L'affaire du siècle !
Elle est partie j'sais plus comment, en moins de jouge. Le lendemain, toute la presse, France, Navarre, étranger était sur le tas ! Ça assiégeait tout azimut : l'apparte des Bonblanc, œuf corse, et puis les draupers, les voisins. J'enrognais comme un pou. Il m'avait bité profond, le Dabe. Nous étions pourtant bien convenus, pendant que Jérémie sautait sa Marie-Laure, qu'on écrasait l'histoire jusqu'au lendemain midi trente, car je voulais jouer la carte D.C.D. à Glanrose. M'embusquer chez Jean Bonblanc après avoir fait placer sa ligne sur écoute, pour si des fois le meurtrier allait réellement appeler. Le Dabe confirmait : « Oui, oui, pourquoi pas ? » Seulement, après notre départ, il a révisé ce point de vue. Tu parles, une affaire de cette ampleur, il pouvait pas dormir. Il aime trop s'étaler, faire la roue, le vieux paon. Se gargariser, rouler à mort. L'occase était trop somptueuse, il ne devait pas la laisser refroidir.
C'est pourquoi il s'est mis à rameuter Paris, toute la poulaille, les médias. Aux premiers journaux télévisés, on le voit en smok, sur le front de ses troupes devant l'immeuble « fatal », péremptoire, sûr de lui et dominateur. Il a confié l'enquête à des collègues à moi, des hideux que je ne peux pas voir en photo ! Selon ses dires, une information lui était tombée, en pleine nuit, provenant de son service de renseignements privé. Du cher San-Antonio, foin ! Occulté, l'illustre ! Rayé des cadres de sa mémoire. J'ai décroché mon biniou pour lui demander ce que cela signifiait et pourquoi il m'avait positivement démis de cette enquête en la confiant à d'autres. En quoi avais-je démérité ? M'écartait-il parce qu'il avait honte de n'avoir pas souscrit à sa promesse ?
Le standardiste m'a répondu que « M. le directeur ne pouvait pas me prendre, étant trop occupé ». C'est dans des circonstances identiques que tu envoies ta démission. J'ai repensé très fort à Béru, dans la ferme de ses aïeux, donnant des cours d'éducation sexuelle aux ploucs du patelin. Il avait bien raison de filocher le parfait amour dans sa campagne normande ! Fallait surtout pas qu'il se laisse glisser dans les perfides nostalgies, mon pote. Et s'il avait besoin d'un prof, dans son institu, j'étais son homme.
On s'était filé le ranque, Jérémie et moi, pour la décarrade dans les Yvelines. Il devait passer me prendre at home. A l'heure dite, il était là, la gueule en berne car il avait écouté les infos.
— Le vieux con nous a feintés, hein ? m'a-t-il lancé depuis la grille de notre jardinet.
— Comme des bleus. Je n'aurais jamais dû courir le prévenir. II n'a pu résister au plaisir de faire son numéro de grand patron balançant une bombe dans l'actualité. Après notre départ, il a compris que s'il déclenchait sur l'instant le grand patacaisse, il allait avoir les honneurs de l'information, ceux dont il raffole. Il tuerait sa famille pour pouvoir paraître à la télé, au journal de 20 heures. En attendant, et par voie de conséquence, nous sommes débarqués. Il refuse même de me répondre au téléphone !
— La vieille saloperie ! jette M. Blanc entre ses formidables dents déchiqueteuses de gazelles.
— Tu as eu raison de lui baiser sa gonzesse.
Là, il perd pied.
— Ce n'est pas moi ! fait-il misérablement.
— Si ce n'est toi, c'est donc ta bite, et tu as dû la réussir dans les grandes largeurs car elle gueulait comme une putoise.
— Elle m'a violé sans explication, plaide le négro spirituel. C'était de la frime, son tiroir bloqué. A peine suis-je entré dans sa chambre qu'elle m'a saisi le manche.
— Tu ne demandais que ça, grand. Tu la brossais déjà des yeux, au salon ! Cela dit, je ne te reproche rien.
II sourit et murmure :
— Je ne voudrais pas te vexer, Antoine, mais les Blanches sont vraiment salopes ! Chez nous, l'amour implique tout un cérémonial.
— Ne t'inquiète pas : on vous corrompra pour ça comme pour le reste. A preuve, quand vos gonzesses s'installent en Occident, elles deviennent vite aussi putes que les nôtres. Les traditionalistes sont les derniers martyrs de ce temps.
