Il commence à me pomper, Plâtroche, avec sa frime de faux témoin. Pendant un moment, c'était assez jouissif de l'avoir à ma botte après qu'il m'eût humilie à Glanrose, mais la vengeance, on s'en fatigue vite. Tu la raves longtemps, la convoites. Et puis tu l'obtiens, et alors un gris sentiment d'écœurement te biche. Elle se mange froid, et les bouffes froides te débectent rapidement. Tas beau y mettre de la moutarde, te confectionner une mayonnaise, tu la remises dans le frigo de la mémoire… où tu l'oublies.
Parvenus à la Grande Casbah, je lui tends brusquement la main. C'est si inattendu qu'il me regarde la paume et les cinq doigts comme si je les mettais en vente.
— Tu pars ? il hébète, en fin de méditance.
— Non, j'arrive.
— Et moi ?
— Toi, tu peux foncer au ciné voir le dernier Bertrand Blier, ou mieux encore aller te faire sucer par une personne peu regardante sur la qualité. Salut !
Il reste planté au mitan du couloir, tel un arbre de la Liberté dans une cour d'école. Tout compte fait, c'est au troquet qu'il va.
Je me sens harassé, comme après un coït à répétition ou une longue course à travers bois. C'est le temps aussi, qui t'amollit les muscles. Une chaleur précoce et lourde. Mon bureau baigne dans une pénombre fraîche. En y pénétrant, j'avise mon brave Noirpiot installé à une petite table modestement placée à l'écart de mon burlingue à tiroirs, près du placard-portemanteaux. Il téléphone en prenant des notes. Je vais m'installer dans le fauteuil pivotant, que je me plais à faire grincer pendant les interrogatoires, histoire de limer les nerfs de mon vis-à-vis.
Je déballe mon fourbi du sac. Le marché a été bon. Y a hausse sur les melons, mais la pomme de terre nouvelle devient abordable.
Je pose devant moi une feuille blanche et j'écris. Merde, mon stylo est en cale sèche ! Me rabats sur une innocente pointe Bic, toujours vaillante ! Dessine un rond. Un rond, en haut et à gauche, qui s'appelle Jean Bonblanc. J'en trace quatre z'autres superposés à droite et plus bas. Ils représentent la frangine, l'ex-épouse, l'associé, la secrétaire. Nettement détaché, beaucoup plus bas, un sixième cercle est baptisé Torcheton.
J'en place un septième, mais dessiné en pointillé celui-là, pour le différencier de ses potes, et lui, il se nomme D.C.D.
Et cette page avec ces ronds devient une boule de cristal dans laquelle je m'abîme, dans laquelle je m'enfonce comme dans un brouillard nimbé du soleil qui va le dissiper. Je « vois » des trucs. En flou, en fantasmagorique.
Jérémie Blanc a raccroché. Il s'est tourné face à moi et observe mon « envoûtement » depuis sa petite table subalterne. C'est un regard confiant, un regard respectueux, pas du tout l'œil torve et sarcastique de Plâtroche. Je finis par surprendre ses grosses prunelles attentives et je lui souris.
— Où étais-tu, ce morninge ? je questionne.
— Dans les bureaux du Parisien Libéré.
— Tu vas me lâcher pour tâter du journalisme ? Tu souhaites devenir l'Albert Londres du Sénégal ? Prendre le relais quatre fois deux cents lignes de Senghor ?
— Je suis seulement allé compulser la collection. C'est un quotidien particulièrement axé sur le fait divers.
— Tu espérais trouver de l'inédit sur l'affaire du boulevard Richard-Wallace ? Tu t'es dit qu'un reporter plus marIe que nos roussins aurait des sources d'infos privées ?
— Ce n'est pas l'affaire du quadruple assassinat qui m'intéresse.
— Quoi d'autre, alors ?
— L'incendie dans lequel a péri la première Mme Bonblanc, jadis.
J'acquiesce, ravi.
— J'ai le regret de t'informer, Jérémie, que tu es un vrai flic, pur fruit, pur sucre ! Faut avoir du chou pour remonter si loin.
Mes louanges le font sourire de fierté. Pour lui, mes paroles — quolibets exceptés — sont d'évangile.
— Et il a eu lieu dans quelles conditions, ce fameux incendie ?
Le négro contemple les notes étalées devant lui.
