Jérémie murmure :
— Tu as des nouvelles de Bérurier ?
— Aucune.
— Le bruit court qu'il a pris un congé illimité et qu'il vit dans la ferme de ses parents, à Saint-Locdu-le-Vieux, avec Louisiana, la petite Canadienne que nous avons ramenée du Québec.
— Le cœur a ses raisons, déclamé-je.
A cet instant, le biniou de ma tire grelotte dans la boîte à gants où il se repose. Je m'en saisis, branche le contact. Le standardiste de la Grande Taule déclare de sa voix impersonnelle qui fait tant pour le prestige de la police :
— Commissaire San-Antonio ?
— De fond en comble.
— Une petite dame prénommée Martine vous réclame d'extrême, extrême, extrême urgence. C'est elle qui l'a déclaré trois fois. Voici son numéro.
Je fais signe à M. Blanc d'inscrire sur le bloc adhésif fixé au tableau de bord de ma Maserati.
— Martine comment ? insisté-je.
— Martine rien. Elle m'a seulement dit de vous préciser qu'elle était la Martine du T.G.V.
— Je vois !
Il ricane :
— Bon souvenir, commissaire ?
— Et ta sœur ?
Je raccroche et recompose le numéro que vient de noter le Noirpiot.
On dégoupille illico dès la première sonnerie, preuve qu'on devait guetter mon appel. Et je reconnais sa voix caressante. Un velours ! Chaleureuse, joyeuse, bien qu'on y sente percer une grosse préoccupation.
— Tu es un amour de m'appeler, Antoine. J'ai besoin de ton aide. Tu peux venir tout de suite me rejoindre ? C'est très grave.
— J'arrive.
Bayard ! Tu me connais ? Défenseur de l'opprimé et de la femme quand elle est bien roulée et qu'elle nique comme une déesse lubrique.
— Qu'arrive-t-il ? questionne Jérémie.
— Je l'ignore encore. Une merveilleuse poulette m'a butiné le sensoriel voici tantôt une année, et voilà qu'elle a besoin de moi.
Lorsque, par pure politesse, je lui ai demandé ce qu'elle faisait dans la vie, Martine, elle m'a répondu : « Mon droit. » Je l'ai crue. Il y avait en elle quelque chose de studieux, d'intello. Seulement quand je me pointe devant une lourde marquée « Miss Gladys, soins esthétiques », je commence à sentir des ratés dans mon estime. Ce genre de plaques, je les connais dans Pantruche. Son droit ! C'est en tout cas pas le droit chemin !
Elle vient déponner, me sourit, sourcille en avisant le grand primate des savanes.
— L'inspecteur Blanc, mon adjoint, présenté-je. On entre dans un salon où flottent de capiteuses senteurs. Je vois une boutanche de porto avec deux verres qui viennent de servir et qu'on n'a pas encore évacués.
— Je peux te parler seul à seul ? me chuchote-t-elle.
— Penses-tu. Pour quoi faire ? Jérémie Blanc, c'est moi, en négatif. Que se passe-t-il, ma puce ?
— Tu sais où tu te trouves ? murmure-t-elle.
— Une maison de délicatesses, je suppose ?
— Tu supposes bien.
Je soupire.
— Avec les dons que tu possèdes, il eût été dommage que tu travaillasses dans un magasin d'alimentation. C'est récent, cet engagement dans la galanterie ?
— Quelques mois. L'occasion, l'herbe tendre, une certaine philosophie…
— Ne t'excuse pas, chacun attrape l'existence par le bout qu'il peut. Qu'est-ce qui ne va pas ?
— Un de nos vieux clients vient de décéder ici d'un infarctus ; un notable fortuné, très gentil.
— Mort sur le coup, dis-je, comme l'exquis président Félix Faure ?
— Tu juges de notre désarroi ! Si la chose se sait, elle risque de nous valoir la fermeture de l'institut.
— Ce n'est pas un institut, ricané-je, mais une institution ! Et alors, comme ça, tu as pensé à moi pour écraser l'affaire ?
— J'ai dit à Miss Gladys que tu étais l'homme de la situation.
— Où es Miss Gladys ?
— Elle « s'occupe » d'un diplomate.
— Et le mort ?
— Dans la chambre noire.
— De circonstance, fais-je. On peut lui rendre les ultimes devoirs ?
Elle nous entraîne dans une pièce davantage conçue pour l'amour que pour la mort, malgré la couleur des murs et de la literie. Effectivement, un aimable sexagénaire bedonnant et chauve repose sur le couvre-lit. Ces dames ont eu la courtoisie de le refringuer. Il a le dernier sommeil renfrogné, ce digne type.
Je coule une main pas joyce à l'intérieur de son veston. J'en ramène un larfouillet contenant ses papiers d'identité ainsi qu'un bon paquet d'osier, preuve qu'il n'a pas été détroussé dans ce lieu de plaisir. D'ailleurs, on sent, au premier contact, que cet « institut » est une maison sérieuse, voire de classe, où le client n'a pas besoin de placarder son grisbi dans ses chaussettes pendant qu'il tire sa crampe. L'homme se nomme Jean Bonblanc. Il est le maire de l'aimable localité de Glanrose, réputée pour son auberge deux étoiles où il m'est arrivé de convier des petites dames qui se laissaient driver jusqu'à l'annexe où se trouvent de délicieuses chambrettes tapissées de cretonne à fleurs.
— On peut téléphoner, jolie Martine ?
