— Les mains en l’air ! dit le gangster.
L’autre s’empressa d’obéir.
Dudly se tourna alors vers Carlo.
— Fouille-le, ordonna-t-il.
Le secrétaire promena ses mains sur les vêtements de Zaridès.
— Il n’est pas armé, fit-il.
— Approche ! intima Dudly.
L’autre fit quelques pas en tremblant. Il avait les lèvres brusquement vidées de leur sang et son teint devenait d’un vilain gris plombé.
— J’attends tes explications, fit Dudly.
Mais l’autre ne se souciait point d’en donner.
Banane arriva sur ces entrefaites, l’air rageur.
Il s’avança sur Zaridès.
— Alors, tu voulais nous sucrer, hein, mon ordure ! ricana-t-il. Tu oublies à qui tu as affaire. C'est pas une nave, Dudly, on te l’avait pas dit ? Seulement, maintenant, ça ne peut plus te servir à grand-chose de le savoir…
— La ferme ! lança brusquement Dudly. J’ai à parler avec ce monsieur.
Il se tourna vers ce dernier.
— Je suis très méfiant, lui dit-il. Lorsqu’on me tue un cuisinier et qu’on m’en déniche un autre immédiatement après, je ne puis m’empêcher de trouver ça louche. Alors je fais savourer les petits plats de cette perle par un chien.
Il poussa du pied le cadavre de l’animal.
— Va enterrer cette charogne, Banane, et creuse un grand trou, car il y aura du monde à mettre en sa compagnie.
Il poussa le cuisinier sur le divan d’un rapide coup de genou dans le bas-ventre.
— Qui t’a envoyé ? demanda-t-il.
Zaridès resta bouche close.
— Tu n’es pas raisonnable, décréta Dudly. Je te préviens que si tu ne parles pas, il va t’arriver des choses très désagréables !
Pour appuyer ses dires, il sortit un briquet à gaz de sa poche, le fit jouer et approcha la petite flamme du visage de Zaridès.
Une épouvantable odeur de chair brûlée emplit le salon.
Le Grec eut un cri étouffé.
— Tu vois, dit Dudly en retirant la flamme, c’est un petit hors-d’œuvre. Même pas : un amuse-gueule… Ce serait plus drôle si j’approchais cette flamme de toi après t’avoir arrosé d’essence. Au fait, on pourrait jouer à ça, poursuivit-il, il y a longtemps qu’on n’a pas joué à Jeanne d’Arc…
Il fit un signe à Carlo.
— Allons dans le hangar, dit-il, nous serons mieux pour parler.
Lorsqu’ils furent dehors, Zaridès, risquant le tout pour le tout, se mit à courir en direction de la route.
Carlo sortit presque instantanément son revolver.
— Ne tire pas ! lui lança Dudly. Je le veux vivant !
Ils se lancèrent à sa poursuite, coudes au corps ; mais le cuisinier avait un avantage sur eux : sa vie était en jeu et il ne devait compter que sur ses jambes.
Il prit une certaine avance et réussit à distancer ses poursuivants.
Comme il atteignait l’extrémité de la propriété, à l’endroit précis où les sapins devenaient plus touffus, il vit se dresser devant lui Banane, lequel tenait une bêche à la main.
Il essaya de louvoyer, mais ses crochets furent vains, car le chauffeur, avec beaucoup d’adresse, lui envoya son outil dans les jambes.
Zaridès trébucha, piqua tête la première et s’abattit dans l’herbe.
Avant qu’il ne se fût relevé, Banane était sur lui et le mettait out d’un solide coup de pied dans la tempe.
Il allait s’acharner sur sa victime lorsque Dudly les rejoignit, toujours flanqué de Carlo.
— Stop ! cria-t-il.
Il tira de sa poche un élégant mouchoir de soie et s’épongea le front.
— Emmenez-moi ce petit nerveux dans le hangar.
Zaridès ne reprit connaissance que lorsqu’il fut étendu sur le bitume.
Un faible soupir fusa de ses lèvres.
— Alors ? demanda Dudly. Le coureur à pied se sent mieux ?
Zaridès se frotta le crâne.
— Je n’aime pas beaucoup les dégourdis de ton espèce, avertit le gangster.
Il fit signe à Banane d’apporter l’un des bidons d’essence qui s’étageaient au fond du garage.
Banane connaissait la technique de son chef. Il dévissa le bouchon du récipient et répandit son contenu sur la personne du cuisinier mort de frousse.
— Si tu ne me dis pas le nom de celui qui t’a chargé de m’empoisonner, tu vas griller comme une botte de paille, promit-il.
L'autre secoua la tête.
— Tu ne veux pas parler ?
— Non.
— Très bien, fit Dudly.
Il s’empara de son briquet et l’actionna.
Très lentement, il approcha la flamme.
— Non, non ! râla l’autre.
— Tu vas parler ?
Il y eut une seconde d’un affreux silence. Les quatre hommes retenaient leur souffle.
— Si je parle, balbutia le cuisinier, vous me ferez quoi ?
— Cela dépend de l’intérêt de tes paroles.
L'autre hésita. Il savait qu’il ne pouvait se fier à Dudly, ni compter sur son indulgence. Mais il savait aussi que, s’il ne parlait pas, il mourrait grillé, et cette perspective ne lui souriait pas le moins du monde.
— D’accord, murmura-t-il.
Un éclair de satisfaction passa dans le regard de Dudly.
— On devient raisonnable ? C'est bien, ça… Très bien. Ainsi donc, je reprends ma question : qui t’a chargé de me liquider ?
