La fille en question est grande, jeune, mince, d'un gabarit impressionnant. Près d'un mètre quatre-vingts ce qui, converti en mesure helvétique, représente un mètre huitante ; te dire ! Uniforme d'Air France, souliers plats, lunettes à verres teintés. On la contemple avec quatre z'yeux incrédules, Jérémie et moi. On a des pensées primesautières plein la rotonde. On cherche à piger. On pige. On se dit (moi du moins, mais côté Blanc c'est probablement pareil), que le gusman qui est allé zinguer Torcheton à Beauvais s'est travesti en uniforme d'hôtesse pour faire porter les soupçons sur cette femme-là. On avance en bonne terre, l'aminche ! C'est plus du marécage, de l'hypothétique, du scabreux, de la tâtonnerie, mais un boulevard qui conduit aussi sûrement à la vérité que les Champs-Elysées à l'Etoile.
— Mademoiselle Lowitz ? m'enquis-je avec un sourire démesuré qui doit humecter sa culotte pour peu que ses mœurs fussent orthodoxes.
Elle se cabre.
— Pourquoi ?
— Je suppose que c'est « oui », enchaîné-je, autrement vous auriez répondu par « non » ?
— Que me voulez-vous ?
Le coup routinier de la carte de police rapidement exhibée, suivi de cette phrase fatidique :
— Nous aimerions vous parler, mademoiselle Lowitz.
— Je regrette, j'embarque dans cinquante minutes et j'ai juste le temps d'aller à Charles-de-Gaulle.
— Vous prenez votre service sur quel vol ?
— Bangkok.
— Vous ne l'assurez pas entièrement ?
— Je descends à l'escale de Bombay.
— Retour ?
— Dans quarante-huit heures.
Mon sourire se fait éperdu.
— Comment vous rendez-vous à l'aéroport ?
— Le chef steward m'attend en bas avec sa voiture.
J'opine, l'air entendu.
— Voilà comment nous allons procéder, mademoiselle Lowitz : on va dire à votre collègue de filer tout seul et nous vous conduirons à Charles-de-Gaulle avec notre propre véhicule, ce qui nous permettra d'avoir, chemin faisant, la conversation que nous souhaitons ; ainsi tout le monde y trouvera son compte. O.K. ?
Elle n'est pas joyce, la fille. Rouquine, j'omettais. Et vraiment ! D'ailleurs elle renifle doucement la rouquemouterie. Ses mâchoires sont crochetées par la contrariété. Elle donnerait n'importe quoi, avec autre chose en prime, pour nous envoyer aux bains turcs, mais n'ose.
— Comme vous voudrez, finit-elle par rengracier. Elle se baisse pour emparer sa petite valdingue en pur porc qui attendait dans son entrée, sort, bouclarde sa porte et nous suit.
— C'est à quel sujet ? demande-t-elle, une fois dans le véloce ascenseur (qui, en l'occurrence entreprend de descendere, dirait Ovide).
Je produis à nouveau mon radieux sourire, si prometteur, si sensuel.
— Attendons d'être installés pour aborder le sujet, réponds-je en désignant du nez (c'est un entraînement comme un autre) Le Parisien Libéré derrière lequel se trouve M. Joseph Hermanet, le propriétaire des Caves du Roussillon dont c'est le jour de fermeture, et qui en profite pour aller se faire extrapoler le Nestor chez Ernestine Lartiche, une dame qui travaille à la Sécu et qui va rentrer du boulot incessamment se briquer la moulasse avant de copuler.
La longue hôtesse n'insiste pas. Je sens se développer son angoisse. Et moi, ça me fout de belle humeur. Ce genre d'attente amollit le client. C'est kif les fruits avocats que t'enveloppes dans du papier journal pour hâter leur mûrissement.
J'essaie d'imaginer où en sont mes confrères de l'enquête officielle. Je connais le dispositif habituel. La mise en place de ce que les journalistes appellent « la machine policière ». Les visites aux domiciles des quatre victimes, l'interrogatoire de leurs proches. Tout cela est lent, fait l'objet de rapports rédigés dans ce style administratif inimitable qui se transmet par voie orale, buccale et anale. L'ex-épouse, la sister, l'associé, la secrétaire ! Butés ensemble ! Et puis Torcheton dont l'assassinat a été commandé depuis l'Afrique du Nord…
La miss hôtesse se parfume trop. Les passagers risquent de s'en plaindre : ceux qui développent des allergies aux odeurs…
Avenue d'Italie, y a effectivement une petite Renault 5 un peu délabrée, avec un gus en tenue de steward, vachement galonné, au volant, qui se détronche sur la tour.
— C'est lui ? demandé-je à la fille.
— Oui.
— Prenez place dans ma voiture en compagnie de l'inspecteur Blanc, je vais le prévenir.
Et je toque à la vitre du tacot. Comme elle est baissée, ça ne fait pas de bruit, mais mon avant-bras pénètre dans l'habitacle.
— Qu'est-ce que c'est ? demande le steward doré.
— Commissaire San-Antonio ! annoncé-je et prouvé-je. Il y a un os à propos de votre vol, chef. La petite Lowitz ne va pas pouvoir embarquer. Je suppose que vous avez des solutions de remplacement dans ces cas-là ?
— Que lui arrive-t-il ?
— A elle, rien, mais l'un de ses proches a trouvé la mort dans des circonstances dramatiques et elle ne sera sûrement pas apte à prendre son travail lorsque nous lui aurons appris la nouvelle.
— Fâcheux ! fait le galonné en matant sa montre qui, précisément, se trouve sous ses ficelles. Bon, ben, je vais me remuer !
Il embraye sec et décolle comme un 747, au risque de m'emporter le bras en voyage.
Avant de regagner ma Maserati, je sors mon porte-cartes. A l'endroit de la pliure, ça forme comme un minuscule étui pour loger un brimborion de stylomine. Je me saisis d'icelui, le décapuchonne et tourne un pas de vis secret qui amène hors de l'engin une microscopique aiguille pas plus grosse qu'un cil de souris. J'assure le faux stylomine dans le creux de ma pogne et vais à ma voiture.
— Jérémie, dis-je, prenez le volant, mon vieux, je me mettrai à l'arrière avec mademoiselle, nous serons mieux pour bavarder.
On agit comme une Maserati !
— Vous êtes rupins dans la police, note l'hôtesse.
— J'ai un peu de fortune personnelle, rassuré-je. Mes collègues se contentent des marques usuelles françaises.
Elle a une main posée sur un genou, l'autre qui se cramponne à la sangle de son sac-giberne. D'un geste lent, imprévisible, je plante le soupçon d'aiguille dans cette seconde paluche.
— Aïe ! fait-elle en retirant sa dextre. Mais qu'est-ce…
Et puis elle devient toute chose, mollassonne, si tu vois ce que je veux dire ; dodelineuse, flottante. Elle se tasse sur elle-même et sa tête glisse jusqu'à mon épaule.
Jérémie qui l'aperçoit dans son retro satanas interrompt son amorce de déboîtage.
— Elle a des vapeurs ? demande-t-il.
— Provoquées par l'élixir du bon docteur Mathias, fais-je. Deux heures de sommeil garanti.
Il en frémit jusqu'au fondement.
— Toi alors, t'es chié !
— Je sais.
— Qu'est-ce qui te prend de pratiquer des voies de fait sur des témoins ? Tu sais que ça dégénère, tes méthodes, mec ! Si cette pouffiasse grimpe au suif, on va passer au tourniquet !
— Reprends ta place et attends-moi, je remonte jeter un coup d'œil dans son logis douillet ; mais rassure-toi, je ne me servirai pas de mon sésame puisqu'elle a ses clés dans son sac !
