L’homme de la multinationale s’appelait Kaffer. Il comparaissait pour la troisième fois devant la commission sénatoriale réduite, à titre de témoin libre. Il n’était nullement forcé de répondre à l’invitation qui lui avait été adressée et ne manquait pas de le rappeler chaque fois. Le président de la commission était le sénateur Maroni de l’Etat de New York. A ses côtés siégeait le sénateur John Holden. Le vieux politicien tétait un gros havane non allumé, regardant fréquemment sa montre. Le médecin ne lui en accordait plus que deux par jour et il attendait 10 heures avec une impatience mal dissimulée. A côté de lui, mais légèrement en retrait, le Commander Kovask, désigné comme secrétaire adjoint, faisait partie du brain-trust d’Holden et ne quittait pas l’homme de la multinationale des yeux.
Kaffer était jeune, habillé avec une certaine décontraction. Genre mafioso des années trente. Ces jeunes technocrates avides récupéraient tout. Il était une époque où ils s’habillaient style hippie de bon goût. Mais ils ne pouvaient que rarement donner une certaine chaleur à leur visage. Kaffer était un beau garçon, bronzé, plein de santé, toujours prêt à sourire. Mais son regard démentait tout le reste. Kovask s’était demandé depuis le premier jour où il avait déjà vu le même, venait juste de se souvenir que c’était une vieille photographie du premier Rockefeller.
— A la demande du sénateur Maroni, j’ai effectué quelques recherches dans la comptabilité centrale de Détroit… J’ai ici les photocopies de toutes les sommes remises à ce jour, et depuis cinq ans, à différentes organisations culturelles, sportives, philanthropiques. Le chiffre pourrait paraître énorme mais il représente plusieurs centaines de bénéficiaires…
— Et quel est ce chiffre ? demanda Maroni.
Fils d’immigrés anti fascistes venus d’Italie, Mario Maroni n’avait jamais cherché à le dissimuler, ce qui le rendait assez sympathique. De ses origines, il conservait vin teint olivâtre, des cheveux frisés, poivre et sel à l’approche de la cinquantaine, un goût bien connu pour les pâtes à l’italienne, le culte de la famille. Sa fille lui servait de secrétaire et son gendre dirigeait son brain-trust. On disait ironiquement qu’il avait été élu grâce au travail acharné d’une centaine de personnes faisant toutes partie de sa parenté.
— Nous dépassons les trois millions de dollars, répondit Kaffer très à l’aise.
— Pour les U.S.A. seulement ?
— Bien entendu.
— Vous serait-il possible de regrouper tous les renseignements concernant vos filiales mondiales ? Plus précisément celles de l’Europe ?
Maroni eut un large sourire qui découvrit ses nombreuses dents en or :
— Nous nous contenterons même de quelques pays… Tenez, au hasard, l’Italie…
Il y eut quelques sourires.
— La France, le Portugal, l’Espagne, l’Allemagne…
Holden ôta son cigare et se pencha vers son collègue pour lui murmurer quelque chose. Maroni approuva :
— Dans quelle catégorie classez-vous les clubs élitiques ?
— Dans les organisations culturelles…
— Oui, bien sûr…, dit le sénateur. Je me souviens d’avoir assisté à une conférence sur les papilionacées… Au Rotary… Non au Lion’s à moins que ce soit au Dynamic… J’ai appris de grandes choses ce jour-là… Que les papilionacées étaient des légumineuses à cinq pétales et non des lépidoptères. Bien, nous disons organisations culturelles… Vous avez les chiffres correspondants ?
Tout le monde souriait. Même Kaffer et sans effort apparent. Ce garçon était vraiment parfaitement armé pour affronter la Commission et Kovask comprenait mieux le choix de la multinationale.
— Pour l’ensemble des clubs en question… Il n’y a pas que les trois que vous avez cités, sénateur…
— Je sais, mais ceux-là sont comme votre société, multinationaux.
— Oui, si vous voulez, fit Kaffer conciliant. Le montant n’atteint pas cent mille dollars pour plus d’une centaine de sections… Mille dollars en moyenne pour chaque club local…
— Ce n’est pas terrible, en effet, dit Maroni. Ce serait même en dessous du maximum légal autorisé… Mais chose curieuse, j’ai ici la déclaration sous serment d’un président du Dynamic Club d’un Etat fédéral qui a reconnu avoir reçu de votre société une somme bien plus importante par l’intermédiaire de l’un de vos dépositaires …
— Certainement à titre personnel, sénateur.
