Cette idée ne le quitta plus.
Beuck était un homme cupide. Il estimait qu’il était stupide de ne pas profiter d’une fortune lorsque celle-ci passait à portée de main.
Le compte de Dorman allait être réglé incessamment. À qui donc profiterait cet argent ?
« Bon, pensa le gros homme, je m’institue son légataire universel. »
Comme il venait de prendre cette décision, ils pénétrèrent dans Toronto.
Dorman roulait à une allure de taxi en maraude. Il cherchait visiblement un hôtel.
Il ne tarda pas à en trouver un : un palace.
— Il ne se refuse rien, le bougre, grommela Beuck.
Il se rangea en bordure du trottoir et observa le comportement de Dorman.
Celui-ci arrêta la voiture devant l’hôtel et pénétra dans le vaste hall.
Beuck le vit parlementer à la caisse, puis un chasseur saisit la clef que tendait le préposé à la réception et guida Dorman jusqu’à l’ascenseur.
« Se coucherait-il déjà ? se demanda le policier. Peut-être désire-t-il prendre un bain ? Il est vrai qu’il doit être sérieusement fatigué par cette nuit mouvementée… »
Il s’approcha de l’automobile et essaya de voir à l’intérieur. C'était malaisé.
Mais Beuck avait plus d’une corde à son arc. Ce n’était pas du tout le genre d’homme à se laisser intimider par une serrure, fût-ce la serrure de sûreté d’une portière d’automobile.
Il sortit de sa poche un petit canif à lames multiples et se mit à travailler la serrure d’une porte arrière. Au bout de trois minutes, il arriva à ses fins, c’est-à-dire à ouvrir la portière.
Il aperçut immédiatement le paquet informe déposé sur le plancher. Il le palpa : c’était bien un corps humain. D’un geste brusque il souleva un pan de la bâche. Il découvrit la jeune femme ; il n’eut pas besoin de l’examiner pour réaliser qu’elle était morte.
Morte étouffée. Décidément, ce Dorman était un pauvre type. Il n’avait pas osé tuer sa victime, ce qui lui aurait singulièrement facilité les choses, car il aurait pu se débarrasser du cadavre en pleine campagne. Il avait pris des risques terribles en la conservant avec lui, et voilà que, sans qu’il l’ait voulu, la fille avait passé l’arme à gauche !
C'était moche pour lui !
Beuck rabattit le morceau de toile sur le visage du cadavre et referma la portière.
Un éclair de joie brillait dans son œil porcin. Cette découverte allait lui permettre de réaliser un gentil petit coup fourré.
Il entra à son tour dans l’hôtel et y prit une chambre.
Il consulta discrètement le registre des entrées. En regard du dernier nom de la liste — et c’était fatalement celui que venait de donner Dorman — il vit le numéro 114.
Lui avait le 118. Donc il était assuré d’être au même étage que l’autre.
La nuit était tombée… Beuck se pencha en ahanant afin de river son œil au trou de la serrure.
Il vit le lit de Dorman et, couché dessus à plat ventre, le petit gangster qui dormait profondément, épuisé.
Beuck sortit son petit canif. Comme il avait travaillé la serrure de l’auto, il travailla celle-ci et obtint les mêmes résultats.
La porte était bien huilée et ne grinça pas. Silencieux comme une ombre, il pénétra dans la chambre. Il tenait la main sur son revolver, prêt à tout. Mais l’autre était tellement accablé de fatigue qu’on aurait pu faire défiler des chars de trente tonnes dans sa chambre sans l’éveiller.
Or Beuck, le gros Beuck savait, lorsqu’il le fallait, s’alléger considérablement.
D’autre part, une carpette moelleuse comme de la crème feutrait le bruit de ses pas.
Il repoussa doucement la porte et se dirigea vers la chaise où Dorman avait jeté pêle-mêle ses vêtements.
Sans être nyctalope, Beuck avait la notion du noir. Il se mouvait dans l’obscurité comme un chat.
Il atteignit la chaise et explora les vêtements. La liasse était là. Il la saisit et tout son être en frémit de bonheur.