— En 1963, Jean Bonblanc est déjà à la tête de sa petite usine d'emboutissage. Il est marié avec une demoiselle Aimée Torcheton et ils habitent une maisonnette qui jouxte l'entreprise. Un pavillon sans histoire, comme il en existe encore des dizaines de milliers dans la région parisienne. Les 17 et 18 juin, il se trouve en Belgique pour le travail. Au cours de la nuit, sa maisonnette prend feu d'une façon inexplicable ; l'enquête pense à une fuite de gaz. La jeune Mme Bonblanc périt dans l'incendie.
Le Noirpiot enfle le ton et détache ses mots :
— Détail qui ajoute encore à l'horreur : elle était enceinte de trois mois.
— Passionnant ! m'exclamé-je. Oh ! comme je suis content de toi, mon nègre aux lèvres lippues !
— C'est le contremaitre Justin Aubier (que tu as rencontré) qui annonce au petit matin la sale nouvelle à Jean Bonblanc. Ce dernier n'a pas quitté Bruxelles. Il a eu un dîner avec un industriel wallon qui s'est terminé tard. Ils ont fait la tournée des brasseries et Bonblanc a fini la nuit en compagnie d'une entraîneuse ramenée à son hôtel, une nommée Marika Baumer.
« Comme Jean et Aimée s'étaient assurés sur la vie au bénéfice l'un de l'autre, l'ami Bonblanc a palpé un gros paquet de fric qui l'a aidé à se consoler de son veuvage. Le pavillon était également dûment couvert par une autre assurance.
— Donc, murmuré-je, s'il n'y a pas eu de galoup dans l'enquête, Bonblanc n'a pas mis le feu à sa baraque ?
— Matériellement c'était impossible, car tu penses bien que les assureurs, plus motivés que les poulardins, ont épluché son emploi du temps ! Cherchez à qui le crime profite ! Mais cela dit, il a peut-être eu recours à de la main-d'œuvre qualifiée ? On a dû faire des recherches dans ce sens mais elles se sont avérées négatives.
— C'est tout, fiston ?
— Tu trouves que ce n'est pas suffisant ?
— Amplement.
C'est marrant. Moi qui ne fume pas, j'allumerais volontiers un Davidoif number one si j'en avais un sous la main. Besoin d'un must insolite. Une allégresse m'impétuose les sens.
— Décidément, fais-je, Bonblanc a toujours des alibis en fonte renforcée quand des gens meurent sous son toit.
— Tu parles du quadruple assassinat ? j'opine.
Jérémie rigole grand comme un écran panoramique (en plus blanc).
— Evidemment, dans ce dernier cas, il était mort ! fait-il.
— S'il avait été vivant, il en aurait eu un tout de même.
Je tapote les divers éléments résultant de ma « glane » et qui sont étalés en éventail sur mon burlingue.
— Tu es sûr ?
— Voici son billet Pans-Genève par l'avion Swissair de 18 heures établi pour le jour de sa mort. Voici sa réservation à l'intercontinental de Genève. Voici un papier écrit de sa propre main sur lequel il a noté « Restaurant du Vallon Rte de Florissant 182, Conches. O.K. pour 21 h. » Ce qui indique qu'il avait retenu une table dans cet établissement réputé. Donc, il se serait trouvé en Suisse pendant les meurtres, tout comme il se trouvait à Bruxelles lors de l'incendie.
— Tu oublies un élément capital : les quatre personnes ne se seraient pas retrouvées chez lui s'il n'était pas mort, objecte mon sombre ami.
Je ricane fort, comme Satan dans le Faust monté à l'opéra de Saint-Locdu-le-Vieux.
— C'est nous qui avons décidé que ces gens avaient été réunis par sa mort. En fait, ce rendez-vous général avait été organisé de son vivant.
— Raconte.
— L'associé et la secrétaire se trouvaient en Belgique depuis la veille et sont rentrés en voiture dans la soirée. ils ignoraient la mort de Bonblanc en arrivant boulevard Richard-Wallace.
Je montre un papier.
— Ceci est un mot de la secrétaire adressé à Bonblanc. « D'accord, cher Jeannot (une secrétaire qui appelle son patron Jeannot, hein ? bon !), nous nous arrangeons pour quitter Bruxelles à l'heure du dîner et ainsi arriverons-nous chez vous à l'heure que vous indiquez. » Quant à la seconde femme, elle avait expédié ce poulet : « D'accord pour la rencontre. J'en profiterai pour aller consulter mon avocat la veille. » Tu ne trouves pas fort de caoua, tézigue, que ce gros maquignon convoque à son domicile ceux qui devaient y être assassinés et qu'il ait organisé un voyage à Genève parallèlement ?