— Non. Le dépositaire à également reconnu sous serment que cette somme avait été mise à sa disposition par la direction générale de Détroit, avec la prescription impérative d’en faire bénéficier ledit club… Mais vous avez certainement une explication ?
Kaffer ne semblait pas avoir prévu cette contre-attaque. Il resta quelques secondes immobile, puis fouilla dans son attaché-case, en retira une liasse de documents.
— Pouvez-vous me préciser de quel Etat il s’agit ?
— De celui que j’ai l’honneur et la joie de représenter : l’Etat de New York.
Un peu fébrile Kaffer feuilleta sa liasse, recommença avec plus de calme.
— Je crains de n’avoir aucune explication… Mais si la commission accepte de m’accorder un délai…
— Bien sûr… La commission accepte… Mais pour éviter de perdre du temps, veuillez avoir l’amabilité de nous apporter la comptabilité de vos filiales européennes… Toujours en ce qui concerne évidemment les subventions faites à ces clubs… Il n’est pas en mon pouvoir, pour l’instant, de mettre mon nez dans le cash-flow de votre société. Il a beau être gros il ne supporterait peut-être pas le choc.
— Ni l’odeur, murmura quelqu’un.
— Cela risque de demander du temps, répondit Kaffer.
— Allons, allons, fit Maroni patelin. Ne me dites pas que vos moyens de communications sont limités… Nous savons que votre réseau de télex, d’ordinateurs est très perfectionné. Vous disposez de satellites privés. Il ne vous faudra qu’une demi-journée pour rassembler les renseignements en question… Nous vous attendons demain, même heure.
Kaffer ne trouva rien à répondre et se leva.
John Holden alluma son havane et aspira la première bouffée avec délectation tandis que Maroni demandait qu’on introduise Gerald Fitzgreen, représentant du Dynamic Club International.
L’homme appartenait à une autre génération bien qu’il n’eût que quarante-trois ans. Costume bleu, chemise blanche, cheveux soigneusement lissés, petite moustache bien taillée, il s’efforçait de montrer un détachement hautain mais comparaissait, lui, à titre de témoin sous serment.
Maroni le lui rappela brièvement ainsi que ses qualités de trésorier général de l’organisation.
— Avant toute chose, Gerald Fitzgreen, veuillez nous parler de cette réunion internationale qui se tient au Sheraton-Russel… à New York… Vous y receviez des délégués européens, n’est-ce pas ? Le voyage et le séjour leur étaient offerts… A combien se monte la note de l’hôtel par exemple ?
— Nous n’avons pas encore réglé cette note, sénateur.
— Mais vous avez fait vos prévisions ? Vous avez demandé un devis si j’ose dire ?
Fitzgreen hésita visiblement et Maroni vint à son secours :
— La direction du Sheraton-Russel vous offrirait-elle ce séjour ?
— Oui, sénateur. C’est cela même.
— Il n’y a rien à dissimuler là-dedans… Au contraire la direction pourra l’indiquer sur sa déclaration d’impôts et ne sera pas imposée là-dessus… Mais cet établissement appartient à une filiale de multinationale, n’est-ce pas ?
— Oui, sénateur.
— C’est en quelque sorte un don que cette société fait à votre club ?
— En quelque sorte, sénateur.
— Les assemblées se tiennent toujours dans les établissements de cette chaîne hôtelière, je suppose.
— La plupart du temps, sénateur.
— Tout le temps, fit Maroni sèchement. Puis-je maintenant savoir qui a réglé à Air France la location du Concorde ? Est-ce le Dynamic Club ?
— Non, sénateur. Ce sont les sociétés auxquelles appartiennent les délégués.
Maroni se pencha sur son dossier. Sa fille lui désigna quelque chose du doigt sur une feuille. Il hocha la tête :
— Vous aviez quatre nationalités représentées. Des Français, des Italiens, des Espagnols et des Portugais… Je vois ici la liste de ces personnes et leur profession, ainsi que la raison sociale de leur entreprise. Celles-ci sont toutes des filiales d’une multinationale que l’on désigne communément sous le sigle K.U.P… C’est donc que cette société possède également sa propre chaîne hôtelière… Je suppose qu’il y a eu entente entre les deux sociétés pour organiser cette assemblée…
— Je ne sais pas, sénateur.
