CHAPITRE VI

Cesca Pepini les attendait dans ce restaurant italien dont le sénateur Maroni était un client fidèle. On l’avait installée à la table habituelle qui lui était réservée et elle dégustait un marsala à l’œuf. Préparé spécialement sous ses yeux.

Dès les anti-pasti, Maroni expliqua à Kovask et à la Mamma ce qui avait entraîné la création de cette commission.

— Tout est venu des Services Secrets du Trésor. Vous n’ignorez pas que ce sont ses agents qui assurent la sécurité du président. L’un d’eux, pour passer le temps au cours d’un voyage officiel, a raconté à Carter sa dernière mission. Avec une équipe il avait enquêté sur le cash-flow des multinationales d’origine américaine.

— C’est quoi ce cash-flow ? demanda la Mamma qui dégustait ses alichi piccante.

— C’est l’ensemble des résultats financiers des multis. Ces dernières ne font jamais de bénéfices ou très peu, prétendant qu’elles investissent ce qu’elles gagnent. Il existe des tas de possibilités pour elles, provisions, amortissement, avoir fiscal en France. Subventions bien entendu. Et notre agent secret du Trésor avait été amené à enquêter sur l’argent distribué à flots à certains organismes privés, découvrant que plusieurs clubs pour élites industrieuses glanaient une bonne partie de la manne. Le président a voulu en savoir davantage, lui a confié une autre mission et notre homme a découvert de telles infractions à la loi que le président n’a pas hésité à transmettre le dossier au Sénat. Mais ce qui l’a surtout décidé, c’est que cet agent s’est tué en voiture dans des conditions assez suspectes. Il s’appelait Marlow. En Louisiane. Sa Dodge a quitté la route et s’est enfoncée dans un marais. Un bayou. On ne l’aurait pas retrouvé si un gars n’avait remarqué des traces d’huile sur l’eau. Un type un peu simple d’esprit qui cherche du pétrole depuis des années et qui a cru avoir découvert l’Eldorado. Il a fait un prélèvement et l’a fait analyser. Le laboratoire lui a dit qu’il s’agissait de Shell 20–40. Têtu, l’autre a voulu en avoir le cœur net et a découvert la bagnole avec le cadavre à l’intérieur. Impossible de faire une autopsie en règle. Mais Marlow avait donné l’adresse d’un immense domaine de la région. Un domaine qui appartient au Dynamic Club qui l’utilise comme centre de vacances. Il y organise aussi des séminaires… Je n’ai pas voulu pousser Fitzgreen tout à l’heure dans ses derniers retranchements, mais ne sont admis dans cette propriété qui porte le nom français de Bois-Jolie que ceux qui ont satisfait au test sur lequel j’ai interrogé ce type.

— Je comprends mieux votre insistance, dit Kovask. Mais il n’y a rien d’illégal dans la possession d’un centre de vacances ?

— Non… C’est un domaine immense de plusieurs milliers d’acres. Rivières, marais, bois, champs, et même une savane au centre où l’on peut chasser des antilopes, des buffles…

— Des buffles ? fit la Mamma.

— Importés d’Afrique. Mais le plus étonnant c’est qu’il se produit fréquemment, très fréquemment des accidents. Marlow avait une certitude pour au moins trois personnes mortes au cours d’une chasse. Les corps ont été rapatriés discrètement, les veuves, les familles fortement indemnisées…

— Par le club ?

— Ce dernier possède une assurance tous risques illimités… Et la compagnie en question n’est autre…

— Qu’une filiale de multinationale ? fit la Mamma.

— Exactement.

— Bon, dit Kovask, il y a une répétition malheureuse, une coïncidence assez extraordinaire, mais je ne vois pas ce qui pouvait inquiéter Marlow, l’agent secret du Trésor.

