Ce qui fait une grande partie de sa force, au président, je ne le répéterai jamais assez, c'est sa pugnacité. Cette histoire Bonblanc que je lui ai narrée un soir, au débotté, tu crois qu'il l'a oubliée, malgré ses formidables obligations, préoccupations, tourments, malgré les lécheurs en essaims, les quémandeurs en troupeaux, les geigneurs en hordes ? Que non pas. Lui, malgré les Conseils de ministres, les visiteurs, les conférences, les subjonctifs plus-que-parfaits, sa pensée retombe toujours sur ses pattes. Aussi, quand les résultats de mon enquête ont fait les choux-raves des médias, m'a-t-il convoqué dans son vaste bureau. Pour éviter de foutre la merde, il l'a fait par le canal du Vieux.
Et nous sommes tous les trois réunis. Lui, dans un fauteuil, nous deux, Achille et moi, sur le canapé. Parfois, on entend un gémissement de chiot. Le président a le réflexe de se pencher, des fois qu'on se serait amené avec quelque yorkshire ou autre bestiole du genre. A un moment donné, comme il est appelé au bigophone, je chuchote à mon boss :
— Contrôlez-vous, monsieur le directeur. Je vous demande pardon, mais vous émettez des plaintes.
Il ne proteste pas.
— C'est l'émotion, San-Antonio. Il m'impressionne terriblement, cet homme ; si je vous disais que je me suis muni de Pampers, par précaution. Son regard me fait uriner !
Le président, au téléphone, il parle très feutré et très peu. Comme toujours il écoute. Au cours d'une communication, il prononce seulement des mots espacés. Pas de phrase, jamais, et cependant, il sait en confectionner de si belles, avec des verbes compassés, des compléments biseautés, des substantifs dorés à la feuille, des adverbes en cristal de roche, tout ça…
Il termine sa communication par le mot « oui », le plus délicat de la langue française, le plus beau et le plus dangereux aussi quand on exerce sa charge, et revient à nous.
— Poursuivez, cher commissaire, vous en étiez à ce sieur Torcheton, de Beauvais, franche fripouille, dirait-on.
— Pire que cela, monsieur le président ! Un être odieux, un combinard, un maître chanteur, qui, sans vergogne, s'est servi de sa petite-fille pour gagner de l'argent. D'ailleurs, la caractéristique de cette affaire, c'est que tous les protagonistes en sont des coquins. Habituellement, dans des affaires criminelles, comme dans la vie courante, on trouve des méchants et des gentils. Eh bien, là, il n'y a pas de gentils. Nous avons des spécimens d'humains gâtés, pourris : les bons gros, les grands maigres, les jeunes, les vieux, les femmes, les hommes, tous étaient bons pour l'enfer.
Il a un bout de rire à peine esquissé qui, hop ! est déjà parti.
— Comme je vous l'ai déjà expliqué, reprends-je, Bonblanc a conclu un marché avec un service nippon pour faire supprimer tous les gêneurs de son entourage. Sa sœur, elle, avait décidé parallèlement de lui extorquer sa fortune tout en brisant son moral.
— De quelle façon ?
— Il y a quelques années, au cours d'un voyage organisé qu'elle a fait au Maroc, le hasard a voulu qu'elle se casse le nez sur Aimée, son ancienne belle-sœur. Vous devinez sa stupeur en constatant qu'elle était vivante ! Aimée, devenue Lowitz, n'a pu que lui avouer la vérité et l'a emmenée chez elle. Je suppose que la vie de Mlle Bonblanc n'a dû tenir qu'à un fil. J'ignore ce qui s'est passé entre les deux femmes et Lowitz, toujours est-il que les choses se sont terminées par une sorte de pacte soufreux, genre : mon silence contre votre aide. Cette sœur servante, traitée avec mépris par son frère fortuné, tenait à se venger de lui. Réduire l'illustre Godissart et lui prendre sa fortune représentait un bel objectif.
