Lorsque Marcel Pochet l’avait repoussé à l’intérieur de la chambre, il avait essayé de résister mais le syndicaliste avait une force de taureau. Et puis, Mme Montel s’était soudain mise à vouloir le frapper de ses poings. Maxime avait d’abord trouvé qu’elle était ridicule avant de s’effrayer de la hargne qu’elle y mettait.
— Je t’en prie, Josette, maîtrise-toi.
— Mais tu sais bien que c’est un salopard ! Comme sa bonne femme, cette salope qui ne fait rien comme tout le monde et a le culot de nous snober.
— Nous devons nous montrer de sang-froid, rigoureux. Ne va pas chercher tes vieilles rancunes.
Marcel Pochet le refoulait toujours en direction du lit, le forçait à s’y asseoir.
— Montel, fouillez partout… N’oubliez rien.
— Ne vous inquiétez pas, répondit sa femme. S’il cache quelque chose de suspect je saurai le trouver.
Maxime croyait rêver. Il avait été reçu chez ces gens-là, avait bu, mangé dans leur salle à manger Louis XIII, cette femme avait échangé des sourires avec Patricia, lui avait donné des recettes de cuisine, demandé des modèles de tricot. Et maintenant elle fouillait sa penderie avec frénésie.
— Madame Montel, dit-il, comment pouvez-vous agir ainsi ? Vous savez bien qu’à mon retour je ne me priverai pas de raconter partout comment vous vous êtes comportée ?
— La ferme ! dit Pochet.
— Je ne vous permets pas !
— Frappez-le ! cria Josette Montel.
— Josette, je t’en prie… Tant qu’il n’est pas prouvé que Maxime Carel est coupable, tu n’as pas le droit de le considérer comme tel. Nous devons nous comporter avec dignité.
Coupable ? Comment Montel pouvait-il prononcer un tel mot ?
— Mais, monsieur Montel !
— La ferme ! répéta Pochet. Il y a longtemps que je vous ai à l’œil, moi, depuis votre départ de Paris… Je savais bien que votre petite femme appartenait à Lutte Ouvrière… Je me suis dit : « Il n’osera jamais répondre au formulaire de façon à être sélectionné »… Mais vous avez eu ce culot et dès lors j’ai compris que vous maniganciez quelque chose.
— Ecoutez, dit Maxime en faisant un gros effort pour ne pas se mettre à hurler lui aussi. Je suis venu parce que j’avais envie de prolonger ce voyage aux U.S.A.
Pochet cligna de l’œil :
— Vous voulez me faire croire que c’est pour rester un peu plus longtemps avec la petite Mussan ?
— Non, pas exactement… Mais je n’avais aucune intention malfaisante… Et je ne vois pas pourquoi je dois me défendre… Vous ne représentez rien ni les uns ni les autres. Accepter de vous répondre c’est reconnaître que vous représentez un pouvoir judiciaire ou policier… Ce serait complètement absurde. Nous sommes en Louisiane et je ne suis justiciable que des lois de ce pays.
— Nous ne représentons rien ? fit Pochet d’une voix douce. Alors vous n’avez rien retenu de ce qui s’est dit, à New York d’abord, puis ici. Monsieur Carel, en devenant membre du Dynamic Club, vous avez pris un engagement formel. Vous devez vous soumettre à notre autorité.
— Aurais-je commis un acte préjudiciable pour le Club ?
— Vous savez bien qu’il ne s’agit pas du Club… Ce dernier est la façade légale et apparente d’une organisation beaucoup plus importante et vous ne l’ignorez pas.
— Justement si, je l’ignorais.
Pierre Montel qui fouillait dans les tiroirs de la commode se retourna vers lui, indigné :
— Oh, Carel !… Nous avons eu souvent des conversations sur le Club… Je vous initiais, je vous expliquais le rôle de chacun d’entre nous…
Oui, il se souvenait de conversations ennuyeuses et pleines de réticences qu’il avait eues avec le président de son club. Il avait du mal à suivre, pensait souvent à autre chose. Montel avait cru lui révéler certains aspects secrets du Dynamic Club et lui n’avait pas su démêler l’important de l’anodin. Ou encore Montel s’était montré d’une trop grande subtilité.
