On arrive chez Miss Gladys juste comme le cheikh Salam Haleck achève de tirer sa crampe. On peut suivre l'événement sur l'écran du salon bleu car un système de caméra vidéo assure la retransmission du match. Le cheikh lime en levrette, les mains posées sur le postérieur de Miss Gladys, d'une allure un peu féline, mais puissante. Son collier de barbe noire s'emperle de sueur. Il a un beau regard d'apôtre reconverti dans la vente des tapis, un ventre qui grassouille, un rictus de jouissance contrôlée et des bagouzes bourrées de carats. Il mâche du chewing-gum en tirant sa partenaire. Miss Gladys, qui connaît son métier sur le bout du dito, feint avec justesse une participation de bon aloi à cette étreinte. Quelques soupirs de qualité, des interjections bien venues, de menus cris de plaisir donnent au cheikh l'heureuse conviction d'être reçu cinq sur cinq.
— Il nous rend visite à chacun de ses voyages à Paris, achève Martine. Je sens qu'il va bientôt prendre son pied ; il ne faut pas rater le spectacle !
Effectivement, le dignitaire arabe sort sa gum de sa bouche et la plaque sur les fesses de Miss Gladys. Qu'après cela, il assure davantage sa prise en enfonçant ses ongles dans la chair tendre de sa compagne d'un moment. Et alors, il pique des deux comme un cavalier berbère au plus fort d'une fantasia. Il brosse à cent percussions minute en poussant des clameurs sauvages.
Il crie : « Vrrrraou ! Arrrrzamm ! You ou ou ! » en démenant du cul de plus en plus vite. Puis son bras se lève comme s'il brandissait un fusil. Il pète à grands coups sonores.
C'est impressionnant, presque féerique. La pauvre Miss Gladys s'arc-boute contre la tête du lit pour subir la furia de son cavalier déchaîné. Il la remonte au point de l'incruster dans le capiton, kif-kif les dessins animés. Il recule d'un mouvement bref, dégaine sa rapière longue et fine et procède à un lancer franc entre les omoplates de Miss Gladys. Jet d'une incontestable beauté qui mériterait le concours de plusieurs projecteurs et aussi d'être filmé au ralenti pour qu'on ne perde rien de cette superbe trajectoire en vol de cygnes ; vraiment, tu jurerais que ce sont des oiseaux blancs qui lui partent du Pollux (ce fils jumeau de Zeus et de Leda).
Le gros con barbichu laisse retomber son bras, puis sa queue. II dit des choses en arabe littéraire pendant que Miss Gladys fonce sous la douche.
Le cheikh va à son tour se rutiler le panais. Il se refringue posément, reprend une tablette d'Hollywood chouing-gomme, tire son portefeuille en or à coins de cuir, en sort une liasse de billets jaune diarrhée qu'il jette sur la couche meurtrie, et gagne la porte.
— Il faut que j'aille le raccompagner, fait vivement Martine en s'éclipsant.
Jérémie, qu'elle paraît fasciner de plus en plus, la suit d'un regard de vache charolaise regardant déferler le T.G.V. à travers ses herbages.
— Cette petite est délicieuse, soupire-t-il. Quel dommage qu'elle fasse ce métier !
— Tu aimerais mieux qu'elle réserve ses merveilles à quelque jeune cadre à la con qui lui préférerait très vite sa secrétaire et ses copains ? Il ne faut pas mépriser les putes, Jérémie, mais les révérer. Tu crois qu'elles négocient leurs charmes, mais en réalité, elles distribuent du bonheur et de l'oubli. Les femmes qui se vendent, les sportifs qui se dopent font à leurs contemporains d'inestimables présents ! Il est monstrueux de les traiter en parias.
Et Miss Gladys se pointe, fraîche et neuve dans une espèce de tunique grecque blanche gansée d'or, qui la majestise. Elle nous congratule en fille qui n'est pas prête à oublier le signalé service que nous lui avons rendu.
— Les gentils archers de la République ! gazouille-t-elle en nous bécotant les lèvres. Vous avez vu les dimensions qu'a prises l'affaire Bonblanc ? C'est quoi, ces assassinats de groupe ? Une vengeance, un drame de la folie ?
— L'avenir nous l'apprendra sans doute, ma tendre amie. Nous aimerions bavarder avec vous à bâtons rompus à propos de votre client mort. Est-il pensable que vous puissiez nous accorder un peu de temps ?
