Le lendemain matin, Kehlweiler se rendit dès onze heures au commissariat du 9e arrondissement. Il avait acheté en route les journaux du matin, et prié le ciel pour que les évangélistes, comme les appelait Vandoosler le Vieux, aient fait bonne garde : le portrait-robot du tueur présumé s’étalait à la une, criant de ressemblance.
Soucieux, Louis entra dans le commissariat d’un pas un peu lourd. Cette fois-ci, on lui demanda d’attendre. Loisel n’appréciait sans doute pas de le voir revenir si vite au dossier. Louis Kehlweiler avait en matière d’enquêtes la réputation peu rassurante d’un animal fouisseur déterminé à explorer l’intégralité des tunnels se présentant à lui. En raison des à-côtés désagréables que pouvait présenter un trop intense furetage, on n’aimait guère le trouver en train de plancher sur un dossier sans qu’on le lui ait demandé. Loisel regrettait peut-être déjà sa franchise un peu trop spontanée de la veille. Après tout, Kehlweiler n’était plus au ministère, Kehlweiler n’était plus rien.
Louis songeait au moyen éventuel de garder la main quand Loisel ouvrit sa porte et lui fit signe d’entrer.
— Salut, l’Allemand. Quelque chose qui te chiffonne ?
— Un détail que je voudrais revoir, et une idée que je voudrais te transmettre. Après quoi, j’irai consulter dans le 19e.
— Pas la peine, dit Loisel en souriant, c’est moi seul qui suis dorénavant sur les deux affaires. Je coordonne toute l’enquête.
— Excellente nouvelle. Ça fait plaisir d’avoir pu te rendre service.
— De quoi tu parles ?
— Ça me souciait que le dossier tombe dans les pattes de ton collègue, dit Louis d’un ton évasif. Si bien qu’hier soir, je me suis autorisé à passer quelques appels au ministère, pour parler de toi. Je suis satisfait d’apprendre que cela a abouti.
Loisel se leva et serra la main de Louis entre les siennes.
— Mais c’est normal, mon vieux. N’en parle pas, tu fusillerais mes entrées.
Loisel eut un signe de muette compréhension et se rassit, épanoui. Louis n’avait pas honte le moins du monde. Mentir aux flics faisait partie de la routine, de la sienne comme de la leur. Tout cela, c’était pour Marthe.
— Qu’est-ce que tu voulais revoir, l’Allemand ? demanda Loisel, redevenu l’homme aimable et coopératif de la veille.
— Les photos des victimes in situ, en gros plan sur la moitié supérieure du corps, s’il te plaît.
Loisel traîna les pieds jusqu’à l’armoire métallique. Ça faisait un petit bruit de patinage sur le lino. Il revint en bruissant jusqu’à Louis et déposa sur la table les clichés demandés. Louis les examina avec attention, le visage tendu.
— Là, dit-il à Loisel en désignant sur l’une des photos l’espace situé à droite de la tête. Là, sur le tapis, tu ne vois pas quelque chose ?
— Si, un peu de sang sur le tapis. Je sais, c’est ma victime, celle-là.
— C’est un tapis à poils longs, n’est-ce pas ?
— Oui, une sorte de peau de chèvre.
— Et tu n’as pas l’impression que près de la tête, une main a tiré les poils du tapis dans tous les sens ?
Loisel fronça ses sourcils clairs et s’approcha de la fenêtre avec la photo.
— Tu veux dire que le tapis semble plus emmêlé ?
— Oui, c’est cela. Froissé, brouillé.
— C’est bien possible, mon vieux, mais un tapis en poil de chèvre, ça s’embrouille comme ça veut. Je ne te suis pas.
— Regarde l’autre photo, dit Louis en le rejoignant à la fenêtre, celle du premier meurtre. Regarde au même endroit, près de la tête, près de l’oreille gauche.
— C’est de la moquette. Qu’est-ce que tu veux qu’on voie ?
— Des traces de grattage, de frottage, comme si la main du type avait griffé le sol au même endroit. Loisel secoua la tête.
— Non, mon vieux, je ne vois rien. Franchement.
— Bien. Peut-être que je déraille.
Louis enfila sa veste, ramassa ses journaux, et se dirigea vers la porte.
— Dis-moi, avant que je ne sorte, vous vous attendez à quoi au juste ? Un troisième meurtre ?
Loisel hocha la tête.
— Sûrement, si on ne cravate pas le type avant.
— Pourquoi sûrement ?
— Parce qu’il n’a pas de raison de s’arrêter, voilà pourquoi. Avec les maniaques sexuels, mon vieux, quand c’est parti, c’est parti. Où ? Quand ? Aucune piste de ce côté-là. Notre seule chance de sauver la prochaine femme, c’est ça, dit-il en montrant du doigt le portrait-robot du journal. Deux millions de Parisiens, il y en a bien un qui va nous dire où il est. Avec sa tête de crétin, il ne doit pas passer inaperçu. Même s’il se teint les cheveux en roux, on le reconnaîtrait encore. Mais ça m’épaterait qu’il y pense.
— Oui, dit Louis, content d’avoir déconseillé le roux à Marthe. Et s’il se planque dès la sortie du journal ?
— Dans une planque, il y a toujours des gens. Et je ne vois pas qui serait assez branque pour défendre une ordure pareille.
— Oui, répéta Louis.
— À part sa mère, bien sûr… soupira Loisel. Les mères, ça ne fait jamais comme tout le monde.
— Oui.
— Encore que la sienne, ça a dû être un drôle de numéro pour qu’il en arrive là. Enfin, je ne vais pas pleurer sur lui, hein ? Manquerait plus que ça encore. Si ça se trouve, il sera dans ce bureau ce soir. Alors tu vois, pour la troisième victime, je ne m’en fais pas trop. Salut, l’Allemand, et merci encore pour…
Loisel écarta les doigts en mime de combiné téléphonique.
— Ce n’est rien, dit Louis d’un ton sobre.
Dans la rue, Louis souffla un peu. Il imagina quelques instants Loisel en train de le faire suivre, et lui, sans se douter de rien, le conduisant directement en boitillant jusqu’à la baraque pourrie de la rue Chasle. Il se représenta la rencontre Loisel-Vauquer, sous le toit d’un ex-flic pourri et de trois évangélistes douteux, et pensa que ce ne serait pas la meilleure chose qui puisse arriver à sa carrière. Carrière que, se rappela-t-il soudain, il avait abandonnée récemment. Il vérifia qu’il n’avait aucun homme de Loisel aux fesses. Il ne lui était arrivé qu’une seule fois dans sa vie de se faire surprendre par une filature.
Il repensa aux photos, en marchant lentement vers l’arrêt de bus. Ce n’était pas le moment de perdre des heures à traverser Paris à pied, et il avait mal au genou. Il y avait bel et bien des traces à côté de la tête de ces deux femmes. Des traces de quoi ? C’était à peine visible près de la première victime, mais bien net près de la deuxième. Le type avait fait quelque chose près de leur tête.
Dans le bus, penchés sur leur journal, des voyageurs scrutaient le visage de Clément Vauquer en fouillant leur mémoire. Ils pouvaient toujours attendre avant de le dégotter dans l’arrière-salle des évangélistes. Pour l’instant, ils n’étaient encore que six à connaître son nom. Non, huit. Il y avait les deux prostituées de la rue Delambre. Louis serra les dents.