Un quidam qui se réjouissait déjà de la place rendue vacante par notre projet de départ se met à invectiver Jérémie de s'être ravisé. Il lui explique, comme ça, qu'il est un enfoiré au cul plein de bites et au crâne vide. Et qu'il attende un peu que Le Pen soye au pouvoir, ce grand nœud, là il sera sûr de la revoir sa Normandie tropicale !
Je quitte mon noble char pour m'approcher de sa Volkswagen imprudemment décapotée. Lui colle ma carte sous le nez.
— Tu te tailles, sinon je te fais bouffer tes dents avant de t'embastiller pour provocation raciale, hé, lavement !
Calmé, il va chercher à remiser sa ferraille plus loin. Et moi je remonte au dix-huitième étage de la tour prends garde pendant que la fille Lowitz poursuit son gros dodo dans le brouhaha de l'avenue d'Italie.
Y a un camion de livraison dans la vaste cour. Il appartient à un grand magasin de Lisieux. Deux gonzoches en blouse bleue déchargent des sommiers et des matelas qu'ils coltinent ensuite dans la grange, aidés d'Alexandre-Benoît. Because notre passagère endormie, nous placardons ma tire sous une vétuste remise vermoulue où festonnent les plus vastes toiles d'araignée jamais homologuées, puis nous nous approchons du groupe.
— Tiens ! Les comiques troupiers de la République, s'écrie joyeusement le Mastar en nous apercevant. Vous pouvez pas vous passer d'ma pomme, décidément. Saint-Locdu, ça d'vient la sucre-sale du Quai des Orfèv' !
Il est ravi.
— Tu montes un pensionnat ? demandé-je, en désignant les éléments de literie, vachement surréalistes sur cette esplanade rurale.
— Tu brûles, mec. V'nez voir un peu l'à quel point mon institu s'organiste.
Nous pénétrons dans la grange immense, et là, franchement, ça valait le voyage. Cela tient un peu de l'hôpital de guerre et d'un rêve de Salvador Dali. Louisiana, la concubine du Gros, achève de décorer le local qu'il me faut bien, bon gré mal gré, te décrire, sinon je manquerais à ma noble profession, ce qui n'est pas envisageable de la part d'un littérateur que l'on presse de toutes parts de se présenter à la Cadémie française.
L'on a tendu une toile de tente au mitan de ce rude espace afin d'en faire oublier la charpente branlue, les planches disjointes, les reliquats de paille et de foin arachides séchés, les chauves-souris en grappes, les araignées suractivées et les mille autres insectes bizarres rampants ou volants, en train de constituer l'espèce régnante de demain.
Sous ce chapiteau, deux douzaines de sommiers munis de leur matelas, sont disposés en arc de cercle. Au centre de cet amphithéâtre est plantée une estrade d'environ vingt mètres carrés, surélevée de trois marches. Un lit sans montants trône sur le praticable. Trois projecteurs sur pied donnent à la chose une connotation cinématographique et font songer à un studio de cinéma, voire de téloche.
Au moment de notre arrivée, Louisiana, la belle et ardente, est occupée à scotcher des posters gigantesques sur les parois de toile. Tous sont consacrés au même sujet, à savoir le sexe d'Alexandre-Benoît Bérurier. L'engin est pris dans sa gloire, c'est-à-dire dans sa turgescence la plus aboutie. Étant énorme et cylindrique, il ne propose pas de profil. Nonobstant, les multiples angles de prise de vue sont parvenus à lui en délimiter un, grâce au repaire que constituent les testicules. Ainsi a-t-on ce chef-d'œuvre de la nature sur toutes ses coutures et en couleurs naturelles, avec ses plis, ses veines, ses ourlets, ses épanouissements lisses, ses poils touffus ou folâtres selon leur point d'ancrage, ses rudes comédons, cyclopes au regard singulier (évidemment), son oblique cratère sournois mais redoutable et, quand il est pris par-dessous, son armature annelée qui saurait, le cas échéant, le transformer en gourdin.
De toute beauté ! La chose bouleverse ! On se sent infime, comparé à cette somptueuse extravagance de l'espèce. Même l'homme qui s'estime comblé (comme c'est mon cas, merci Seigneur d'infinie bonté !), croit soudain appartenir à la légion des petites bitounes fiévreuses, des mollusques en déclin, des bas-reliefs promis à la poubelle.
C'est su-per-be ! Fou de beauté brutale. Implacable, aussi ! C'est péremptoire ! Cela s'impose. Un texte s'inscrit au bas de l'image sans, heureusement, la contrarier. Tu lis : « Professeur Bérurier. Son vit, son nœudvre. » Grandiose raccourci qui accorde à la chose sa réelle dimension. Ce n'est plus une photo de bite, mais un auguste portrait. Cela rejoint celui de Sa Majesté Élizabeth II sur une boîte de biscuits, ou celui de M. Le Pen sur une affiche électorale. Ça impose silence, intime le respect. Ne suscite même pas l'envie car l'on ne convoite que ce qui est proche de soi. L'inaccessible, lui, se vénère, un point c'est tout !
— On nous a livré tout l'équipement dont j'avais commandé, commente Béru. Maint'nant, on va pouvoir marner sérieusement. T' sais qu' les inscritions à mes cours désemplissent pas ? Encore huit, rien qu' la journée d'aujourd'hui. On vole au succès, Sana. J'prévoye dia main-d'œuv' en renforcement. J'ai déjà téléphoné à la Grande Louisette si elle voudrait travailler pour moi avec P'tit Saint-Jean, son partenaire, dont ils s'expliquaient y a pas si naguère clans le boxif d' la mère Léone. J' les verrerais bien dans la démonstration des figures bizarres. De vrais acrobates, ces deux ! Lui, c't' un gazier si tell'ment souple qu'il aurait pu s' faire une pipe à lui-même personnellement ! Y parvient à enfourner Louisette cul contre cul, t'imagines ?
« Faudrait qu' j't' fisse un dessin pour comprend'. On croive pas, des esploits d' ce genre, qu'y soivent possib'. Deux trois collaborateurs d' ce calib' et j' casse tout dans la contrée. Y vont v'nir d'Évreux, d'Rouen, d'Alençon. On frétillera des bus pour rabatt' la populace. Louisette a réservé sa réponse biscotte elle souff' d'une salpingite qu' lu aurait filée un Chinois qui y aurait infesté les trompes de Sallop[4] selon qu'elle m'a espliqué. Mais sitôt guérie, elle est partante et s'fait fort de décider P'tit Saint-Jean.
« Y a une aut' personne encore dont à laquelle j' pense, mais c't' encore trop tôt pour en causer. J'ai mis mes éconocroques en cale sèche, av'c ces transfos, grand. J'veuille bien qu'y faut s'mer pour récolter, s'lement j'peux pas m'endetter d' trop. J'ai essayé d'en causer à ma banque, c'matin, mais y veulent pas s'mouiller, ses veaux, sous prétesque s'lon eux, qu' ça frise la prostitution, mon institu ! D' nos jours, pas étonnant si les affaires péclotent. Les financiers entravent rien à rien. »
— Et Pinuche ? suggére-je. Il ne peut pas t'aider ?
Le mammouth reste sans voix.
— T' sais qu' j'y avais pas pensé ! J'arrive pas à m' faire à l'idée qu'il est riche comme Mathusalem, César. Tu parles qu'il s'ra partant ! J'l'nommerai administrateur et y frim'ra comme une boissée d'morbacs ! Bon, attends qu' j'file un pourliche à mes lits vreurs[5]. T'auras pas deux francs sur toi, j'ai pas un laranqué de momifie.
