Louis avait accepté de prendre un bus pour rallier le cimetière du Montparnasse. Les deux hommes marchaient maintenant rapidement dans la nuit.
— Il est tout de même bizarre, non ? dit Louis.
— Il ne pouvait pas savoir que tu cherchais le Sécateur, dit Marc. Il faut le comprendre.
— Non, je parle de ton collègue, Lucien. Il est bizarre. Je trouve.
Marc se raidit. Il s’accordait à lui-même le droit illimité de dénigrer Lucien et Mathias, et d’insulter violemment l’un ou l’autre, mais il ne tolérait pas qu’un autre en touchât un seul cheveu, fût-ce Louis.
— Il n’est pas bizarre du tout, répondit-il d’une voix cassante.
— Peut-être. Je ne sais pas comment tu le supportes toute l’année.
— Très bien, mentit Marc avec raideur.
— Ça va, ne t’emporte pas. Ce n’est quand même pas ton frère.
— Qu’est-ce que t’en sais ?
— Très bien, Marc, oublie ce que j’ai dit. Je me demande seulement si on peut lui faire confiance. Ça m’inquiète de lui confier Clément, il ne donne pas l’impression de bien saisir la situation.
— Écoute, dit Marc en s’arrêtant, fixant dans la nuit la haute silhouette de l’Allemand. Lucien saisit très bien la situation et ce type est plus intelligent que toi et moi réunis. Alors, tu n’as vraiment pas à t’en faire.
— Si tu le dis.
Marc, calmé, examina le long mur qui longeait le cimetière du Montparnasse.
— Par où on passe ? demanda Louis.
— Par-dessus.
— Tu es un grimpeur. Mais moi, je suis un boiteux. Par où on passe ?
Marc inspecta les environs.
— Là, les grandes poubelles. Tu passeras avec ça.
— Très bonne idée, remarqua Louis.
— Justement, les poubelles, ça a toujours été une idée de Lucien.
Les deux hommes attendirent qu’un groupe de passants s’éloigne et tirèrent une haute poubelle dans la rue Froidevaux.
— Comment on fera pour savoir s’il est là ? demanda Marc. Il est grand, ce cimetière. Il est en deux morceaux, en plus.
— S’il est là, il aura de la lumière, je suppose. C’est cela qu’on cherche.
— Pourquoi on n’attend pas demain ?
— Parce que tout urge, parce que c’est aussi bien si on peut le coincer de nuit, et seul. La nuit, les gens sont plus fragiles.
— Pas tous.
— Arrête de bavarder, Marc.
— Entendu. Je t’aide à monter sur la poubelle. Puis, je monte sur le mur, et de là, je te tire vers moi.
— Très bien, allons-y.
Marc eut tout de même du mal à le hisser. Kehlweiler pesait quatre-vingt-six kilos et atteignait le mètre quatre-vingt-dix. Marc trouvait ça excessif, et un peu insultant.
— T’as pris une lampe ? murmura Louis, légèrement essoufflé, une fois qu’ils furent tous les deux dans le cimetière.
Il était ennuyé pour son costume. Il avait peur qu’il ne soit foutu.
— Ce n’est pas utile pour le moment. On voit tout, il n’y a pas un arbre.
— Oui, c’est le cimetière juif. Avance lentement, vers les arbres.
Marc progressait sans faire de bruit. La présence de Louis sur ses talons le rassurait. Ce n’était pas tant le lieu qui l’impressionnait — encore que, il ne faisait pas le fier — que l’idée de cet homme, de ce « Sécateur », traînant quelque part dans l’ombre, avec son outil. Clément avait une manière d’en parler qui collait le frisson. Il sentit le bras de Louis le retenir à l’épaule.
— Là, souffla Louis, à gauche.
Une trentaine de mètres plus loin, une petite lumière vacillait près d’un arbre, laissant voir une silhouette assise à son pied.
— Vas-y par la droite, et moi par là, ordonna Louis.