— Bien sûr ! Vous savez ce que nous allons faire ? La dînette. J'ai plus d'une heure de battement avant la visite du sénateur Branlot, et il est midi et demi. Martine va ouvrir une boîte de foie gras des Landes et il y a un poulet froid en gelée au frigo. Du poulet pour mes poulets chéris ! Raffiné, non ?
Dix minutes plus tard, nous voilà à festoyer dans l'aimable cuisine de Gladys. Épicurienne, la môme ! Elle détenait une boutanche de sauternes en prévision du foie gras et possède un bon petit bordeaux rouge pour accompagner son poultok jusqu'à ses dernières demeures. Bombance !
— Qu'est-ce qu'on peut vous apprendre à propos du pauvre Jeannot ? fait-elle en étalant son foie gras sur un toast croustillant.
Je lui souris. Tu sais qu'elle est choucarde ? Sympa, intelligente et aimant l'amour malgré (ou à cause) de sa profession.
— Écoutez, chérie, ce genre de vieux crabes, quand ils viennent faire relâche chez vous, n'ont pas besoin que de caresses. Ils ont également besoin de se raconter, non ?
Elle soupire :
— A qui le dites-vous, mon cœur ! C'est même le plus exténuant de nos prestations, les écouter ! On a droit à leurs souvenirs de régiment, à la gueuserie de leurs épouses, à leurs maux, à leurs traites impayées, à leurs questions politiques, à leurs voyages ! Ça surtout : leurs voyages ! Voyez-vous, jamais je ne mettrai les pieds à Bali ou à la Guadeloupe, tellement ils m'en ont foutu une indigestion, ces veaux !
— Donc, le gros Jeannot, comme vous l'appelez, n'échappait pas à la règle et vous cassait les pieds avec ses souvenirs ou ses problèmes ?
— Il était maillot jaune de l'équipe de mes casse-burettes.
— Vous faisait-il des doléances à propos de certaines personnes de son entourage ?
— Il ne faisait même que ça, sitôt sa petite crampette tirée.
— De qui vous parlait-il ?
— Oh ! avant tout de sa frangine qu'il haïssait. A l'entendre, elle avait tous les défauts de la terre. Il s'était probablement produit quelque chose de violent dans leur vie passée.
— Ensuite ?
— Son ex-femme. Là aussi, c'était la méchante haine. A travers ce qu'il me racontait d'elle, elle lui en faisait baver et lui piquait un maximum de blé. Mon idée c'est qu'elle le tenait d'une façon ou d'une autre et qu'il ne pouvait pas moins faire que de cracher au bassinet.
— D'autres encore ?
Je suis interrompu par Martine qui demande d'une voix timide de jeune fille de la bonne société :
— Gladys, je peux caresser l'inspecteur Blanc pendant que nous sommes à table ? Je devine qu'il en a très envie et je n'ai jamais touché un sexe de couleur.
— Évidemment que tu peux, ma mignonne, d'autant que ce grand bougre te dévore de ses gros yeux.
— Merci, fait civilement l'exquise.
Elle balance la paluche sur le braque de mon ami qui balbutie des évasiveries tartuffiennes comme quoi « croyez-vous que ce soit bien l'endroit propice ? » et « que si vous me faites ça, je ne réponds pas de la suite des événements, étant particulièrement sensible de ce côté-là » ! Mais la délicate Martine qui se joue des braguettes écosse le jean de mon copain. La suite s'opérant sous la nappe à petits carreaux blancs et bleus, je reviens à mes préoccupations :
— En dehors de la sœur et de l'ex-épouse, mentionnait-il d'autres personnes ?
Gladys réfléchit :
— Il a dû me parler de certaines tracasseries avec son associé, mais elles n'ont été qu'effleurées, beau commissaire.
Tiens, sa jambe qui s'enroule autour de la mienne ! La chaleur communicative des banquets, tu crois ?
Y a une ambiance vachetement capiteuse dans cet apparte. Les ondes amoureuses ? Les émissions de foutre maintes fois répétées ?
— Sa secrétaire ? coassé-je.
— Eh bien…
— A-t-elle été sur la sellette ?
— Jamais.
Martine intervient une seconde fois :
— Gladys, cela vous ennuierait si je pompais l'inspecteur Blanc sous la table ? Il vient de me dire qu'on ne l'a jamais sucé dans ces conditions…
— Mais naturellement, poulette. Est-il besoin de me le demander ? C'est la récré pour tout le monde. Dès que j'aurai terminé mon aile de poulet, j'irai te rejoindre et je m'occuperai du séduisant commissaire ! Est-il sexy, notre chevalier Bayard !