On s'est assis sous notre tonnelle que je me suis décidé à repeindre, l'automne dernier. Elle est meublée de deux canapés de jardin, en demi-cercle, passablement rouillés, mais je n'avais pas de peinture blanche sous la main. On s'y tient assis comme deux vieux retraités au soleil, les mains croisées entre nos genoux écartés, le dos voûté, le regard en perte de confiance. A force que la vie te crache à la gueule, tu finis par ne plus t'essuyer.
— Alors, qu'est-ce qu'on va faire ? finit par soupirer Jérémie.
— Lire la suite dans les journaux.
Il regimbe :
— Mais, putain, c'est notre affaire, non ? Le cadavre de Bonblanc, sa fameuse lettre, le répondeur clandestin, les quatre personnes assassinées, c'est nous qui les avons découverts.
— C'est comme si Achille nous en avait dépouillés, il nous l'a arrachée des mains. Nous n'avons plus que les yeux pour pleurer, mon pauvre Noirpiot !
— Et si nous nous en occupions tout de même ?
— Tu ne connais pas les petits confrères ! Ceux qui sont mandatés pour mener l'enquête se torchent le cul avec ma photo tous les matins ; ils seraient trop heureux de pouvoir m'envoyer chez Plumeau !
Mais l'homme des savanes ne s'avoue pas facilement vaincu.
— Tu dis que le Vieux a refusé de te parler au téléphone ?
— Textuel.
— Par conséquent, il n'a pas eu l'occasion d'annuler ses instructions de la nuit.
— Qu'entends-tu par là ?
— Quand nous l'avons quitté, il était convenu que nous devions nous rendre à Glanrose pour y attendre l'appel annoncé par D.C.D. Puisque nous n'avons pas reçu de contrordre, allons-y, mon vieux ! Ce faisant, nous restons dans la légalité.
Ma main de grande tendresse va se poser doucement sur sa robuste épaule.
— Ta chevelure exubérante garde tes méninges à la bonne température, Jérémie, approuvé-je. Tu as raison : allons à Glanrose. Il est bien évident que D.C.D. n'appellera pas à la suite de tout ce branle-bas de combat, mais du moins aurons-nous l'occasion d'explorer la maison de feu M. le maire.
Une aimable localité d'Ile-de-France dont la ruralité se perd lentement pour laisser place à des retraités aisés et à des résidents secondaires. Ne subsistent que quelques fermes alentour. Le village se compose de pimpantes maisons aménagées avec goût (ce goût marqué des citadins pour la pierre apparente, la fenêtre à petits carreaux, les volets verts et les faux colombages). Une église apparemment désaffectée, si l'on en juge aux mauvaises herbes qui l'assaillent, se dresse sur un promontoire qui, lui, ne s'avance que dans une mer de blé. Une minuscule mairie, pimpante avec sa façade ocre et ses lettres dorées. Un garagiste, un épicier-laitier-boulanger-bistrot. Et voilà, c'est tout. Les murs regorgent de lierre ou de glycine, les chemins se tortillent, ça sent le printemps. Tel est Glanrose.
Je me défenestre pour demander à une fille à vélo où se trouve la demeure du maire. Elle me l'indique d'autant plus aisément que nous nous trouvons pile devant.
Rien de l'opulente maison de maître que nous étions en droit d'attendre. Là comme ailleurs, là comme partout, c'est la villa « Mon rêve », avec huit cents mètres de terrain fleuri, quatre arbres fruitiers, un garage près de l'entrée, un barbe-cul à l'écart et une pièce d'eau ayant la capacité de deux baignoires. Charmant, légèrement con-con, en tout cas modeste.
Je dépose ma tire à quelques encablures et nous revenons pédérastement, comme le disait sur son rapport un brigadier de gendarmerie, avant-guerre. Mon cher sésame remplit son illicite office. Je crois que, de toutes mes activités et prestations multiples, c'est l'usage de ce passe-partout qui impressionne le plus Jérémie. Élevé dans le respect de la propriété d'autrui, le cher garçon a toujours un haut-le-corps lorsqu'il me voit violer des portes qui ne sont pas les miennes.
A l'instant où nous pénétrons dans la villa de feu Jean Bonblanc, il grommelle :
— Je ne m'y ferai jamais ! C'est illicite.