Marc le quitta et contourna les arbres. Les deux hommes se retrouvèrent une demi-minute plus tard de part et d’autre du « Sécateur ». Celui-ci ne les vit qu’à la dernière seconde et sursauta violemment, laissant tomber à ses pieds la gamelle métallique dans laquelle il était en train de manger. Il la ramassa d’une main peu assurée, regardant tour à tour les deux hommes qui l’encadraient, et il essaya de se lever.
— Reste assis, Thévenin, dit Louis en appuyant sa large main sur son épaule.
— Qu’est-ce que vous me voulez, merde ? dit l’homme d’une voix traînante, avec un fort accent de la Nièvre.
— T’es bien Thévenin, hein ? dit Louis.
— Et après ?
— Tu dors sur ton lieu de travail ?
— Et après ? Ça fait de mal à personne.
Louis alluma la lampe et balaya le visage de l’homme avec le faisceau.
— Qu’est-ce qui vous prend, bon Dieu ? gueula Thévenin.
— Je veux voir à quoi tu ressembles.
Il examina l’homme avec attention, puis eut une moue.
— On va causer, dit-il.
— Rien à faire. Je vous connais pas.
— C’est pas grave. On vient de la part de quelqu’un.
— Ouais ?
— Ouais. Et si tu ne parles pas aujourd’hui, tu parleras demain. Ou plus tard. Ce n’est pas grave, la personne n’est pas pressée.
— Qui c’est, la personne ? demanda Thévenin de sa voix traînarde et méfiante.
— C’est la femme que t’as violée à Nevers, avec deux petits camarades. Nicole Verdot.
Thévenin voulut se lever une fois de plus et Louis le fit retomber au sol d’une poussée de la main.
— Tiens-toi tranquille, lui dit-il de sa voix calme.
— Je n’ai rien à y voir.
— Si.
— Je n’y étais pas.
— Si.
— Merde ! hurla Thévenin. Vous êtes dingues ou quoi ? Vous êtes de sa famille ? Je vous dis que je l’ai pas touchée, cette fille !
— Si. Tu avais ton polo beige.
— Tout le monde a des polos beiges ! cria l’homme.
— Et la même voix nasillarde qu’aujourd’hui.
— Qui vous a dit toutes ces conneries ? demanda Thévenin en reprenant soudain de l’aplomb. Qui ? C’est le gosse, hein ? Mais bien sûr c’est le gosse ! C’est lui ? C’est l’idiot du village ?
Thévenin éclata de rire et attrapa sa bouteille de vin, posée contre le tronc d’arbre. Il en but une longue rasade.
— C’est lui, hein ? dit-il en agitant sa bouteille sous le nez de Louis. Le débile ? Vous savez ce qu’il vaut, au moins, votre indic ?
Thévenin ricana, tira à lui une vieille sacoche de toile et y fouilla frénétiquement.
— Voilà ! dit-il en secouant sous les yeux de Louis puis de Marc un journal plié à la page du portrait-robot. Un tueur ! Voilà ce que c’est, votre indic !
— Je suis au courant, dit Louis. Je peux voir ton sac ? ajouta-t-il en s’emparant de la sacoche.
— Merde ! cria à nouveau Thévenin.
— Tu nous fatigues avec tes « merde ». Marc, donne-moi de la lumière.
Louis retourna la sacoche et en vida le contenu sur le gravier : des cigarettes, un peigne, une chemise sale, deux boîtes de conserve, un saucisson, un couteau, trois revues pornographiques, deux trousseaux de clefs, un quart de baguette, un tire-bouchon, une casquette de toile. Le tout puait un peu.
— Et ton sécateur ? dit Louis. Tu ne l’as pas ?
Thévenin haussa les épaules.
— J’en ai plus, dit-il.
— Tu te sépares de tes fétiches ? Pourquoi on t’appelait le « Sécateur » ?
— C’est l’idiot qui m’appelait comme ça. C’était un débile. Il aurait pas fait la différence entre un dahlia et une citrouille.
