CHAPITRE VIII Poursuite

Dudly regrettait de ne pas avoir tout de suite cherché la piste de Dorman. Mais, au bout du compte, il pensa qu’il n’avait pas fait du mauvais travail en vérifiant si le petit gangster avait emporté son magot. Il savait maintenant que Dorman ne possédait pas d’argent. Un type comme Dorman qui fuit à travers la vaste Amérique ne peut rester longtemps sans argent. Il se débrouille pour s’en procurer coûte que coûte. Et, ce faisant, il laisse forcément des traces de son passage.

Le chef de bande se tenait devant la voiture accidentée. Carlo respectait sa méditation.

Il comprenait que son chef avait raison de revenir sur les lieux du drame, car c’était de là que partait la piste de Dorman. Et Dudly ne vivrait pas tranquille tant qu’il n’aurait pas fait dire à cette petite fripouille qui avait voulu le faire disparaître.

Dudly tenait à la main une puissante torche électrique dont il promenait le faisceau un peu partout.

— Regarde ! dit-il soudain à son complice.

Carlo s’approcha et examina ce que lui désignait le gangster : une minuscule étoile rouge sur l’une des pierres du chemin.

— C’est du sang, dit-il.

— Oui, fit Dudly. Ce porc devait avoir une égratignure quelconque.

Il continua ses investigations. Une seconde gouttelette était visible un peu plus loin.

Ils surent ainsi la direction prise par le fugitif.

Plus loin encore, l’infaillible Dudly aperçut un lambeau d’étoffe accroché à une ronce.

— Compris, murmura-t-il, il a coupé à travers la forêt pour rejoindre le lac.

La piste d’un homme est beaucoup plus facile à suivre dans une forêt que sur une route ou à travers champs. Des traces de Dorman se succédaient. Bien malgré lui, et sans s’en douter, il avait joué au petit Poucet, parsemant sur son chemin de minuscules indices.

Des brins d’étoffe, des branches cassées, des pommes de pin écrasées, des traces de pas dans la mousse…

Dudly, courbé en deux, marchait comme un animal, le visage tendu.

Carlo, qui pourtant ne se donnait pas la peine de recueillir des indices, avait du mal à le suivre.

Ils marchèrent d’une allure rapide jusqu’au lac. Là, la poursuite devenait vraiment du billard. Dorman avait pratiqué une trouée continue à travers les roseaux. Il n’y avait pratiquement plus qu’à emprunter le couloir qu’il avait aménagé en passant.

Ils forcèrent encore l’allure.

— Nous l’aurons, grommela Dudly. Et quand nous l’aurons…

Carlo eut un faible sourire. Lorsqu’ils l’auraient, il y aurait une très belle séance.

Une séance hors classe, comme on n’en voit pas souvent !

Soudain, ils aperçurent la maison du garde, sur la droite. Les pas de Dorman piquaient droit dessus.

Dudly sortit son luger et s’avança vers la porte ouverte.

En partant, Dorman ne s’était pas donné la peine de la tirer, non plus que de supprimer la lumière.

Les deux hommes s’avancèrent jusqu’au seuil et regardèrent à l’intérieur. Tout était silencieux. On ne distinguait aucune trace de lutte.

— Qu’est-ce que ça veut dire, cette boîte grande ouverte ? chuchota Carlo.

Le boss haussa les épaules.

— Nous allons bien voir.

Il fureta autour de l’habitation et trouva le sentier conduisant à l’embarcadère.

Il vit le ponton : aucune embarcation n’y était amarrée.

— Dorman a pris le bateau du gars qui habitait cette maison, réalisa-t-il. Peut-être même s’est-il fait piloter sur l’autre rive.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? fit Carlo.

Son index tendu désignait une masse sombre qui flottait en bordure de la rive, au milieu des plantes aquatiques.

Dudly dirigea le pinceau de sa lampe dans la direction indiquée. Le faisceau blême tira de l’obscurité un visage boursouflé.

— C'est un mec ! s’exclama le fidèle secrétaire.

Ils coururent à l’endroit où gisait l’individu et, à l’aide de bâtons, l’amenèrent tout contre la berge sur laquelle ils le hissèrent.

L’homme était mort. Il avait reçu dans le cou une balle qui lui avait arraché la moitié du menton.

