Moins d’un quart d’heure plus tard, Marc s’éjecta du taxi. L’obscurité n’était pas encore tombée et il chercha anxieusement une planque. Il n’y avait qu’un kiosque à journaux fermé, il faudrait s’en débrouiller. Il s’y appuya, un peu haletant, et commença l’attente. S’il devait faire ça chaque soir, il lui faudrait trouver un refuge moins hasardeux. La voiture de Louis, par exemple. Il souhaitait ardemment pouvoir appeler Louis, mais l’Allemand était à Belleville, posté rue du Soleil, injoignable. Appeler L’Âne rouge, et prévenir le parrain ? Mais si Clément se tirait pendant ce temps-là ? Et comment prendre le risque de lâcher sa planque, serait-ce quelques minutes ? Il n’y avait aucune cabine téléphonique en vue, et d’ailleurs, il n’avait pas de carte. Déplorable préparation des troupes, aurait dit Lucien. De la chair à canon, une vraie boucherie.
Marc frissonna et s’arracha la peau des doigts avec ses dents, le long des ongles.
Quand l’homme sortit de chez lui, trois quarts d’heure plus tard, à la nuit, Marc cessa brusquement de paniquer. Le suivre tout doucement. Ne pas le lâcher, ne pas le perdre, surtout. Peut-être n’allait-il qu’au bistrot du coin, mais ne pas le perdre, par pitié. Ne pas se faire repérer, rester loin. Marc lui emboîta le pas, laissant des passants entre eux deux, marchant tête baissée et yeux levés. L’homme passa devant une brasserie sans y entrer puis devant la station de métro sans y descendre. Il avançait sans se presser, mais avec on ne sait quoi de tendu, de voûté dans le dos. Il avait revêtu une sorte de pantalon de travail, et balançait un vieux cartable en cuir au bout du bras. Il dépassa une file de taxis sans s’y arrêter. Visiblement, on partait à pied. Alors, on n’allait pas très loin. Et donc, ni rue de la Lune, ni rue du Soleil ou du Soleil d’or. On allait ailleurs. L’homme ne se promenait pas au hasard, il allait droit devant lui, sans hésiter. Une seule fois pourtant, il s’arrêta pour consulter brièvement un plan, et poursuivit sa marche. Où qu’on aille, on s’y rendait donc sans doute pour la première fois. Marc serra ses poings dans ses poches. Cela faisait presque dix minutes qu’ils marchaient l’un derrière l’autre, d’un pas trop déterminé pour une simple flânerie.
Marc commença à regretter sérieusement de n’avoir emporté aucune sorte d’outil offensif. Dans le fond de sa poche, il n’y avait qu’une gomme, que ses doigts tournaient et retournaient. Il n’allait certes pas aller bien loin avec une gomme, si c’était bien ce qu’il redoutait, et s’il fallait intervenir. Il se mit à inspecter les trottoirs, dans l’espoir d’y trouver ne serait-ce qu’une pierre. Espoir vain, rien n’étant plus rare à Paris que les pierres errantes, ou même les modestes cailloux, de ceux que Marc recherchait pour les pousser de la pointe du pied au long de ses parcours. En tournant dans la rue Saint-Dominique, il découvrit, à moins de quinze mètres de lui, une magnifique benne à gravats, avec, peinte en blanc sur son flanc vert, l’irrésistible mention Fouilles interdites. D’ordinaire, il y avait toujours trois ou quatre gars juchés au sommet, à la recherche fiévreuse de vieux bouquins à revendre, de fils de cuivre, de matelas, de vêtements. Ce soir, il n’y avait pas preneur. Marc jeta un coup d’œil à l’homme qui le précédait et se hissa d’un rétablissement dans la benne. Il écarta en hâte des blocs de plâtre, des pieds de chaise et des rouleaux de moquette et tomba sur une formidable mine de rebuts de plomberie. Il empoigna un court et solide tuyau de plomb et sauta au sol. L’homme était encore en vue, de justesse, traversant l’esplanade des Invalides. Marc courut sur une trentaine de mètres et freina l’allure.