Elle m'emporte dans un exquis salon privé, pas plus grand qu'un mouchoir de poche. Je feuillette mon carnet puis compose un numéro.
— Ici brigadier Tumefèche, j'écoute.
— Commissaire San-Antonio.
— Mes respects, monsieur le…
— Repos ! Tumefèche, vous allez m'envoyer une ambulance avec deux hommes à l'adresse que je vais vous indiquer pour charger un cadavre qu'il conviendra d'embarquer à l'institut médico-légal. Mort naturelle. Dans le rapport vous préciserez que le monsieur en question est décédé d'une crise cardiaque sur un banc du parc Monceau. Ça joue ?
— A vos ordres, monsieur le…
Je raccroche.
Martine se jette contre moi, le pubis en offrande, et me gratule à mort, comme quoi je suis mieux que Superman, Rambo et autres cons de la mythologie cinémateuse.
— J'espère que l'autopsie confirmera la mort naturelle, dis-je, sinon, y a rien de fait, tu le conçois ?
Là-dessus, Miss Gladys fait son entrée, époustouflante dans une tenue de nuit du siècle dernier. Tu croirais Mme Bovary dans ses galipettes. Le pantalon bouffant fendu, les bas de laine, le caraco de flanelle, le bonnet Fanchon. Il avait envie de tirer George Sand, le diplomate bougne. Mme Vigée-Lebrun, la reine Hortense… Friponne à t'en assécher les muqueuses comme un os de gazelle dans le désert !
Martine lui raconte mon intervention, comme quoi le danger est conjuré. Alors elle a des larmes pures et simples de gratitude, cette savante courtisane. Elle nous dit sans équivoque que ce que je viens de faire, elle m'en sera reconnaissante sa vie durant. En fille pleine de psychologie, elle a pigé que je ne suis pas le genre de drauper à qui on propose une enveloppe, pas même une séance de radaduche. Elle dit qu'elle aimerait nous traiter dans un restau de classe : Guy Savoie, Lasserre, La Tour d'Argent…
Et puis, elle passe au côté pratique. Me raconte que ce fatal infarctus qui a terrassé M. Jeannot, consécutait à une forte émotion que le cher homme venait d'avoir à sa banque. Elle me raconte qu'il avait trouvé un bien curieux message dans son coffiot, Bonblanc.
Du coup, je fouille le mort. Trouve la lettre. Je l'engourdis. Ça m'intéresse. Drôle d'histoire. J'explore toutes ses vagues. Y déniche un agenda à couverture de lézard, plus un interrogateur à distance pour répondeur automatique. Je confisque ces deux objets, sans vergogne (je suis en manque de vergogne depuis pas mal de temps déjà, mon fournisseur se trouvant en rupture de stock).
In petto, je me dis que la gentillesse est toujours récompensée : je dépanne ces gentilles trafiquantes de charmes par pure bonté d'âme et le hasard me gratifie d'un mystère, moi qui les aime tant.
Miss Gladys me regarde avec des yeux « particuliers ». Pas en professionnelle, mais en gourmande. Est-ce sa gratitude qui me grandit ? Je parie que si on s'organisait le grand orgasme débridé, les deux, elle abandonnerait ses « recettes » de courtisane pour vivre avec élan et simplicité une authentique troussée « amoureuse ». Elle troquerait ses atours frelatés de pute pour retrouver sa nudité ardente d'amante.
Je ne quitte ces chéries que lorsque l'ambulance de police-secours les a débarrassées de leur encombrant client et on se jure de se revoir avant bientôt.
— Redonne voir cette lettre ! me demande M. Blanc.
Je la lui présente. Il la lit en marmonnant :
— Pour être chiée, elle est chiée ! J'ai déjà lu des lettres chiées, mais chiées à ce point, encore jamais !
Il la dépose devant soi, sur le comptoir de bois du Bar Bare, un endroit douillet dans la région de l'Étoile, où fréquentent des cinéastes inoccupés, quelques truands discrets et, par conséquent, des poulets de bonne tenue. L'ambiance y est du genre cossu anglais (tissus écossais, mobilier d'acajou et, aux murs, des gravures représentant des chasses à courre). Une musique de bon ton : jazz calmos. Un barman galonné. Le patron, un Corse d'Auvergne, fait la causette près de sa caisse à la lumière d'une énorme lampe dont l'abat-jour de parchemin célèbre une marque de porto réputée. Il est loqué en gentleman (du moins selon l'idée qu'il se fait de la gentry limonadière). L'intérêt de ce genre d'établissement, c'est de te fournir un havre de calme au cœur du trépidant Paris. Le Noirpiot et ma pomme dégustons, moi une vodka-orange, lui une grenadine-limonade, juchés sur deux hauts tabourets qui nous transforment en bergers landais.
— Tu crois vraiment que le bonhomme a trouvé ce message dans son coffre ? murmure le grand primate des Gaules.
— Pourquoi, sinon, aurait-il prétendu cette chose invraisemblable ? Rappelle-toi que l'incroyable est presque toujours vrai !
— Mais comment aurait-on pu avoir accès à son coffre ?
— Ça, c'est une bonne question à vingt francs, grand. Il va falloir lui trouver une réponse.
M. Blanc récite, de mémoire :
— « Je suis représentant en meurtres et je me permets de vous adresser mes offres de services, certaines particularités de votre existence me donnant à penser qu'elles vous seraient utiles »…
— Bravo, tu mémorises vite ; tu aurais fait un bon comédien.
— C'est curieux, ce gros type clamsé ne semble pourtant pas avoir eu une existence compliquée.