— Mais que de temps gagné ! objecté-je. Te rends-tu compte qu'il me faudrait solliciter un mandat de perquisition auprès d'un magistrat ratiocineur, et ensuite le concours d'un serrurier ! Tandis que là, un simple geste du poignet et les lieux sont à notre disposition. Nous ne cassons aucune potiche, ne vidons pas les bouteilles, n'éjaculons pas sur les couvre-lits de satin et ne nous mouchons pas dans les rideaux, alors, où est le mal ?
Tout en essayant de calmer ses affres avec ces arguments primaires, je parcours les lieux rapidement, histoire d'en prendre la mesure. Archiclassique : petit hall, living, cuisine, bureau, en bas. Trois chambres et deux salles de bains en haut. L'étage est mansardé comme il se doit. La maison est parfaitement tenue. Pas un grain de poussière, pas une tache, les tapis ne font pas un pli. Les meubles et les cuivres brillent. Aux murs, des tableautins peints par des naïfs yougoslaves (les véritables naïfs étant ceux qui les achètent). Une bonne odeur de citronnelle ajoute à la notion de propreté. mural dans la cuistance, un deuxième dans le bureau et un troisième dans l'une des chambres.
Je décroche le combiné du burlingue et compose le numéro des « écoutes ». Le brigadier Bedaine me répond. Je me fais connaître, lui fournis mon numéro et lui communique celui de l'appareil sur lequel je l'appelle.
— Enregistrement et localisation de toutes les communications arrivant ici, Bedaine. Mettez le paquet, mon vieux, il s'agit de l'affaire du siècle.
La chose étant établie, je raccroche et constate l'heure. Moins vingt de midi.
Le Noirpiot a un sourire qui éblouirait un aigle royal habitué à faire de l'œil au soleil.
— Tu ne peux pas t'empêcher de croire à ce coup de biniou annoncé par le tueur, gouaille-t-il.
Je hausse les épaules.
— Dans notre job, Blanche-Neige, si on ne croyait pas aux miracles, on travaillerait dans les assurances.
— Comment veux-tu que D.C.D. donne suite, à présent que la France entière connaît la mort de Bonblanc et des personnes qui le touchaient de près ?
— Écoute, Jérémie, tu es conscient de l'anormalité de cette affaire. Elle fonctionne à contre-logique, à contresens, à contretemps. Il y a de la folie dans cet enchevêtrement d'événements. Il est stupide d'attendre un comportement logique du principal protagoniste puisque rien ne l'est dans le déroulement des faits. L'homme promet à Bonblanc de supprimer une personne gênante pour lui, manière de lui démontrer son savoir-faire. Or, il en carbonise quatre ! Toutes celles qui étaient susceptibles de faire de l'ombre au curieux bonhomme, faisant ainsi place nette. Ne me dis pas qu'en allant bousiller les quatre individus en question, il ignorait alors le décès de Bonblanc ou que, dans l'affirmative, il ne l'a pas appris avant d'opérer cette hécatombe.
M. Blanc fait miauler de la paume ses joues inrasées.
— C'est peut-être parce qu'il a appris à cet instant la mort du vieux qu'il a été amené à liquider tout le monde. De toute manière, il n'appellera pas. C'est im-pos-sible !
Tandis qu'on devisait, j'ai exploré les tiroirs et le classeur du bureau, mais sans conviction. Un homme disposant d'un répondeur clandestin, dont l'abonnement est souscrit par un mort, ne conserve pas de documents compromettants dans sa résidence secondaire ! Quelles stupéfiantes magouilles se cachent dans tout ce mystère ?
M. Blanc bâille.
— Tu as mal dormi ? m'enquis-je.
— J'ai bien dormi, mais peu. Quatre heures, c'est pas suffisant pour un mec dans la force de l'âge.
— D'autant que tu t'es cru obligé de faire l'amour à Ramadé en rentrant ?
Il « blêmit ».
— Comment le sais-tu ?
— Je te connais. Tu es un garçon d'une grande probité. Ayant tiré la pouffiasse du Vieux, tu as eu le souci de réparer le préjudice moral qui s'ensuivait pour ta femme, alors tu l'as grimpée en arrivant chez vous. Ton sens de l'équité ! C'est de là que provient ton charme. L'être épris de justice survole les autres.
II détourne les yeux.
— Je me pervertis dans ce pays de merde, déplore le grand.