La balade dura cinq minutes encore, puis l’homme ralentit, baissa la tête, et tourna à gauche. Marc ne connaissait pas ce quartier. Il leva les yeux vers la plaque de rue et porta son poing à ses lèvres. L’homme venait de s’engager dans la petite rue de la Comète… Nom de Dieu, une comète… Comment avaient-ils pu passer à côté quand ils avaient étudié le plan de Paris ? Du travail bâclé. Ils n’avaient pas dépouillé les quatre mille noms de rues de la capitale. Ils s’étaient contentés, en picorant, de chercher une lune, de chercher un soleil, un astre. Une recherche de dilettante. Et personne n’avait pensé à une comète, une boule filante de glace et de poussière, une apparition lumineuse, un soleil noir… Et pour faire bonne mesure, la petite rue était à un jet de pierre du carrefour de la Tour-Maubourg. La Tour abolie, la Comète… une évidence qui aurait crevé les yeux de n’importe quelle mouche commune.
Marc sut alors avec certitude qu’il était en train de talonner le tueur aux ciseaux, sans arme, sans aide, avec un stupide tuyau de plomb. Son cœur s’accéléra, et ses genoux fléchirent. Il eut la claire sensation qu’il ne ferait pas les derniers mètres.
Julie Lacaize sursauta quand on sonna chez elle à dix heures cinq. Bon sang, elle n’aimait pas qu’on l’interrompe au milieu d’un film.
Elle se dirigea vers la porte et regarda à travers l’œilleton. Il faisait nuit, elle ne distinguait rien. Depuis la courette, une voix d’homme ferme et tranquille lui exposa une affaire technique d’émanation de gaz, à la hauteur de l’immeuble, au niveau de la section 47, il procédait à des vérifications d’urgence dans tous les appartements.
Julie ouvrit sans hésiter. Les pompiers et les employés du gaz sont créatures sacrées, présidant aux destinées chancelantes des tuyauteries souterraines, conduits occultes, cheminées de feu et volcans de la capitale.
L’homme, l’expression soucieuse, demanda à inspecter la cuisine, que Julie lui indiqua tout en refermant la porte.
Deux bras s’abattirent en étau sur son cou. Incapable de crier, Julie fut tirée en arrière. Ses mains s’accrochèrent au bras de l’homme, dans un mouvement de désespoir convulsif et vain. À la télévision, le fracas des balles des Boxers emplissait la pièce.
Marc appuya brutalement l’extrémité du tuyau de plomb sur la colonne vertébrale du tueur.
— Lâche-la, Merlin, nom de Dieu ! hurla-t-il, ou je te troue les reins !
Marc avait gueulé d’autant plus fort, lui sembla-t-il, qu’il se sentait inapte à trouer les reins, la tête ou le ventre de quiconque. Merlin lâcha la fille et se retourna d’un bloc, sa tête de crapaud convulsée de rage. Marc se sentit agrippé à la nuque et aux cheveux et il projeta violemment sa barre de plomb sous le menton du tueur. Merlin porta ses mains à sa bouche avec un gémissement, et tomba sur les genoux. Hésitant à frapper à la tête, Marc attendait son sursaut, en criant à la fille d’appeler les flics. Merlin s’accrocha au fauteuil pour se redresser et Marc, visant le cou, s’élança vers lui, le tuyau tendu à deux mains. Merlin bascula sur le dos, Marc pressa la barre de plomb sur sa gorge. Il entendit la jeune femme donner son adresse aux flics d’une voix perçante.
— Ses pieds ! De la corde ! cria Marc, arc-bouté sur le gros homme. Il comprimait le cou du crapaud mais la barre de plomb tremblait sous ses mains. L’homme était puissant et donnait de sérieuses secousses. Marc se sentait désespérément léger. S’il lâchait sa prise, Merlin aurait aisément le dessus.
Julie n’avait pas de corde, et se débattait inutilement autour des jambes de l’homme avec du scotch de déménageur. Marc entendit les flics débarquer par la fenêtre ouverte moins de quatre minutes plus tard.