— Comment vous ne savez pas ? Vous êtes le coordinateur qui a réglé tous les problèmes et vous pouvez répondre plus explicitement.
L’irritation de Maroni restait encore dans les limites du raisonnable mais tout le monde savait qu’il était capable de colères superbes et impressionnantes.
— Oui, sénateur, soupira Fitzgreen. Il y a eu entente, mais ce n’est pas illégal.
— Non. Mais votre club reçoit également des dons de ces sociétés et de bien d’autres. Si nous prenions par exemple ce que vous appelez le collectif français. D’où tire-t-il son actif ?
— Les cotisations sont assez élevées, sénateur… Elles peuvent atteindre dans certains cas le vingtième du salaire annuel.
— Oui, cela serait assez élevé, mais j’ai ici la déclaration devant huissier d’un ancien Dynamicien de Paris qui affirme que sa société prenait en charge les trois quarts de la cotisation. Cet ancien membre du club, alors qu’il gagnait quinze millions… Ah ! cette histoire de francs nouveaux et anciens me trouble toujours. Ce n’est pas simple…
Sa fille écrivait quelque chose sur un calepin, lui en présentait la page après l’avoir arrachée.
— C’est-à-dire trente mille dollars. Je me sens plus à l’aise. Donc, il aurait dû payer environ quinze cents dollars ce qui est considérable, mais n’en payait que trois cents, le reste étant pris en charge par son employeur. Dans le fond, c’est une subvention détournée ? Dont le montant dépasse parfois le maximum légal… Mais comme c’est en France, il ne nous est pas possible de réagir… Alors, d’après-vous, quel est le montant général du collectif français ?
Point de mire de tous les regards, Fitzgreen s’efforçait de rester impassible. L’atmosphère de ces commissions pouvait soudain devenir très lourde. Ces gens qui une minute avant plaisantaient, paraissaient indifférents, se révélaient soudain aussi menaçants que des inquisiteurs.
— Entre cinq et dix millions de dollars.
— Vous n’avez pas un chiffre plus précis ?
— Dix millions de dollars, je pense.
— Vous pensez ou vous êtes sûr ?
Fitzgreen soupira :
— J’en suis sûr.
— C’est une somme considérable. Combien le collectif français compte-t-il de membres ?
— Vingt mille.
— Cela fait cinq cents dollars par membre affilié… Il n’y a pas que des P.-D.G. à gros salaire dans votre collectif… Il y a de petits entrepreneurs qui ne pourraient payer une telle somme… Et vous n’êtes pas le seul club élitiste… Vous n’êtes pas non plus le plus important… Je ne veux pas me laisser aller à une extrapolation dangereuse, mais croyez-vous qu’il soit possible que, pour ce seul pays, on puisse parler pour l’ensemble des clubs de cinquante millions de dollars ?
— Je n’ai aucun renseignement sur le sujet, répondit le témoin.
— Vraiment aucun ? demanda le sénateur ironique.
Sachant qu’il n’était pas tenu de répondre, Fitzgreen resta silencieux.
— Puis-je vous demander votre profession ? demanda l’un des sénateurs de la commission.
— Directeur commercial… Je dirige l’équipe des vendeurs d’une société d’électroménager.
— Son nom s’il vous plaît ?
La réponse de Fitzgreen créa un certain remous car la société n’était autre que la filiale d’une grande firme.
— Et vous avez le temps d’occuper ces fonctions de trésorier ? Comment faites-vous ? demanda le même sénateur sans ironie.
— Je dispose de beaucoup de loisirs.
— Voulez-vous dire que vous ne travaillez qu’à mi-temps ?
— En quelque sorte, oui…
— Et vous êtes payé pour ce mi-temps ou à temps complet ?
— A temps complet, reconnut Fitzgreen très ennuyé.
— Je vous remercie.
Il y eut un silence que rompit Maroni :
— Vous n’êtes pas surpris que votre société vous paye pour effectuer un travail qui ne lui rapporte rien ?
— Elle paye également certains permanents des syndicats, des associations sportives, patriotiques.
— Pas tout à fait, Gerald Fitzgreen, pas tout à fait… Ces associations, ces syndicats payent une contrepartie. La société ne fait que donner un nombre d’heures… Mais n’ergotons pas là-dessus. Voulez-vous me parler de l’actuelle assemblée qui se tient au Sheraton-Russel ?