Je lui en remets cinq. Il fait la moue.
— Si j'commenc'rais à leur donner d' mauvaises habitudes, j' sus pas sorti d' l'auberge, dans ces campagnes où tout s'sait ! Louisiana, ma grande, lâche mes portraits d'art et va nous préparer une morfile, on laisse quimper mon régime pour une fois. Je verrerais une belle om'lette au lard et aux œufs pour décarrer, n'ensute l'gigot dont j'ai ram'né des courses, avec quéqu' boîtes d' cassoulet qu'on a dans la réserve, manière d'lu bricoler une couche nuptiale, ma chérie salope ! Les from'tons, j'm'en chargererai, quant au dessert, y reste deux tartes et des œufs à la neige d'à midi.
Lorsqu'il a congédié ses « lits vreurs », je pose ma paluche sur ses épaules d'hercule bulgare catégorie poids lourds.
— Un service à te demander, Alexandre-Benoît.
— Tu dis et t'as ! réplique-t-il sobrement.
— Je suis en train de jouer mon va-tout dans l'affaire dont je t'ai parlé. La course de vitesse est lancée pour essayer de biter les petits copains et l'abominable Achille. Tous les moyens me sont bons. Ainsi, viens-je de neutraliser une fille qui trempe dans ce sirop de merde jusqu'aux paupières. J'ai besoin de l'entreprendre à la sérieuse, Gros, en lui faisant croire que je ne suis pas un perdreau, mais un grand méchant flingueur. Seulement, pour ça, il me faut un endroit peinard.
— Ben, tu l'as trouvé ! ricane le professeur d'éducation sexuelle en ponctuant d'un rire qui enchante les échos champêtres environnants.
Un qui renâcle, renaude et invoque tous les saints du Paradis, qui frotte ses grigris au fond de sa poche et cabalise en loucedé, c'est Jérémie. Ma nouvelle démarche le terrorise.
— Il est complètement fou, ce mec ! bougonne l'assombri. II se croit devenu grand inquisiteur introduit par Innocent III en 1199 auprès des tribunaux ecclésiastiques ![6] Ce scandale en perspective ! Les flics arrêtés ! Le procès. Le déshonneur ! L'opprobre du pauvre Noir redevenu sale bougnoule ! La déchéance ! Être venu en France pour se faire jeter dans un cul-de-basse-fosse ! O ma vénérée mère, que ne suis-je resté au village à arracher le manioc qui fournit à ces sales cons de Blancs le tapioca dont ils gavent leurs bébés de merde ! Que n'escaladé-je encore les cocotiers superbes au lieu de gravir les minables et vermoulus échelons d'une carrière administrative merdeuse et incertaine. Je voulais combattre le crime, et j'en deviens le complice ! Je voulais servir Dieu, et je suis devenu le valet de Satan !
Ainsi parlait Blanc Jérémie en cette fin de jour agonisant qui mettait des teintes violines au ciel normand.
— Eh' va être enchoyée comm' un' p'tit' reine, affirme Béru. C'tait notre cellier. Le cid' y restait toujours frais. Y a pas d' fenêt', juste une meurtrière d'aérance dont elle donne su' I'jardin en fncheti. É peut gueuler, personn' l'entendrera. J'vas y donner une carouble, pas qu'elle prende froid. Y a toujours la couvrante à Gamin, flot' bourrin d'jadis qui balançait les plus gros pets qui m'fussent donné d'écouter. Pour ses b'soins, j'y descendrerai l' seau d'émail à mémé. Sa chambre s'trouvait à côté d' la mienne et j' l'entendais licebroquer, la noye, mémé. É pissait dru, la vieille ! T'aurais dit comme quand tu laves ta bagnole au jet. L'matin, é balançait l' cont'nu d' son seau par la fenêt', sur les soleils qu'épanouissaient en bas, cont' le mur. Ça leur f'sait une santé !
Je contemple Miss Lowitz, toujours inanimée, sur des sacs à pommes de terre qui l'isolent de la terre battue. Mon soporifique est à long terme. Ce con de Mathias prétendait qu'il assurait deux plombes de dorme aux patients, mais il avait dû l'expérimenter sur des tigres du Bengale car ça en fait plus de trois qu'elle roupille !
On bouffe.
Comme Jérémie est toujours en déprime, je le réconforte :
— Cette gonzesse, Noirpiot, est mouillée jusqu'à la moelle dans notre affaire. En fouillant chez elle, j'ai trouvé le numéro de téléphone correspondant au poste installé chez le défunt cantonnier. C'est bien elle l'Edmée qui prévenait que « l'homme de Bruxelles » ne viendrait pas. Et pourquoi crois-tu que D.C.D. ou son exécuteur se soit fait la silhouette de cette gonzesse pour aller refroidir le père Torcheton, hmm ? Un vrai panier de brigands tout cela.
Heureux de participer à l'affaire, même en qualité de garde-chiourne, Bérurier pose mille et une questions. Je lui relate le coup de grelot reçu à Glanrose, notre équipée à Beauvais, l'enlèvement de l'hôtesse.
— Tu veux qu'je vais t'dire, Antoine ? Tout ce bigntz tient dans une boîte à chaussures.
— Développe ?
— C'est en tas, en vrac, emmêlé. Mais y a juste à faire l'ménage. Quand t'auras tout bien trillé, t'y verreras clair, mon gars.
— Un zig a refroidi quatre personnes à Paris, un autre en a buté une à Beauvais. Un troisième appelle d'Afrique du Nord pour parler à un mort qu'il croit vivant, et tu prétends que tout est dans le même carton, toi ?
— Je prémonite, mec. Toi, tu sentais dans ha crèche à Bonblanc qu' le turlu allait sonner ; moi, je sens que tout ce circus se tient par la barbichette. T'as rud'ment bien fait d'm'am'ner la grande hôtesse, je t' vas la faire causer nickel, bouge pas.
— Pas de sévices ! égosille M. Blanc.
— Le sévice est compris dans le prix de la pension, rigole l'Hénorme. Vous tombez bien qu'on n'a pas cours ce soir, biscotte les installations, j'ai tout mon temps pour compter des fleurettes av'c c'te pouffiasse.
Il cligne de l'œil et tu dirais un éléphant pour de la pub sur le thé ou des laxatifs.
— J'ai ma techenique, annonce Bérurier.
— On peut savoir, Gros ?
— Surprise ! Savoure ton omelette, Sana, elle est baveuse au poil et Louisiana, faire griller des lardons, elle est orfèvreuse en la matière comme tous les Canadiens.
— On va mett' des loups, décrète le préposé à la question. Ça impressionne toujours. Quéqu'un qu' t'houspilles. s'il voye pas ta physionomie, y peut pas s' faire une idée d' tes sentiments réels, et alors il chocotte.
— Tu en as ? m'étonné-je.
— Je m'en ai fait livrer une pleine caisse. C'est prévu pour mes cours, quand t'est-ce on arrivera au chapit' d' la partouze. Je veux leur espliquer, à mes élèves, qu'au début, t'as des gens qui s' gênent. Y veulent bien montrer leur sexe mais pas leur gueule en même temps. Et puis on va passer les anciennes blouses de grand-père, quand est-ce il allait maquignonner les jours de foire. Et mettre ses bitos noirs. Faut qu'on aye des aspectes qui la fasse glaglater, ta souris.
Docile, je suis les directives du grand maître. Et je reconnais qu'une fois harnachés, nous avons une allure pas croyable. Le côté Cadoudal. Société secrète paysanne. On chouane à tout va.
Quand nous sommes parés, Alexandre-Benoît va explorer un tiroir et y prend un objet si menu que je ne puis l'identifier.
