Louis s’était levé inhabituellement tôt, sept heures, et il était dix heures et demie quand sa voiture approcha les abords de Nevers. La lumière était belle et le temps tiède, et c’est avec une certaine allégresse qu’il avait dépassé le panneau d’entrée dans le département de la Nièvre. Il y a des années, il avait fait bon nombre de missions dans la région, et il venait de revoir la Loire avec un réel plaisir, qui l’étonna. Il avait oublié cette clarté confuse dans laquelle s’enroulent les îles du fleuve, et les paquets d’oiseaux qui volent à sa surface, mais il avait tout reconnu en un clin d’œil. La Loire était basse et découvrait ses bancs de sable. Même dans cette humilité de l’été, il savait le fleuve dangereux. Tous les ans, des nageurs se perdaient dans ses tourbillons, en croyant le maîtriser en quelques dizaines de brasses.
Roulant lentement, comme à son habitude, et laissant le fleuve à sa droite, Louis pensait au violeur qui s’y était noyé le lendemain de son crime. C’était tout à fait possible de se tuer dans la Loire, même en faible débit. Mais c’était tout autant possible d’y noyer quelqu’un. Clément, si tant est qu’il en était capable, n’avait pas remis en doute la version officielle de la mort de la jeune femme et de son bourreau. Mais ce n’était peut-être pas la seule manière de présenter les choses. Louis avait raconté hier soir à Marc toute l’atroce histoire de ce viol collectif, et Marc avait semblé impressionné par ce personnage du « Sécateur ». À dire vrai, Louis l’était aussi.
Dans Nevers, il tâtonna avant de retrouver le chemin du commissariat. Il abandonna sa voiture près du centre, fit une pause au café, boire, pisser, et passa une cravate qu’il ajusta face à la vitrine du bar avant d’aller trouver les flics. Ce dont Kehlweiler était fier, après plus de vingt-cinq années de furetages en tous genres, c’était d’avoir un flic de connaissance dans chaque ville, comme un marin se vante d’avoir une fille dans chaque port. En réalité, la règle connaissait des entorses, surtout depuis sa retraite anticipée. Il ne pouvait plus se mettre au courant des déplacements, des départs et des mutations, et la fiabilité du système était tangente. Mais vaille que vaille, pour le moment, ça tenait. Il sortit un carton de sa poche sur lequel il avait transcrit la veille la liste des flics de Nevers. Il ne connaissait pas le commissaire, mais il avait travaillé sur une délicate affaire de recel avec l’inspecteur Jacques Pouchet, devenu capitaine. Louis retourna le carton. À l’époque, il n’avait pas été très prolixe dans ses commentaires, il avait juste noté : Jacques Pouchet, inspecteur, Nevers : droite molle — bons résultats flic — m’aime bien, me craint, ne m’a pas mis de bâtons dans les roues — me doit une bière à cause d’un pari sur la couleur des poules nivernaises. Un pari en instance, ça pouvait être utile, ça fait le type qui se rappelle, ça fait camarade, c’est très efficace.
Louis rempocha son carton en se demandant ce qu’il avait bien pu inventer à l’époque sur les poules nivernaises vu qu’il n’y connaissait rien. Il traversa la rue en direction du commissariat.
Pouchet était dans les locaux. Louis déclina son identité, griffonna un mot amical qu’il remit à la secrétaire, et attendit. Pouchet le reçut trois minutes plus tard.
— Salut l’Allemand, ça fait un bout, lui dit-il en le faisant entrer. Qu’est-ce que tu viens faire dans le coin ? Pas nous emmerder au moins ? ajouta-t-il, à moitié à l’aise.
— Ne te fais pas de soucis, dit Louis, qui tirait toujours satisfaction à voir sa réputation tenir le coup. Je ne suis plus de là-haut. Je suis sur une vieille affaire qui n’a rien de politique.
— Eh bien tant mieux, dit Pouchet en lui offrant une cigarette. On peut te croire ?
— Tu peux. C’est pour ce viol collectif qui avait eu lieu à l’Institut Merlin, il y a neuf ans de ça, dans le…
— Ce n’est que ça ? coupa Pouchet.
— Je trouve que c’est déjà pas mal.
— Je me souviens très bien. Bouge pas, je reviens.