— Marlow s’était rendu en Europe. Parmi les victimes il y avait un Italien, un Espagnol et un Portugais. Ces gens-là appartenaient au Dynamic Club depuis peu, un an en moyenne. Leur candidature avait reçu l’appui de leur direction au niveau le plus élevé.

— Ils travaillaient tous dans des sociétés finançant le Club, je suppose ? demanda Kovask.

— Bien entendu. Marlow a enquêté auprès des familles non sans difficulté. Les veuves avaient perçu de très grosses indemnités et n’avaient aucune envie de parler du défunt. On avait dû leur demander de se montrer discrètes. Marlow a alors centré toute son obstination sur la veuve espagnole. Très rapidement il a constaté que leurs rencontres étaient surveillées et que lui-même était filé. Mais il a fini par ébranler cette jeune femme qui a bien voulu lui faire confiance. Dans sa jeunesse, son mari avait appartenu aux syndicats clandestins espagnols. Puis il avait fait de brillantes études d’ingénieur, avait réussi socialement. Mais jamais il n’avait perdu le contact avec ses amis d’autrefois. Elle pensait être la seule à savoir cela, mais Marlow est allé trouver ces syndicalistes et a acquis la conviction que les employeurs du disparu étaient parfaitement au courant. Ils n’avaient eu qu’à consulter le fichier de la C.I.A. en Espagne pour apprendre la vérité.

— Un instant, dit Kovask. Vous avez l’air de croire que le but de ces Congrès dynamiciens n’était qu’une élimination de gens dangereux pour leur société commerciale ou industrielle… Mais à raison de deux ou trois morts par an, il leur aurait fallu des siècles pour venir à bout de tous les gens qui dans leur jeunesse ont eu de telles convictions.

Les serveurs napolitains apportaient des lasagnes et Maroni ne parut avoir d’autre souci présent que de recevoir une pleine assiette de nourriture. Mais dès qu’ils furent tranquilles, il répondit :

— Ce n’est pas le but recherché. En fait, il leur faut une victime et autant choisir un type suspect à leurs yeux. Ce qui se passe là-bas, à Bois-Jolis, ressemble fort à une murder-party d’un genre spécial. L’intérêt de l’affaire n’est pas de liquider un bonhomme qui n’est pas en fait tellement dangereux, mais d’amener les autres participants à le liquider. Dès l’arrivée dans le domaine, il y a une mise en condition rapide. Par des films, des conférences, des scènes de chasse. Le ton monte très vite et la violence s’installe dans le groupe de façon irrésistible. En même temps on persuade ces Dynamiciens qu’ils sont les gardiens d’une certaine forme de moralité et de dolce vita… Le cadre est judicieusement choisi pour leur donner l’impression que l’on peut vivre comme autrefois dans un luxe raffiné avec serviteurs noirs bien entendu, nourriture de choix, distractions stimulantes, mais que de méchants comploteurs menacent cette vie-là. Marlow n’a pu évidemment pénétrer dans le domaine et se faire une idée exacte de ce qui s’y passait. Mais la tension devient telle que ces invités ont soudain besoin d’un bouc émissaire qui cristallisera leurs haines. Possible qu’une drogue soit mêlée à la nourriture ou aux boissons. Tout ce que nous savons, c’est qu’il y a d’abord une suspicion générale, une enquête collective, chacun cherche fiévreusement. La délation est présentée comme un comportement absolument légal…

Tout en parlant il agitait beaucoup ses mains, oubliant le contenu de son assiette.

— Imaginez une micro-société où tous les phantasmes, tous les refoulements peuvent soudain se libérer. Qui n’a rêvé de dénoncer son voisin et n’a été retenu que par la honte sociale qui s’attache au mouchard ? Rien de tel à Bois-Jolis… Et c’est un certain Hugues Harlington qui mène le jeu. Un grand spécialiste.

— Je le connais, dit Kovask. Il était au Chili à la chute d’Allende pour que les différentes sociétés spoliées par l’ancien gouvernement retrouvent leurs prérogatives.