— Personne ne te contraint à y vivre, hé, primate ! Si tu as préféré venir balayer les rues de Paris plutôt que de continuer à récolter le manioc dans ton bled de mes fesses, c'est que tu aspirais à autre chose.
— Oui : à gagner assez d'argent pour élever les miens et donner de l'instruction à mes enfants. Alors, je nettoyais les trottoirs infâmes des merdes de chiens qui les constellent.
Je ne l'écoute plus, fasciné que je suis par la grande aiguille de ma tocante, laquelle est à une poussière de millimètre du petit signe triangulaire surmontant le chiffre 12.
D'instinct, Jérémie contrôle sa Swatche helvétique.
— Il est l'heure ! rigole le tout black.
— Presque, dis-je, et je vais t'annoncer une chose, Jérémie Blanc : ça va sonner. Je le sens, je le sais. Tout mon être est en état d'alerte. Quelque part, D.C.D. a commencé de composer ce numéro ! Je te parie ma Maserati, je te parie mes burnes, je te parie ma vie ! C'est cela être un authentique policier, Jérémie Blanc ! Ce côté presque médium. Ces certitudes absolues qui s'emparent de vous, parfois. La folie continue, Oncle Tom ! Le Grand Blanc Santantonio est plus fortiche que ton sorcier de beau-père. Je veux que ça carillonne ! Et alors ça va…
N'empêche que la sonnerie me fait bondir. M. Blanc se stratifie statuette d'ébène.
J'avance une main glacée vers le combiné.
Quelle voix pouvait avoir feu Jean Bonblanc ? Une voix lente de vioque, bien sûr. Une voix épaisse de bâfreur (il était gros)[2]. Une voix légèrement haletante d'asthmatique !
— Oui, j'écoute ?
Je me dédouble pour essayer de juger ma voix d'emprunt. Convient-elle ? Il m'arrive fréquemment de vivre ce genre de situation où je dois, d'instinct, me faire passer pour quelqu'un que je ne connais pas. Il me faut pour cela « réinventer » sa personnalité, la deviner, la percer à jour et, à la seconde, la restituer.
— Oui, j'écoute ? attaqué-je prudemment.
— Bonjour, monsieur Bonblanc, je vois que vous attendiez mon appel car vous n'avez pas fait long pour décrocher.
La voix est, non pas déguisée, mais passée dans un filtre qui la modifie, comme celle de ces « témoins » télévisuels qui entendent conserver l'anonymat et qu'on montre de dos ou en image codée.
— Que pensez-vous de notre travail ? continue le correspondant.
— Vous n'y êtes pas allé par quatre chemins ! réponds-je d'un ton flageolant.
Léger rire du mystérieux interlocuteur.
— Une démonstration se doit d'être sérieuse, dit-il de sa voix robotique.
Un silence, je souffle fort dans l'appareil, comme il siérait à un gros vieux type en proie à une forte émotion.
— Ne pensez-vous pas qu'il est grand temps de parler de choses sérieuses, ami Bonblanc ?
— Je ne sais pas… Peut-être, bafouillé-je.
Un chef-d'œuvre, ton Santonio, l'aminche. Tu l'écouterais, tu serais fier d'être son lecteur. Dans ma réponse, les mots, le ton, les points suspensifs traduisent la presque panique d'un homme happé par des rouages qu'il n'a plus la possibilité de contrôler.
La voix métallique repart, morte dirait-on, dépassionnée au point d'en devenir insoutenable. Et sais-tu ce qu'elle bonnit, cette voix étrange venue d'ailleurs, fleur de mes fesses ?
Ceci :
— La neutralisation du vieux qui vous gênait, c'est cadeau. Vous m'entendez bien ? Ca-deau ! Par contre, celle de votre ex-femme va vous coûter vingt-cinq millions. Je répète : vingt-cinq millions. Inutile d'ergoter, de tergiverser, le prix a été minutieusement étudié en fonction de vos possibilités… occultes. Vous avez trois jours pleins pour réunir la somme. Lorsque ce sera fait, placez-la dans votre coffre de la villa où vous vous trouvez et attendez nos instructions. Puis-je d'ores et déjà enregistrer votre accord, ami Bonblanc ?