Lowitz, aux manigances internationales douteuses, savait le bonhomme intimidable puisque son beau-père le faisait chanter sans grande difficulté depuis des années pour un crime que Jean Bonblanc n'avait même pas commis. Avant tout, il fallait compromettre Bonblanc. Pour cela, l'appâter avec une jolie fille puisqu'il était sensible au beau sexe. On tenta et l'on réussit un coup extraordinaire : le faire séduire par celle qui aurait été officiellement sa fille si l'incendie du 18 juin 63 ne s'était pas produit ! Tantine Bonblanc s'arrangea pour ménager une rencontre. Edmée séduisit sans peine l'ancien époux de sa mère. Peu à peu, elle révéla à son vieil amant que sa profession d'hôtesse de l'air était une façade destinée à masquer d'autres activités plus lucratives. Le vieux requin mordit à l'hameçon. C'est ainsi qu'il s'associa avec la bande de Bruxelles pour l'exploitation des microprocesseurs… Il s'occupait, depuis des lustres, d'affaires plus que douteuses avec ses complices, à savoir son associé et sa secrétaire, gardant apparemment les mains propres par un excès de précautions, exemple ce répondeur téléphonique clandestin, perdu en rase campagne.
« Le trafic avec les Japs prospéra. Il prospéra tellement que ses acolytes eurent les dents qui poussèrent. C'est au moment où ils posèrent leurs réclamations que le vieux décida de les « neutraliser ». Comme il aspirait à la tranquillité, il décida de faire une « charrette » des gens qui gâtaient son existence, en y adjoignant sa sœur et sa deuxième femme ; ainsi les pistes seraient-elles complètement brouillées par l'abondance et la disparité des victimes. »
— Diabolique ! lance Achille. Vous êtes de cet avis, monsieur le président ?
L'interpellé ne répondant pas, captivé qu'il est par mes révélations, le Vieux en conçoit de l'inquiétude. II se remet à gémir et à frétiller.
Je trempe mes lèvres dans le café refroidi que nous a fait servir l'Illustre (il était chaud au départ, je rassure).
Mon président sait que je vais poursuivre et attend sans impatience la suite de mon récit. Il me faut achever d'éclairer son indicible lanterne. Aussi, reparté-je vaillamment :
— Vous pensez bien que pour obtenir des services nippons la quadruple « exécution », Bonblanc devait y mettre le prix. En l'occurrence, fournir du matériel en paiement. Il prévint ses associés que Bruxelles avait interrompu la fabrication pour l'instant et garda par-devers lui les dernières livraisons de microprocesseurs, lesquelles, je vous le répète, étaient destinées à rémunérer les tueurs. Mais ce sale bougre était un cupide, un torve. Il retarda de payer les microprocesseurs aux gens de Bruxelles jusqu'à l'assassinat de son associé, projetant ensuite de lui faire porter le chapeau.
— Infernal ! jette Achille. Diaboliquement infernal et satanique, ne trouvez-vous pas, monsieur le président ?
Comme précédemment, le Premier ne réagit pas. Alors, les os du dabe se glacent, son visage se creuse et ses yeux se mettent à ressembler à du verre Sécurit fendillé par un choc.
— C'est le moment que choisit la soeur pour démarrer son travail de sape. L'idée de la lettre déposée dans le coffre réputé inviolable est un chef-d'œuvre.
— C'est fort ! C'est très fort ! balbutie Achille. Vous en convenez, monsieur le…
Mais le président, d'un geste brusque de la main, le prie de ne pas l'emmerder à cet instant palpitant. Du coup, le boss se tasse, prend dix ans, quinze, vingt, trente ! Il retient une nausée, une colique, une émission urinaire…
— Le coup est lancé, dis-je. Le jour où Bonblanc annonce qu'il va passer à son coffre, sa sœur prévient Lowitz et, depuis le Maroc, ce dernier se charge de l'opération « téléphone ».
— Lorsque vous l'avez eu en ligne, vous faisant passer pour Bonblanc, il vous a annoncé la mort d'un vieillard.
— Oui, celle d'Aubier, le contremaître. Lowitz, au Maroc, n'a pu être prévenu du décès de Bonblanc à cause de perturbations téléphoniques. Il avait chargé un malfrat arabe d'écraser Aubier, mais le type en question a eu un empêchement et a différé sa mission de vingt-quatre heures.
— Ce qui a laissé à cet Aubier le temps de vous signaler l'existence de Torcheton. Quel superbe enchevêtrement de hasards. Ces horribles gens qui préparaient des assassinats et qui mouraient par ricochets de leurs complots ! A propos, pourquoi la mort d'Aubier, commissaire ?