— Oui, depuis il essaye de passer inaperçu, mais s’est reconverti dans cette drôle d’histoire. En fait, il a reconstitué à Bois-Jolis un petit enclos social où le MacCarthysme peut se déchaîner sans heurter les consciences. Vous savez que cette saloperie est toujours à l’état endémique non seulement chez nous, mais dans le monde entier. Donc une folie collective s’empare du groupe de visiteurs et les voilà sur le sentier de la guerre… Je n’ai pas l’intention de plaisanter en disant cela. Les soupçons commencent à se resserrer, on regarde certaines personnes d’une drôle de façon… Et dans le tas il y a notre Espagnol, ancien syndicaliste clandestin. Je parle de lui, car j’ignore pourquoi l’Italien et le Portugais avaient été sélectionnés. Notre Espagnol, il s’appelait Matanas, s’affole. Lui il sait qu’il peut être soupçonné de sympathie marxiste eu égard à son passé… Bien sûr il essaye de se raisonner. Tout ça c’est oublié, une erreur de jeunesse… On ne va quand même pas lui reprocher cette conduite ancienne. Mais si, justement. Il devient le traître, l’élément subversif, l’espion qui n’a fait ce voyage que pour obtenir des renseignements sur le Club et sur les participants à ces congrès.

— J’ai du mal à y croire, dit la Mamma qui n’arrêtait de manier sa fourchette tout en écoutant le sénateur. Il faut vraiment que ces gens-là arrivent à une hystérie générale pour se comporter ainsi.

— C’est le mot. Hystérie générale… N’oubliez pas qu’ils ont chassé le buffle, un animal particulièrement dangereux. Le plus dangereux peut-être au monde. Ils ont des carabines puissantes à leur disposition. Matanas, sans aller jusqu’à penser que sa vie est en danger, songe à filer de là au plus vite. Donc sans y penser il se met lui-même au ban de cette société en réduction. La chasse peut commencer. Et le cadavre de Matanas sera rapatrié dans son pays natal avec quelques balles de 375 HH Magnum dans le corps… Du moins les traces, car le club dispose de la complicité certaine de chirurgiens qui se sont chargés des extractions…

— Mais comment Marlow a-t-il réussi l’exploit d’en apprendre autant ? Il lui fallait trouver des témoins ?

— Après avoir interrogé la femme de Matanas, il est revenu en Louisiane et patiemment il a reconstitué une partie de l’affaire. Il a découvert l’armurier qui fournit les carabines et les munitions, l’importateur de buffles et de gazelles. Par exemple, il a obtenu un chiffre précis grâce aux douanes… Il a aussi trouvé le moyen de faire inculper un des chirurgiens pour fraude fiscale grâce à ses collègues locaux. L’homme cachait l’argent qu’il recevait du Club mais vivait au-dessus de ses moyens. Menacé de vingt années de prison, il a fini par avouer qu’il dissimulait trente mille dollars par an… Marlow ne l’a plus lâché. Jusqu’à ce que le toubib reconnaisse qu’il avait été appelé lors de ce « malheureux accident » pour examiner le corps de Matanas. D’après lui l’Espagnol s’était affolé, avait quitté son poste pour fuir devant les buffles et dans la poussière on ne l’avait pas vu.

— Où est ce chirurgien ?

— Il était en liberté sous caution… Cent mille dollars de caution payée cash… Il en a profité pour filer… Mais personnellement, je pense qu’il a certainement été liquidé.

— Et c’est alors que Marlow a trouvé la mort ?

— Hélas, oui… La Présidence nous a refilé tout le dossier, mais nous ne possédons aucune preuve formelle. C’est par le biais des subventions versées par les trusts que nous essayons d’obtenir des précisions.

— Les dirigeants du Dynamic Club doivent quand même se méfier ? Ils vont se montrer prudents désormais ?

— Je ne sais pas. Ils doivent bénéficier de protections occultes…

— C.I.A. ? demanda Kovask.