Je me tâte sur la réponse à fournir. Faut dire que je suis plongé dans le sirop d'incomprenette, le plus noir et le plus épais. Te rends-il-tu-compte, comme dirait mon cher Béru, que mon correspondant est en train de me proposer de mettre à mort une femme qui a été assassinée la veille au soir ! Et qu'il se vante d'avoir neutralisé un « vieux ». Or, l'associé de feu Jean Bonblanc ne l'était pas ! Il ne s'agit donc pas de lui.
L'affaire du siècle, je te répète !
Je m'en tire par une échappatoire à bascule :
— Trois jours c'est trop court pour trouver les fonds.
— En ce cas, disons quatre et c'est marché conclu. Ça va ?
Ma pauvre voix lamentable balbutie :
— Ça va…
Et l'autre raccroche.
Je suis à ce point élimé de la pensarde que je ne songe pas à l'imiter. C'est le dévoué Jérémie Blanc qui, charitablement, me cueille le combiné des mains (je le tenais de mes deux mains droites) pour le reposer sur l'interrupteur de grossesse. Pour un peu, il m'emmènerait faire pipi.
Il est pétri d'admiration, le très sombre. Effaré par ma perspicacité inhumaine, ma prescience forcenée.
— C'était D.C.D. ? demande-t-il.
J'opine (donc je suis).
— Alors ?
— Ce n'est pas lui l'auteur des quatre meurtres !
Je lui résume notre converse.
— Il aurait tué un vieux, qui était, paraît-il, gênant pour Bonblanc, et réclame vingt-cinq millions pour lui zinguer son ex-femme, laquelle est en train de gésir actuellement dans un récipient de la morgue !
On croit rêver, non. Et rêver bourré au L.S.D. dose géante !
— Comment peut-il ignorer les événements qui viennent d'avoir lieu et dont tous les médias font leur manchette ?
Petite giclette sonore. Je décroche, comprenant qu'il s'agit du brigadier Bedaine qui s'amène au rapport.
— Je suis très ennuyé, monsieur le commissaire, fait-il, penaud ; il ne nous a pas été possible de localiser l'appel.
— Merde ! La communication n'a pas duré suffisamment longtemps ?
— Si, mais elle émanait de l'étranger.
Putain d'Adèle ! Je n'avais pas songé à cette éventualité.
— De l'étranger ?
— D'Afrique du Nord, probablement du Maroc.
J'ai une pensée respectueuse pour Sa Majesté Hassan II que je trouve éminemment sympathique vu que roi, par les temps qui courent, faut le faire ! T'as meilleur compte d'acheter une boutique de prêt-à-porter que de reprendre un royaume vacant, si tu envisages de toucher un jour la retraite et la carte vermeil.
— Donc, impossible d'obtenir plus de précisions, Bedaine ?
— Hélas non, monsieur le commissaire.
— Tant pis, on fera avec ce qu'on a. Tu vas me repasser deux fois le message et, ensuite, tu m'en feras un bobineau que tu déposeras sur mon bureau.
— Volontiers.
— Vas-y, remets-nous l'enregistrement !
Et je tends l'appareil à M. Blanc.
Tandis que mon pote écoute, je me concentre pour essayer de trouver coûte que coûte une vague cohérence à ce sac d'embrouilles. Y a une fourche à l'affaire, comme à une branche d'arbre. Elle se divise en deux parties. Tueur bicéphale, en somme.
Le pseudo D.C.D. élabore son coup pour amener Bonblanc à lui lâcher le pactole. Histoire de décider le gros sexagénaire, il lui fait l'offrande d'un meurtre, chose peu banale, tu en conviendras si tu ne veux pas prendre ma main sur la gueule ! Parallèlement, un (ou d'autres) individu(s) perpètre(nt) un massacre. Les deux assassins (ou groupes d'assassins) se connaissent-ils ? Ont-ils partie liée ou agissent-ils chacun pour son compte, en ignorant l'autre ?
Du côté de D.C.D., il n'est pas au courant de la mort de Jean Bonblanc et de l'équarrissage de ses proches, pour la bonne raison qu'il se trouve en Afrique du Nord et que ces récentes nouvelles ne lui sont pas encore parvenues. Voilà pourquoi il a bel et bien appelé à l'heure dite, comme mon sûr instinct le pressentait. Lui, fatalement, possède au moins un complice puisque, au cours des dernières heures, un vieux a été mis à mort dans la région par ses soins. A moins qu'il ne soit venu le buter et soit reparti pour le Maroc aussitôt après. Mais c'est peu probable.