M. Blanc sifflote I love you my love, une chanson française du fameux groupe « Prière d'Insérer », lesquels (le groupe et la chanson) connaissent cet après-midi et jusqu'à la fermeture des bureaux de postes un colossal succès.
— Les résultats tombent comme à Gravelotte ! fait-il. Où as-tu déniché ces papiers ?
Je lui résume.
— Tu trouves logique que Jean Bonblanc les ai conservés ?
— Il ne les avait pas conservés, ils étaient dans la broyeuse à papelards fixée sur son bureau. Comme le hasard et la Providence font équipe pour secourir les flics en campagne, il se trouve que le pas de vis dudit appareil tourne à vide. Bonblanc ne s'en est pas aperçu et les documents qu'il comptait détruire se trouvaient froissés et plus ou moins effrangés dans le tiroir aux résidus.
Mister Négus abandonne son siège pour venir déposer son cul d'athlète sur l'angle de mon bureau.
— Bon, à présent, dis le fond de ta pensée, m'enjoint-il.
— Sache qu'elle est sans fond, Aigle Noir !
— Alors offre-moi l'écume qui stagne à la surface !
— A quoi bon, puisque tu as déjà tout deviné.
— C'est Bonblanc qui a programmé l'assassinat de ces gens ?
— J'en suis convaincu.
— Moi aussi. Il est décédé avant le guet-apens, mais sa mort n'a pas été connue assez tôt pour que celui-ci soit annulé.
Le silence est musical, plein, entier, superbe. Du Schubert qui te vaseline l'âme !
— C'était vraiment la grande lessive, dit-il.
— J'ai l'impression que la vie arnaqueuse du bonhomme devait prendre l'eau de plus en plus. Il était menacé de toutes parts et beaucoup trop de gens le faisaient chanter, alors il a décidé qu'il était trop vieux pour subir ce genre d'existence et a voulu liquider en grand.
— Il devait avoir trouvé un tueur hautement performant !
— Je me demande s'il a eu affaire à un tueur.
— Tu penses à une organisation ?
— Encore mieux que ça, Jéjé !
— A un service secret ?
— T'as gagné une limonade-citron au bistrot de la place Dauphine !
— Les Japs ?
— Je le sens. Il « travaillait » pour eux, les approvisionnant en microprocesseurs secrets.
— Mais la source s'est tarie ?
— Suppose que ce soit lui qui ait fait croire la chose à ses partenaires. En réalité, il s'est mis à faire « bande à part » (et c'est pour cela qu'il a voulu lessiver ceux qui avaient barre sur lui). Suppose toujours qu'au lieu de fric, il se soit mis à réclamer en paiement l'équarrissage de tous ceux qui lui pompaient l'air. Il a fait un blaud ! La mort de ces quatre personnes en échange du rarissime matériel sophistiqué. Les Japs acceptent le marché. L'opération est fomentée, puis a lieu. Manque de bol, terrifié par la lettre trouvée dans son coffre, Bonblanc subit un tel traumatisme qu'il nous fait un superbe infarctus.
« Les Japs apprennent la chose trop tard : quatre personnes ont été nettoyées du bal ! Il leur reste à obtenir le paiement, le prix du sang, dira la presse. Suppose encore que, dans les conventions passées, il ait été convenu que la livraison des microprocesseurs s'opérerait au domicile de Bonblanc, en même temps que les meurtres, ou tout de suite après. Par exemple, Jeannot téléphonerait à une heure précise, depuis la Suisse, pour indiquer la planque. Et puis il n'appelle pas. Le tueur s'en va. Découverte des crimes. Enquête. Scellés ! L'équipe des Japs envoie de nuit un commando spécialisé ayant pour mission de dénicher ce qui leur est « dû » !
— Et il trouve, ton commando ?
— Probablement pas.
— Le vieux projetait de les repasser ?
— Sûrement pas, mais il a placardé les petits bidules ailleurs que dans l'apparte.
— Où ?
— Je l'ignore encore, mais nous trouverons.
— Tu as la foi !
— Toujours.
— Bon, voilà l'explication des quatre meurtres sur lesquels nos potes de la Grande Taule se cassent les ratiches, mais il reste… le reste !
— C'est-à-dire ?
— L'assassinat de Torcheton et l'intervention du mystérieux D.C.D.
— C'est la frangine perverse qui a écrit et placé la bafouille déclencheuse dans le coffiot de son frelot, cela, nous en sommes certains.
— C'était elle, D.C.D. ?