C'était rudement bon à palper, une pareille galette !
Il s’immobilisa, guettant le dormeur. Dorman ronflait comme un honnête homme.
Beuck sourit méchamment.
Il allait avoir un drôle de réveil, le frère !
Toujours sans le moindre bruit, il sortit de la chambre.
Il s’étendit dans un confortable fauteuil club et décrocha le téléphone.
— Montez-moi du whisky, dit-il, et du bon : de l’écossais !
— Parfaitement, monsieur, dit le préposé à la réception.
— Maintenant, passez-moi la communication avec Detroit.
Il donna le numéro téléphonique de Dudly. En attendant que les standardistes accomplissent leur office, il se mit à siffloter un air guilleret qui exprimait toute son allégresse.
C'était un petit malin, Beuck. Rien de plus réconfortant que de s’administrer à soi-même la preuve qu’on est un dégourdi de première.
Il y eut un grésillement de l’appareil.
— Allô ! s’impatienta-t-il.
Une voix, lointaine, dit :
— Allô !
Il reconnut la voix de Carlo.
— Ici Beuck, fit-il.
Il n’avait nul besoin d’en dire davantage. En l’occurrence, c’était le meilleur des sésames.
— Je vous passe le boss !
— Merci…
Il entendit la voix de Carlo annonçant triomphalement à son patron :
— C'est Beuck !
Puis il y eut la voix glacée, sèche comme un coup de trique, du gangster.
— J’écoute !
C'était tout lui, cela : « J’écoute ! » Ce simple verbe contenait toute sa morgue orgueilleuse, toute sa cruauté.
— Tout va bien, dit Beuck.
— Ah !
Et ce « Ah ! » n’exprimait rien, il était blanc. Il marquait simplement que l’interlocuteur lointain enregistrait les paroles du gros homme.
Beuck se racla le gosier.
— Nous sommes à l’hôtel du Lac, à Toronto, dit-il. Nous allons bien dormir, car nous sommes fatigués et les lits sont de première.
— Parfait, dit Dudly, j’y serai dans deux heures, le temps de fréter un avion-taxi.
— O.K… Chambre 114. Moi, je considère mon travail comme terminé, d’accord ?
— D’accord !
— Bon, vous pourrez me remplir un chèque pour le complément ?
— Évidemment !
Dudly raccrocha.
Beuck conserva un instant encore l’appareil. Ce diable d’homme le déconcerterait toujours.
Il haussa les épaules et commença à dénouer sa cravate.
Il l’avait dit, son boulot était achevé. Travail rapide et de bon rapport. Encore quatre ou cinq opérations de ce genre et il pourrait réaliser son rêve de vie à la campagne et de gastronomie !
Soudain, comme il allait se glisser dans les draps, il sursauta.
Quelque chose ne tournait pas rond dans cette histoire. Pas rond du tout : c’était le fric qu’il venait de rafler… Dudly aurait une conversation avec Dorman. Ce dernier n’aurait absolument rien à cacher, il dirait donc comment il s’était approprié la voiture et le fric… Ce détail ferait sourciller Dudly, auquel rien n’échappait. L’argent ayant disparu, il se douterait que Beuck n’était pas étranger à cette volatilisation. Alors…
Dudly se moquait du pognon, nous l’avons dit, du moins de ce pognon-là ; mais il y avait un chapitre sur lequel il ne plaisantait pas, c’était celui de la régularité. Ce serait un sérieux coup porté au prestige de l’ancien policier.
Dieu, que cela risquait donc d’être empoisonnant ! Comment faire ?
Il se rhabilla hâtivement et descendit dans le hall. Là se trouvaient des cabines téléphoniques automatiques. C’était mieux de les utiliser de préférence au téléphone du standard, car elles offraient l’avantage de ne pas laisser de traces de l’appel.
Il compulsa l’annuaire téléphonique de Toronto.
Il trouva rapidement ce qu’il cherchait. Il glissa un jeton dans la fente de l’appareil et composa le numéro qu’il venait de trouver.