Décidément, on joue « Le Repos du Guerrier » chez ces gentilles. Foie gras, sauternes frappé au coin du bon sens, fellation contrôlée en dessous de table ; mazette (dirait le Vieux), on ne se refuse rien !
— Vous a-t-il entretenue d'un vieux, le cas échéant, Gladys ?
— Un vieux ?
— Oui, un vieux. Essayez de vous souvenir. A-t-il fait une quelconque allusion à un homme âgé, probablement plus que lui qui, après tout, n'était que sexagénaire ?
— Je n'en conserve pas le moindre souvenir.
— Ha houa houi ! dit Martine sous la table.
Je soulève la nappe et me penche. La frivole jeune fille est assise en tailleur (de pipes) entre les jambes musculeuses de M. Blanc et lui apothéose la membrane avec conviction.
— Tu veux bien répéter, ma puce ? lui fais-je.
Elle abandonne le périscope à crinière du Noirpiot, s'en caresse voluptueusement la joue et dit :
— A moi, oui, il en a parlé.
Du coup, je glisse de ma chaise pour aller la rejoindre.
— Explique, mon bijou.
Le paf de Jérémie trépigne d'impatience et bat la mesure de la Cinquième Symphonie. Martine le chope par les naseaux et lui flatte l'encolure pour le faire tenir tranquille.
— Un après-midi où Jeannot m'avait choisie, comme il ne parvenait pas à bander, il a dit : « Ça ne vient pas de mon âge, mais des antibiotiques que j'ai pris pour mon angine. Il y a dans mon usine un vieux salaud plus âgé que moi et qui trique encore comme un âne. »
Ayant fait sa déposition, elle se rengouffre le chibraque à Messire Colored et se remet à lui tétiner le joufflu avec un bel appétit. Moi, près d'elle, me voici brusquement en arrêt devant le décolleté sud de Gladys. En savante prêtresse de l'amour, elle a remonté les pans de sa tunique et ouvert les jambes, non sans s'être avancée à l'extrémité de sa chaise.
L'invite est si flagrante, mon désir si péremptoire, que je poursuis le repas au rez-de-chaussée. A une grande technicienne comme Miss Gladys, c'est pas du toutouche-pipi-tout-vent qu'il convient de lui prodiguer, mais de la séance pro dans une figure libre qui m'a valu la première place sur le podium aux championnats du monde de minette de Bouffémont (Val d'Oise). Je lui propose ma grande réalisation que j'ai intitulée « les trois unités ».
Comme une horde de zozos en délire va m'écrire pour me solliciter d'en quoi cela consiste, je préfère donner tout de suite la recette ici, pas qu'on vienne me faire chier avec le service après-vente. Tu dégages doucement la crinière avec tes doigts de devant. Légère lichouille urbi et orbi, manière d'humidifier le paysage. Ensuite, départ du médius pour l'exploration spéléologique. Il sera suivi successivement de l'annulaire puis, lorsque l'installation de ce dernier est acquise, de l'index. Là se situe une séance calme mais sûre de ces trois gentils émissaires. Avec soutien de la menteuse, toujours, afin d'éviter la surchauffe. Lorsque le relais lubrificateur est naturellement assuré par la bénéficiaire, il est l'heure pour l'auriculaire d'entrer en scène, à savoir de se placer affectueusement dans l'œil de bronze de la personne célébrée. La pleine réussite de la manœuvre exige de l'exécutant une main large dont l'ouverture maximale permet de placer le pouce à une bonne quinzaine de centimètres du petit doigt. Ledit pouce parachève l'action en exécutant un massage suave du dito. Je me résume : le pouce s'active sur l'ergot de Satan, les trois doigts du mitan font piston dans la moniche, et l'auriculaire farceur électrise la bagouze arrière. Celui qui possède une grande souplesse des doigts peut être assuré du succès.
Miss Gladys, pourtant rompue aux manœuvres les plus secrètes de l'amour, laisse éclater sa joie. De son côté, Mister Jérémie part à dame en émettant une sorte d'inarticulance à la Tarzan, au moment où Jane lui caresse les roupettes avec une plume de colibri.
Drôle de fin de repas, mon frère ! J'imagine le négro et la péripatétipute, face à face là-haut, en train d'annoncer leur fade bienheureux à toute la planète.
Lorsque nous refaisons surface, Martine et moi, l'hôtesse nous sourit béatement.
— Et vous, mes pauvres enfants, demande-t-elle, vous ne pouvez pas rester en carafe ! Vous devriez soigner cela mutuellement. Voulez-vous passer dans la chambre des glaces ?