— Elle ne l'a peut-être pas été.
— Certaines particularités de votre existence me donnant à penser qu'elles vous seraient utiles ! répète M. Blanc. On n'écrit pas cela à un père tranquille.
Je fais signe à Alonzo, le barman aux yeux de velours, de renouveler ma vodka-orange et lui recommande d'y ajouter une moulinée de poivre blanc. J'aime le décapant, le corrosif, tout ce qui te ramone le corgnolon et te fouette les entrailles.
— Tu as réellement l'intention d'approfondir cette histoire ? questionne le Négus en tapotant la lettre de ses doigts couleur chocolat au lait en train de fondre.
— C'est bandant, non ? Peut-être que ça ne débouchera sur rien, et peut-être qu'on découvrira une grosse couille. Le vieux type a pu mentir en prétendant avoir trouvé cette babille dans son coffre, je le reconnais, bien que je pense le contraire. Seulement, s'il n'a pas menti, on est à l'orée d'une affaire pas piquée des hannetons. Tu vois, ça ronronnait un peu, le boulot, ces jours.
— On commence par la routine ? Tout sur Jean Bonblanc, sa vie, son œuvre, ses maîtresses ?
— Obligatoire, mon cher Watson.
Il acquiesce, boit une gorgée de limonade. Je le regarde dans la lumière tamisée du bar. Il est superbe, mon black pote. Voilà qu'il se laisse pousser un collier de barbe que tu croirais taillée dans l'astrakan le plus pur. Il porte un jean, des santiags authentiques, une veste de daim clair dont il a roulé les manches. Smart, le gonzier ! Il vire gravure de mode pour Lui (l'homme qui ne cherche que Play et boy).
Il soupire :
— Elles sont mignonnes, tes deux putes. Elles font moins putes que les putes courantes. On dirait qu'elles jouent à pratiquer ce métier.
— C'est vrai, y a du dilettantisme dans leur mission. Nous passerons les voir un de ces quatre..
Il rougit. Malgré sa couleur, je détecte ses confusions dermiques, à M. Blanc, au fait que ses pommettes se mettent à foncer.
— Tout de suite la nique ! grommelle mon aminche. Je parlais sans arrière-pensées.
— Mais avec un tricotin de cheval, Il te faudrait un chausse-pied pour licebroquer, dans l'état où tu es !
Il hausse les épaules. Je le sens troublé. Il fait rarement du contrecarre à sa chère Ramadé, mais cela lui arrive parfois, de manière épisodique, ponctuelle. Il tire une crampe extra-conjugale, comme le boa en captivité gobe son rat avant de se rendormir pour huit jours.
Je biche l'agenda du défunt et entreprends de le feuilleter. Rien ne résume mieux l'existence de l'homme d'aujourd'hui que ce carnet découpé en jours, voire en heures.
J'y lis des noms qui me sont inconnus. Il conservait une activité importante, si j'en juge au nombre de ses rendez-vous quotidiens.
— Allez, go ! fais-je. On va aller chez lui, se rencarder sur son mode de vie, ses affaires, tout le cheese.
Une dame grave comme le Parlement britannique nous reçoit dans un salon hétéroclite où se retrouvent sans se mélanger, telles les eaux du Rhône avec celles du Léman, plusieurs styles de mobilier. Cela va de la haute époque au Napoléon III en passant par le Louis XV et le Charles X. De quoi poser son pantaIon d'urgence et faire caca sur le gros tapis turc de trente mètre carrés qui supporte ce bric-à-broc.
— Ainsi, vous êtes de la police, messieurs ?
— En effet, madame.
— Et qu'est-ce qui me vaut cette visite ?
— Un malheur, hélas, fais-je en prenant ma mine d'ordonnateur des pompes funèbres sur le sentier de la veuve.
La personne, que je te précise, vadrouille dans les soixante carats. Elle est coiffée austère : cheveux d'un blanc bleuté, du plâtre de Paris sur la façade avec une bouche façon griotte, dessinée de traviole sur des lèvres minces. Nœud de velours noir autour de son début de goitre (probable dans l'espoir de le dissimuler, alors qu'il le souligne). Robe de soie imprimée, jaquette de laine par-dessus, gros bas de coton, chevilles enflées, godasses déformées par des pinceaux que torturent les rhumatismes déformants. C'est le genre mémère aisée, poupette bourgeoise, mamie gourmée. Bref, la vieille peau chiante qui professe sa confiance en Chirac et vote Le Pen, comme on se branle, dans la touffeur de l'isoloir.
Elle sourcille et répète :
— Un malheur ?
Mais sans dramatiser outre mesure.
— J'ai le regret de vous annoncer, madame, le décès de votre mari.
Elle secoue la tête, ce qui fait pleuvoir blanc sur ses épaules.
— Ça m'étonnerait, je suis célibataire.
Du coup, je bafouille :
— Vous n'êtes pas madame Bonblanc ?
— Mademoiselle.
— C'est-à-dire ?
— C'est-à-dire que je ne me suis jamais mariée, rebuffe l'irascible personne, à deux doigts de l'insolence et même, je me demande si elle n'aurait pas franchi la limite, mine de rien et de papier mâché.
— Puis-je vous demander ce que vous représentez par rapport à M. Jean Bonblanc ?
— Je suis sa sœur jumelle, cela ne se voit pas ? Mais peut-être ne le connaissez-vous pas ? Venez-vous me dire qu'il est décédé ?
Décédé me fait songer à D.C.D., le signataire du message.
