19

Louis dormit tard et se réveilla en sueur. La chaleur avait monté d’un cran. Pendant que son café passait, il téléphona au bistrot de la rue Chasle, qui s’appelait, curieusement, L’Âne rouge. Cela rappela à Louis le pari qu’il avait engagé la veille avec Jacques Pouchet, et il se demanda comment percer cet épais mystère de la fabrication du mulet, dont, par ailleurs, il se moquait complètement. Mais ce pari n’était pas comme les autres, il était à double fond. Sous le pari, le pacte, et le silence de Pouchet était primordial. Que Loisel apprenne que Louis était averti de l’identité de l’homme du portrait-robot, et Clément Vauquer était carbonisé sur l’heure.

La patronne de L’Âne rouge lui demanda de patienter pendant qu’elle allait chercher Vandoosler le Vieux. L’ex-flic passait des heures à jouer aux cartes dans l’arrière-salle du café, avec quelques types du quartier et, depuis quelques mois, avec une femme pour laquelle il avait, semble-t-il, une faiblesse. À tout hasard et sans y croire, Louis ouvrit son dictionnaire à la notice mulet et découvrit avec stupeur qu’il s’agissait de l’hybride mâle d’un âne et d’une jument. Pour les ignares, il était précisé entre parenthèses que l’hybride de cheval et d’ânesse se nommait un bardot. De surprise, Louis déposa machinalement le téléphone sur la table. Ça lui faisait un drôle d’effet de découvrir qu’il ignorait un fait qui semblait être une évidence pour la terre entière. Sauf pour Pouchet, qui était donc aussi con que lui, ce qui ne le consola pas. Si on en était là, il allait peut-être découvrir d’autres gouffres, par exemple le sens réel du mot chaise, ou du mot bouteille, sur lequel il se trompait peut-être depuis cinquante ans sans s’en douter. Louis chercha le carton sur lequel il avait noté son pari. Il ne se souvenait plus de la combinaison qu’il avait choisie.

Ânesse/cheval, donc bardot. Merde. Il se versa une grande tasse de café et entendit brusquement une voix grésiller dans le téléphone.

— Excuse-moi, dit-il à Vandoosler le Vieux, j’avais un problème de reproduction… Réponds-moi par monosyllabes… Comment s’est passée la nuit ? Vauquer ?… Bien… bien… Et Marthe l’a vu ? Elle était contente aussi ? D’accord, je te remercie… Rien de plus dans les journaux ? Bien… Dis à Marc que toute l’histoire du viol est authentique… Oui… Pas maintenant… Je me mets en quête du directeur…

Louis raccrocha, rangea le dictionnaire, et appela le commissariat de Nevers. Pouchet n’était pas là et sa secrétaire prit l’appel. Dites-lui bien, demanda Louis, qu’on suppose toujours que j’ai raison, sauf pour le mulet, et que je lui dois une bière. La secrétaire fit répéter deux fois, prit note et raccrocha sans commentaires. Louis se doucha, installa Bufo dans la salle de bains, à cause de la chaleur, et descendit à la Poste. Il trouva l’adresse de Paul Merlin sans difficulté. On était samedi, il aurait peut-être la chance de le trouver chez lui. Louis leva les yeux vers la grande pendule. Midi dix. Il allait déranger Merlin en plein déjeuner de famille, c’était ridicule. Sa veste un peu fatiguée ne convenait pas non plus : Merlin habitait le 7e arrondissement, rue de l’Université. Il était clair que la vente de sa propriété neversoise avait dû lui rapporter quelques millions et que l’homme ne vivait pas dans un galetas. Mieux valait sans doute s’habiller en fonction, dans le cas où le directeur serait à cheval sur les convenances vestimentaires, ce qui n’est pas rare chez les éducateurs.

Louis attendit donc deux heures trente pour se présenter rue de l’Université, devant un petit hôtel particulier de deux étages, avec sa courette du XVIIIe siècle. En chemise blanche, léger costume gris et cravate bronze, il s’examina une fois de plus dans la glace de la banque voisine. Il avait les cheveux un peu longs, et il les lissa sur les tempes et derrière les oreilles. Les oreilles étaient trop grandes, mais à cela, nul n’y pouvait rien.