On écluse un godet de sauternes encore frais pour se refaire un palais et je décline la propose. Il est bon, parfois, de donner sans recevoir. La charité du cul est l'une des plus nobles qui soit !
Dans l'aprème, je tube au médecin légiste.
Jean Bonblanc est bien décédé d'un infarctus.
Brève visite aux services de Mathias, le rouquin, avec lequel je suis en froid depuis sa promotion comme chef du laboratoire de police technique (ce qui afflige mon ami Alain Cirou, le fameux astronome). Je confie à l'un de ses laborantins, Alexis Baredefer, la lettre prétendument déposée dans le coffiot du père Bonblanc, ainsi que son agenda, aux fins d'analyse. S'agit-il de la même écriture ? Baredefer promet de faire rapidos.
L'usine d'emboutissage de Puteaux ne mérite guère le nom d'usine. II s'agit plutôt d'un vaste atelier dans lequel s'activent une demi-douzaine de turbineurs, sous l'autorité bienveillante d'un vieux mec à moustache grise qui ressemble à Staline, quand il arrivait à celui-ci de se marrer.
M'étant assuré qu'il n'y a pas d'autres draupers dans le secteur, je m'approche du bonhomme, brème en pogne, pour lui solliciter un brin de conférence qu'il m'accorde aussi sec dans un bureau agréable, peint en blanc cassé, avec moquette verte, fausses plantes en vrais pots, photos du vieux Puteaux dans des cadres d'acier et secrétaire grassouillette. La dame est brune frisottée. Elle a dessiné une espèce de cœur de couleur cyclamen sur sa bouche, porte barbe et moustache et, sous ses gros collants, des bas àvarices. Elle clapote du clavier devant un ordinateur avec un air pénétré. Le local est divisé en deux parties : la plus petite est destinée à cette personne variqueuse, l'autre au patron. Le bureau y est moderne : cuir et verre, les sièges « design ». Les deux parties sont séparées par une espèce de haie composée de jardinières où poussent de superbes végétaux en matière plastique.
— Vos collègues sont déjà passés, m'annonce Staline.
— Je sais, menti-je. Je viens pour un complément d'information.
Le vieux se fout soudain à chialer.
— Quelle histoire ! bafouille-t-il dans l'épicentre morveux de son chagrin. Ce pauvre Jean ! Et les autres assassinés par un maniaque, à ce que disent les journaux.
Il appelle son patron par son prénom, d'où j'augure une très ancienne amitié.
— Vous connaissiez M. Bonblanc depuis longtemps ?
— Toujours ! Depuis toujours. On était à l'école ensemble, bien que je sois plus âgé parce que j'étais retardataire. Moi, j'ai arrêté au certificat d'études primaires ; lui, il a continué jusqu'au brevet ; c'était une tête ! On s'est retrouvés dans la même usine, chez Blanchin-Manigon. Lui contremaitre, moi ouvrier spécialisé. Au bout de quelque temps, on s'est mis à son compte, les deux. Ici même, si je vous disais. Dans cette usine qu'était minuscule à l'époque. Jeannot allait de l'avant pour démarcher. Une tête ! L'affaire a grandi. Lorsque je m'ai marié, avec ma pauvre Lucienne qui devait me rendre veuf, comme j'avais besoin d'argent pour nous établir, il m'a racheté mes parts mais en me nommant chef de fabrication ; ce dont je suis demeuré. Et le voilà mort, mon pauvre Jeannot, une tête comme lui ! Qu'est-ce que va devenir l'affaire, ça, je me demande. Il a pas d'enfant pour reprendre le flambeau. Notez que j'ai dépassé l'âge de la retraite, mais j'étais pas pressé et j'aurais bien continué quelques années de plus ; quand on a la santé…
Je le laisse se vider. Il en a tellement besoin. Ce bonhomme est un bonheur pour moi ; la belle aubaine. Un témoin de toute la vie de Bonblanc. Pile ma pointure.
Depuis un moment, la vachasse frisottée a cessé de bricoler les touches de son appareil, pour nous écouter.
— Cher monsieur… heu… ? fais-je.
— Aubier Justin.
— Cher monsieur Aubier, si nous allions prendre un pot dans le voisinage, ce serait plus agréable pour bavarder ?
Il consent. Me pilote jusque chez la mère Solange qui tient une sorte de café-cantine dans le coinceteau. M. Blanc nous regarde passer avec envie, mais j'ai décidé qu'il valait mieux que je fusse seulabre pour tirer les vers des nez.