— Allô ! La police municipale ?
— Oui…
— Dites-moi, il y a devant l’hôtel du Lac une bagnole contenant un cadavre de femme. Le type qui conduisait cette bagnole est descendu à l’hôtel…
Il raccrocha sans répondre aux demandes d’explications que le standardiste de la police réclamait à cor et à cri.
Il remonta dans sa chambre et se dévêtit…
Il alla s’embusquer derrière les rideaux de la fenêtre.
Les lumières de la ville embrasaient le ciel, composant une sorte de féerie multicolore.
C'était rudement bath !
En bas, le long des façades, les voitures s’alignaient. Il voyait très bien la grosse bagnole de Dorman. Cette voiture était une espèce de cercueil… Elle contenait un cadavre de femme.
Est-ce que la police allait se déranger ? Les flics canadiens n’allaient-ils pas croire à une mystification ?
Il attendit un bon moment… Déjà Dudly devait être à l’aéroport de Detroit, flanqué de son fidèle Carlo… Il grimpait dans un rapide petit taxi et serait bientôt là !
Beuck eut son attention saisie par l’arrivée d’une voiture noire qui se rangea avec un grincement de freins devant l’hôtel. Deux hommes vêtus d’imperméables clairs en descendirent.
Beuck n’eut pas à les regarder longtemps pour comprendre que c’étaient des flics.
Les flics sont identifiables sous toutes les latitudes.
Les deux hommes s’approchèrent des voitures en stationnement.
Ils se mirent à les considérer toutes. Ils en ouvraient les portières, car au Canada on ne ferme pratiquement jamais sa voiture à clef.
Cela ressemblait au jeu de « Tu brûles, tu gèles ». Beuck avait envie de leur crier :
— Non, pas celle-ci !
Enfin le plus grand des deux hommes posa la main sur la poignée de la porte — de la bonne. C'était précisément la portière ouverte par Beuck. Il se pencha à l’intérieur, éclaira le plafonnier…
De son poste d’observation, Beuck pouvait voir la scène à la lumière laiteuse de l’ampoule de la voiture.
Il vit même à nouveau le visage de la morte.
L’autre policier s’avança à son tour, hélé par son collègue.
Puis les deux hommes éteignirent la lumière, refermèrent la porte et tinrent un bref conseil de guerre sur le trottoir.
Ils devaient hésiter à se lancer aux trousses de l’homme que le mystérieux indicateur leur avait annoncé comme étant descendu dans le palace.
Ils devaient se dire que, vu la gravité du cas, ils feraient mieux d’en référer à leur supérieur. Ils craignaient qu’une fausse manœuvre compromît l’arrestation du meurtrier. L’affaire avait l’air assez sensationnelle.
Ils finirent par concilier les points de vue en se divisant en deux : le premier regrimpa dans sa voiture et partit à la recherche de renforts, le second se mit à l’écart sous un porche et attendit, surveillant le véhicule macabre, prêt à intervenir si son conducteur se proposait de repartir avec.
Beuck en piaffait d’impatience !
De son temps, on ne s’embarrassait pas d’un tel luxe de précautions : on fonçait dans le brouillard et tant pis s’il y avait de la casse !
Ce que les flics canadiens pouvaient être timorés, juste ciel !
Ça allait prendre combien de temps, cette plaisanterie ? Ils allaient peut-être téléphoner à la reine d’Angleterre pour savoir s’ils devaient ou non procéder à l’arrestation d’un dangereux criminel ?
Que d’histoires !
Beuck avait brouillé les cartes. Après tout, s’il avait eu une conscience, celle-ci eût été en paix. Dudly l’avait engagé pour qu’il retrouve Dorman et il l’avait retrouvé… De ce côté-là, on ne pouvait rien lui reprocher. Non, rien…
Il eut envie d’allumer une cigarette, mais il y renonça en songeant que la petite lueur incandescente risquerait de se voir d’en bas.
Il n’avait plus à se manifester du tout.
Il avait jeté des dés pour le compte des autres l’issue de la partie ne l’intéressait pratiquement plus.