— C’est fort possible, monsieur Montel, mais vous avez peut-être surestimé mes capacités de compréhension.
— Allons donc, Carel ! Vous avez un Q.I. très élevé et votre réussite sociale prouve assez votre intelligence.
— Je vous assure que je n’imaginais pas que le Club couvrait des activités politiques.
Pochet grogna :
— Arrêtez de vous foutre de nous !
C’est alors que Josette Montel poussa un hurlement de joie. Elle venait d’extraire d’une de ses valises un pyjama qu’il n’avait pas encore utilisé et elle brandissait un billet plié en quatre qui, disait-elle, était caché dans une poche. Maxime Carel voulut s’élancer pour lui prendre son bien mais Pochet l’en empêcha.
— Vous n’avez pas le droit de vous emparer de ça !
— Ecoutez, dit Josette Montel… « Sale suppôt des Trusts… Si tu trouves ce mot n’oublie pas de demander aux Yankees si la mort d’Allende ne les empêche pas de dormir… Si tu visites la statue de la liberté, pisse donc pour moi sur le flambeau, qu’il s’éteigne à la fin ce lampion qui dupe son monde ! »
Elle tenait le billet à deux doigts comme une chose répugnante.
— Comment une femme d’ingénieur a-t-elle pu écrire une pareille horreur ? fit-elle. Mais vous comprenez, n’est-ce pas, que sous cette forme déplaisante il y a là un message important ?
— Ecoutez, dit Maxime à bout de nerfs, ma femme glisse toujours un billet dans mes affaires lorsque je voyage… Mais comme elle a la pudeur de ses sentiments, au lieu de m’écrire des fadaises, elle essaye plutôt de me faire rire ou de m’agacer… Une façon comme une autre de me dire qu’elle pense à moi.
— Vraiment, dit Josette Montel en repliant le papier. Nous verrons bien ce qu’en pense le jury qui se constituera bientôt.
— Un jury ? Mais vous devenez complètement cinglés ! hurla Maxime. Un jury, mais pour quoi faire ?
— Du calme, mon vieux, fit Pochet menaçant.
— Je crois, dit Montel avec son sérieux habituel, toujours à la limite du grotesque, que ce mot n’est pas aussi important que vous voulez bien le dire… Il ne constitue pas une preuve.
— Ça suffira bien, dit Pochet en haussant les épaules.
Montel fronça les sourcils :
— Je persiste à penser que ce n’est pas suffisant.
— Nous saurons nous en contenter, dit Pochet. Pas autre chose, madame Montel ?
— Non, fit-elle à regret. Mais peut-être faudrait-il visiter le lit…
— Allez-y.
Maxime s’éloigna en direction de la porte-fenêtre toujours entrouverte.
— N’essayez pas de filer par là, lui lança Pochet. Il y a au moins huit mètres jusqu’au sol.
— Je n’ai pas l’intention de filer ni de répondre à un quelconque jury… Ne voyez-vous pas que vous vous couvrez de ridicule en vous conduisant de la sorte ?
— Nous sommes des gens épris de pureté, dit Josette Montel avec hargne. Nous ne tolérons plus que des éléments subversifs se glissent dans notre société pour la pourrir.
Son mari avait détourné les yeux ne pouvant supporter le regard de Maxime. Marcel Pochet eut un gros rire et s’avança jusqu’au balcon, se pencha sur la nuit.
— Venez voir, mon vieux.
Maxime approcha, regarda vers le sol. Il aperçut deux hommes qui marchaient côte à côte le long de la maison.
— Ils sont armés… Je préfère vous prévenir.
— Mais de quoi suis-je suspect à vos yeux, enfin ?
— Vous n’êtes pas le seul suspect… Je peux même vous dire qu’il y a une demi-douzaine de personnes qui le sont. Mais pour cette nuit nul ne doit quitter cette maison.