Je pérore, jacasse, débloque pendant plus d'une plombe avec le moustachu. Il a beaucoup éclusé (un soi-disant Côtes-du-Rhône qui perforerait une plaque de blindage tant il est acide). J'ai appris un max sur le compte de Jean Bonblanc et je reviens, comme à la ruche une abeille qui a butiné dans le jardin de l'abbé Mouret.
La radio de ma tire diffuse une chanson de Trénet. Il a opéré son grand retour triomphal, le king. C'est chouette « qu'ils » se soient aperçus, tous, de ce qu'ils lui devaient au doux poète. J'aime bien que l'on détecte l'immortalité des gens de leur vivant !
Donc ça diffuse L'âme des poètes et mon Jérémie laisse filer deux énormes larmes sur ses joues.
— Vague à l'âme, Noirpiot ?
Il murmure à travers les gants de boxe qui lui servent de lèvres :
— Je pense à elle.
— Qui ça, elle ?
— Martine ! Elle m'a taillé une pipe chiée, mec ! La pipe la plus chiée de toute mon existence. Ça me fait mal qu'elle pompe n'importe qui pour du fric. Je voudrais l'avoir à moi tout seul. C'est con, hein ?
— Non, dis-je, humain. Tout homme souhaite être le propriétaire exclusif de la femme qui le comble. Nous faisons à peu près tous un complexe de séquestration, Noirpiot. La psychologie du harem. Ils savaient bien ce qu'ils faisaient, les Arbis huppés en s'assurant un cheptel gardé par des eunuques.
Les deux larmes se sont évaporées à la chaleur de ses joues.
— Tu as éclairci l'histoire du vieux ? demande M. Blanc.
— Celui que je viens de soûler est bavard comme un disque rayé. La mort de Jean Bonblanc qui fut davantage son ami que son patron l'a traumatisé et il a des remontées de souvenirs au carburo.
Je reprends ma place au volant et démarre.
— C'est curieux la façon dont les gens voient les autres gens, reprends-je en me détrottoirant. Parfois, des mecs gentils, ils les jugent méchants, et des méchants, gentils, en fonction de leur propre tempérament. Ainsi ce brave père Aubier considérait comme un saint son pote Jean Bonblanc, lequel, de toute certitude, était un coquin qui l'aura arnaqué leurs vies durant. L'autre lui a piqué ses parts d'association contre des clopinettes cintrées, il l'a fait marner comme un soutier et maintenu en esclavage pendant plus de trente ans, mais comme il lui prodiguait de bonnes paroles et buvait un pot avec lui de temps à autre, Aubier le vénérait.
— Qu'est-ce qui te fait croire que Bonblanc était un coquin ?
— Tu le détectes à travers les louanges de son chef de fabrication. Il m'a répété cent fois que « c'était une tête » et, pour preuve me racontait des exploits du bonhomme qui, visiblement, frisaient l'arnaque. Je suis convaincu que cet atelier d'emboutissage rapportait des chiches et servait de paravent à Bonblanc, de même que sa multifiduciaire de la Bourse qui n'avait comme personnel que « l'associé » de Bonblanc et la secrétaire, tous deux assassinés hier ! Or, ce gros type était riche, je le sens ; beaucoup plus riche que ne le donnent à supposer son appartement parisien et sa maisonnette de Glanrose. Il nous faut découvrir l'origine de sa fortune et ce qu'il en faisait.
Jérémie demande :
— Et pour le soi-disant vieillard assassiné par D.C.D. ?
— Il n'en voit qu'un dans la vie de « Jeannot ». Et encore ne le fréquentait-il plus depuis lurette : c'est son ex-beau-père, le dabe de la première Mme Bonblanc, morte prématurément dans un incendie. Aubier ignore s'il vit encore. C'est (ou c'était) selon ses dires, un sale mec qui a épongé Bonblanc de façon éhontée. Du temps que sa fille vivait, il était toujours pendu chez le couple, à lui piquer du fric, bien qu'il ne fût pas à la dèche, loin de là. Il était représentant en livres rares, spécialisé dans les œuvres galantes aux illustrations érotiques : Gamiani, Les Mémoires d'une fille galante, etc.
— Tu as ses coordonnées ?
— Aubier ne se rappelle même plus le nom du bonhomme, mais sachant qu'il était le père de la première Mme Bonblanc, ce ne sera pas une affaire que de le retrouver. D'ailleurs téléphone tout de suite à la Grande Taule, service des recherches, et demande l'O.P. François Richard, c'est un ami à moi.
L'Ange Noir cramponne mon turlu de bord.