Nous gagnons alors le cellier où Edmée Lowitz a enfin retrouvé sa lucidité.
Elle a un haut-le-corps en voyant débouler ces deux maquignons masqués, et s'agenouille sur son amoncellement de sacs vides.
— Où suis-je et que me voulez-vous ? demande-t-elle.
— Non, non, ma poule, y a maldonne, fait le Gros. C'est nous qu'on pose les questions.
Il va s'emparer d'une caisse vide qu'il amène près de la prisonnière et place à la renverse afin de s'en servir de siège.
— Donne ta main, môme !
Comme elle n'obtempère pas, il lui saisit le poignet gauche et le bloque entre ses genoux en étau. N'ensuite il prend dans sa poche l'objet dont il s'est muni et qui se trouve être un tube gros comme le petit doigt (le mien, pas le sien !). II le dévisse, puis sélectionne le médius et l'annulaire gauches de la fille. Il approche alors l'orifice du tube des deux doigts, presse légèrement et une minuscule fiente cristalline se dépose à l'intérieur de l'annulaire. Le Mastar agit très lentement, avec la précision souveraine d'un chirurgien procédant à une greffe d'organe. Il dépose le tube sur le sol après l'avoir recapuchonné, rassemble dans sa main les deux doigts de la môme Edmée, les tenant serrés l'un contre l'autre, et se met à compter posément :
— Un… Deux… Trois… Quatre…
Ainsi de suite jusqu'à soixante.
— Voilà qui fait une minute, annonce-t-il au bout du compte.
Il rouvre sa puissante dextre et abandonne la mignonne sinistre d'Edmée Lowitz, comme on rend sa liberté à l'oisillon un instant capturé.
Le mammouth éclate d'un bon rire de cultivateur en goguette.
— Tu vas te marrer, ma poule ! Essaie d'écarter tes deux doigts à présent !
Elle s'empresse, mais n'y parvient pas, malgré ses efforts.
— J'ai jamais vu une colle pareille, me dit le professeur Bérurier. C'est pire qu' d'la soudure ! Cette pétasse serait née av'c les deux doigts réunis ça r'viendrerait au même ! Pour les séparer, j' voye qu'une lame de rasoir, et encore faut pas avoir crainte d'y laisser des bouts de bidoche !
— Misérable ! crie l'Edmée. Pourquoi me faites-vous ça ?
Misérable, c'est un mot obsolète, on peut considérer, pour employer le jargon dénoncé par le cher Jean Dutourd. Tu ne le trouves plus guère dans un texte de nos jours, et encore moins dans le parler courant.
— S'agit d'une simp' démontrance, ma jolie, explique le tortionnaire. J'voulais qu' tu pusses juger l'efficacité du produit. A présent qu' j' t'ai convaincue, tout va êt' fastoche. Môssieur ici présent va t'poser des questions. Si t'y réponds juste, on d'vient des amis d'enfance, tous. Si tu mouftes pas ou si tu nous berlures, je te pose cette colle en guise de rouge à lèvres et c' sera à la lampe à souder qu'on t' rouvrirera l'clapoir. Me fais-je-t-il bien comprendre ?
Un beau silence franc et massif. Elle continue de s'escrimer pour séparer ses deux malheureux doigts, mais en vain ! Béni reprend le tube.
— Qu'est-ce tu décides, la grande ? Tu nous mets au parfum ou je te mets à la colle ?
Des larmes qu'elle ne parvient pas à retenir lui perlent aux cils inférieurs.
— Mais je n'ai rien à vous dire, balbutie-t-elle.
— Alors, puisque ta bouche ne sert à rien, on va te la fermer !
Il passe derrière Edmée, lui met une légère manchette anesthésiante au cou et enserre sa tête avec ses genoux de colosse comme il l'a fait de sa main.
— Tu vois, j'vas m'y prend' commak, la mère. En t' pinçant l' pique-bise pour t' faire ouvrir la trappe. Je te file la bonne dose bien partout, puis je te soulève par l' menton et, au bout d'une minute, faut qu'on te chirurgique pour qu' tu repuisses bâiller.
Nouveau silence d'une rare qualité.
Béni chuchote à l'oreille de sa prisonnière :
— Et note bien, ma gosse, que la bouche soudée, ça n'empéche pas d'écrire. Tu n' s'rais pas quitte pour autant. J'ai d'aut' projets pour toi, mais alors là, on sait plus où ça s'arrêt'ra. On dérape dans la chinoiserie mâtinée gestape, comprends-tu ? Ensuite, j'aurai sûr'ment l' cafard, mais toi tu port'ras des prothèses un peu partout. Et y vaut mieux s'déplacer av'c des remords qu'avec des béquilles !
Il hésite puis, théâtral, relève sa blouse bleue, déboutonne son grimpant et sort son outil à ramoner les dargeots.
— Comme t'es pas mal bousculée, si tu s'rais copérante, t'aurais droit au super-guiseau de môssieur, ma mignonnette. C'est pas du braque d'archiduc, ça ? Et encore, tu l' contemp' alors qu'il est comme qui dirait en pantoufles, l'apôtre. Mais tu le verrais caracoler du gland, du coup tu chantes le grand air de l'Acné ! Ah ! j'voye à ton regard qu'il t'intéresse mon Pollux, pas vrai ? Tu chatoyes de la moniche, ma bute ! Tu permets qu' j' contrôlasse ?
Il coule sa main sous la jupe de Miss Lowitz.
— Moi, l'uniforme Air France, ça m'a toujours excité. Fais voir ! Qu'est-ce j' disais ! Elle a l'escarguinche qui s'laisse aller, la mère ! Et pas qu'un peu, mon n'veu ! Oh ! dis donc, t'es pas feignasse des glandes, toi ! Inutile d' t' jouer l'Beau Danube bleu pour qu' t'humectes du sensoriel ! Lève-toi un peu, minette ! Là, maint'nant assoye-toi su' mon gros zygomatique joufflu. Tas vu qu'il est sous pression, l'artiss' ? Opérationnel jusqu'aux roustons ! Pose-toi, j'te dis ! Qu'est-ce tu risques pusqu' c'est toi qui contrôles la dévalade ? Tu m'enfournes à ta botte, si j' pourrais dire. Mollo, la glissade sur la rampe. Qu'est-ce tu dis ? T'as gardé ta culotte ? Ça te cigogne le frifri ? Attends, j' sors mon Opinel. Et bouge pas d' trop si tu veux pas qu' j' t'égratigne la chattoune !
« Voilà ! Cric-crac, merci Kodak ! On peut batifoler tout notre chien de soûl ! C'est bonnard, non ? Tu joues su' l' velours. Maint'nant qu' la tronche est passée, l' reste c't' une prom'nade d' santé. Continue d'm' gainer la rapière, chérie ! C'te science ! Merde, on comprend qu' t'aimes mieux ça qu' d'faire du point d' croix ! Dans ta situasse, y aller à la langoureuse, pareillement, faut pas craindre !
« Sana, tu pourrais p't'être poser tes questions à cette friponne du temps qu'on lime, les deux, ça s'rait un gain d' temps. J'ai idée que la pointe, ça la conditionne mieux que les m'naces. Y a des gens qui sont un sifflett. Le tisonnier rougi dans le fion, ça la laisse froide, mais un beau chibre qui y effervesce ça lu disjoncte la volonté. Surtout que là, mate comme elle langoure bien. J' l'aide en lu r'montant le baigneur à deux mains, pas qu'é peinasse dans les côtes ! C'est gode for you, hein, ma bioutifoule ? »
— Mademoiselle Lowitz, risqué-je, je suis au courant du téléphone clandestin dans la cahute du cantonnier. Je sais beaucoup de choses sur vous (là je bluffe, mais hein ?). Beaucoup, mais pas tout, or je dois tout connaître. Êtes-vous d'accord pour répondre à mes questions ?