— Effectivement, mademoiselle. Il est mort sur un banc du parc Monceau, d'une crise cardiaque.
Tu sais quoi ?
— Qu'allait-il fiche au parc Monceau ? gronde la vilaine pas charitable.
Le décès du frangin n'a pas l'air de lui importer davantage que sa première serviette hygiénique (à ne pas jeter dans les vouatères, je vous en conjure !).
— Respirer l'air sucré de juin en écoutant le gazouillis des oiseaux, suggéré-je avec un lyrisme qui ferait mouiller la culotte d'une marâtre.
Elle me fichtroie d'une œillée plus acérée qu'une navaja.
— Lui ! Le gazouillis des oiseaux ! Il ne savait même pas que ça existe.
Je soupire.
— Peut-être s'est-il senti mal au volant en passant devant le parc, et se sera-t-il dit que l'air lui ferait du bien ? Il n'était pas marié ?
— Oh ! il l'a été, et même deux fois. Sa première est morte dans un incendie, sa seconde, dont il a divorcé, lui faisait des procès tous les deux ans pour le rajustement de sa pension alimentaire.
— Et au plan de ses occupations, que faisait-il ?
— Il a une usine d'emboutissage à Puteaux, plus une multifiduciaire à la Bourse, dont il est le P.-D.G. mais qu'il laisse gérer par un associé.
— Il avait des liaisons ?
Là, la vieille renâcle :
— Dites-moi, monsieur, mon frère est-il décédé d'une crise cardiaque ou par assassinat ? Ces questions me paraissent sans fondement s'il est mort de mort naturelle.
— A première vue, il a été terrassé par un infarctus, ce sera au médecin légiste de confirmer ou d'infirmer la chose. Mais lorsque quelqu'un trépasse sur la voie publique, il est normal que la police rassemble quelques informations à son sujet. Je m'étonne que vous en preniez ombrage.
La sécheresse de mon ton lui fait sortir les aérofreins. C'est vrai qu'elle lui ressemble étrangement, mémère.
— Je n'en prends pas ombrage, j'en suis seulement surprise, corrige-t-elle.
— Il ne faut pas. Vous n'avez pas répondu à ma question : M. Jean Bonblanc avait-il des liaisons ?
— Il ne me faisait pas de confidences sur la question, mais je suis convaincue qu'il y avait « quelque chose » entre lui et sa secrétaire, Mme Crépelut. II m'est arrivé de surprendre certains gestes équivoques entre eux, des regards, aussi, d'une éloquence gênante.
— Vous lui connaissiez ou soupçonniez des ennemis ?
Elle se rembrunit, hésite.
— C'est délicat, fait-elle. Je suppose que tout le monde en a peu ou prou, et, souvent sans s'en douter. Dans la vie, les antipathies, les inimitiés, les jalousies, les rancunes foisonnent. Mais peut-on affirmer que ceux qui les nourrissent à votre endroit soient vos ennemis ? Ennemi, c'est un terme important, voyez-vous.
C'est pas si con, ce qu'elle énonce, Miss Bonblanc. Elle a du chou. Grinçante dame, mais qui voit l'existence sans lunettes de soleil, à cru, telle qu'elle est, bien vacharde !
— Qui soupçonneriez-vous, dans l'entourage de votre frère, de pouvoir devenir un ennemi potentiel ?
— Tout le monde et personne.
— A savoir ?
— Ses familiers, naturellement.
— Exemple ?
— Son associé, son ex-femme, sa secrétaire et, pourquoi pas, moi également, pendant qu'on y est.
— Vous ? m'étonné-je.
— Je vous le dis tout de suite : ce n'est pas le cas ; mais vous n'êtes pas obligé de me croire. Nous avions des rapports assez aigus, Jean et moi. Chien et chatte ! C'est rare chez des jumeaux, je sais. Cela fait une dizaine d'années que je vis avec lui : la grande sœur jouant le rôle d'épouse, mi-gouvernante du curé, mi-maîtresse de maison. Vous voyez le genre ? A l'origine nous étions pauvres. Lui, il s'en est sorti, mais moi je suis restée sans la moindre fortune. Or, Jean, réputé généreux, s'est toujours montré pingre avec moi ; épluchant les comptes de la maison, contrôlant les moindres denrées qui entrent. A croire qu'il éprouvait un plaisir sadique à me maintenir dans un dénuement doré. J'ai droit au gîte et au couvert. Une fois l'an, à mon anniversaire, il m'achète une toilette dans une boutique bon marché, sinon il me laisse tirer la langue…
Je devine une immense rancœur de la frangine. De la haine ? Pas vraiment, mais cette ladrerie du frelot qui ne s'exerçait que sur elle lui est restée — et lui restera toujours — au travers de la gorge ; la mort du tyran ne va rien arranger.
Certaines particularités de votre existence me donnant à penser qu'elles (sous-entendu mes offres de services de tueur) vous seraient utiles !
Faisait-on allusion à la sister irascible ? A l'épouse divorcée avide d'une pension toujours plus confortable ? A un associé peut-être peu scrupuleux qui aurait fliqué le père Bonblanc ?
— Verriez-vous un inconvénient à ce que je fasse faire une photocopie de son répertoire téléphonique, mademoiselle Bonblanc ?
Elle est suffoquée.
— Mais quelle indiscrétion !
— Je sais. Hélas, nous exerçons un métier qui repose dessus.
Elle a repris sa frime ultra-sévère de directrice d'internat d'avant-guerre en train de sévir contre une jouvencelle surprise à tailler une pipe à l'aide-cuisinier.
