Ils avaient fini par atteindre les racines de palétuviers et essayaient tant bien que mal de se dissimuler parmi elles. Kovask et Maxime Carel avaient réussi à sortir le corps de Benito Rosario de l’eau pour le déposer dans une sorte de cage végétale, à l’abri des alligators qui mystérieusement avaient surgi soudain et avaient essayé d’attaquer le cadavre. Carel avait envoyé une seringue à l’un d’eux mais n’avait pu atteindre l’œil du reptile et le somnifère n’avait eu aucun effet.
Ensuite les chasseurs étaient arrivés. Tous, hommes et femmes. Ils avaient pu reconnaître leurs anciens compagnons de route, Montel, son épouse, Perney de Viel, Marcel Pochet, Et également Hugues Harlington.
Méthodiquement ils tiraient dans leur direction et les racines se déchiquetaient soudain sous leurs yeux. Ils avaient beau reculer, essayer de se terrer, viendrait le moment où ils seraient atteints par les terribles balles magnum, les uns après les autres.
Clara Mussan avait voulu se dresser, faire comprendre qu’elle n’était là que contrainte et forcée, n’avait eu que le temps de s’enfouir parmi les racines.
— Ils finiront par prendre un hydroglisseur, dit Carel. Ils se sont rendu compte que nous n’avons pas d’armes à feu…
Kovask ne disait rien. Il guettait H.H. qui depuis quelques instants se trouvait très près de l’eau. Le groupe circulait sur d’étroits ados, ceux-là mêmes que Kovask et ses compagnons n’avaient su trouver. Le Commander attendait l’instant favorable où H.H. tournerait le dos. Il savait qu’une seringue ne servirait pas à grand-chose, mais espérait vaguement que sans l’influence de cet homme, les autres reculeraient, voire abandonneraient cette traque impitoyable.
Et puis, soudain il se produisit un mouvement de panique parmi les Dynamiciens. Ils criaient quelque chose difficile à comprendre et commençaient à s’en aller.
— Vous entendez ? demanda Maxime.
— Je ne distingue pas ce qu’ils hurlent.
— Les buffles, dit Clara Mussan d’une voix morne, ils disent que les buffles arrivent vers ici.
Soudain tout le monde se précipita et H.H. resta en arrière, essayant de rameuter toute la bande. Il avait besoin de la présence de tous pour liquider les fugitifs. Son but c’était de faire d’eux des complices d’un triple assassinat. Il hurlait comme un fou, lançait des injures particulièrement grossières.
Et Kovask tira. La seringue l’atteignit entre les deux omoplates. Sa main droite chercha dans son dos mais ne put la saisir. Il passa son bras gauche en le tordant par-dessus son épaule mais c’était trop tard. Le somnifère agissait déjà. Ils le virent, comme au ralenti, pencher en avant, en arrière, tomber sur les genoux. Puis il tourna la tête vers Kovask et parut dire quelque chose.
Il n’y avait plus que lui, toujours à genoux sur la petite levée de terre. Tous les autres s’entassaient dans les Land-Rover, les moteurs rugissaient. C’était une belle pagaille.
— Beaucoup sont enlisés ! s’exclama Carel.
Sans hésiter, le Commander se découvrit et commença d’escalader les racines, atteignit la végétation gluante et put voir une bonne partie de la savane. Il y avait un gros nuage de poussière tout proche et derrière une forme assez monstrueuse qui se déplaçait de droite à gauche, en zigzag, comme un fabuleux chien de berger qui aurait suivi un troupeau pour lui faire prendre une direction donnée. Ce ne fut qu’après qu’il reconnut un vieux Mack colossal et antédiluvien, un de ces camions vieux de trente ans aussi mythique que celui du film Duel.
Quelques Land-Rover fuyaient déjà les marécages mais une bonne partie s’emmêlaient dans des manœuvres rageuses. Les véhicules se gênaient les uns les autres, ceux qui étaient embourbés bloquant l’accès aux autres et soudain les buffles furent là. Les Dynamiciens se mirent à tirer dans tous les sens. Ils en abattirent quelques-uns mais le gros noyau des fauves rouges commencèrent d’attaquer les tout-terrains. Les passagers n’eurent que le temps de sauter à terre et de s’enfuir avant qu’ils ne basculent. Fous de colère, les buffles s’acharnaient sur la tôle, dédaignant les petits hommes qui couraient.
Et plus loin, le camion venait de s’arrêter et Kovask passa une main sur ses yeux, les frotta, croyant être l’objet d’une hallucination.
— Qu’y a-t-il ? lui demandait Maxime qui essayait d’escalader à son tour.
— Nixon… Tout simplement Nixon qui arrive… Mais il n’est pas seul. Il y en a d’autres… D’autres Nixon… J’ai l’impression que ce camion fantastique les fabrique à la chaîne… Il y a même un Nixon en jupe…
Il éclata de rire en reconnaissant les vêtements de Cesca Pepini. A côté d’elle, c’était certainement Arturo Benesi. D’ailleurs son odorat ne le détrompait pas. Il y avait une odeur d’ail et de tomate dans la légère brise qui soufflait. Autosuggestion certainement.
— Ça va aller, dit-il en redescendant. Il y a une vingtaine de Nixon armés de barre de fer et de manches de pioches… Les Dynamiciens n’oseront pas leur tirer dessus… Peut-être que si H.H. ne roupillait pas il oserait commander un carnage, mais sans mauvais prophète, il n’y a plus que de pauvres types qui vont finir par sortir de ce mauvais cauchemar avec des mines contrites de bons apôtres… Les salauds !…
Le Nixon femelle approchait du bord de l’eau, s’arrêtait près de H.H. allongé sur le dos, le retournait du bout du pied, avec, malgré le masque de carnaval, une attitude de dégoût perceptible. Kovask agita la main.
— On va vous sortir de là, lança la Mamma. Tout va bien ?
— Pas tout à fait, répondit le Commander, on vous expliquera.
Il se demandait si le cadavre de Benito Rosario, le témoignage spontané de Carel, celui plus ou moins réticent de Clara Mussan seraient suffisants pour permettre à la commission Maroni de faire mettre le Dynamic Club en accusation. Il y avait aussi H.H. à leur disposition. Lorsqu’il sortirait de son sommeil, il faudrait lui poser des conditions draconiennes pour qu’il accepte de déposer sous serment.
— Si les alligators nous le permettent, nous pourrions traverser dans l’autre sens, proposa-t-il à ses deux compagnons d’infortune.