Mais la gosse, elle, a d'autres chats à fouetter : le sien !
— Après, aprèèèèès ! gémit-elle en accélérant sa gigue.
Nous estimons que Bérurier par « qui sont un sifflet » a voulu dire « qui sont ainsi faits ». Qu'on lui pardonne le lapsus, compte tenu des circonstances.
On ne célébrera jamais assez la volonté d'acier du Mastar. Il se défait de la fille en la soulevant péremptoirement de son pouf en forme de paf.
— Non, môme, c'est du tout de suite ! Pas de confidences, pas de bite ! Comme mon braque te chavire de trop, j' vais juste t'entr't'nir en le frottant entre tes jambons ; comme ceci, tu piges ? Là, ça t'fait frissonner d' la moulasse sans t'ôter la parole ; kif si j' te gardererais la chatte au chaud aux infras rouges, pour ainsi dire. Vas-y, grand, pose tes colles à Mad'mselle Miss ; si elle est à la hauteur, j' lu mets une bitée qui l'empêcherera d' marcher dans une jupe étroite pendant n'au moins quinz' jours !
Situation saugrenue, certes. Qui n'en conviendrait ? J'en discutais récemment avec Mme la comtesse de Paris qui abondait dans mon sens (lequel est similaire à celui des aiguilles d'une montre). Mais je pratique un très étrange métier où tous les moyens sont bons lorsqu'on veut parvenir à ses fins, n'oublie jamais cette vérité première, gamin. Si tu obstines farouchement, tu obtiendras tout de la vie : les femmes, les situations et aussi les honneurs si, par malheur pour toi, ils te tentent ! Or, donc, tandis que la belle Edmée flotte entre les deux eaux du plaisir, comme l'a écrit joliment le duc d'Edimbourg dans son ouvrage intitulé « Mon sexe et tout ce qui s'en suit », je coule ma dextre toujours chaude dans son décolleté, pour régler la fréquence de ses seins sur celle de sa chatte. Et je lui chuchote, comme dans la pénombre d'un confessionnal :
— Quels étaient vos rapports avec Jean Bonblanc, ma chère enfant ?
— Wraou ! wraou ! répond-elle d'une voix rauque.
— Je veux bien, dis-je, mais traduit de l'orgasme, qu'est-ce que cela signifie ?
Tu sais quoi ? Oh ! non, j'ose pas. Tu vas trouver ça trop fort avec ta culture judéo-chrétienne. T'es trop baigné dans la convention bourgeoise. Mais bon, faut vivre avec son étang, comme disait une carpe moins muette que les autres ! La gosseline me chope la membrane flexible à travers mon Cerruti de lin.
J'ai jamais mené un interrogatoire de ce niveau ! On commence par des sévices et on embraye sur la partouzette ! Où ça va, ça ? que répétait mon vieux Francisque ! Il trouvait que « ça allait trop vite, trop fort, trop loin ». Il aurait aimé calmer un peu le jeu, comme tu ralentis un vélo sans freins en frottant le pied sur la roue avant. Mais que tchi ! La manière qu'on est lancés, on s'arrêtera plus avant le fond des abîmes. On va tous s'y aller planter, pêle-mêle, dans les douleurs, les confusions, les contusions. La couche d'ozone, mon cul, le Sida, tout ça, c'est joué, râpé. Le printemps ne reviendra plus. On agonise à prix fixe : carte merveille, American Express (tututt).
— J'ai demandé quels étaient vos rapports avec Jean Bonblanc. Vous faites des affaires ensemble ?
— Vouiiiiii.
— Quel genre ?
— Laisse-moi prendre ta grosse bitoune, petit cochon !
Une désaxée sexuelle. M'est avis qu'ils doivent pas s'emmerder, les équipages de ses vols. Je subodore de la pipe à haute altitude. De l'enfilage de guingois pendant le pilotage automatique.
Je me dis qu'en lui donnant satisfaction, je ferai mieux jouer la réciprocité. Fectivement, lorsqu'elle tient l'objet en main, qu'elle l'amène à maturité, le frotte contre sa joue, lui donne des baisers, elle est en limonade complète, cette salace.
— Vous avez monté un trafic, non ?
— Hmmm !
— Drogue ?
— Non ! Ah ! Oh ! Je ne tiens plus ! glapit Edmée.
— Minute, ma gosse ! Chose promise, chose duse ! se fâche Béni. Tu l'auras, ta belle aubergine, mais après la converse. Et même, si c' que je voye est pas du toc, tu risques d'en bénéficier d' deux pour l' prix d'une ! Cause, et plus d' simagrées, sinon c'est pas s'l'ment la bouche qu' je te seccotine, mais la chatte !
Et là, sévère, il cesse de frottailler la môme.
Comprenant qu'elle va droit à la crise d'hystérie si on la laisse quimper à ce point de surchauffe, Edmée Lowitz cause, parle, se confesse, se met à table, s'affale, dit tout ! Du moins, je l'espère.
— Tu rentres prendre un verre ? proposé-je à Jérémie comme nous parvenons devant mon pavillon de Saint-Cloud.
Au lieu de répondre, il murmure :
— Que se passe-t-il chez toi, Antoine ?
Et il désigne deux voitures noires stationnées le long de notre grille. Des messieurs jeunes et bien baraqués devisent en fumant, adossés aux véhicules.
— Ne dirait-on pas des confrères ? chuchote M. Blanc.
— Ça m'en a tout l'air.
Je sors de ma Maserati et fonce à ma lourde. Deux gusmen s'interposent.
— Hep ! Où allez-vous ?
— Je n'ai plus le droit de rentrer chez moi, les gars ?
Alors seulement on me reconnaît.
— Oh ! commissaire, faites excuse, la rue est mal éclairée.
— Vous surveillez ma crèche ? m'étonné-je.
— Très provisoirement, commissaire.
— Je peux savoir pourquoi ?
— Vous le verrez à l'intérieur, me répond l'un d'eux avec un petit sourire flou.
Sans insister, je bombe à travers l'allée jusqu'à notre perron. Tiens, un pissenlit téméraire pousse entre deux marches. La nature, où elle va se nicher, je te jure ! Tout lui est bon. A des détails comme celui-ci, tu piges qu'elle en a rien à branler, des hommes, et que, quand ils auront terminé leur tour de piste, elle reprendra possession de la planète et remettra tout à plat : New York, les centrales nucléaires, les stades olympiques, les temples et les bistrots du Commerce.
J'escalade. Il y a de la musique at home. Je pousse la lourde. C'est du Tino Rossi. Le plus beau de tous les tangos du monde.
La voix du cher Corsico me veloure les trompes. Près de la grève, souvenez-vous, des voix de rêve chantaient pour nous.
C'est le phono à manivelle de Félicie. Son phono de jeune fille qu'elle ne sort plus que dans les big occases. Il graillonne un chouïa en moulinant. Le plateau étant voilé, le disque boite bas.
Ça joue dans la cuisine. Si m'man utilise son moulin à guimauve c'est que tout baigne, pas de panique.
J'entre et qui vois-je ? Des années que ça ne s'était pas produit !
Je commençais à me demander si, nous deux, lui et moi, ça n'avait pas été un rêve, une illuse d'un jour… On doute des grands moments au fur et à mesure qu'ils s'enfoncent dans le temps.