Je souris triste.
— Selon les dires d'Edmée Lowitz, il était bien moins gentil que sa vieille mère ne l'imaginait ; il détournait les bénéfices de la petite usine à son profit, son compte en banque d'ailleurs l'atteste. Bonblanc le savait mais n'osait faire un scandale parce que le bonhomme devait lui aussi connaître bien des choses déplaisantes à son endroit. Aubier s'inscrivait donc sur la liste de ses « indésirables ».
— Ne subsiste plus que le mystère Torcheton, fait plaisamment le président.
Il regarde sa montre.
— Et vous n'avez plus que trois minutes pour me l'expliquer car j'attends le ministre des Affaires étrangères espagnol.
Achille lève le doigt.
— Si j'osais, monsieur le président…
— Un instant, monsieur le directeur. Pas au moment où cela devient palpitant !
— C'est que…
Mais le chef suprême (de volaille, compte tenu de notre présence), ne l'écoute déjà plus.
— Alors, mon cher commissaire ?
— Monsieur le président, savez-vous où cette canaille de Bonblanc avait caché les microprocesseurs destinés à payer les meurtres ?
— A sa banque ?
— Que non pas.
— Eh bien, dites-moi tout de suite la cachette, car dans deux minutes, l'huissier va m'annoncer mon visiteur ibérique.
— Il les avait confiés à Edmée.
— L'imbécile heureux !
— Laquelle les avait mis en lieu sûr… chez son grand-père, à Beauvais.
— Par exemple !
— Les gens de Bruxelles, qui n'étaient plus payés depuis un certain temps, ont demandé des comptes à Bonblanc. Ce dernier, pris de frayeur, les a adressés à Edmée, laquelle a été contrainte d'avouer que la marchandise se trouvait à Beauvais, chez l'aïeul. Un émissaire s'est alors rendu chez le bonhomme, travesti en hôtesse.
— Mais le vieillard coriace, pour assurer le salut de sa petite-fille, n'a pas voulu parler ? termine mon génial vis-à-vis.
— Bravo !
A cet instant, le dirlo bondit du canapé.
— Monsieur le président ! fait-il. Je suis confus, navré, mais vous produisez sur ma personne un effet si déterminant que… heu.
Il ferme les yeux.
— Y a-t-il des toilettes à l'Élysée, monsieur le président ? implore-t-il en un raccourci épique.
Le bon monarque républicain retrouve son sourire enjoué et féroce qui a causé tant d'infarctus et qui en causera encore beaucoup au cours des trois septennats qui lui restent à accomplir.
— La chose n'est pas impossible, déclare-t-il. Moi, de par ma charge, je suis au-dessus de ce problème, n'est-ce pas, mais demandez à l'huissier, dans l'antichambre, peut-être pourra-t-il vous informer.
Chilou sort, marchant menu, sur les talons comme qui dirait.
Le président le suit du regard.
— Voyez-vous, mon cher San-Antonio, murmure-t-il, je vous confierais volontiers son poste, mais ce serait une folie vis-à-vis de l'État car, des chefs, on en trouve à la pelle, tandis que les garçons de votre trempe sont rarissimes.
— Merci, monsieur le président. M'est-il permis de vous faire un cadeau, pour vous exprimer ma gratitude ?
— Hélas, San-Antonio, je ne puis…
Je sors une enveloppe capitonnée de ma poche.
— Prenez tout de même, monsieur le président, vous en ferez ce que bon vous semblera.
— Qu'est-ce ?
— Les microprocesseurs tant et tant recherchés par les uns et les autres. Je suis allé les récupérer cette nuit à Beauvais, chez une dame Amélie Lesbain à qui je les avais confiés sans le savoir. Je n'ai pas le temps de vous expliquer…
Effectivement, on frappe. L'huissier entre et claironne :
— Son Excellence, monsieur le ministre des Affaires étrangères de la République espagnole.
— Vous, vous êtes mon ministre des Affaires étranges, conclut plaisamment le président.
Et il me donne l'accolade, tout comme si je venais de gagner la Coupe de France de football.
Et maintenant, il faut que j'aille « décevoir » Mme Mathias !