— Une fraction de celle-ci, mais ce n’est pas le plus important. Les sociétés financières sont autrement puissantes désormais dans notre pays…

— Vous disiez qu’il leur fallait une victime à tout prix. Mais pour quelle raison ? demanda la Mamma.

— Oui, j’oubliais… Une fois celle-ci abattue au cours d’une traque sans pitié, ces gens-là se retrouvent devant le fait accompli. Des photographies ont été prises, des constats de décès, d’autopsie dressés. Brutalement dégrisés, ils découvrent avec horreur, inquiétude, je ne sais si je dois dire remords qu’ils sont les complices d’un assassinat prémédité. Et les dirigeants du Club, du moins je le suppose, ne doivent rien faire pour leur donner des apaisements. Je pense que la fin du séjour se transforme en débandade générale… Que H.H. toujours aussi habile tacticien doit achever de démoraliser ces gens-là… Il doit dramatiser ce qui l’est déjà assez… Leur demander de faire le silence, de rentrer chez eux et d’essayer d’oublier… Mais en même temps il leur assure que le Dynamic Club veillera à ce qu’ils ne soient pas inquiétés au nom de la solidarité internationale. Sous-entendu bien sûr, que désormais ils devront marcher droit et agir comme on le leur demandera plus tard, lorsqu’il faudra entreprendre une lutte larvée contre les nouveaux régimes.

— Dans le fond, n’est-ce pas une façon pour les U.S.A. de lutter contre le communisme ? demanda insidieusement la Mamma.

— Carter veut moraliser les relations internationales. Je ne suis pas en désaccord avec lui. Il y a d’autres façons de lutter, l’exemple, l’honnêteté. Jusqu’ici, depuis la fin de la guerre l’autre façon ne nous a rapporté que des déboires et l’un après l’autre les pays que nous croyions les plus sûrs basculent dans l’autre camp… Il faut essayer autre chose et pourquoi pas la moralisation ?

— Mais n’avez-vous pas prévu le remplacement de Marlow avant de faire appel au sénateur Holden ? demanda Kovask.

— Si, bien sûr… J’ai voulu agir personnellement avec l’aide du fils d’un ami italien décédé. Ce fils dirige une petite fabrique de sous-traitance. Et je lui ai demandé sa collaboration. C’est un garçon sympathique que certaines méthodes dégoûtent. Il a accepté de jouer le jeu…

Kovask regarda son patron, le sénateur Holden.

— Que venons-nous faire dans cette histoire ?

— Il faut intervenir, dit Maroni. Je suis très inquiet pour le fils de mon ami. J’ignorais jusqu’à hier qu’il avait eu des contacts secrets avec les syndicats de son entreprise pour étudier un projet d’autogestion dans lequel son rôle serait quand même reconnu… Jusqu’ici c’est un projet qui n’a fait l’objet que de conversations clandestines, mais il semblerait qu’il y ait eu des fuites en Italie… Je ne pensais pas que ce garçon risquerait de devenir le bouc émissaire de cette nouvelle fournée de Dynamiciens mais, désormais, j’ai toutes les raisons de le croire. Je ne l’avais envoyé là-bas que pour observer ce qui s’y passait et au besoin devenir un témoin à charge devant notre commission.

— C’était déjà dangereux, remarqua Kovask.

— Oui, mais il en avait pris le risque.

— Vous avez des nouvelles de lui ?

— Pas depuis son départ de New York… Il avait fait la connaissance d’un couple de Français qui lui paraissaient équilibrés et dignes de sa confiance. Mais depuis, plus de nouvelles.

— Quel est son nom ? demanda la Mamma.

— Benito Rosario… J’ai connu son père à la fin de la guerre. Un pauvre homme que sa femme avait entraîné dans l’aventure fasciste et qui en est mort de chagrin.

— Qu’attendez-vous de nous ? demanda Kovask.

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