Il est là, le cher grand homme, dans un costume clair qu'il raffole. Souriant de la pointe des dents, un peu pensif comme toujours : un pied dans la réalité, l'autre dans ses méditations. Le regard empreint, quoi ! Avec ce profil que je devine déjà sur la monnaie future. Le président. Oui, tu as bien lu : le président ! Bien sûr : de la République, qu'est-ce que tu crois ?
Il est assis devant notre table. Il mange une belle tranche de tarte aux pommes (pâte extra-mince) confectionnée par maman. En buvant une limonade-grenadine, parce que lui, l'alcool, merci bien. Déjà qu'il est obligé de faire semblant avec tous ces repas officiels, le pauvre, à tremper ses lèvres minces dans du pauillac, puis du sauternes. M'man lui a sorti son phono des grands jours. Le passé qui chante. Tino ! « Le plus beau de tous les tacots du monde… c'est celui que j'ai dansé dans vos bras. »
Je reste interdit. Jérémie en a les lotos qui lui partent de la tronche et qui se mettent à pendre sur sa poitrine comme des yo-yos qu'on cesse d'activer.
— Tu as vu qui nous avons ? me demande Féloche, radieuse.
Je m'avance, le buste à ressort.
— Mes respects, monsieur le président… Rien de fâcheux, j'espère ?
Il essuie sa bouche en la tamponnant avec une petite serviette à dessert empesée, bordée dentelle.
— Non, non, mon cher commissaire. II se trouve que j'ai eu une soirée à Versailles avec des chefs d'Etat étrangers qui m'ont épuisé. En rentrant, j'ai songé que vous habitiez sur le chemin du retour, pratiquement. J'ai eu envie de faire halte quelques minutes dans un havre de paix. J'avais conservé un excellent souvenir de votre mère et de cette cuisine…
« Les lieux de détente sont rares pour un homme assumant ma charge, et les instants de répit introuvables. Il faut les grappiller, les voler sur des horaires implacables. Comme il y avait du feu aux fenêtres du rez-de-chaussée, je me suis permis de sonner. Cette tarte est divine ! Et ce phonographe ! Toute ma jeunesse. Cher Tino ! Lors de mon arrivée à l'Élysée, d'aucuns prétendaient que je lui ressemblais ; depuis j'ai maigri et il est mort, deux raisons qui nous éloignent l'un de l'autre. »
Il déguste une gorgée de sirop et je lui présente Jérémie Blanc dont il presse la main avec chaleur.
— Vous- êtes sur une enquête, San-Antonio ?
Moi, tu me connais ? L'élan du cœur ; besoin de lui faire un cadeau. Alors quoi de mieux que la franchise ? Qu'est-ce qu'un homme peut proposer de plus précieux qu'un secret à un autre homme ?
— Une étrange affaire, monsieur le président, sur laquelle j'enquête presque clandestinement.
— Pour quelle raison ?
— Si vous disposez d'un petit quart d'heure, je vous narre l'histoire.
— J'ai toute la nuit, mon cher ami.
On s'installe autour de la table, face à notre Auguste. Il a son léger sourire qui flanque la courante à ses terlocuteurs.
— Je vous écoute.
Bon, j'y vais. Depuis le début. Tout bien. Rien omettre est primordial dans un cas de ce calibre. J'attaque par la lettre dans le coffre. Puis c'est la crise cardiaque de Bonblanc chez « ces exquises femmes ». Elles me mandent pour que je leur conjure cette énorme tracasserie. Là, le président place une innocente pointe :
— Car vous les fréquentiez ?
M'man croit opportun de sortir pour ne pas porter le comble à mon embarras. L'une d'elles a eu des faiblesses pour moi avant qu'elle ne songe à les monnayer, monsieur le président.
Je poursuis par la visite chez Bonblanc, la rencontre avec sa sœur, femme irascible qui me laisse deviner une haine fervente entre elle et son frangin. Elle m'énumère les personnes qui ont peut-être des raisons de « perturber » l'existence de Jean Bonblanc. Je les cite. J'arrive à être interrogateur à distance. On remonte jusqu'au téléphone dans la masure avec les messages qui s'y trouvent.
Le disque vient de s'arrêter. Le bras de métal s'est remis sur la position d'attente en produisant des craquements mécaniques. Le président m'écoute avec plus d'intérêt qu'il n'en accordait au grand Chirac pendant les Conseils des ministres de la période de frein rongé. Notre retour chez Bonblanc. Et alors là, le coup de théâtre : quatre personnes assassinées au salon !
— Oui, j'ai lu la chose dans les gazettes, confie le président ; les médias en font leurs choux gras. La soi-disant « Révolution chinoise » a capoté misérablement et un tel fait divers survient à point nommé. Continuez !
Alors là, un brin salopiot et revanchard, l'Antonio. Je mentionne notre visite nocturne au vieux. Sa trahison qui m'oblige à travailler dans la marge, sous le manteau. Après, c'est nous deux, Jérémie et moi, dans la villa de Glanrose, en attente du coup de fil improbable, mais qui se produit pourtant, m'annonçant la mort d'un vieux gêneur. Altercation avec mon confrère le commissaire Plâtroche que je hais de tout mon cœur.
Il s'agit de découvrir le mort annoncé. Visite à la petite usine presque artisanale où le père Aubier m'apprend l'existence d'Alexis Torcheton. On se rue à Beauvais. Effectivement, l'ex-beau-père de Bonblanc est mort, on l'a étranglé, puis pendu pour camoufler le meurtre en suicide. Les dames de l'entourage m'éclairent : une hôtesse de l'air ! Je subodore qu'elle est bidon. Et pourtant, grâce aux documents dénichés dans le logis du mort, je parviens chez Mlle Edmée Lowitz, hôtesse, bel et bien, à Air France, dont j'avais trouvé un message dans la masure. En outre, cette perquise beauvaisienne m'a révélé que Torcheton faisait chanter son ex-gendre depuis des années, laissant entendre qu'il le soupçonnait d'avoir provoqué l'incendie dans lequel a péri sa fille. J'achève ce plantureux récit par notre « enlèvement » de la fille Lowitz.
Le président cesse de sourire.
— Vos procédés me semblent peu conformes avec les Droits de l'Homme, citoyen commissaire ! objecte notre monarque républicain. Entendre un tel rapport quand on célèbre le bicentenaire de 1789 me plonge dans un grand embarras.
— Il ne faut pas, monsieur le président, vous ne m'avez pas vu et donc je ne vous ai rien dit.
Il se dérenfrogne quelque peu.
— Où est cette personne, présentement ?
— Chez un ami à moi qui habite la Normandie.
— Vous l'y retenez contre son gré ?
— Absolument pas, c'est une femme à la sensualité exacerbée qui vient de trouver enfin son équilibre. Elle va démissionner d'Air France pour prodiguer des cours d'éducation sexuelle dans un nouvel institut appelé à un grand avenir.
— Elle est donc innocente ?
— Non, mais comme mon enquête est pour ainsi dire occulte, je n'ai pas qualité pour réclamer un mandat d'arrêt contre elle.
— Elle a fait des révélations ?
— En effet, monsieur le président.
— De propos délibéré ? doute le premier des Français, qui commence à comprendre qu'avec moi on peut tout craindre.
— Au début de notre interrogatoire, nous usions d'arguments d'intimidation, avoué-je, mais une initiative mutine de mon hôte a infléchi le déroulement de notre entretien ; un climat de confiance s'est dès lors instauré et la demoiselle nous a spontanément confié tout ce que nous souhaitions connaître. Soyez sans crainte, monsieur le président, je ne me permettrais pas de vous mentir, d'ailleurs vous avez eu la preuve de ma franchise.