Louis attendit en fumant le retour de son collègue. Soulagé que Kehlweiler ne remue rien de plus inquiétant, Pouchet allait ouvrir le dossier sans autre manière.
— Tu veux toute l’histoire ? demanda Pouchet en revenant, un carton sous le bras.
— Est-ce qu’on peut aller en parler au café ? répondit Louis. Tu me dois une bière. On avait parié sur le plumage des poules nivernaises et tu avais perdu.
Pouchet jeta à Louis un regard trouble, puis il éclata de rire.
— Mais t’as raison, l’Allemand ! T’as raison ! cria-t-il.
Ce fut un inspecteur très camarade que Louis emmena au café du bout de la rue. Cette histoire de plumage avait rendu Pouchet jovial, mais Louis se demandait si, au fond, il s’en souvenait si bien que ça, de cette affaire de volaille, parce que Pouchet n’avait ajouté aucun détail de couleur, pas plus que lui.
Louis passa d’abord aux toilettes du bistrot, vérifia que personne n’arrivait et sortit vivement le crapaud de sa poche. Il le mouilla au lavabo et le remit prestement à sa place. Avec cette chaleur, on n’était jamais assez prudent.
— Alors ? demanda Louis en venant s’asseoir.
— C’était un viol collectif, comme tu as dit. Ça s’est passé dans le parc de l’Institut Merlin…
— C’est un institut de quoi, au juste ?
— C’était une sorte de boîte privée, l’« Institut d’Études Économiques et Commerciales Merlin ». On y donnait deux ans de formation après le bac, avec un diplôme de comptabilité commerciale au bout. Payant, bien sûr, très payant. Bonne réputation, vieille maison, ça marchait bien.
— « Marchait » ?
— Tu penses bien qu’après ce viol dans le parc et ces deux morts, ça a tourné au désastre. L’Institut n’a pas pu ouvrir ses portes à la rentrée suivante, faute d’avoir assez d’inscrits. La faillite, tout bonnement. Il doit y avoir six ans maintenant que Merlin s’est décidé à vendre sa propriété à la ville. C’est une maison pour les vieux, à présent. Très payant aussi.
— Merde. Tout le monde est donc dispersé. Les enseignants… le personnel… Il n’y a plus moyen de retrouver ces gens-là…
— Si tu espérais les voir tous ensemble aujourd’hui, c’est foutu.
— Je vois, dit Louis assez contrarié. Raconte-moi l’histoire. J’en ai une version, et j’ai besoin de savoir si elle est juste.
— Eh bien, c’est cette jeune professeur d’anglais, Nicole Verdot. Elle habitait l’Institut pendant la semaine, comme d’autres profs, le personnel et tous les élèves. C’était le système du pensionnat, plus efficace pour les résultats, il paraît. Qu’est-ce que tu en penses ?
— Rien, dit Louis, qui ne voulait pas compromettre cette bonne entente provisoire.
— En attendant, les gosses ne traînent pas partout après les cours. Ça les tient mieux.
— Si se tenir mieux, c’est violer une femme après les cours, je ne vois pas l’avantage.
— T’as pas tort, je n’y avais pas pensé. En tout cas, qu’est-ce qu’elle faisait dehors la petite prof, à presque minuit, on n’a pas pu le savoir. Une promenade, ou un rendez-vous… Il faisait doux, c’était en mai, le 9 du mois. Et là…
Pouchet leva les mains et les laissa retomber lourdement sur la table en Formica.
— Là, trois types lui sont tombés dessus, comme des chiens enragés. Le jardinier du parc est arrivé par là-dessus, mais un peu tard, malheureusement. C’est curieux, ce type avait trouvé un truc pas idiot, il avait branché la lance d’arrosage. Il les a fait détaler comme ça, au jet d’eau.
— Pourquoi dis-tu « c’est curieux » ?
— Oh… Parce que le jardinier, on a dû l’interroger longtemps vu que c’était le seul témoin… Eh bien, il n’était pas aidé d’ici, si tu vois ce que je veux dire, dit Pouchet en montrant son crâne. Une vraie tête d’abruti. Bon Dieu, il nous a donné du mal à l’interrogatoire, ce mec. Mais son histoire se tenait, au bout du compte : on a bien relevé les traces de pas de trois hommes, dans l’herbe détrempée, en plus des traces du jardinier. Et on a ramassé la cagoule par terre, la fameuse cagoule qu’il a arrachée.