Une chevelure rousse était plaquée sur le visage du mort.

— Dorman commence à faire parler de lui, dit Dudly. Il a bel et bien emprunté le bateau de ce type. L'autre a dû émettre des objections et alors…

— Il nous glisse des pattes ! se lamenta Carlo. Ça va être coton pour le retrouver, maintenant, s’il a réussi à passer au Canada.

— Dussé-je le poursuivre jusqu’en enfer, je l’aurai ! coupa Dudly d’un ton hargneux.

Ça n’était pas le moment de lui chercher des noises.

Le gangster revint à la maison du garde. Il entreprit d’en inventorier les meubles.

Cette activité singulière surprit Carlo au plus haut point. Ce genre de pillage ne correspondait pas du tout à la règle de conduite de Dudly. Il ne se serait pas baissé pour ramasser un billet de cent dollars.

Ce n’était, à coup sûr, pas de l’argent que recherchait le chef de bande.

Alors ?

Soupçonnait-il le mort d’avoir été un complice de Dorman ?

C'était folie de caresser une pensée pareille. Dorman ne pouvait prévoir ce qui allait arriver.

Tout à coup, Dudly s’arrêta de fouiller les tiroirs. Il venait de mettre la main sur un gros portefeuille ; il avait bien entendu laissé de côté les billets de banque que contenait celui-ci et examinait à présent les papiers qui s’y trouvaient.

Carlo se demanda pourquoi son patron avait l’air à ce point satisfait.

Qu’avait-il trouvé qui pût à ce point le dérider ?

Dudly devina que son second était rongé jusqu’à l’os par la curiosité et il eut pitié de lui.

— J’ai trouvé les papiers du bateau, dit-il. Il s’agit d’un canot à moteur baptisé The Sky.

Carlo en rosit d’admiration.

Il fallait vraiment que Dudly ait autre chose que du pâté de foie dans le crâne pour avoir pensé à vérifier un détail de ce genre.

Détail qui revêtait une importance primordiale.

— Allez, trancha Dudly, ne perdons pas de temps : en ville !

* * *

Il était plus de quatre heures du matin lorsqu’ils parvinrent à Detroit après avoir parcouru en sens inverse le chemin à travers les roseaux et la forêt.

Une faible animation régnait déjà à l’entour des gares et des stations de tramway. Le peuple pacifique des dimanches matin, composé de pêcheurs à la ligne et de campeurs, se préparait à déserter la ville industrielle.

Carlo, qui conduisait, demanda :

— Où allons-nous ?

— Beuck, répondit laconiquement Dudly.

C'était suffisant pour Carlo.

Beuck était un ancien inspecteur de la police fédérale qui avait eu des ennuis.

Il avait été pris, une dizaine d’années plus tôt, en flagrant délit de corruption et licencié avec pertes et fracas, car son affaire — malheureusement pour lui — était tombée au beau milieu d’une vague de pudeur, et la presse l’avait montée en épingle.

N’importe qui, à la place de Beuck, se serait suicidé ou pour le moins expatrié.

Beuck, sans hésitation, était allé sonner à la porte des plus notoires fripouilles de l’État, Dudly en tête, et avait tenu à chacune le langage suivant :

— J’étais un bon policier, à preuve mon avancement rapide, mais j’aime l’argent, à preuve mon licenciement. J’entends gagner de l’argent, mais en gagner en tant que policier. Je vous propose donc mes services ; non comme homme de main, mais comme collaborateur indirect pour les recherches, filatures, missions d’information, etc. Vous serez bien servi, d’autant que je connais à fond toutes les ficelles du métier…

Cette étrange offre d’emploi avait recueilli un certain succès.

Les gangsters savent tous que leurs plus précieux auxiliaires sont les policiers.

Celui-ci donna toujours toute satisfaction.

En stoppant devant le domicile de Beuck, un coquet immeuble dans le quartier résidentiel, Carlo se disait qu’en effet il était l’homme idéal pour retrouver la piste de Dorman. Avec lui on pouvait être certain du résultat.

Carlo descendit de voiture, aussitôt suivi de son chef.

Ils appuyèrent sur le bouton qui ornait la plaque de cuivre. Un long moment s’écoula. Puis une voix ensommeillée bougonna :

— Qu’est-ce que c’est ?

— Dudly ! dit Carlo.