Il a retrouvé son sourire mystérieux de masque égyptien. Je le sens qui se relaxe. Il récupère avec nous des fatigues du pouvoir, des contingences, discours, converses, palabres, prises d'armes, poignées de main, requêtes, inaugurations, discours, toasts, a écueils sur le perron, raccompagnades sur le perron, discours, audiences, conseils, interviews, conférences, banquets, déclarations, chiraquenes, rocarderies, cocarderies, discours, voyages, réceptions, première-pierreries, visites, visites, visites, voyages, voyages, voyages, discours, discours, discours, la France, la France, la France, l'Europe, l'Europe, l'Europe, et le cortège interminable, la cohorte toujours renouvelée des cons, des cons, des cons plastronneurs, rutilants, dindonnesques, faramineux, sangsuels ! Et qu'il traverse tout ça dans son complet beige, le menton dressé, l'œil ardemment résigné, la lippe quant-à-soite. Sûr de lui (ou faisant admirablement semblant), blasé mais humain. Désenchanté mais courageux. Domptant notre pire ennemi, le temps ; s'en faisant le plus sûr des alliés et avançant de son pas court et tranquille, porté par sa foi en l'homme, soutenu par son Attali à l'intelligence fiévreuse. Avançant à la rencontre de son destin, le dépassant sans lui accorder un regard pour gagner cette immortalité vaporeuse dans laquelle s'engloutissent les géants.
— Alors, commissaire, que vous a appris l'étrange personne ?
— Eh bien, monsieur le président, que Jean Bonblanc, ce bon père tranquille, avec sa petite usinette d'emboutissage et ses parts dans une modeste multifiduciaire, Jean Bonblanc, maire respecté d'une commune des Yvelines, était à la tête d'un trafic surprenant.
— Lequel ? laisse tomber comme à regret notre formidable visiteur.
— Il se procurait des microprocesseurs non encore standardisés, inventés par deux savants suédois, les professeurs Kalbar et Kalbût, disparus il y a six ans de la faculté de Stockholm et qu'on croyait passés à l'Est. En fait, ces deux chercheurs ont été kidnappés et sont retenus prisonniers en Belgique, dans une propriété de la banlieue de Bruxelles. C'est là qu'ils poursuivent leurs importants travaux, sous la contrainte, naturellement. La fille Lowitz ignore le moyen de pression utilisé par les ravisseurs, toujours est-il que les deux éminents Suédois assurent la production de ces microprocesseurs absolument révolutionnaires.
— Qu'est-ce qui les rend révolutionnaires ? s'informe le président, dont l'esprit universel se passionne aussi bien pour les arts que pour les sciences.
— Leur taille, réponds-je.
— Miniaturisation ?
— Plus que cela, si je puis me permettre, monsieur le président. Kalbâr et Kalbut sont parvenus à donner à ces organes de traitement la dimension d'une tête d'épingle.
Le masque de notre chef suprême s'aggravit. Ses traits se crispent, son visage s'allonge et devient aigu comme un coupe-papier.
— Et votre ignoble Bonblanc monnayait cette stupéfiante découverte, San-Antonio ?
— A prix d'or !
— A qui vendait-il ces microprocesseurs ?
— Au Japon !
— Bien entendu ! Ces gens, capitalistes innés, volent ce qu'ils nous vendent après l'avoir usiné. Ce Bonblanc aurait pu négocier avec son pays ! Mais non, sa soif d'argent l'a porté immédiatement à traiter avec Tokyo. Jadis, les pilleurs de secrets industriels négociaient avec les U.S.A. Mais depuis que l'Amérique devient peu à peu une sous-préfecture, ils se tournent vers les nouveaux maîtres de forge régnants ! Pardonnez-moi de vous avoir interrompu : l'indignation, commissaire ! Qu'ont donc les gens pour s'attacher aussi fortement à l'argent ? Ensuite ?
— D'après les révélations d'Edmée Lowitz, Bonblanc « travaillait » (vous me passerez ce mot inopportun) avec son associé et sa secrétaire. Ces derniers s'occupaient, à travers la multifiduciaire, du rapatriement des sommes énormes versées par les acheteurs. Edmée, en sa qualité d'hôtesse, livrait la marchandise, grâce à un système de relais organisé sur la ligne Paris-Extrême-Orient. C'est elle également qui l'amenait de Bruxelles. Dernièrement, les ravisseurs belges ont prétendu que les deux savants refusaient de travailler, d'où son appel sur le répondeur, pour prévenir que le « type de Bruxelles » avait annulé son voyage.
— Sait-on ce que les Japonais font de ces microprocesseurs ?
— Des expériences, pense-t-elle. Ils les implanteraient dans des cerveaux humains de façon à prolonger une certaine forme de vie après la mort. Grâce à eux, le cerveau d'un cadavre continuerait d'émettre des ordres préalablement mis en mémoire. Les savants nippons se penchent donc sur le problème de l'immortalité !
— Chimère !
— Ah ! monsieur le président, combien de réalisations actuelles auraient paru plus chimériques encore à nos frères du dix-neuvième siècle si on les leur avait annoncées ! Jules Verne était un chimérique, voyez comme il est dépassé aujourd'hui.
— La fille Lowitz a une explication concernant le quadruple assassinat ?
— Aucune.
— Vous êtes certain qu'elle ne vous ment pas ?
— Qui peut être assuré qu'une femme dit vrai ou faux, monsieur le président ?
Il a un court éclat de rire, puis il vide son verre de grenadine.
— Venez avec moi, commissaire. Et vous également, inspecteur Blanc !
Nous le suivons sans poser de question.
La mine effarée de James, le vieux larbin anglais d'Achille. Pyjama de soie blanc, robe de chambre de velours bleu. Quand je dis effaré : il sourcille, c'est ça l'effarement d'un valet de chambre britiche.
Me reconnaissant, il reprend son visage plastifié.
— Aoh ! Commissairre.
— Salut, James, familiéré-je. Le Vieux est là, n'est-ce pas, puisque j'aperçois sa Roils sous le hangar.
Sursaut du valleton.
— Môssieur dort ! oppose-t-il formellement.
— Ce qui va vous permettre de le réveiller, déclaré-je.
— Il faudrait un événement capital pour que je me risque à le faire ! affirme James, farouche.
— Je suis cet événement, mon vieux. A cette heure, votre singe a dû finir de se faire mâchouiller par la belle blonde qu'il a l'impudence d'amener sous son toit en l'absence de son épouse, alors courez toquer à sa porte et avertissez-le de ma visite ! Ça urge !
Impressionné par mon assurance, il opine, puis me ferme la lourde au pif, m'abandonnant sèchement sur le perron. M'est avis que mes actions ne sont toujours pas en hausse à la Bourse de Dabe. J'attends en mâchant des rancœurs. Des lumières naissent au premier. Un temps qui me paraît interminable s'écoule, puis l'huis est déponné en force et Chilou surgit, nu sous un pardessus, chaussé de ses mocassins noirs. Dans sa rage, il n'a pas pris le temps de mettre son harnachement nocturne mais a sauté dans ce qui lui tombait de la penderie.
— Ah ! non ! hurle-t-il. Ah ! non ! Pas vous ! Pas à une heure du matin ! Mais vous avez un culot forcené, San-Antonio ! Votre outrecuidance n'a d'égale que votre…
Je place mon index favori perpendiculairement à ma bouche.
— Chuuuuut ! ponctue-je.
— COMMENT ! glapit-il en majuscules, et il le dirait en chiffres romains si c'était réalisable.
Au lieu de répondre, je lui fais signe de me suivre jusqu'à la grosse limousine noire stationnée en double file dans sa rue.
Dominé par ma péremptointé, il me suit. Comme il s'approche, la portière arrière s'entrouvre, mais personne ne quitte le véhicule. Achille s'arrête, indécis, me regarde.