— A propos de téléphone, fait-il, je me suis permis de rappeler le laborantin pour les résultats graphologiques.
— Il les avait ?
— Ce n'était pas complètement terminé, mais le gars est à peu près certain qu'il s'agit bien de la même écriture.
J'exulte :
— Donc, le Gros avait vu juste !
— En effet. Seulement il y a un élément extrêmement troublant : les textes de l'agenda ne sont pas tous de la même main. Le technicien prétend qu'ils ont été rédigés par deux personnes et que l'une d'elles devrait être une femme. La lettre trouvée dans le coffre, à quatre-vingt-dix chances sur cent, a été écrite par une femme.
— De mieux en mieux ! fais-je. C'est pas l'affaire du siècle, c'est l'affaire du millénaire !
— Il y a encore un personnage mystérieux dont nous ne savons rien, réfléchis-je à voix haute ; c'est cette Edmée qui a laissé un message sur le répondeur de la masure, pour informer que « le type de Bruxelles » avait annulé son voyage.
M. Blanc fait « on on » derrière son France-Soir dégoulinant d'encre (que je suis obligé de courir prendre un bain chaque fois que je le lis, parole !).
— C'est intéressant ? m'énervé-je, car j'ai horreur que mon passager me laisse quimper lorsque je pilote.
— Très.
— Tu bouquines « l'affaire du siècle » ?
— Oui.
— Du nouveau ?
— Non.
— Alors ?
— Sais-tu comment se nommait la secrétaire qu'on a butée avec les trois autres ?
— Je ne me le rappelle plus.
— Crépelut.
— Et ça te fait bander ?
— Son nom de jeune fille, lui, me fait même mouiller. Elle s'appelait La Goyet.
Je sourcille.
— Voilà qui me dit quelque chose…
— Évidemment que ça te dit quelque chose : c'est le nom du cantonnier mort chez qui se trouve le répondeur !
— O.K. ! Un point d'élucidé, Brutus. C'est elle qui douillait l'abonnement parce que ce bigophone se trouve chez elle, dans la masure héritée de son father ! Donc, elle magouillait avec Bonblanc. Ce petit peuple assassiné devait se livrer à d'étranges opérations.
Je champignonne à fond la caisse sur l'autoroute du Nord. En moins que pas longtemps, j'enquille la bretelle de sortie pour Beauvais, patrie de Jeanne Hachette, qui défendit la ville contre Charles le Téméraire avant de fonder une maison de distribution de livres[3].
D'après l'exame à de mon guide, la rue Burne-qui-Pend se situe tout près de la cathédrale inachevée (XIII–XVe s.). C'est une voie tellement étroite qu'elle pourrait être urinaire. Si elle mesure cinquante mètres cubes de long, c'est le bout du monde. Elle est bordée de maisons d'un ou deux étages, en briques jadis rouges, patinées par le temps. Quelques modestes commerces : échoppe de cordonnier, épicerie arabe, herboristerie, officine de ravaudeur de pucelages, studios pour extrayeuses de sperme… C'est au 12 (2 fois 6 ou 3 fois 4) qu'habite Alexis Torcheton, l'ex-beau-père de Jean Bonblanc.
L'immeuble est de guingois, percé d'une allée médiane qui exhale des fragrances de lys car, à l'arrière, se trouve un minuscule jardinet où foisonne cette plante à bulbe de la famille des liliacées. Trois boîtes aux lettres montent la garde dans l'entrée. L'une est affectée à M. Alexis Torcheton, officier des palmes académiques (il a punaisé sa carte de visite sur la boîte après y avoir précisé au crayon feutre qu'il habitait le 1er laitage).
Escalier de bois dont les trois premières marches seulement sont garnies d'un linoléum eczémateux.
Une étroite porte palière me fait songer à Gide (ce con qui a refusé le premier manuscrit de Proust !).
Petite sonnette ronde. La cage d'escadrin est couleur crotte de chien. Je presse le timbre. Ça fait « dringggg ! » à l'intérieur, très connement, comme dans une pièce de patronage. Mais personne ne répond. Je réitère.
— Qu'est-ce que tu attends pour prendre ton pied ! bougonne Jérémie.
Et comme il a raison. Alors c'est le recours au délicat instrument que tu sais, lequel nous permet d'entrer dans un logis petit, tout petit-bourgeois. Des rayonnages avec des livres reliés. Un rideau masquant l'entrée d'un petit salon et dont j'écarte les pans, ce qui provoque un envol de fines poussières.