— Il avait reconnu les types ?
— Un seul, Hervé Rousselet, un redoublant de première année, vingt ans, un gosse de riches et une vraie brute. Les quatre cents coups dans Nevers depuis l’adolescence. Le jardinier avait soi-disant « reconnu » un autre des types, son chef-jardinier. Là, en revanche, je crois qu’il nous bassinait pour faire plonger son chef, qu’il avait l’air de détester. « Le Sécateur », il l’appelait. On l’a passé au gril et ça n’a rien donné. La jeune femme avait aussi reconnu un de ses agresseurs. Elle répétait « Je l’ai vu, je l’ai vu… », une vraie litanie. Mais le nom ne lui revenait pas, trop choquée la pauvre. À l’hôpital, ils l’ont fait dormir. Et puis…
Pouchet laissa à nouveau tomber ses mains sur la table, désolé.
— … Le mec l’a tuée, pendant la nuit. Pour ne pas qu’elle parle, tu penses bien.
— Elle n’était pas gardée ?
— Si, mon vieux, qu’est-ce que tu crois ? L’assassin est entré par la fenêtre, au premier étage, mais le planton était dans le couloir. Une vraie gaffe. Tu ne vas pas ressortir ça, au moins ?
— Non. Comment l’a-t-il tuée ?
— Il l’a étouffée avec l’oreiller. Et puis étranglée, pour faire bonne mesure.
— Tiens, dit Louis.
— Mais ce Rousselet, ça ne lui a pas profité longtemps. Il s’est noyé dans la Loire aussi sec. On l’a retrouvé le lendemain matin. Et l’affaire s’est bouclée toute seule, tu vois. C’était triste, vraiment triste. Les deux autres types, on ne les a jamais pincés.
Pouchet observa Louis.
— T’es sur leur piste, par hasard ?
— Peut-être.
— Ça me ferait plaisir, si tu y arrives. Tu as besoin d’autre chose ?
— Parle-moi du jeune jardinier.
— Qu’est-ce que je pourrais t’en dire ? Il s’appelle Clément Vauquer, et je te l’ai dit, il n’en avait pas bien gros dans la cervelle. Un pauvre gamin, si tu veux mon opinion, mais un peu bizarre quand même. Brave, remarque, parce qu’il s’est démené pour aider cette femme, tout seul contre trois mecs qui en voulaient. J’en connais des tas qui se seraient débinés. Lui, non. Tu vois, brave, quand même. Et tout ce que ça lui a rapporté, c’est de se retrouver à la rue.
— Tu sais ce qu’il est devenu ?
— Je crois qu’il fait des soirées-chansons dans des cafés de la région. À L’Œil de lynx, par exemple, tu pourrais te renseigner.
Louis nota que les flics de Nevers n’avaient pas encore fait le rapprochement entre leur accordéoniste et le portrait-robot publié la veille. Ça n’allait pas durer. Tôt ou tard, quelqu’un de Nevers allait l’identifier. Une question d’heures, aurait dit Loisel.
— Et le « Sécateur » ? Il est resté dans le coin ?
— Lui, je ne l’ai jamais revu. Mais je n’ai pas fait gaffe. Son vrai nom, ça t’intéresse ?
Louis hocha la tête et Pouchet parcourut son dossier.
— Thévenin, Jean Thévenin. Il avait quarante-sept ans au moment des faits. Tu devrais aller demander à Merlin, l’ancien directeur. Il l’avait peut-être gardé à son service pour l’entretien du parc, jusqu’à la vente.
— Tu sais où je peux le joindre ?
— Je crois qu’il a quitté la région. Je pourrais peut-être te dire ça au bureau. La secrétaire connaissait un des enseignants.
Pouchet régla les deux bières, avec un clin d’œil, à cause du pari.
La secrétaire assura à Louis que Paul Merlin avait en effet quitté la Nièvre. Après la faillite, il était resté quelque temps à Nevers et puis il avait trouvé un emploi à Paris.