Un déclic.

Le locataire venait d’actionner la gâche électrique de la porte d’entrée.

Les deux hommes pénétrèrent dans le hall. Ils gagnèrent l’ascenseur qui les hissa jusqu’au douzième, où se trouvait l’appartement de l’ancien flic.

Celui-ci les attendait sur le pas de sa porte.

C’était un gros homme aux petits yeux fureteurs, au visage adipeux. Il avait la peau fraîche comme un vieux bébé.

Il était drapé dans une robe de chambre qui ressemblait à la palette d’un peintre futuriste.

Ses cheveux, qu’il faisait couper extrêmement court, couvraient son large crâne d’une sorte de gazon dru.

Il semblait passablement maussade.

— Salut, dit Dudly.

Beuck s’effaça pour le laisser passer.

Lorsque les trois hommes eurent pénétré dans le confortable logement, Beuck éclata :

— Dudly, fit-il, je ne sais pas si vous l’avez remarqué, mais c’est dimanche et il est dans les alentours de quatre heures.

— Je sais, fit sèchement Dudly qui détestait le persiflage, même de la part de Beuck.

Beuck bâilla.

— Y a le feu, ou quoi ? demanda-t-il.

Dudly se laissa tomber sur un siège.

— Je boirais bien un coup de raide.

— Faites, soupira Beuck en désignant une cave à liqueurs abondamment garnie.

Dudly prit une bouteille de whisky et se versa une forte rasade dans un grand verre.

Carlo l’imita.

Beuck trouva exagérée la ration qu’il s’était octroyée.

— C’est du véritable scotch, fit-il observer, une bouteille vaut le salaire hebdomadaire d’un balayeur.

— Nous ne sommes balayeurs ni l’un ni l’autre, observa Carlo.

— Asseyez-vous, ordonna Dudly, et cessez de vous trémousser à cause de votre damné pétrole, Beuck !

— Pétrole ! Pétrole ! bougonna l’ancien policier. On voit bien que ça n’est pas vous qui payez la note.

— Voyons, Beuck, je vous lâche assez de pognon pour que vous remplissiez tous les matins votre baignoire avec ce whisky d’origine.

Il appuya sur les mots :

— Vous le savez bien…

Beuck le savait si bien qu’il préféra ne pas insister.

— Que se passe-t-il ? coupa-t-il.

— Vous connaissez Dorman ?

Beuck fronça ses sourcils touffus.

— Dorman, n’est-ce pas ce petit tordu qui bricole dans les tripots ?

— Si.

— Vous vous intéressez à lui, Dudly ? s’étonna l’ex-policier.

— Vous voulez dire qu’à la minute présente c’est le seul être humain pour qui j’éprouve un intérêt absolu.

— Non ?

Beuck guetta une approbation chez Carlo, mais celui-ci n’avait pas envie de se manifester : il était littéralement fourbu.

— Ce « petit tordu », ainsi que vous l’appelez, a essayé de m’empoisonner. Il m’a tué deux hommes auxquels j’avais la faiblesse de tenir ; ce sont des choses qu’un type comme moi admet difficilement, vous comprenez ?

— Je comprends.

Dudly alluma posément l’un de ses fameux cigares dont la bague portait ses initiales.

— Vous connaissez ma baraque : le Nid d’Aigle ?

— J’ai eu l’honneur d’y être invité à dîner un soir, vous en souvient-il ?

— Oui… À mi-chemin, Banane, mon chauffeur, est mort, ma voiture a percuté un arbre, ce qui a étourdi Carlo. Dorman en a profité pour jouer la fille de l’air. J’ai suivi sa trace jusqu’à la maison d’un garde-pêche, en bordure du lac Saint-Clair. Il a tué le garde, s’est emparé de son bateau et a mis le cap sur la rive canadienne. Il y a une chance sur deux pour qu’il évite les douaniers canadiens. S’il est cueilli, je veux savoir où on l’a incarcéré. S'il a réussi, je veux savoir où il est ! Le bateau volé s’appelait The Sky. Beuck, il me faut des nouvelles de ce gars-là avant ce soir !

— Avant ce soir ?

— Oui.

— Un dimanche ! Hum, fit Beuck, je vous préviens, Dudly, ce sera cher.

— Ça ne sera jamais trop cher, coupa le gangster.

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