— C'était une partie seulement de l'impalpable personnage. Je crois qu'elle avait partie liée avec lui. Il s'est constitué là une espèce d'association qui visait à retrousser l'auber du vieux bandit.
— Charmante famille.
— Nous avons résolu l'énigme du « quadruple assassinat », pour adopter les formules journaleuses, à présent, vieux frère, nous allons élucider les autres.
Il hoche sa belle tête de statue d'ébène, comme on dit depuis toujours en causant gentiment d'un black mati.
— Tes chié ! me complimente-t-il. Vraiment chié !
C'est peut-être vrai que je suis chié, après tout !
Le père Aubier, j'ai obtenu son adresse par l'atelier d'emboutissage, crèche dans le dix-huitième, au milieu d'une rue qui aurait fait jouir Utrillo dans son froc. Il habite un immeuble en pleine agonie que l'on a étampé avec de gros madriers ressemblant à des 4 d'imprimerie. Deux étages. Mais le rez-de-chaussée est nazé complet et faut pas craindre le vertigo pour s'engager dans l'escalier sans rampe.
Rheusement, il habite au premier seulement car la suite des marches paraît de plus en plus aléatoire.
Ce qui est touchant, c'est que sur la vieille porte crevassée et dépeinte, s'étale une somptueuse plaque de cuivre, fignolée par le digne ouvrier, probable. Son nom est martelé et les lettres sont constituées avec des petits ronds enchevêtrés. Œuvre d'art, achtung !
Une sonnette à serpent (la chaîne est un reptile de fer) se proposant, je l'actionne avec calme et détermination. Mon geste déclenche un carillon formé de différentes clochettes dont l'agitation fait songer à la regrettée musique des tirailleurs marocains.
Une vieillarde cyphosée comme c'est plus permis depuis que l'on a inventé le tire-bouchon à air comprimé nous ouvre. En larmes ! De noir vêtue ! Toute sa vie, elle a dû rêver de mesurer un mètre cinquante, mais le Seigneur qui a ses tronches lui aura refusé cette faveur et elle doit se contenter du mètre trente-huit qui lui fut imparti (sans laisser d'adresse).
Etant grand clerc, je devine qu'elle est en train d'essorer un gros chagrin. Rien de plus déroutant qu'une vieille en pleurs. Tu te dis qu'avoir tant attendu pour chialer à cet âge, franchement, c'est pas de jeu, comme disent les mômes. Alors on reste sans voix et c'est elle qui finit par demander, tout chétivement :
— Oui ?
Question d'une somptueuse brièveté, je tiens à te le faire remarquer au cas où la chose t'aurait échappé.
— Pardonnez-nous, madame, nous sommes de la police.
Elle hoquette (sur gazon seulement) et s'écrie :
— Vous l'avez retrouvé ?
— Qui ça, madame ?
— Le sale chauffard qui a renversé mon pauvre garçon !
Et je réalise que je n'ai pas devant moi l'épouse du vieil Aubier, mais sa maman. Tu m'as lu ? Sa ma-man !
Elle chiale à outrance.
— Perdre un enfant à quatre-vingt-onze ans, c'est dur, vous savez !
« Perdre » ? Veut-elle dire qu'Aubier est mort ?
— Comment cela s'est-il passé ? demandé-je avec un maximum de tact.
Elle ouvre sa clape où il reste une dent témoin.
— Vous êtes des policiers et c'est vous qui me demandez comment ça s'est passé ? Mais pourquoi êtes-vous venus ?
— Pour élucider, je laisse tomber (que, si ça ne mène pas loin, ça ne mange pas de pain et ça peut rapporter gros).
— Ah ! bon.
— Où est M. Aubier ?
— A la morgue où Police-Secours l'a emmené avant même de me prévenir. C'est pas gentil, vous savez, messieurs. Je suis vieille : je n'y vois plus beaucoup de mes yeux, je n'entends presque plus de mes oreilles…
— Et vous ne mangez pratiquement plus de votre dent ? complété-je charitablement, car il faut toujours, et en toutes occasions, assister les personnes âgées en détresse.
— Eh non ! n'a-t-elle plus qu'à confirmer.
En termes passés à la moulinette (tant ils sont hachés), elle raconte que le « chef de fabrication » de l'usine d'emboutissage a été embouti à son tour, boulevard de Saint-Ouen, alors qu'il regagnait son home à bord de son Solex décapotable. Le choc a été d'une telle violence que le malheureux a exécuté un valdingue d'une dizaine de mètres avant de s'éclater le crâne contre une bordure de trottoir. La voiture qui l'a percuté ne s'est pas arrêtée et s'est perdue dans la circulation sans que les témoins aient pu relever son numéro.