Pouchet emmena Louis déjeuner avec deux de ses collègues. Louis repassa aux toilettes pour humecter Bufo. Il se faisait du souci pour le chemin du retour, avec cette chaleur dans la voiture. Mais Marc n’aurait jamais accepté de garder le crapaud, évidemment Marc gardait la poupée de Marthe, ce n’était déjà pas mal. Louis se faisait aussi beaucoup de souci pour ce type. Il se demandait pour combien de temps encore ils réussiraient à le soustraire à la traque de tout un pays. Et combien de temps il mettrait pour savoir si c’était un fou dangereux ou un brave mec, comme aurait dit Pouchet. En tous les cas, l’histoire du viol du parc était vraie, Clément n’avait rien inventé. Il y avait donc au moins deux hommes qui le détestaient, deux violeurs. L’un s’appelait Jean Thévenin, alias le « Sécateur ». Louis repensa aux blessures infligées aux deux femmes de Paris, et il frissonna. Il détestait cette image du sécateur.
Quant à l’autre, au troisième homme, on ne savait rien de lui.
Louis s’apprêta à quitter les flics de Nevers assez tard dans l’après-midi. Le plus délicat restait à faire. Il posa la main sur l’épaule de Pouchet et le capitaine lui jeta un regard étonné.
— Suppose, dit Louis d’une voix un peu basse, que tu entendes parler de ce jardinier d’ici peu.
— De l’arroseur ? Je vais en entendre parler ?
— Suppose que oui, Pouchet, et pour une très sale affaire.
Pouchet, interloqué, voulut parler, mais Louis l’arrêta d’un geste.
— Suppose que les flics de Paris et moi, on ne voie pas les choses sous le même angle et surtout, suppose que ce soit moi qui aie raison. Et que j’aie besoin d’un peu de temps, de quelques jours. Suppose alors que ce serait toi qui me les donnerais, ces jours, en oubliant que tu m’as vu. Ce ne serait pas une faute, une simple omission sans conséquence.
Pouchet fixait Louis, indécis, tendu.
— Et suppose, dit le capitaine, que je veuille savoir pourquoi je ferais ça ?
— Ce serait légitime. Suppose que le jeune Vauquer, celui qui ne s’est pas débiné, mérite une chance, et suppose que tu me fasses confiance ? Suppose que je ne te veuille pas de mal ?
Pouchet se passa un doigt sur les lèvres, le regard flottant, puis il tendit la main à Louis, sans le regarder.
— Suppose que je le fais, dit-il.
Les deux hommes se dirigèrent en silence vers la sortie. À la porte, Louis lui tendit à nouveau la main.
— Ce qui serait bien, dit Pouchet de manière inattendue, ce serait de refaire un pari. Comme ça, on pourrait recommencer le coup de la bière.
— Tu as une idée ? demanda Louis.
Les deux hommes se concentrèrent un court moment.
— Tiens, dit Pouchet en montrant l’affiche du concours agricole affichée sur la vitre du restaurant. Une question qui me tracasse : le mulet, c’est le petit de l’ânesse et du cheval ou bien de la jument et de l’âne ?
— Ça fait une différence ?
— Il paraîtrait que oui. Je n’en sais pas plus, parole d’homme. Alors, qu’est-ce que tu paries, l’Allemand ?
— L’ânesse et le cheval.
— La jument et l’âne. Le premier qui a des preuves appelle l’autre.
Les deux hommes se firent un dernier signe et Louis regagna sa voiture.
Installé au volant, il sortit le carton de sa poche et ajouta au nom de Jacques Pouchet, capitaine à Nevers : Un homme bien, mieux que bien — Jugé un peu hâtivement la première fois — Livré dossier sur viol collectif Nicole Verdot — Me couvre — Deuxième pari en cours sur filiation du mulet (j’ai parié ânesse/cheval) — Le gagnant paie une bière.
Puis il sortit un chiffon à vitres de la boîte à gants, l’humidifia largement avec l’eau du caniveau, posa Bufo sur le siège avant et le recouvrit du tissu mouillé. Comme ça, l’amphibien lui foutrait la paix.
— Tu vois, Bufo, dit-il à son crapaud en mettant le contact, il y a deux types dans la nature qui n’ont rien de pacifique. Ce n’est pas eux qui penseraient à te mettre un chiffon sur la tête.
Louis braqua lentement et dégagea la voiture.
— Et moi, mon vieux, ajouta-t-il, j’ai l’intention de les retrouver, ces deux types.