Clément Vauquer s’était endormi dès le départ de Louis, sans même manger. Depuis, il dormait, roulé sur l’édredon rouge, et Marthe circulait à pas feutrés dans la petite pièce, dans la mesure de son possible, car Marthe n’était pas douée pour le silence. De temps à autre, elle s’approchait du lit et considérait son Clément. Il dormait la bouche ouverte, et il avait bavé sur l’oreiller. C’est pas grave, elle changerait le linge. Elle comprenait bien qu’il ait pu être antipathique à Louis, elle voyait bien qu’il était vilain à regarder. Pour les autres sans doute, sûrement même. Ce qu’il y a, c’est qu’elle n’avait pas pu finir son éducation, c’était le truc qui avait tout gâché. Il n’était pas comme il semblait. Cet air faux jeton, c’était juste de l’embarras, et cette bouche un peu mauvaise, c’était juste de la défense. Ses yeux, ils avaient toujours été comme ça, d’un brun si profond qu’on ne voyait pas le milieu. C’est joli le brun profond, ça peut aussi faire des yeux de rêve. Si on pouvait lui laisser son Clément quelque temps, elle savait qu’elle pourrait le changer. Beaucoup de bouffe, un peu de soleil, et il aurait meilleure peau, il grossirait du visage. Elle lui lirait des histoires, elle lui réapprendrait à parler, au lieu de cette espèce de sabir qu’il avait été bricoler Dieu sait où. Elle lui apprendrait à ne pas dire à tout bout de champ « personnellement » ou « moi-même », comme s’il n’existait pas et qu’il fallait qu’il réaffirme le contraire à chaque phrase. Oui, elle voyait bien comme elle retaperait son petit bonhomme. Il était fourré dans une affreuse histoire, mais s’il s’en sortait, elle le retaperait, et c’était une chance qu’il soit revenu vers elle. Elle le ferait beau. Personne n’avait dû s’occuper de lui depuis seize ans. Elle le referait beau, et Ludwig serait épaté par son boulot.
Ça lui rappela un bouquin qu’elle avait quand elle était petite, et qui s’appelait La Laide qui devint jolie. La petite fille était laide, mais finalement, à force que tout le monde s’en mêle, elle ne savait plus pourquoi d’ailleurs, les gouttes de pluie, les écureuils, les oiseaux et tout le bric-à-brac qu’il y a dans une forêt, elle était devenue toute gracieuse et donc reine du patelin. Et l’autre livre qu’elle aimait, c’était Le Caneton téméraire, l’histoire d’un canard simplet qui alignait connerie sur connerie avec une culotte à carreaux, mais à la fin, il s’en tirait, un vrai miracle. Marthe soupira. Tu dérailles, ma vieille. C’est plus de ton âge, ces affaires-là. Ni le caneton téméraire ni le laid qui devint joli. La vérité, c’était que Ludwig n’avait pas aimé son petit gars et qu’il était mal parti, même si tout le bric-à-brac de la forêt venait se ruer à son secours, ce qui n’avait aucune raison de se produire.
Marthe fit le tour de la pièce en marmonnant. Non, ce n’était certainement pas avec des écureuils qu’on allait changer tout ça. En attendant, ce ne serait tout de même pas plus mal de le remplumer, ce garçon, et puis de lui faire la coupe de cheveux comme Ludwig avait dit. L’Allemand était mécontent, c’était certain, mais il n’allait pas le donner aux flics. Pas tout de suite. Elle avait un peu de temps pour arranger son gars.
Elle secoua Clément tout doucement par l’épaule.
— Réveille-toi mon garçon, dit-elle, il faut que je t’arrange la tête.
Elle l’installa sur un tabouret dans la salle de bains et lui noua une serviette autour du cou. Le jeune homme se laissait faire docilement sans dire un mot.
— Faut que je te les coupe court, annonça Marthe.
— On va voir mes oreilles, dit Clément.
— Je vais t’en laisser un petit peu sur le dessus.
— Pourquoi elles ne sont pas roulées, mes oreilles ?
— Je ne sais pas, mon gars. Ne t’inquiète pas de ça. Regarde celles de Ludwig, elles ne sont pas mieux. Il a des oreilles immenses et ça l’empêche pas d’être beau.
— Ludwig, c’est l’homme qui m’a posé toutes les questions ?
— Oui, c’est lui.
— Il m’a fatigué personnellement, dit Clément d’une voix plaintive.
— C’est son métier de fatiguer les gens. On choisit pas toujours. Lui, il cherche des salauds sur la terre, toutes sortes de salauds, alors pour ça, il fatigue tout le monde. C’est comme tu voudrais secouer un arbre pour y faire tomber les noix. Si tu secoues pas, t’as pas les noix.
Clément hocha la tête. Ça lui rappelait les leçons que lui donnait Marthe quand il était petit.
— Bouge pas comme ça, je vais te rater. J’ai les ciseaux de cuisine, je ne sais pas ce qu’ils valent pour les cheveux.
Clément leva la tête brusquement.
— Tu ne vas pas me faire mal avec les ciseaux, hein, Marthe ?
— Mais non, mon grand. Tiens-toi tranquille.
— Qu’est-ce que tu disais avec les oreilles ?
— Que si tu te mets à vraiment regarder les oreilles des gens, à les regarder à fond, à ne regarder que ça, dans le métro, par exemple, eh bien tu verras qu’elles sont toutes horribles à donner le tournis. Et puis tiens, on arrête de parler d’oreilles, ça vient très vite à me dégoûter.
— Moi aussi. Surtout sur les femmes.
— Eh ben moi, c’est surtout sur les hommes. Tu vois, mon garçon, c’est comme ça la nature. C’est bien fait.
Oui, se disait Marthe en taillant dans les boucles de cheveux, elle allait reprendre son éducation, si on lui laissait le temps.
— Après, je vais te faire la couleur en brun très foncé, comme tes yeux. Et puis je te mettrai un peu de fond de teint, de l’invisible bronzé pour t’unifier. Fais-moi confiance. Tu verras, tu seras beau, et les flics, ils pourront toujours courir pour te reconnaître. Et puis on mangera les côtes de porc pour dîner. Ce sera bien.