M. Alexis Torcheton est pendu à la grosse boucle de la suspension, laquelle n'a même pas été décrochée pour lui laisser place.
Il est extrêmement mort, avec la tronche inclinée sur le côté, un filet de regard tourné vers l'avenir, les pieds en flèche (l'une de ses pantoufles gît sur le plancher). C'était un petit homme émacié, avec des pommettes de squelette, un front bombé où végètent des cheveux grisâtres, une bouche sans lèvres. Il paraît chétif et désabusé, au bout de sa corde. II y a chez ce défunt un côté petit-vieux-bien-propre. Sa chemise blanche est amidonnée, le pli de son pantalon tiré au cordeau, son gilet de laine brun ne comporte aucune avarie.
Près de la pantoufle, sur le tapis, un livre tristement célèbre et dont je n'aimerais pas être l'auteur : Suicide, mode d'emploi. Idée géniale du meurtrier car ce bouquin est plus éloquent qu'un ultime message.
J'attire une chaise auprès du pendu et grimpe dessus.
— Tu veux que je t'aide à le décrocher ? demande Jéjé.
— Je ne vais pas le décrocher, l'examiner seulement.
Pendant que j'étudie attentivement le mort, M. Blanc se met à explorer un grand bureau à volet roulant qui occupe une bonne partie de la pièce. Il s'agenouille devant le meuble dont il fouille minutieusement les tiroirs. Tout en s'activant, il bougonne :
— Une pipe comme ça, j'ignorais que ce fût réalisable.
Complètement ensuqué par la gentille Martine, ce grand bougre. Il est de ces hommes qui ont profondément ancrée la reconnaissance du sexe, et qui ne peuvent oublier les dispensatrices de félicités.
Lorsque j'ai procédé à mon examen, je mets pied à terre et m'assieds à la table, à quelques centimètres des pinceaux du vieux Torcheton. Les bras croisés, je contemple mon collaborateur, lequel se partage entre la nostalgie d'une somptueuse éjaculation et ses soucis professionnels.
Il trie des papiers qu'il retire du meuble et lit en diagonale, séparant le bon grain de l'ivraie. Tout en agissant, il fredonne le lamento des regrets. Pourquoi a-t-il reçu ce feu d'artifice sensoriel d'une petite pute qui, présentement, est probablement occupée à faire goûter à d'autres les délices qu'elle lui a découvertes ?
Il est tenaillé par la noire jalousie, le mari de Ramadé. Son âme endolorie joue sempiternellement la musiquette des amours tristes. Parfois il interrompt sa besogne pour torcher son regard embué d'un revers de manche.
Son choix terminé, il reprend l'un des documents qu'il a mis de côté et le relit avec attention, puis il se redresse et découvre alors ma contemplation.
— Tu es mon frère, Jérémie, lui dis-je. Je sais pourquoi je t'aime : tu as le Philharmonique de Berlin dans le cœur.
Il amorce un sourire et secoue la tête.
— La vie est ambiguë, poursuis-je. Martine te fera toujours de belles pipes et Ramadé de beaux enfants. Deux façons d'utiliser ta semence d'enfoiré de nègre. Mais tu te lasseras de l'une et pas de l'autre, parce que les types comme toi finissent toujours par préférer le devoir au plaisir ; c'est leur misère et leur gloire, Jérémie.
Voilà qu'il chiale de plus grand rechef. Sans un mot, il dépose sa babille devant moi. Etrange situation, non ? Nous sommes là, dans un appartement de Beauvais, en compagnie d'un vieillard pendu dont on fouille les tiroirs… Le Noir ruisselle d'amour, moi je mâchouille des rancœurs et des présages. La lettre dit :
Mon cher Père,
Votre suspicion est monstrueuse. Oubliez-vous que la police a procédé à une enquête minutieuse et croyez-vous que les assurances versent des primes aux gens à l'encontre desquels elles nourrissent le moindre doute ? Et surtout, surtout, surtout ne vous souvenez-vous donc pas que je me trouvais à Bruxelles au moment du drame ?
Cela dit, je ne demande qu'à vous aider, compte tenu du grand amour qui me liait à Aimée. En conséquence, veuillez trouver ci-joint un chèque de frs cinquante mille.
Je vous prie d'agréer, mon cher Père, mes sentiments attristés.
— Eh bien, fais-je avec satisfaction en déposant la bafouille devant moi, voilà qui est éloquent. La première épouse de Bonblanc, c'est-à-dire la fille du monsieur suspendu là, est morte brûlée dans un incendie et le beau-père a fait part à son gendre de ses doutes quant à sa responsabilité dans le sinistre. Jeannot lui répond avec indignation et en se justifiant, n'empêche qu'en fin de compte il crache au bassinet.