— Monsieur le policier, si, comme vous paraissez le croire, mon frère est bien mort d'un infarctus, je ne vois pas la nécessité d'entreprendre une enquête sur lui. Je vous ai révélé l'essentiel de ce que vous devez savoir, et…
M. Blanc se dresse de son siège et murmure :
— Madame, puis-je vous demander où se trouvent les toilettes ? J'ai mangé de la nourriture occidentale à midi, et ne la supporte pas !
La vieille n'en croit pas ses oreilles embourgeoisées.
Puis, du bout des lèvres (voire des dents), elle jette :
— Au fond du couloir, à gauche, il y a le vestiaire ; il comporte des toilettes.
— Je vous remercie.
Quand Jérémie est sorti, elle déclare :
— A la circulation, passe encore. Mais qu'on trouve des Noirs parmi les inspecteurs de police, alors là…
— L'évolution des races dites inférieures, mademoiselle.
— Il va falloir que je fasse désinfecter la cuvette après qu'il s'en sera servi ! Ces gens-là sont atteints de tous les virus possibles et imaginables, à commencer par le Sida.
— Rassurez-vous, dis-je aimablement, nous leur faisons subir des tests très poussés avant de les accepter dans nos services.
Ça paraît la rasséréner quelque peu.
— M. Bonblanc aimait la peinture ! remarqué-je, histoire de laisser à Jérémie le temps d'aller piquer le répertoire téléphonique que je souhaite.
Je désigne des toiles plus ou moins désastreuses, pimpantes dans des cadres valant beaucoup plus de fric qu'elles. La frelotte hausse les épaules.
— Des croûtes, fait-elle. Jean garde dans son coffre les toiles qui ont une valeur. Il ne cherchait pas à épater la galerie avec ses tableaux.
L'expression m'amuse et j'en souris intérieurement.
— Pensez-vous être sa légataire universelle ? J'ai mis le doigt sur la plaie. Sa figure devient sinistre comme un ciel de Vlaminck.
— Pensez-vous ! Jusqu'au bout il me fera tirer la langue, m'humiliera. Je n'aurai pas un sou, pas même l'un de ces napperons que j'ai brodés !
Y a dû avoir un coup tordu entre le frère et la sœur, jadis. La conduite de Jean Bonblanc avec sa jumelle ressemble à une vendetta. Il lui a fait payer quelque chose d'indélébile.
On perçoit un bruit de chasse d'eau. Retour de Jérémie, radieux comme un constipé libéré par deux pilules de Pursenide. Très vite, nous prenons congé.
C'est une fois dans ma tire que le Noirdu sort de son blouson un bath répertoire Cartier, en cuir bordeaux, aux pages un peu débriffées pour avoir beaucoup servi.
— Non, garde-le, dis-je. Pendant que je conduis, tu vas chercher dans ce carnet le numéro téléphonique inscrit sur cet interrogateur à distance.
— Celui que tu as trouvé dans les poches du mort ?
— En effet. Une chose me surprend : que le bonhomme ait écrit le numéro de l'appareil auquel il correspond sur ce petit boîtier. Tu vois : il s'est servi d'un morceau de bande gommée blanche entourant une feuille de timbres-poste. Cela veut dire qu'il craignait d'oublier le numéro d'appel. Donc, celui-ci ne lui était pas familier. Ce qui amène à penser qu'il devait rarement l'utiliser.
Mon pote opine. Loyal, il murmure :
— Bien déduit. J'ai encore à apprendre, avec toi !
Il se met à compulser le carnet en confrontant les chiffres inscrits sur l'interrogateur avec ceux des numéros rassemblés dans le répertoire.
En drivant ma Maserati, je pense à feu Jean Bonblanc et à son univers. Je le définis assez bien, ce type. Apparemment, un bon gros mec qui devait avoir le sens des affaires et travailler beaucoup. Bien placer son carbure. Le dépenser sans regimber, sauf quand il s'agissait de sa sister. Il aimait se faire jouer de la clarinette baveuse. Il était probablement un bon maire et un bon patron. Sévère mais juste. Plein de bon sens. Seulement, il traînait vraisemblablement une noire couillerie. Les hommes sont des mouches bleues qui se posent tantôt sur le miel, tantôt sur la merde. Un honnête homme ? Probable, dans les grandes lignes. Un jouisseur ? Sans aucun doute. A-t-il commis des arnaques, au cours de sa vie ? Pas impossible.
— Ce numéro ne figure pas dans le répertoire, assure Tiger Man. Je l'ai vérifié minutieusement de A à Z, puis de Z à A.
— D'accord.
Je suis parvenu à la Maison Poulardin. Je gare ma chignole à la n'importe-comment et gagne mon bureau. Jérémie me suit de son grand pas élastique qu'il est obligé de refréner pour rester à ma hauteur. On croise des collègues dans l'escadrin, les couloirs… Saluts mornes ou facéties à chier. Toujours dans les concentrations de gus : administrations ou usines, grands magasins, studios de cinoche. Des blagues éculées qui sentent le calva roté. Des rires forcés. Des suffisances, rodomontades, geigneries de santé. La lyre ! J'en ai plein le sac tyrolien, de leurs turpideries. Faudrait pouvoir les faire sodomiser par des ânes, tous. Que leurs fions malodorants éclatent et qu'ils gueulent aux petits pois. Ils cesseraient ainsi de proférer des conneries inutiles.