— Quels sont les autres ? demanda-t-il en s’efforçant de cacher son anxiété.
Il pensait à Clara Mussan d’abord et à Benito Rosario ensuite.
— Vous le saurez plus tard, répondit Pochet en revenant dans la chambre.
Maxime le suivit, vint tout près de Montel :
— Avez-vous lu Kafka ?
Le président sursauta comme si Carel l’insultait ou se préparait à le frapper.
— Kafka ?… Non… Je ne crois pas.
— Le Procès…
Puis il secoua la tête. C’était complètement absurde, en effet. Il chercha d’autres références.
— Vous avez entendu parler des procès de Moscou… Vous avez quand même lu l’Aveu ? Peut-être même vu le film ?
— Méfie-toi, Pierre, il va t’entortiller… Ce sont des intellectuels pervertis sa femme et lui.
— Je peux quand même répondre sur une question de cinéma, fit Montel avec son emphase qui autrefois faisait sourire Maxime… Oui, j’ai vu le film et alors ?
— Cet homme que l’on accuse de crimes qu’il ignore… On cherche à lui faire avouer quelque chose qu’il ne sait même pas…
— Pardon, répondit Montel avec gravité, je suis certain que cet homme était coupable puisqu’on l’interrogeait.
Maxime regarda le président de son club, puis recula lentement. Il n’avait jamais éprouvé une telle angoisse.
— Pour l’instant vous allez rester ici, lui dit Pochet. Nous allons faire notre rapport au Comité d’Urgence qui vient de se créer… Mais, nous reviendrons vous chercher.
— Et si je ne veux pas rester dans cette chambre ? demanda Maxime.
— Nous saurons vous y forcer… D’ailleurs vous auriez mieux fait de rester dans la salle en bas. Votre fuite était déjà le commencement d’un aveu de votre culpabilité.
Il faillit tomber dans le piège, répondre qu’il était écœuré, fatigué, mais c’était se justifier. Sans répondre, très calmement il se dirigea vers la porte, sortit dans le corridor.
— Attention ! cria Josette Montel. Il essaye de s’enfuir.
Deux hommes arrivèrent l’un de la droite, l’autre de la gauche. Ils portaient des carabines pour la chasse au gros gibier et en braquaient le canon sur Maxime.
— Vous ne tireriez pas, dit-il.
— En êtes-vous tellement sûr ? demanda Pochet dans son dos.
Le syndicaliste n’ironisait plus. Sa voix était lente, déterminée.
— Vous pouvez échapper à ceux-là, mais il y en a d’autres en bas, au-dehors. Ne l’oubliez pas.
Montel vint poser sa main sur son épaule :
— Je vous en prie…
Tournant la tête, Maxime donna l’impression qu’il allait le mordre ou cracher sur cette main. Montel la retira avec précipitation.
— Je vous promets de faire tout ce que je pourrai pour vous sortir de là, si vous n’avez rien à vous reprocher, dit-il ensuite d’une voix pleine de confusion… Je vous aiderai.
— Je ne peux pas être coupable, commença Maxime Carel. Pas plus que vous ne pouvez être flics et juges malgré l’envie qui vous chatouille depuis fort longtemps…
Il tourna les talons et, en passant devant Josette Montel, la toisa des pieds à la tête :
— Vous me rappelez la chienne de Buchenwald, dit-il.
— Oh ! vous avez entendu ?
Franchi le seuil, il se paya le plaisir de claquer la porte, le regretta tout de suite après. Il ramassa le pyjama que la femme de Montel avait laissé tomber au milieu de la chambre, le plia de nouveau avec soin. Il eut un sourire sans joie, se souvenant qu’une fois sa femme avait glissé une photographie de Trotsky dans ses affaires. Et, bien entendu, c’était à l’occasion de son voyage d’affaires à Moscou. De quoi le faire enfermer pour des mois ou le faire envoyer dans l’archipel du Goulag… Mais Patricia avait un humour bien particulier.