Mon camarade d'effraction jette sur la table une douzaine d'autres poulets du même tonneau. Tous sont de Bonblanc. II proteste contre des insinuations du vieillard mais paie. Dans l'une des plus récentes, il conteste certaines « preuves » que lui aurait soumises Torcheton et, comme toujours, conclut ses protestations par l'envoi d'un chèque. Les sommes vont crescendo, comme si la position de l'accusateur s'affermissait.
— Je comprends que ce personnage ait été lourd à charrier pour Bonblanc, fait M. Blanc. Ce n'était ni plus ni moins qu'un maître chanteur.
— En effet. On navigue dans un univers vachement glauque. Le seul brave type de l'affaire étant le père Aubier, l'ancien associé de Jeannot.
Jérémie reprend :
— Le mystérieux D.C.D. était donc au courant de la situation. Il semble tout savoir de l'existence de Bonblanc bien qu'il se trouve en Afrique du Nord.
— Il sait tout, sauf que Jeannot est mort, que sa sœur, son associé, son ex-femme et sa secrétaire sont morts également.
Je me sens tout bizarroïde de la gamberge, ma pomme. Il y a dans ce flot d'épisodes, d'événements, de détails, un côté « fabriqué » qui me fait grincer des dents comme quand tu tranches une pomme verte avec un couteau. Je me dis des choses qui sont au-delà des choses. Poudre aux yeux, bidonnage !
Si ce n'est pas Bonblanc qui a écrit le message signé D.C.D., on peut admettre qu'il l'a trouvé effectivement dans son coffre. Il en a éprouvé une si forte émotion qu'il en est mort une heure plus tard.
— Le coffre ! déclaré-je avec force.
— Hein ?
— Si nous perçons l'énigme du coffre, nous découvrirons la vérité.
— Car tu crois vraiment que le vieux avait trouvé la lettre dans son coffre ?
— Aussi insensé que cela puisse paraître, oui ! On a voulu frapper un grand coup avec Bonblanc. C'était un vieux gredin malin et sans scrupules ; pour le réduire à merci, il convenait de lui en mettre plein la vue. Or, rien ne pouvait davantage l'impressionner qu'un tel gag. Son C.F. forcé, qui, soudain, sert de boîte aux lettres. Et chose suprêmement astucieuse : on ne lui vole rien. Ça, ça fait peur ! Un quidam auquel arrive une telle mésaventure se sent comme traqué, vaincu. Seulement il se produit une faille dans ce machiavélisme : le gros vieux meurt de saisissement ! Et sa mort va entraîner celles de gens qui le touchent de très près. Pourquoi ? On a l'impression qu'il y a eu soudain, à l'annonce de son décès, un vent de panique. Le sauve-qui-peu, ou plutôt le « tue-qui-peut » a été décrété chez ses ennemis.
— Conclusion, il y avait deux « jeux d'ennemis », ricane M. Blanc : le meurtrier des quatre et D.C.D.
— Toujours est-il que lesdits ennemis ne sont pas des plaisantins : quatre viandes froides d'un côté, un (je désigne pépère suspendu) de l'autre. Le score est inégal, mais la partie n'est pas encore terminée !
M. Blanc regarde le père Torcheton, tout freluque au bout de sa corde.
— Ton examen du mort t'a appris quelque chose, Antoine ?
— Qu'il a été assassiné. On l'a d'abord étranglé avec la corde qui a servi à le pendre. Les traces de cette strangulation sont indiscutables car cela lui fait deux sillons sanglants au cou alors qu'il devrait n'en porter qu'un seul dans le cas d'un suicide.
— Il a dû se défendre, non ?
— Vieux et chétif comme il était, quelle résistance aurait-il bien pu opposer à un agresseur même moyennement baraqué ?
Jérémie qui a potassé à mort ses manuels de police technique, examine les mains raidies du défunt, espérant dénicher quelque élément d'identification, tels que bouton, cheveux, particules d'étoffe, mais elles sont vides, rigoureusement.
J'empoche les lettres trouvées par M. Blanc, et nous nous apprêtons à quitter ce pauvre Alexis Torcheton quand je perçois le bruit caractéristique d'une clé folâtrant dans la serrure. J'ignore ce que tu en penses, mais moi, je trouve cette survenance passablement intempestive.
C'est pourquoi je terminerai ce chapitre ici, te donner le temps d'encaisser cette émotion.