Je me propulse le dargif dans mon fauteuil pivotant (tout neuf, y a réaménagement des locaux). Le skaï dont il est garni produit un gros pet ridicule.
— Tu sais pas ? fais-je à M. Blanc. Je viens de penser à une chose : je crois que la vie me fait un peu chier !
— Qu'est-ce qui t'arrive ?
— Je l'ignore, mais c'est arrivé.
— Récemment ?
— Oh ! c'est endémique. Mais aujourd'hui, ça m'a pris chez la frangine du mort. Un coup de buis monumental. Cette vieillasse à qui on annonce le décès de son frangin et qui laisse aller son fiel au lieu de chialer. Ils cohabitaient en se détestant. Tu trouves que c'est ça, l'existence, grand ? Ils barbotaient dans une fosse d'aisance. Peut-être rêvait-il de la buter, sa sœur, le gros Jeannot ? Ou de la faire buter ? Peut-être que l'illustre D.C.D., le fameux agent général du Comité des Deuils, l'a compris et que c'est ce qui a motivé ses offres de services ?
— Tout ça ne tient pas debout ! proteste le négro spirituel. Ce message ressemble à une fumisterie.
— Une fumisterie qui a tellement impressionné le père Bonblanc qu'il en est mort en bouffant la chatte de Miss Gladys !
Tiens, en passant et à propos de chatte, faut que je te dise quelque chose, lecteur chéri, lecteur mon cul : si j'exprime toujours si crûment, si je cause sans retenue des trucs du sexe, avec les vrais mots qui fument, c'est afin de désamorcer les tabous, comprends-tu ? On a trop dégénéré, le temps est venu de rétablir l'équilibre. A l'âge du feu, ou de la plume taillée, les gonziers de la planète forniquaient kif les animaux, je suppose. La gigue les prenait, vite ils s'escaladaient, se fourraient sans barguigner. Et s'ils trouvaient ça chouette, ils grognaient de bonheur.
N'ensuite, ils ont pris la honte du fignedé. Les religions qui les ont perturbés. Alors on s'est mis à cacher zizis, zézettes. C'est devenu peccato, le zob, le frifri, l'oigne. Interdit de séjour. Purulent, obscène. Pas touche ! Pas suce ! La brosse en catimini, vite fait sur le gaz. Dans la légalité. Chemise fendue, calbute long pour le moins de contacts dermiques possible. Juste dire de perpétuer l'espèce (de cons). On vit toujours dans cette hypocrisie. Ça durera encore des siècles, peut-être même des millénaires. Cachée, la bébête. On n'en cause pas. Ou bien juste avec un vocabulaire médical.
Alors tu penses, un Santantonio de ses deux se pointe, la bite enfarinée, le stylo dégoulinant de foutre, parlant du radada haut et fort, laissant traîner des pafs et des cramouilles au long de ses paragraphes impertinents, t'as illico la meute des amoindris qui se met à hurler à la lune. Le conspue ! Lui dénie tout ! Le sous-littéralise à vie !
Qu'heureusement, il s'en torchonne les orifices, Sana ! Sa félicité est ailleurs que chez les pisse-chagrin. Lui, les glorioles, les acquis matériels, il en a rien à cirer. Son rêve ce serait de crever dans une gare pour ne pas risquer de perdre son identité avec des maisons astreignantes. Mourir les poches vides. Tu te laisses aller ! Tu te laisses haler ! Tu te l'es salée ! L'homme place mais la femme déplace. Les seuls gus qui font de leur existence une œuvre, c'est les clodos. Et puis voilà, je dis, délire… Ça ne sert à rien, ni à Jérémie et moi. La tristesse aussi est un long fleuve tranquille.
— Je me sens un peu au-dessous de mon poids, cet après-midi, m'excusé-je.
— Ça va passer, assure M. Blanc.
— Pourquoi ?
— Parce que c'est anormal et que ce qui est anormal ne dure pas.
— Bien dit, l'abbé. On règle l'histoire du répondeur ?
Il l'avait oubliée, mais ça lui revient, alors il tire une chaise en face de moi et regarde le numéro écrit sur le morceau de frange blanche gommée.
— Il commence par un 3, fait-il, c'est la banlieue ouest, non ?
— Demande à nos services à quel abonné correspond ce numéro ; aux renseignements ils ne veulent pas le donner car il est sur la liste rouge.
Pendant qu'il se met en contact avec la section des bigophones, j'examine le petit interrogateur. Trois chiffres sont imprimés sur une autre bande de papier indiquant en anglais les différentes manœuvres qu'ils commandent. Ces trois chiffres permettent également de composer le numéro déclenchant le répondeur. Je lis « 7, 8, 0 ».
Combien de combinaisons différentes peut-on constituer avec ça ? Vouloir trouver la bonne par tâtonnement est impossible. Nous pourrions y passer plusieurs jours.
M.Blanc biche une pointe Bic et attire mon bloc-notes à lui.
Je le regarde griffonner, à l'envers. Il émet des grognements affirmatifs pour indiquer qu'il entend bien, suit et transcrit.
— Merci, conclut-il en raccrochant.
Il retourne le bloc face à ma pomme. Je lis :
— Jean-Baptiste La Goyet, Les Quéquettes-du-Roi, Yvelines.