Il sonna et eut Merlin lui-même à l’interphone. Il dut parlementer dans l’engin un certain temps, mais Louis était un homme persuasif et Merlin finit par accepter de le recevoir.

Il repliait des dossiers avec une certaine mauvaise humeur quand Louis entra.

— Je suis confus de vous déranger, dit Louis très aimablement, mais je ne pouvais pas me permettre d’attendre. Mon affaire est assez urgente.

— Et vous dites qu’il s’agit de mon ancien institut ? demanda l’homme en se levant pour venir serrer la main de son visiteur.

Louis constata, médusé, que Paul Merlin ressemblait étonnamment à son crapaud Bufo, ce qui lui rendit l’homme aussitôt sympathique. Mais à la différence de Bufo, Merlin portait des habits — conventionnels et soignés — et il ne se contentait pas d’un panier à crayons pour vivre. Le bureau était vaste et luxueusement aménagé, et Louis ne regretta pas son effort vestimentaire. En revanche, comme Bufo, l’homme était inélégamment bâti, voûté, et sa tête penchait vers l’avant. Comme Bufo, il avait la peau mate et grisâtre, les lèvres molles, les joues gonflées, les paupières pesantes, et surtout cette expression harassée typique des amphibiens, comme détachée des futilités de ce monde.

— Oui, enchaîna Louis. Le drame de la nuit du 9 mai, le viol de la jeune femme…

Merlin leva une patte pesante.

— Ce désastre, vous voulez dire… Vous savez qu’il a ruiné l’Institut ? Une maison qui existait depuis 1864…

— Je le sais. Le capitaine de police de Nevers me l’a appris.

— Avec qui travaillez-vous ? demanda Merlin en le regardant d’un œil lourd.

— Le Ministère, répondit Louis en lui tendant une de ses anciennes cartes de visite.

— Je vous écoute, dit Merlin.

Louis chercha ses mots. De la petite cour montait le bruit obsédant d’une ponceuse ou d’une scie sauteuse, et cela semblait également indisposer Merlin.

— À part le jeune Rousselet, deux autres hommes participaient au viol. Je les cherche. Et tout d’abord Jean Thévenin, l’ancien jardinier.

Merlin leva sa grosse tête.

— Le « Sécateur » ? dit-il. Malheureusement, on n’a jamais pu prouver qu’il était là…

— Malheureusement ?

— Je n’aimais pas cet homme.

— Clément Vauquer, l’aide-jardinier, était persuadé que le Sécateur était l’un des violeurs.

— Vauquer… dit Merlin dans un soupir. Mais Vauquer, qui vouliez-vous qui l’écoute ? Il était, comment dire… pas simplet… non, mais… limité. Très limité. Mais dites-moi… c’est Vauquer lui-même qui vous a raconté tout cela ? Vous l’avez vu ?

La voix grave de Merlin s’était mise à traîner, méfiante. Louis se tendit.

— Jamais vu, dit Louis. Tout cela est consigné aux archives de la police de Nevers.

— Et… qu’est-ce qui vous attire, dans cette malheureuse histoire ? C’est bien ancien, tout cela.

La même voix méfiante et la même tension. Louis décida d’avancer un pion plus rapidement que prévu.

— Je cherche le tueur aux ciseaux.

— Ah, fit simplement Merlin en ouvrant sa bouche molle.

Puis il se leva sans ajouter un mot, marcha jusqu’à ses rayonnages bien rangés et revint vers Louis avec une chemise toilée, dont il défit la sangle tranquillement. Il en sortit le portrait-robot de Vauquer et le posa devant Louis.

— Je croyais que c’était lui, le tueur, dit-il.

Il y eut un silence pendant lequel les deux hommes s’observèrent. Il n’est jamais sûr que l’oiseau de proie gagne face à l’amphibien. Le crapaud sait à merveille rentrer son gros arrière-train dans sa planque et laisser le milan étonné et bredouille.

— Vous l’avez reconnu ? Vauquer ? interrogea Louis.

— Évidemment, dit Merlin en secouant ses épaules. J’ai passé cinq années avec lui.

— Et vous n’avez pas prévenu les flics ?

— Non.

— Pourquoi ?

— Il y en a toujours assez qui vont se précipiter pour le faire. Je préfère que ce soit quelqu’un d’autre qui le dénonce.

— Pourquoi ? répéta Louis.

