Dudly descendait les escaliers de la cave en triturant son revolver. L'heure de la vengeance avait sonné. Il allait enfin avoir avec Dorman cette « conversation » qu’il désirait depuis si longtemps.
Il était fier de lui, car cet instant crucial lui prouvait une fois de plus qu’il était un chef absolu.
Carlo le suivait, tête basse. Le fidèle collaborateur se sentait triste. Il avait beau essayer de secouer cet accablement, il ne pouvait se défaire de son air morose.
Dudly longea le couloir et s’arrêta devant la troisième cave. Il tourna la clef dans la serrure, ouvrit.
Puis il actionna le commutateur, mais la lumière ne se fit pas. Il fronça les sourcils et regarda vivement en direction de la chaise.
Il fut rassuré en apercevant la silhouette immobile.
— Carlo, dit-il, l’ampoule est grillée, va vite en chercher une autre.
Il ajouta :
— J’aime bien voir la gueule des gens qui me parlent !
Carlo, docile, fit demi-tour.
Pendant qu’il s’absentait, Dudly s’approcha de la chaise et frotta une allumette.
Il sursauta en avisant le cadavre rigide de Beuck.
Il lui fallut un certain temps pour réaliser que Dorman ne se trouvait plus sur la chaise où lui-même l’avait énergiquement ligoté.
C’était tellement inattendu, tellement énorme qu’il ne comprit pas… Pas assez vite.
Il eut le sentiment aigu qu’un danger le menaçait, il sortit son revolver et se retourna ; mais trop tard… Il éprouva un rude choc dans le dos et il en eut le souffle coupé. Il sut aussitôt ce qui lui arrivait : c’était un couteau ; un couteau que l’on venait de lui plonger dans les reins.
— Salaud ! grommela-t-il.
Plus que la douleur physique, la rage d’avoir été possédé par un petit tocard comme Dorman lui faisait mal.
Il acheva pourtant son mouvement de volte-face et leva son arme en direction d’une silhouette qui se ruait dans l’ombre.
Par trois fois il tira.
Puis son bras retomba, inerte, le long de son corps, et il demeura immobile, surpris par la curieuse langueur qui annihilait ses facultés.
Il avait mal et se sentait las.
Carlo arriva en courant. Il tenait une ampoule à la main.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-il.
Personne ne lui répondit.
Il s’affola, saisit l’ampoule précédente et se rendit compte qu’elle était brisée.
Le fait lui parut terriblement suspect.
— Hé, Dudly ! fit-il d’un ton étouffé. Réponds-moi, quoi !
Il ôta l’ampoule brisée de la douille, glissa la nouvelle, et une lumière crue inonda la pièce.
Il vit alors Dudly, debout au milieu de la cave. Mais un Dudly qu’il ne connaissait pas. Le chef de gang était d’une pâleur mortelle et chancelait.
— Qu’est-ce que tu as ? demanda Carlo.
L’autre secoua faiblement la tête.
Carlo aperçut alors le manche du couteau émergeant des vêtements de Dudly. Et il vit Dorman, blotti dans un coin de la cave, avec un bras ruisselant de sang.
Un étrange sourire illuminait la face étroite du petit gangster.
Il regarda Carlo.
— Je l’ai eu, fit-il. Beuck a pu me libérer avant de crever. Ce que je suis content !
Il regarda Dudly.
— Tu te croyais invincible, hein ? Et pourtant, un petit gars de rien du tout t’a eu… Tu vas y passer, Dudly… Si on retirait le couteau, tu serais mort… T’en as pour quelques minutes avant d’aller rejoindre le diable.
Il éclata d’un rire démentiel qui mit à vif les nerfs de Carlo.
Dudly recula d’un pas, puis de deux, et appuya son épaule gauche contre le mur. Il haleta :
— Carlo, fais parler cette petite ordure… Je veux qu’il te dise qui… qui l’avait payé pour me buter.
Carlo ne broncha pas.
— Tu as compris ? fit Dudly d’une voix faible mais mauvaise.
C'était toujours le chef, il fallait lui obéir.
Dorman haussa les épaules.
— Ne vous donnez pas la peine de me torturer, dit-il, je ne sais pas du tout quel homme bien intentionné voulait vous avoir, Dudly… J’ai reçu un coup de téléphone, tout s’est fait par téléphone. Mon interlocuteur ne voulait pas se mouiller. C’est lui qui a eu l’idée du cuisinier tué et de l’autre, à la gomme, pour vous empoisonner, car il tenait à ce que vous partiez en douceur… Il m’a envoyé du fric. Mais je ne l’ai jamais vu et j’ignore son nom…
Il ajouta :
— Et je le regrette : j’aurais voulu pouvoir vous dire le nom d’un homme qui vous hait au point de lâcher une si forte somme pour vous savoir en terre !
Dudly ferma les yeux. Cela bourdonnait dans sa tête. Il avait mal et peur… Peur de ce qui allait lui arriver.
Soudain il eut un léger soubresaut et il griffa le mur pour s’y retenir, mais le mur se dérobait sous ses doigts engourdis.
Il glissa de côté, lentement d’abord. Sa chute s’accéléra et il tomba brutalement, la tête en avant, sur le ciment.
Dorman et Carlo restèrent un instant silencieux, à regarder avec de grands yeux la chute de ce géant du crime.
Puis Dorman se mit à rire, d’un rire aigrelet, chétif.
Il riait de tout son cœur, sans pouvoir s’arrêter.
— Je l’ai eu, fit-il. Moi, Jerry Dorman, le petit Dorman, j’ai crevé le grand Dudly… Tu leur diras, à tous, que Dorman a eu le roi des grands patrons, le caïd des caïds, tu leur diras, hein, Carlo ?
Il se tut soudain et prit dans sa main gauche son bras droit blessé.
— J’ai fait le boulot dont m’avait chargé l’inconnu. Bon Dieu, quel dommage que je ne sache rien de lui ! Je voudrais qu’il sache que c’est moi qui ai eu Dudly…
Carlo haussa les épaules.
— Il le sait, fit-il.
— Hein ? fit Dorman sans comprendre.
Carlo s’approcha de lui.
— C'est moi, le mystérieux type du téléphone.
Dorman crut qu’il bluffait, il se refusait à admettre l’énormité de la chose. Mais, en examinant le regard farouche de l’homme, il sut qu’il disait vrai.
— C'est toi ? murmura-t-il.
— Oui.
— Pourquoi ?
— Parce que j’en avais marre d’être le larbin d’un despote…
Dorman ouvrit de grands yeux.
— Sapristi, Carlo, mais…
— Quoi ?
— Pourquoi tu ne t’en es pas chargé toi-même ?
Carlo haussa les épaules… Il regarda le cadavre de Dudly avec une certaine nostalgie.
— Je n’en étais pas capable, avoua-t-il ; même les despotes savent se faire aimer…
Il redressa la tête.
— Mais, maintenant, je suis le chef !
Il leva son revolver et logea une balle dans la tête de Dorman.
Et il sut qu’en effet il était devenu le chef.