Jérémie repose le combiné et se met à mordre dans une peau morte de son pouce, qu'il sectionne et crache à trois mètres.
— Il va falloir découvrir quel vieux il a carbonisé. C'est plutôt étrange d'apprendre qu'un homme qui « gênait » Bonblanc est mort, et d'ignorer de qui il s'agit. D'ordinaire, on déclenche une enquête à partir d'un cadavre, cette fois on va en ouvrir une pour savoir si ledit cadavre existe bien et, si oui, de qui il s'agit !
Juste qu'il finit sa réflexion, des mecs se pointent. Ils sont trois. Je reconnais cette peau de merde de commissaire Plâtroche escorté de deux inspecteurs. Plâtroche est un flic imbibé jusqu'au slip. Son vice, c'est le rosé d'Anjou. Autour de son pif, sa frime forme une toile d'araignée violette. Ça ressemble à de la crépine de porc. Il a le regard mouillé et un infime tremblement des paluches. Pour ce qui est de son haleine, tu ne trouveras jamais pire. T'as l'impression qu'il vient de déféquer par la bouche. S'il avait de la religion et qu'il se rende à confesse, le pauvre prêtre serait contraint de plaquer son mouchoir sur son nez pour pouvoir lui filer le train jusqu'au bout de ses insanités.
Une vraie ordure, cézigue. Genre ripou sur les bords. A plusieurs reprises il a eu des ennuis avec la police des polices, qui se sont chaque fois arrangés because la politique. Malgré ses protections, il a dû traîner ses boutanches de rosé dans tous les services : aux Mœurs, aux Stups, à la Financière, à la Criminelle.
— Qu'est-ce que tu fous ici, avec ton albinos ? il se met à mugir, tel un féroce soldat venu jusque dans tes bras pour égorger tes fils, tes compagnes.
— Et toi, la Liche ?
— Moi, j'agis sur l'ordre du principal Delachiace.
— Moi, sur celui du Vieux !
On se regarde. Il regarde alentour, aperçoit le téléphone et se précipite dessus comme un mec qui se noie sur une bouée qui passait par là.
De son doigt qui branle, il compose un numéro (de cirque plus que de téléphone) sans cesser de me couvrir d'un regard qui pue autant que sa clape.
— Monsieur le principal ? Ici Valentin Plâtroche. Nous arrivons chez le sieur Bonblanc, et qu'elle n'est pas notre surprise que d'y trouver le commissaire San-Antonio et l'un de ses hommes. Il prétend avoir été mandaté par M. le directeur soi-même… Comment ? Vous vous renseignez par l'interphone ? J'attends.
Je rigole :
— Ne te mets pas dans cet état, Plâtroche, ta vinasse du matin va te rester sur l'estomac !
Il me tourne le dos. Un silence s'écoule. Les auxiliaires de mon homologue me sourient avec sympathie. Je gage qu'ils préféreraient appartenir à mon équipe plutôt qu'à celle du pochard.
— Oui, je suis là, monsieur le principal… Comment ? Ah ! bon ! D'accord, je vous le passe.
Il pose l'appareil sur la table et, me le désignant du doigt, déclare :
— On veut te parler !
Le principal Delachiace, c'est le genre protestant guindé. Je l'aurais davantage vu dans la magistrature assise que dans la Rousse qui exige un certain moelleux. Il a la voix tranchante, toujours prête à réprimander.
— Bonjour, monsieur le principal…
— Que faites-vous chez le dénommé Bonblanc, commissaire ?
— J'enquête, évasivé-je.
— Vous n'êtes pas chargé de cette affaire.
— Je le sais, mais M. le directeur m'a donné des instructions cette nuit, auxquelles je ne fais qu'obéir.
— Je viens de lui poser la question, il affirme que c'est faux.
— En ce cas, de deux choses l'une : il est menteur ou gâteux. Jérémie Blanc en est témoin !
— Je n'apprécie pas ce genre d'attitude, commissaire, vous aurez à m'en rendre compte. En attendant, quittez les lieux immédiatement. Si vous y avez découvert quelque élément intéressant, veuillez le communiquer à Plâtroche.
Il coupe sec.
Un qui mouille dans son abominable slip, c'est mon collègue. Tu le verrais savourer, tu foutrais le feu àson sourire avec un chalumeau oxhydrique.
— Alors ? goguenarde-t-il.