Merlin bougea ses lèvres molles.

— J’aimais bien ce gosse, dit-il sur le ton de l’aveu renfrogné.

— Il n’a pas l’air très sympathique, dit Louis en regardant le portrait.

— Non, confirma Merlin, il a même un vilain petit visage d’idiot… Mais les visages… Qu’est-ce que ça veut dire ? Et les idiots… Qu’est-ce que ça veut dire ? Moi, j’aimais bien le gosse. À présent qu’on sait tous les deux de quoi on parle, où en est l’enquête avec lui ? La police est sûre de sa culpabilité ?

— Oui, certaine. Son dossier est écrasant, il n’a pas une chance de se tirer de là. Mais ils ne savent pas encore son nom.

— Vous, vous le savez, dit Merlin en pointant son long doigt. Pourquoi ne leur dites-vous rien non plus ?

— Quelqu’un va le faire, dit Louis en faisant la moue. C’est une question d’heures. C’est peut-être déjà fait, au moment où l’on parle.

— Vous ne le croyez pas coupable ? demanda Merlin. Vous avez l’air de douter.

— Je doute sans cesse, c’est un réflexe. Je trouve son cas trop net, trop accablant, précisément. Surveiller les femmes pendant des jours au su et au vu de tout le monde, abandonner ses empreintes sur place, tout cela paraît très excessif… Et comme on sait, l’excès est insignifiant.

— On voit que vous n’avez pas connu Vauquer… Il est simple, très simple. Qu’est-ce qui vous gêne ?

— Le viol à l’Institut. Il ne s’en est pas pris à cette femme. Au contraire, il l’a défendue.

— Oui, je le crois toujours.

— Et à présent, il les massacre ? Ça ne marche pas bien.

— À moins que cette scène violente, et puis son licenciement, aient fait éclater sa tête fragile… Est-ce qu’on sait ? ajouta Merlin à voix basse en regardant le portrait. J’aimais bien ce gosse, et il a défendu la femme, comme vous dites. Quand il pleuvait, il se réfugiait dans les salles de cours et il écoutait les leçons de français, d’économie… Au bout de cinq années de ce régime, il parlait un sacré patois…

Merlin sourit.

— Souvent, il venait dans mon bureau pour tailler le lierre qui encadrait les fenêtres et s’occuper des plantes vertes… Quand la comptabilité de l’Institut me laissait un peu de temps, je lui proposais une partie de quelque chose. Oh… ça n’allait pas bien loin… Les dés, les dominos, pile ou face… Ça l’amusait… Monsieur Henri aussi, le professeur d’économie, s’occupait de lui. Il lui apprenait l’accordéon, à l’oreille. Et vous n’auriez pas cru cela, il était doué, vraiment doué. Enfin… on essayait de le protéger un peu.

Merlin agita la feuille de journal.

— Et puis ensuite… tout casse…

— Je n’y crois pas, répéta Louis. Je pense que quelqu’un utilise Vauquer et s’en venge en même temps.

— Un des violeurs ?

— Un des violeurs. Vous pourriez peut-être m’aider.

— Vous y croyez vraiment ? Y a-t-il une seule chance que vous ayez raison ?

— Plusieurs chances.

Après quoi, Merlin se renversa dans son fauteuil à dossier flexible et garda le silence. Le bruit de la ponceuse continuait inlassablement à vriller les oreilles. Merlin jouait avec deux petites pièces de monnaie qu’il se coinçait entre les doigts d’une main, se décoinçait et se recoinçait. Il bougeait les lèvres, ses paupières tombaient sur ses yeux mornes. Il réfléchissait, et ça durait. Louis pensait qu’il faisait même plus que cela, ce sympathique amphibien. Il semblait tâcher de maîtriser une émotion avant de reprendre la parole. Il s’écoula ainsi presque trois minutes. Louis s’était contenté de déplier ses longues jambes sous le bureau, et il attendait. Soudainement, Merlin se leva et alla ouvrir la fenêtre d’un geste brutal.

— Arrête ton engin ! cria-t-il, penché par-dessus la petite rambarde. Arrête, je te le demande ! J’ai quelqu’un !

Puis il ferma la fenêtre et resta debout.

On entendit le sifflement de l’engin décroître, puis cesser.

