été arrêtée et tous ses papiers saisis.
Si l’auteur de Rue Involontaire a échappé à l’arrestation à ce moment-là, c’est peut-être parce qu’il portait par hasard le même nom qu’un grand révolutionnaire, ou parce qu’il était un écrivain à ce point invisible que l’absence de reconnaissance dont il a tant souffert lui a pour finir sauvé la vie. Mais ce ne sont là que des suppositions sensées. Et bien que le contenu « politique » du texte ait été plus que suffisant pour avoir les pires ennuis, il n’était besoin ni de causes, ni de raisons, ni de gloire pour être accusé ou condamné.
Quant à la rue Involontaire, elle existait réellement à l’époque : quelques coudes zigzaguant dans le quartier de l’Arbat, où vivait Krzyzanowski, avaient « involontairement » formé une petite rue. Celle-ci figure aujourd’hui encore sur les cartes, mais… est introuvable dans la réalité.
Toute la vie, l’œuvre de Krzyzanowski, ainsi que sa découverte et sa publication posthumes ont été le théâtre d’aberrations, d’étranges coïncidences, de concours de circonstances, de coups du sort. Cette fois, le destin s’est montré favorable… car ce (dernier ?) récit a ressuscité aux archives de Moscou quelques jours avant que ne parte à l’imprimerie le sixième et ultime volume des œuvres de l’écrivain. Il figure maintenant en bonne place dans l’édition russe.
Rue Involontaire est composé de sept lettres écrites par l’écrivain et son coauteur, la vodka, pour utiliser les timbres rendus en guise de monnaie lors de l’achat d’alcool. N’ayant personne à qui les envoyer, Krzyzanowski les adresse au premier venu ou à la fenêtre qui reste allumée la nuit, et les expédie par la fente de son vasistas.
Il s’agit d’un de ses textes les plus autobiographiques, puisqu’il était lui-même alcoolique, désargenté, et habitait à Moscou dans une toute petite chambre, non loin de la rue Involontaire. Jouant avec les mots, les radicaux, les proverbes, bondissant du coq russe à l’âne soviétique d’une plume de plus en plus saoule, il jongle férocement avec la réalité moscovite, la bureaucratie, le sens de la vie, les pénuries, l’inspiration ou le quotidien des appartements communautaires.
Dans ces appartements, les locataires, aussi nombreux que susceptibles, ne disposaient en général que d’une seule entrée pour tous. La porte était donc garnie de nombreuses sonnettes – chacun la sienne ! – ou bien de plaques indiquant les noms des habitants et le nombre de sonneries, éventuellement brèves ou longues, qui leur correspondaient. Chacun pouvait ainsi en principe aller ouvrir uniquement à ses visiteurs. Et Krzyzanowski suppose que le locataire répondant au nombre de coups de sonnette le plus élevé se montrera le plus patient et compréhensif des lecteurs…
Ce récit noir et joyeusement grinçant est accompagné de deux autres textes ivres et foutraques, La Clepsydre et Le Feutre gris, et d’extraits des carnets de l’écrivain.
Je remercie Éléna Rolland pour sa judicieuse relecture du texte et Vadim Perelmouter pour ses éclaircissements toujours précieux.
CATHERINE PERREL