J'opine et, comme mû par le coup de feu du starter, m'élance en plein dans l'enquête. A toute vibure, mon index polisson (moins que mon médius, mais il accompagne fréquemment celui-ci dans des virées glauques), compose le numéro de M. Jean-Baptiste La Goyet. Une sonnerie, deux, puis l'espace de léger craquement d'un répondeur qui se met en branle. Une voix de femme, appliquée, récite la formule classique : « Nous sommes absents, mais vous avez la possibilité de nous laisser un message en mentionnant votre nom ainsi que la date et la raison de votre appel. Attendez le signal sonore avant de parler. Biiip ! C'est à vous ! »
Je raccroche. Des formules de répondeur, y a des gens qui s'ingénient à les faire marrantes. La merde, c'est que lorsque tu les as entendues plusieurs fois, tu finis par ne plus les trouver drôles du tout. Je me rappelle en avoir composé une pour chez nous, dans le style Sana : gouaille et calembredaine. Au bout de pas longtemps, un pote qui me turlurait souvent m'a conseillé de « changer de disque ». Si bien que je suis revenu au classicisme. Un jour, tu verras, mes books aussi vireront Pléiade et tu ne trouveras plus de différence entre San-Antonio et Chateaubriand.
— Tu ne trouves pas bizarroïde, Blanche-Neige, que M. Jean Bonblanc ait possédé l'interrogateur de ce Jean-Baptiste La Goyet ?
— Évidemment.
— Tu veux bien demander à sa frangine quelle sorte de lien existait entre le défunt et le sieur La Goyet ? Va l'appeler sur un autre poste, j'ai besoin de ma ligne.
Le docile mâchuré s'évacue. Alors, je recompose le numéro et j'applique l'interrogateur sur la partie émettrice du combiné. Dès que le signal de parler est donné, j'enfonce successivement les petites touches rondes du 8, puis du 7 et enfin du 0 pour la discutable raison que Jean Bonblanc, d'après ses papiers, est née le 8 juillet 1930.
Mais ça ne donne strictement rien. Je recommence en formant 0, 7, 8, 0, des fois que le numéro de code comporterait quatre chiffres et, qu'ainsi, le 7 juillet serait exprimé par 07 et qu'il aurait placé le mois avant le jour. Re-zob ! Je m'emberlificote encore en faisant précéder par l'année et puis par je ne sais plus quoi. Mais non, franchement, je perds mon temps.
M. Blanc vient apporter sa grande ombre dans mon burlingue.
— La vieille n'a jamais entendu parler d'un Jean-Baptiste La Goyet, annonce-t-il. Tu ne penses pas qu'on devrait faire un tour aux Quéquettes-du-Roi ?
Coquette localité. Tranquillité garantie. De belles maisons trapues, anciennes fermes aménagées par des citadins en mal de résidence secondaire ; de l'espace, des platanes jouant aux quatre coins… On entend caqueter des poules invisibles. Des chats languissants prêtent leurs flancs au soleil. Un chien moucheté leur fout la paix car tout ce qu'il veut, c'est renifler des pissats délimités de qualité supérieure.
J'avise un garçonnet sur un vélo et l'interpelle :
— Sais-tu où demeure M. La Goyet, petit gars ?
Il prend la mine effarée d'un gamin infoutu de répondre à la question d'une grande personne.
— Je ne connais pas.
— Tu n'es pas d'ici ?
— Si.
— Et tu n'as jamais entendu parler de M. Jean Baptiste La Goyet ?
— Non.
Je lui prends congé d'une moue pas joyeuse.
— La poste ! conseille Jérémie.
— Quoi ?
II me désigne une fourgonnette jaune frappée du sigle des Postes françaises. La chignole est stoppée devant une opulente demeure. Je descends pour guetter l'employé. Il revient, sifflotant, nue-tête, la mine épanouie. C'est un jeune, déluré et sympa.
— Qui ça, dites-vous ? me fait-il réitérer.
— Jean-Baptiste La Goyet.
— Moi, pas connaître !
— Il existe cependant une ligne téléphonique affectée à ce nom-là ! objecté-je.
— Jamais entendu causer.
— S'il a le téléphone, il doit bien recevoir la facture !
— Pas s'il paie par prélèvement bancaire automatique.
— Mais, putain, m'emporté-je, tout individu reçoit du courrier : ses impôts, des notes d'électricité, les vœux d'une cousine, que sais-je !
Le postier n'apprécie pas mon opiniâtreté.
— Moi, en tout cas, je vous le répète, m'sieur, ce nom ne figure pas parmi ceux des gens que je dessers.
Et il regrimpe dans sa tire plus rutilante qu'un champ de colza.
— Demandez toujours au bistrot, me lance-t-il avant sa décarrade.
Le troquet est vide à cette heure indécise de la fin d'après-midi. Nous prenons place à une vieille table de bois ciré. Qu'à la longue, une étrange dame qui ressemble à un homme se pointe. Tignasse rouquinos, pantalon d'homme, chemise de grosse toile. Vioque, couperosée, le regard pendant, de la moustache et des touffes de poils au menton. Idiote ou beurrée, au choix. L'aspect vachement hermaphrodite sur le retour, je trouve. Quand tu t'adresses à elle, tu l'appelles « Madame et cher monsieur ».
Elle nous considère comme une poule qui viendrait de pondre un œuf d'autruche, avec l'air de se demander comment un aussi gros machin a pu lui sortir du trouduc.
— Bien le bonjour, langouré-je. Nous aimerions deux jus de fruit.
Elle ânonne quelques mots que je la prie de répéter. Je crois comprendre : « orange ou ananas » et opte pour l'orange.
La créature se traîne jusqu'à un frigo constellé d'autocollants célébrant la gloire d'Orangina (qu'on ne secouera jamais assez, moi je te le dis !).