Louis replaça consciencieusement les affaires sales dans la sacoche de toile. Il n’aimait pas saccager les affaires des autres, quels qu’ils fussent. Thévenin but un nouveau coup à la bouteille. Avant de ranger les revues pornographiques, Louis les feuilleta rapidement.
— Ça t’intéresse ? ricana Thévenin.
— Non. Je regarde si tu ne les as pas abîmées, transpercées.
— Qu’est-ce que tu crois ?
— Lève-toi. Tu as une cabane à outils, ici ? Emmène-nous.
— En quel honneur ?
— En l’honneur que tu n’as pas le choix. En l’honneur de la femme de Nevers.
— Merde ! J’y ai pas touché !
— Avance. Et toi, Marc, tiens-le.
— Ma bouteille ! cria Thévenin.
— Tu la retrouveras, ta bouteille. Avance.
Thévenin les conduisit d’un pas chancelant à l’autre bout du cimetière.
— Je ne sais pas ce qui te plaît ici, dit Louis.
— C’est calme, dit Thévenin.
— Ouvre, dit Louis quand ils furent arrivés devant une petite guérite en bois.
Thévenin, tenu par Marc, s’exécuta, et Louis éclaira le petit espace où s’entassait un matériel de jardinage assez sommaire. Il fouilla scrupuleusement la cabane pendant une dizaine de minutes, surveillant de temps à autre le visage de Thévenin, qui ricanait par saccades.
— Accompagne-nous à la grille et fais-nous sortir, dit-il en refermant la cabane.
— Si ça me plaît.
— C’est ça. Si ça te plaît. Allez, avance.
Arrivés à la grille, Louis se retourna vers Thévenin et l’attrapa doucement par le devant de sa chemise.
— Maintenant, le Sécateur, ricane plus et ouvre bien tes oreilles : je repasserai te voir, compte sur moi. Ne cherche pas à bouger d’ici, ce serait une erreur grave. Ne t’avise pas de toucher à une seule femme, t’entends bien ? Un seul écart, une victime, et tâche de me croire, tu rejoindras tes copains du cimetière. Je ne te laisserai aucune chance, où que tu ailles. Penses-y bien fort.
Louis prit Marc par le bras, et ferma le portail derrière lui.
Quand ils eurent rejoint le boulevard Raspail, presque étonnés de revoir la ville, Marc demanda :
— Pourquoi t’as pas poussé ton avantage ?
— Quel avantage ? Pas de sécateur dans son sac, pas de sécateur dans la cabane. Pas de ciseaux non plus, ni aucun poinçon ou autre. Et les revues sont intactes.
— Et chez lui ? Pourquoi tu n’as pas demandé qu’il nous conduise chez lui ?
— De quel droit, Marc ? Ce type-là est bourré, mais ce n’est pas un crétin. Il serait capable d’aller trouver les flics et de porter plainte. Du « Sécateur » à Clément, il n’y a qu’un pas, et de nous à Clément, un seul autre. Si le Sécateur portait plainte et racontait son histoire, les flics viendraient cueillir Vauquer chez toi le lendemain. Tu vois, on n’a pas beaucoup de marge.
— Et comment le Sécateur pourrait-il dire que c’est toi ? Il ne sait même pas ton nom.
— Il ne pourrait pas, en effet. Mais Loisel sait que l’affaire m’intéresse, il ferait le rapprochement, lui. Et il trouverait que je vais un peu trop loin sans le prévenir. On n’est pas entourés que de cons, Marc, c’est ça le problème.
— Je comprends, dit Marc. On est coincés.
— En partie. Il y a des passages, mais il faut se glisser finement. J’espère au moins l’avoir inquiété pour quelque temps. Et je ne vais pas le lâcher.
— Ne rêve pas. Aucune menace n’est efficace sur un tueur de ce genre.
— Je ne sais pas, Marc. Il n’y a plus de bus, on cherche un taxi, j’en ai plein le dos.
Marc arrêta une voiture à Vavin.
— Tu viens boire une bière à la baraque ? demanda-t-il à Louis. Ça te remettrait.
Louis hésita, et choisit la bière.