Je m'approche de lui, nonobstant son haleine putride, te prend à l'épaule et murmure à son oreille mielleuse (et emmiellée) :
— Ça fait des années que je voulais te le dire, Valentin. Je remettais toujours, peut-être par timidité, peut-être par charité, mais aujourd'hui je vais me risquer : t'es beau comme un rat malade, mon gros. Ta gueule ressemble à ton foie. Tu fouettes du couloir pire qu'un scatophage. T'as une âme comme un trou du cul jamais torché. J'espère que l'alcool t'empêche de bander parce que ce serait trop terrible que tu puisses éjaculer à l'intérieur d'une dame. Quatre-vingts pour cent des malfrats que tu as arrêtés étaient plus honnêtes que toi ! Quand tu parles, on dirait que tu rotes, et quand tu rotes, que tu chies. Le jour où tu prendras ta retraite, la police aura l'air d'avoir été repeinte. Voilà. Je n'ajoute pas que je t'emmerde car, avec ton sens inné de la déduction, tu l'avais déjà compris.
Je reprends mon bras.
— Tu me cherches ! grince-t-il, presque blanc sous sa crépine de porc.
— Surtout pas : au contraire, je te fuis ! Tchao !
Nous fuyons, en effet. Car c'est bien d'un fuite qu'il s'agit. Ce métier, je le recommanderais pas à mon pire ami ! Les camouflets qu'il faut essuyer, misère ! Ces vexations injustifiées, ces bannissements sans fondement ! L'horreur. Voilà que je lève « l'affaire du siècle » et qu'on m'en expulse, comme ça, presque bêtement ; même pas pour me faire chier, simplement parce que Pépère a eu le besoin de changer de cap quand j'ai été parti. Me passant outre, il m'a écarté du chemin. Vieille relique ! Le père ma ganache de potasse ! Je devrais le haïr, je ne parviens même pas à le mépriser. Il est comme ça, ce branleur branlant ! Egocentnque à en faire éclater ses couilles flasques ! Peut-être, aussi, a-t-il voulu se venger d'avoir été encorné à la va vite par un Noir, raciste et jaloux comme je le sais, le Débris.
Je pilote, la mâchoire crispée, poussant haut les vitesses inférieures pour avoir davantage de mordant. On traverse des champs de blé verts piquetés de coquelicots, de bleuets et de marguerites (à l'occasion du bicentenaire de la prise de la Bastoche).
— Il va falloir délimiter notre territoire, finit par déclarer M. Blanc. Laisser quimper l'enquête officielle puisqu'on n'a pas le droit d'en renifler l'odeur, et nous consacrer à D.C.D. Découvrir quel vieillard il a supprimé pour « appâter » Bonblanc.
— D'accord, mais pour cela il nous faudrait interroger les familiers du bonhomme. Or, ces gens sont coiffés désormais par les services du principal Delachiace, et si nous allons leur tirer les vers du pif, nous tomberons fatalement sur d'autres commissaires Plâtroche. Dans l'ensemble, à quelques rares exceptions près, tous mes confrères me haïssent. La fantaisie de mes méthodes, mon comportement souvent extravagant, voire illicite, et les faveurs dont je jouis quand le Vieux ne me déclare pas en disgrâce me marginalisent trop pour que je sois accepté de ces messieurs. On me fait des risettes quand mon ciel est dégagé, et l'on me crache à la gueule lorsqu'il se couvre. Je dois accepter ou démissionner.
Jérémie donne un crochet du droit à vide : geste de footballeur exultant lorsqu'il vient de placer un but.
— Veux-tu que je te dise, patron ? Eh bien, si on y réfléchit, cette situation est plutôt cocasse. Nous voilà tricards dans notre affaire. Donc, libres, mec. C'est chié, non ? On va agir sans rendre de comptes à personne. Si on se plante, donc ne le saura. Si on réussit, on le leur fourrera dans le cul jusqu'à la glotte. Conclusion : nous sommes gagnants !
C'est beau l'optimisme poussé à ce point !
Je lui flanque une claque sur le genou.
— Bien dit, l'artiste. Tas droit à la noix de coco d'honneur, comme au Canard Enchaîné. Maintenant, déterminons qui serait susceptible de nous parler des relations de Bonblanc, en dehors de sa famille, de ses amis et des gens qui travaillaient pour lui.
— J'ai bien une idée, amorce M. Blanc. Mais je ne suis pas convaincu qu'elle vaille quelque chose.