Quand elle se ramène avec deux petites boutanches aux capsules rouillées, je lui pose la question à vingt francs :
— Connaissez-vous un certain Jean-Baptiste La Goyet ?
Elle prend l'air lointain de quelqu'un qui porte un coquillage vide à son oreille pour guetter le piaillement des mouettes et les sirènes des barlus. Ses pensées me paraissent engendrer un bruit d'engrenage mal huilé.
— Le vieux Baptiste, l'ancien cantonnier ? elle finit par désarticuler.
— La Goyet, précisé-je.
— L'est mort.
— Ce qu'on est peu de chose ! lamenté-je. Quand est-ce arrivé ?
Elle exécute un pet raté, mais elle a des excuses car elle l'a tenté avec sa bouche.
— Y a longtemps.
— Combien, environ ?
— J'sais pas : sept, huit ans…
— Et sa maison, comment va-t-elle ?
Nouveau pet buccal, un tantinet mieux réussi que le précédent.
— Y a personne dedans.
— Vous voulez dire qu'elle reste inhabitée ?
— Moui. Faut dire qu'elle vaut pas grand-chose.
— Où se trouve-t-elle ?
— V'voyez la route de Poissy ?
— Comme je vous vois.
— A cinq cents mètres du village, y a un transformateur électrique.
— C'est possible.
— Juste en face, y a la maison de Baptiste.
Elle sort un paquet de Gauloises de son pantalon, s'en visse une dans la clape et va l'allumer dans sa cuistance attenante.
Une maison, ça ? Plutôt une masure. Et pas en bon état.
D'abord, elle est minuscule : deux pièces à tout casser. Les volets tiennent fermés avec du fil de fer, et la porte à l'aide d'un cadenas. Les mauvaises herbes en ont entrepris l'assaut et sont sur le point de remporter la victoire. Le lierre parasite est si fort qu'il forme un tronc sinueux comme un cordage. Et puis il y a des orties, des « bouillons blancs » comme disait grand-mère.
On se regarde interdits, le négro et moi.
— Il doit y avoir maldonne, murmure Jérémie.
Comment imaginer que cette bicoque en ruine comporte le téléphone ?
Je suis déjà en train de m'expliquer à la loyale avec le cadenas, bien qu'il soit « de sécurité ». II constitue la seule chose presque neuve de la gentilhommière de feu La Goyet.
Je lui déballe quelques arguments bien sentis et il cède à mes instances comme le ferait une petite manucure à qui je raconte ma vie sexuelle en la lui faisant toucher.
A l'intérieur, c'est le clair-obscur. Ça schlingue le renfermé, le moisi, la paille pourrie. Il y a bien deux pièces en effet, ainsi que je le subodorais : une cuisine et une chambre. Foin d'ameublement. Il ne subsiste qu'un évier de pierre, une chaise disloquée et un tableau religieux représentant Notre Seigneur Jésus-Christ montrant son cœur à rayons aux pauvres pécheurs que nous sommes ; mais si tu crois que ça les impressionne, fume ! Le tableau se trouve dans la chambre. Hormis les trois éléments que je viens d'énumérer : ballepeau !
— Tu vois bien qu'il n'y a pas de téléphone ! obstine M. Blanc.
Effectivement, tout ici est d'une nudité angoissante. Le plâtre des murs est remplacé par des toiles d'araignée, le plancher de la chambre est vermoulu. De la paille tombe par une brèche du plafond, la masure comportant un bout de galetas.
J'écoute la stridence lointaine qui résonne dans mes tréfonds. Signal d'alerte. Kif les sous-marins lorsqu'un ballast déconne. Les mains aux vagues, je tourne en rond dans les quinze mètres carrés de chambre. Et puis, bon, je vais décrocher le Cœur Sacré de Jésus. Et derrière se trouve une niche comportant un appareil téléphonique posé sur un répondeur dont le voyant rouge est allumé.
Le Noirpiot écarte les deux charentaises superposées lui tenant lieu de lèvres, et me montre sa superbe langue violette entre une double rangée de crochets qu'il devrait passer au jus de réglisse, pas déclencher la convoitise d'un chasseur d'éléphants en mal d'ivoire.
— Et ça, c'est de la merde, monsieur l'inspecteur ? lui demandé-je.
En homme moderne, j'appuie sur la touche de rembobinage du répondeur, ensuite sur celle marquée play (parce que si tu ne possèdes pas quelques notions d'anglais, de nos jours, t'as meilleur compte de te retirer dans un hospice des Hautes-Alpes, tenu par des religieuses).
Une voix de femme dit :
— « Ici Edmée. Le type de Bruxelles a annulé son voyage. Il doit rappeler. »
Un clac ! Le message enregistré, invitant les éventuels correspondants à parler retentit de nouveau. Un bref signal sonore. Puis une voix d'homme :
— « Ici D.C.D., monsieur Bonblanc. Nous sommes le 17 juin ; il est huit heures du matin. Vous êtes probablement passé à votre banque et avez trouvé mes offres de services dans le coffre. Je suppose qu'elles vous laissent perplexe, c'est pourquoi j'entends vous fournir un échantillon de mes capacités. L'une des personnes qui vous encombrent va disparaître. Ainsi comprendrez-vous ce dont je suis capable. Nous négocierons, tout de suite après, l'élimination de la deuxième, que j'estime être la plus importante. Au plaisir ! »
— C'était hier, le 17 ! s'exclame Jérémie.
— En effet, dis-je ; c'était hier.