— Approchez-vous, lui conseillé-je, vous ne regretterez pas le voyage.
Alors, bon, très bien, il accomplit les deux derniers pas et se penche. Tu verrais ce sursaut ! Comme si, en allant pisser, il sortait un serpent à sonnette de son futal au lieu de son pauvre brise-jet usé.
— Oh ! mon Dieu ! fait-il. Oh ! mon Dieu ! Ce n'est pas possible ! Je rêve !
Et, se tournant vers moi :
— Ce n'est pas… ce n'est pas LUI, n'est-ce pas ? Mais quelqu'un qui porte un masque ! On me fait une farce ? On m'abuse ! On se gausse !
— Approchez, monsieur le directeur, fait la voix présidentielle depuis l'intérieur de la guinde. La soirée s'éternise et je suis fatigué.
Oh ! tu verrais Chilou ! Tu sais quoi ? A genoux ! Parfaitement, comme à confesse. A genoux sur le paveton, les mains jointes, les yeux perdus dans un « Notre Père » récité in petto mais à fond la caisse. Superbe image qui manque certes de républicanisme sur les bords, mais qui exprime avec vigueur ce qu'est la hiérarchie, la vraie, la totale.
— Oh ! gémit le dirlo ! Monseigneur ! Monsieur le président ! Vous ici ! Devant chez moi, à cette heure ! Sire, que dois-je en penser ? C'est trop d'honneur, Votre Excellence. Je suis pénétré d'une extrême confusion, Altesse ! Vous être dérangé pour venir jusqu'ici ! Dans le seizième ! Depuis l'Élysée, vous rendez-vous compte, Votre Seigneurie ! Un tel déplacement, de nuit ! Pour moi ! Pardonnez ma tenue, réagit Chilou, en rajustant les pans de son lardeuss devant sa zézette, pendante bien qu'il se teignît les poils pubiens afin d'offrir un écrin plus pimpant à son triste joyau familial.
« Tout ce chemin, Majesté, et de nuit encore ! Voulez-vous me faire l'honneur d'entrer dans mon modeste hôtel particulier, Votre Grâce ? Je crois savoir que vous n'aimez pas le style Louis XV, mais vous fermerez les yeux ! J'ai plein de Watteau et de Fragonard dont je n'actionnerai pas les rampes lumineuses afin de ne pas vous désobliger.
« Pour vous, c'est le design qui prime, Votre Honneur. L'on dit que vous avez réaménagé votre auguste bureau ! Parce que vous êtes un président hardi, qui précède son époque, prépare la suivante, devance l'événement. Pardonnez mon élocution un peu chuintante qui vous fait peut-être songer à l'abominable Giscard, il se trouve que dans ma hâte de venir me jeter à vos pieds, j'ai omis de reprendre mon appareil dentaire. Cela dit, il ne comporte que deux incisives, et quatre canines ; la molaire tient bon ! Elle est inexpugnable. J'ai beau la cigogner du doigt, voyez, rien ne bouge ! Un blockhaus ! »
La voix du président, sort, feutrée de la bagnole :
— Calmez-vous, monsieur le directeur, et pardonnez-moi de ne pas entrer chez vous, mais comme je vous l'ai dit je commence à être fatigué. Je tenais seulement à connaître la situation à propos de cette enquête sur le quadruple assassinat de Neuilly.
— Le… Oh ! oui ! Eh bien, heu… comment vous dirais-je ? Les choses suivent leur cours, monsieur le président général. Beaucoup d'effectifs sont dessus.
— Les résultats ?
— C'est une affaire complexe, aux ramifications imprévues qui…
— Bref, vous n'avez rien de positif ?
— C'est… c'est tout à fait imminent, Très Saint-Père. D'un jour à l'autre ! Et peut-être avant ! Ça remue ! On brûle ! On touche à l'obus !
— Me serait-il permis de vous faire une suggestion, monsieur le directeur ?
— Une suggestion ? Mais dix, Vincent, Émue, plus encore, monseigneur le président !
— Il me semble que vous devriez confier la direction de cette enquête au commissaire San-Antonio, lequel m'a l'air bien parti pour aboutir à un dénouement.
— C'est ce que je me proposais de faire, Votre Éminence ! Je peux vous montrer mon agenda à la date de demain. J'ai écrit « Confier l'enquête à San-Antonio ! » Voulez-vous que j'aille le chercher pour vous le montrer, Votre Grandeur ? Je me rappelle même avoir commis une faute d'inattention : j'ai écrit « confié » avec un e accent aigu !
— Je vous crois sur parole, mon cher, dit le président.
Sa main pâle sort de l'ombre.
— Pardon de vous avoir arraché du lit. Bonne nuit !
Achille se jette sur la main destinée à des moulages futurs. Il la pétrit, la baise, l'essuie.
— Bonne et heureuse nuit, monsieur le président. Je forme des vœux pour que votre sommeil soit serein, profond, indélébile. Je prie pour que ce repos tant et tant mérité…
— Merci, merci, coupe le président. Bonsoir, San-Antonio. Dites à madame votre mère que sa tarte était succulente ; elle devrait communiquer sa recette au chef de l'Elysée. Au revoir, inspecteur Blanc. Bonne chasse !
L'auto s'en va, un pan du lardeuss à Achille s'est coincé dans la portière. Brutalement dévêtu, le dirlo se retrouve nu, seulement chaussé de ses mocassins.
Nous demeurons seuls. Jérémie, ma pomme, sur le trottoir ; James debout sur le perron ; le Vieux à poil et à genoux sur la chaussée, saugrenu et indicible.
Il volte dans ma direction. D'un ton d'hypnotisé, il dit :
— La tarte aux pommes de votre mère ! Dois-je comprendre que M. le souverain pontife a mangé chez vous, San-Antonio ?
— Il nous a effectivement fait cet honneur, monsieur le directeur.
— Mon Dieu ! Comme vous avez de la chance, et comme je suis fier d'avoir eu l'idée de vous donner les pleins pouvoirs dans cette enquête. Ça me démangeait ! Oh ! que ça me démangeait ! Si je l'avais initialement confiée à vos confrères Plâtroche et Delachiace, c'est parce qu'on murmure dans les rangs, à votre sujet. On le sait que vous êtes mon enfant gâté, mon tout petit, mon chouchou ! Alors, pour calmer les esprits… Mais ce sont des cons ! Aidez-moi à me relever, Antoine !
« Merci. Un peu d'arthrite, rien de fâcheux, toujours jeune et fringant ! Pourquoi m'apportez-vous ce peignoir de bain, James ? Ça ne va pas la tête ? Moi, en peignoir, dans la rue ! Comment dites-vous ? Le président a emporté mon pardessus ? Ah ! qu'il le garde ! Pourvu qu'il lui aime bien ! Mais en vigogne, ça m'étonnerait qu'il le mette. Il a des goûts si simples !
« Qu'est-ce que je voulais encore vous dire, Toinou, mon gros lapin ? Venez, on va discuter de tout ça en buvant du champagne. Vous aussi, cher inspecteur Blanc ! Si vous saviez ce que je vous aime, tous les deux ! »
Il nous saute au cou.
A cet instant précis, comme on dit puis dans les récits à suce-pince, un car de matuches déboule. Les perdreaux, en apercevant ce vieux mec à poil, en train de bisouiller deux magnifiques gars, stoppent comme des malades et se précipitent sur Chilou.
On le laisse emballer, parce que ça va être un grand moment dans l'histoire de l'humanité (et même de l'Humanité-Dimanche), ce directeur de la Rousse, nu comme un œil dans un poste de police !