— Mais cette assemblée vient de se terminer et…
— Un instant… J’ai ici le programme détaillé de ce congrès. Il devait durer huit jours, voyage compris. Du 17 avril au 24… Nous sommes aujourd’hui le 22… Ce matin j’ai téléphoné à cet hôtel et j’ai appris qu’en effet il n’y avait plus de Dynamiciens européens dans l’établissement. Il semble qu’une partie de ces gens-là soient rentrés en Europe via Washington, par le Concorde de ligne. Ils ne sont donc restés que quatre jours entiers à New York… Mais que sont devenus les autres ?
— Ils voyagent dans notre pays, sénateur… Ils doivent visiter des usines, des laboratoires, des exploitations agricoles, et faire aussi un peu de tourisme.
— Pourquoi trois sur quatre seulement ?
— Les autres ont préféré rentrer dans leur pays.
— Pour quelle raison puisqu’ils avaient prélevé huit jours entiers sur leur emploi du temps ?
Un des sénateurs fit passer un billet à Maroni. Sans l’avoir lu Kovask pensa que le collègue de Maroni s’étonnait de ces questions sans rapport avec le sujet. Le président de la commission sourit et préleva une double feuille imprimée dans son dossier. Kovask regarda vivement Fitzgreen et le vit pâlir.
— J’ai ici, dit le sénateur, une sorte d’interrogatoire… Trente-quatre questions… Ce document est anonyme… Mais je demande à Gerald Fitzgreen s’il le reconnaît formellement.
Il le poussa en travers de la table et le trésorier du Dynamic Club le prit.
— C’est un des formulaires de notre club, reconnut-il non sans effort.
— Conditionnait-il la deuxième partie de ce voyage organisé ? Ceux qui répondaient convenablement étaient admis à aller jusqu’au bout et les autres purement et simplement renvoyés ? Or, certaines questions me paraissent tout de même assez curieuses, voire choquantes. Notamment celles qui concernent l’Internationalisme capitaliste…
— Ce n’est qu’une question, sénateur, fit Fitzgreen. On demandait simplement aux délégués ce qu’ils en pensaient.
— D’accord, mais je vous pose une question bien nette. Si un délégué répondait que pour son compte il était opposé à cet internationalisme, s’il émettait la moindre réserve, était-il quand même admis à poursuivre son voyage ?
— Je ne crois pas que cette question soit en rapport avec le financement des clubs, objet de cette commission.
Maroni eut un sourire inquiétant.
— Croyez-vous ? Alors, sous une autre forme, comment est justement financée cette seconde partie du voyage ?… Emmener une soixantaine de personnes à travers notre vaste pays représente une dépense qui est double, triple de la somme dépensée pour un voyage en avion, même s’il s’agit du supersonique français, d’un séjour dans un hôtel de New York… J’attends une réponse précise. Mais d’ores et déjà je peux chiffrer ces trois jours-là à vingt mille dollars au minimum.
Le témoin baissa les yeux vers ses dossiers.
— Voulez-vous répondre, s’il vous plaît ?
— Le club finance cette deuxième partie du voyage.
— Avez-vous les justificatifs sous la main ?
— Pas ici, sénateur.
— Quand pourrez-vous les obtenir ?
— Au début de la semaine prochaine certainement.
Maroni resta de marbre et Kovask devina que la réponse de Fitzgreen le décevait profondément. Mais il se reprit rapidement :
— Les délégués ignoraient qu’ils ne resteraient pas les huit jours à New York ?
— Nous avons voulu leur faire une surprise.
— Surprise qu’un quart des délégués n’a pas appréciée ?
Fitzgreen resta muet.
— Je pense, monsieur Fitzgreen, que vous pourrez nous fournir ces justifications demain matin et non la semaine prochaine.
— Mais nous serons un samedi.
— La commission n’en tient pas compte et peut aussi poursuivre ses travaux le dimanche.
Il sourit en regardant ses collègues.
— Je pense que mes amis sont de cet avis ? Bien. Cela suffira donc pour aujourd’hui et nous vous attendons dès demain.
Fitzgreen se leva, s’inclina et quitta la salle. Il sentait sur lui tous les regards des gens encore assis.