— Mon beau-père, expliqua Merlin dans un soupir exaspéré. Sans arrêt avec ses machines infernales, même le dimanche. À l’Institut, je l’avais remisé au fond du parc avec sa menuiserie, j’avais la paix. Mais ici, depuis cinq ans, c’est l’enfer…

Louis hocha la tête en signe de compréhension.

— Mais qu’est-ce que vous voulez y faire ? reprit Merlin comme pour lui tout seul. C’est mon beau-père tout de même… Je ne peux pas le mettre dehors à soixante-dix ans.

Un peu accablé, Merlin revint à son fauteuil et reprit sa méditation pour quelques instants.

— Je donnerais n’importe quoi, dit-il enfin d’un ton dur, pour que ces deux types soient en tôle.

Louis attendit.

— Voyez-vous, continua l’ancien directeur en faisant un visible effort pour contrôler sa voix, ces trois violeurs ont démoli ma vie. Alors que le jeune Vauquer a failli me la sauver. J’aimais cette femme, Nicole Verdot, j’espérais l’épouser. Oui, j’avais bon espoir, j’attendais les vacances d’été pour en parler. Et puis, ce drame… Une jeune femme et trois ordures. Rousselet s’est tué et je ne vais pas le pleurer. Les deux autres, je donnerais n’importe quoi pour les faire coffrer.

Merlin se redressa et posa ses bras courts sur la table, tête penchée en avant.

— Le « Sécateur » d’abord… dit Louis. Vous savez où il est ?

— Hélas non. Je l’ai licencié lui aussi aussitôt après le drame. Il y avait quand même de sérieux soupçons contre lui, même s’il n’y avait aucune preuve. Autant Vauquer avait un côté émouvant, si on veut, autant Thévenin — le « Sécateur » comme l’appelaient les jardiniers — était répugnant. Toujours crasseux, avec son regard en biais braqué sur les jeunes étudiantes. Remarquez, pour cela, d’autres n’étaient pas plus reluisants sous leurs meilleurs costumes. À commencer par mon beau-père, par exemple, dit Merlin en envoyant un coup de menton agressif en direction de la fenêtre. Sans cesse à scruter les jeunes filles, à tenter des gestes, à essayer d’en voir plus… Pas bien méchant, mais pesant, et très gênant. C’est un problème, avec les pensionnats. Soixante-quinze jeunes filles d’un côté, quatre-vingts jeunes gens de l’autre, eh bien croyez-moi, ce n’est pas facile à tenir droit. Enfin, ce Thévenin, je l’avais engagé sans enthousiasme pour faire plaisir à une amie de la famille… Il connaissait son métier, il faisait venir des légumes splendides. D’après Vauquer, c’est lui qui griffait les arbres, avec son sécateur… Je n’en suis pas persuadé.

— Vous ne l’avez jamais revu à Nevers par la suite ?

— Non, je suis désolé. Mais je peux vous aider tout de même, je peux tâcher de me renseigner. Je connais tellement de Neversois que je devrais aboutir à quelque chose.

— Volontiers, dit Louis.

— Quant à l’autre homme, je ne vois pas comment procéder… D’autant qu’il pouvait venir de l’extérieur. Une connaissance du « Sécateur » ou de Rousselet, que sais-je… Il n’y a que le Sécateur lui-même qui pourrait nous le dire…

— C’est pourquoi j’aimerais mettre la main dessus, dit Louis en se levant.

Merlin se leva à son tour et l’accompagna à la porte. Dans la cour, le bruit de la ponceuse reprit brusquement. Merlin eut une expression résignée, tout comme Bufo dans les grosses chaleurs, et serra la main de Louis.

— Je cherche, dit-il. Je vous tiens au courant. Gardez mon histoire pour vous.


Louis traversa la cour pavée, assez lentement pour apercevoir, par la fenêtre d’un atelier, l’homme qui maniait cette terrible machine. Il avait les cheveux blancs, le torse nu et velu, le teint frais et l’expression allègre. Il posa l’engin pour saluer Louis d’un grand geste. Louis distingua sur les établis des quantités de statuettes en bois et un indescriptible désordre. En refermant sur lui la porte de l’hôtel particulier, il eut le temps d’entendre la fenêtre du premier étage s’ouvrir et la voix de Merlin crier :

— Arrête, nom de Dieu !

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