Elle raconte sur le pas de sa porte, mémé, de sa petite voix nonagénaire, flûtée et chevrotante. On écoute, on compatit. Mon brave Jérémie a ses lotos pleins de larmes. On promet à la vieillarde chenue de retrouver l'automobiliste criminel. Elle nous fait jurer qu'on lui placera une balle dans la nuque, à la chinoise. Elle est prête à nous rembourser le projectile bien qu'elle ne soit pas riche. On dit que ça ne sera pas la peine, qu'une balle perdue, c'est dix de retrouvées !
Ça la réconforte un brin, la perspective de vengeance, pas beaucoup, mais tout de même.
Moi, d'une habileté diabolique, j'oriente la converse sur le métier du fils. Ah ! il dirigeait une usine ? Ben dites donc, il avait des capacités (bien que ça ne soit pas un type bidon !). Elle pleurniche que justement son patron, Jean Bonblanc, vient de trépasser, ce qui lui a causé un féroce chagrin. Dites-moi, ils se seront suivis de près, les deux. En somme, c'est ça, l'amitié. Deux bons copains qui se filent le dur jusqu'à la mort. Comme c'est beau, comme c'est grand ! Vous dites ? L'ami Bonblanc n'était pas si gentil que le croyait le fiston ? Il l'exploitait ? Le prenait pour son larbin ? L'a arnaqué de ses parts, jadis, et le bon Justin n'y voyait que du feu ! Il était à la botte de Jeannot, ça ne s'explique pas.
M. Blanc et ma pomme, on joue les échassiers sur le paillasson. On danse d'un pied sur l'autre comme deux envies de pisser mitoyennes. Mémère dans ses douleurs et évocations, elle a pris un siège de son vestibule et s'est installée dans l'encadrement de la porte. Elle a posé ses vieilles mains déformées sur ses genoux qui le sont plus encore. Ses larmes rances finissent par se tarir. A cet âge on urine davantage qu'on ne pleure. Les liquides descendent, y a plus suffisamment de pression pour les faire monter. On ne hisse plus, on pisse !
Bon, je crois qu'elle avait décelé avec justesse la personnalité véritable de Bonblanc, la mère. L'avait cadrée juste, grâce à cette clairvoyance femelle qui nous aide à ne pas trop nous casser la gueule. Elle raconte la manière que Jeannot l'a bien fabriqué, son nigaud ! Du grand art ! Et lui, bon con, marchait au doigt et presque à l'œil, vu qu'il gagnait des clopinettes à l'usine. Tout ça. Le mur à prières, le moulin des lamentations. Je laisse dévider. Et puis, poum ! Au détour d'une respiration laborieuse, j'y vais de ma banderille secrète (la botte, je la garde pour les jeunes femmes) :
— Dites-moi, ma pauvre madame, votre fils aurait-il connu un homme du nom de Lowitz ?
Mémé, elle allait pécorer de plus rechef, dire davantage sur ce salaud de Bonblanc. Ma question la laisse la clape béante comme chez le dentiste qu'elle n'a jamais fréquenté (chicot chicot par-ci, chicot chicot par-là, comme on chantait). Son menton galochard se met à trembloter. Elle branle sa tête de maillet au manche de son cou, ainsi que l'a écrit Jean-François Revel dans son traité sur le fromage de tête à travers les âges.
Elle finit par murmurer, kif une qui boufferait du lapin en redoutant de se planter une perfide esquille dans la gencive :
— Où vous allez repêcher ça, vous ?
En moi, le vent du soulagement gonfle les voiles de l'espoir.
— Ça vous dit quelque chose ?
— Et comment ! Mon pauvre Justin a failli perdre sa situation à cause de ce bonhomme.
— Disez ! Disez, chère médème !
Elle.
Et voilà ce qui résulte. Au début des années 60, Bonblanc avait engagé à l'usine un ingénieur originaire d'un pays de l'Est, qui était parvenu à « choisir la liberté ». Jeannot voulait développer son affaire. L'homme, Ernst Lowitz, possédait d'énormes capacités (lui aussi). Très vite, Bonblanc s'en enticha et le préféra à Aubier. Il l'invitait souvent dans son pavillon proche de l'usine, le bruit courut que le réfugié était devenu l'amant d'Aimée Bonblanc, née Torcheton. Lorsque la jeune femme tomba enceinte, on fit des gorges chaudes et chacun d'attribuer la paternité de l'enfant à Lowitz !
Aubier, en bon petit camarade revanchard, mit Bonblanc au courant de ces rumeurs. Ce dernier piqua une crise noire et renvoya Lowitz avec pertes et même fracas. Mais d'aucuns le virent encore rôder autour du domicile des Bonblanc quand Jeannot s'en trouvait absent, et puis quelques temps après, il y eut le terrible incendie dans lequel mourut la jeune femme et on n'entendit plus parler du Polonais, ou Tchécoslovache, ou Hongrois, ou j'sais pas quoi de ce genre, monsieur le policier.
Jérémie a fini par s'asseoir sur la première marche de l'escalier. Moi, j'ai des fourmis plein les guibolles. Des rouges, les plus perfides ! Alors je remercie Mme Aubier mère et je la plante (des pieds) dans son encadrement de porte, ses souvenirs et son chagrin.
Les marches (de bois) branlent, ce qui est bon à savoir, qu'on ne peut jamais prévoir de qui ni de quoi on risque d'avoir besoin dans la vie (disait ma mère-grand).
Une fois dehors, où le soleil ne désempare pas en ce juin radieux, je chope le grand par l'épaule.
— Ça se met bien en place, non ?
— On dirait. Combien d'enseignements tires-tu de cette visite ?
— A première vue : deux.
Il s'arrête, indécis, ses boules de billard jaunes assombries par la surprise.
— Je ne vois pas le second, avoue-t-il.
— Ça concerne le coup de grelot que j'ai reçu à Glanrose. Le type, Mister D.C.D., me parlait de l'assassinat du « vieux ». J'ai enquêté auprès d'Aubier et ça m'a aiguillé sur Beauvais où, effectivement, j'ai trouvé un vieux assassiné ; en réalité, le vieux dont parlait D. C. D., c'était Aubier ! Il a annoncé la chose une trentaine d'heures avant qu'elle ne se produisît.
— Et Torcheton, alors ?
— Lui, sa mort vient d'ailleurs. Il avait raison, Achille : c'est bien l'affaire du siècle. Une histoire où tout le monde a projeté de tuer quelqu'un, seulement un grain de sable a fait que les choses n'ont pas eu lieu dans l'ordre préétabli. Et ce grain de sable, c'est la mort naturelle de Jeannot-Ie-chaud-lapin. Il y a eu un état de crise aiguë dans un essaim de crapules qui se tenaient par la barbichette. Le premier qui rira n'aura pas une tapette, mais il avalera son extrait de naissance ! Et ils l'ont presque tous avalé. Ne reste plus grand monde pour dégager la vérité vraie, la rendre bien lisible. En gros, je sais tout, mais je le sais par intuition, je le sais en vrac, je le sais pêle-mêle. Ce que je ne sais pas…
Il connaît ma formule, me devance :
— Ce que tu ne sais pas, tu le devines, et ce que tu ne devines pas, tu le pressens !
— Tout juste, Auguste.
On atteint ma Maserati, on s'y installe. Un sauna ! Car elle stationnait en plein soleil. Vite fait, j'enclenche la clime. Un air glacé nous éponge la sueur. M. Blanc fouette de la négritude. Chacun son parfum. Nous autres, blafards, paraît qu'on pue le cadavre, ce qui est moins joyce que de schlinguer la ménagerie.
— Bien entendu, cap sur Saint-Locdu-le-Vieux ? murmure le grand.
— Ça va de soit.
— Il sera dit que nous y passerons toutes nos soirées !
— On risque de conclure ce soir, Jéjé.
Je m'arrache de Pantruche par des souterrains point encore saturés. Je pourrais mettre la radio, mais ça nous gênerait pour gamberger.
Il dit :
— Tu trouves normal, toi, que l'hôtesse de l'air reste chez Béru délibérément ?
— Oui.
— Elle est à ce point convaincante, la queue d'âne de ce gros sac à merde ?
— C'est pas ça, mon petit Suédois.
— C'est quoi, alors ?
— N'oublie pas que tout le monde se fait zinguer dans cette aventure ; la môme sait que sa partition est jouée et qu'elle risque d'y passer. Là-bas, c'est la planque idéale pour voir venir. Elle a lâché un peu de lest afin de nous amadouer, maintenant il va falloir lui faire cracher tout ce qu'elle n'a pas dit, et ça, c'est pas les charmes phénoménaux de Béni, ni même sa colle forte qui pourront nous le faire obtenir.