— Dorman.
Dudly fronça le sourcil. Dorman était un petit arnaqueur sans envergure qu’il connaissait tout juste de réputation et auquel il n’avait jamais prêté la moindre attention.
Quelle idée prenait à ce demi-sel de vouloir l’assassiner ?
Il médita un instant.
— Dorman, fit-il. Tiens, tiens… C'est lui qui a liquidé mon petit Chinois ?
— Oui, fit Zaridès.
Le coup avait été soigneusement mijoté. Dorman savait que Dudly passait ses week-ends au Nid d’Aigle et qu’il était gourmand comme une chatte.
Il savait aussi qu’il s’adressait à l’agence Nielson pour recruter ses gens de maison.
En présentant une perle juste avant la demande que Dudly ne manquerait pas de faire, il était à peu près certain que celle-ci serait engagée.
Pas mal combiné, au fond !
Car l’autre n’ignorait pas qu’il était difficile d’atteindre Dudly.
Un traquenard et des coups de mitraillette auraient pu échouer et auraient mis le chef de bande sur ses gardes. Sans compter qu’il aurait nécessité un vrai déploiement de forces. Tandis que, de cette manière sournoise, il jouait sur le velours.
Sans le flair infaillible de Dudly, champion incontestable de la déduction, c’était dans la poche.
Et comment !
Dudly approcha son visage de celui de l’homme qui suait à grosses gouttes.
— Et pourquoi voulait-il que je claque, Dorman, hein ?
— Je ne sais pas, répondit le faux cuisinier épouvanté.
— Tu ne sais pas ? Tu ne sais pas non plus pourquoi tu as pris ma clef alors que tu me croyais mort ?
— Non, non, balbutia Zaridès, c’est lui qui m’a ordonné tout ça.
Dudly plongea sa main dans la poche de son prisonnier et récupéra la clef.
— Et tu devais revoir Dorman quand ? demanda-t-il.
— Je devais lui téléphoner sitôt que…
Le chef de gang fit claquer ses doigts.
— Eh bien, mais… Pourquoi ne lui téléphonerais-tu point, en effet ? Allons, viens ! ordonna-t-il.
Il conduisit le malheureux cuisinier jusqu’au premier appareil téléphonique de la maison, lequel se trouvait dans le hall d’entrée.
— Écoute, fit-il, si tu te montres à la hauteur, je pourrai peut-être faire quelque chose pour toi… Tu vas téléphoner à Dorman exactement comme si ta mission avait réussi. Tu vas lui dire qu’on est clamsés, moi et mes hommes, et que tu as pu récupérer la clef. Aie l’air content de toi. Ce salopard t’avait promis combien pour faire ça ?
— Cinq sacs ! dit l’autre.
Dudly siffla entre ses dents :
— Mazette, cinq mille dollars ! Il a les moyens, Dorman, dis donc !
Il tendit le récepteur à Zaridès.
— Demande-le… Et pas de coup fourré, autrement tu regretterais qu’une femme t’ait mis au monde, compris ?
Lui-même prit l’autre écouteur.
D’un index tremblant, le cuisinier composa le numéro de son employeur.
— Allô, Dorman ? demanda-t-il d’un ton qui se voulait courageux.
— Parfaitement. C'est Zaridès ?
— Oui. C'est fait, boss, le type est groggy, ainsi que sa bande…
— Ç’a été facile ?
— L’enfance de l’art !
— Tu as la clef ?
— Je l’ai.
— Bon, tu peux rappliquer tout de suite ?
Dudly fit rapidement signe à son prisonnier de répondre par l’affirmative.
— O.K., prends la bagnole de Dudly. Laisse-la dans les faubourgs et tape-toi un taxi. Je ne tiens pas à ce que tu amènes son tombereau devant ma porte, il barrerait la rue.
— Bon.
— Démerde-toi, je t’attends !
Zaridès raccrocha et regarda Dudly avec effroi. Il sentait que, maintenant que le chef de bande lui avait fait jouer son rôle, il n’avait plus du tout besoin de lui et qu’il avait tout à redouter de cet homme impitoyable.
— Viens ! ordonna Dudly.
Ils retournèrent au hangar.
— Qu’allez-vous… Qu’est-ce que ?
Le Grec flageolait.
— Tu le verras bien, dit Dudly. Où serait l’élément de surprise si je te racontais à l’avance ce qui va se passer ?
— Vous n’allez pas me tuer !
Dudly lui mit presque gentiment la main sur l’épaule.
— Écoute, dit-il, j’espère que tu n’as pas cru une seconde que j’allais offrir une maison à la campagne au type qui a cherché à m’empoisonner ! J’en ai liquidé parce qu’ils me regardaient de travers, alors, tu juges ?
Une troisième fois, il sortit son briquet.
Avant de le frotter, il dit à Banane dont les yeux brillaient de convoitise :
— Prends un fil de fer et attache-lui une patte à cet anneau scellé dans le mur.
— Non ! non ! hurla Zaridès.
— Décidément, fit Carlo qui, jusque-là, n’avait rien dit, c’est une drôle de nave que ce mec-là… Il m’écœure.
— Oui, renchérit Dudly. Il était tout juste bon à faire la cuisine.
Banane ligatura solidement la cheville du malheureux au moyen d’un énorme fil de fer.
Il attacha l’autre extrémité du fil à l’anneau que lui avait désigné Dudly.
— C’est solide ? interrogea Carlo.
— Un bœuf ne pourrait pas se sauver ! répliqua Banane.
Dudly déclara :
— Prends un autre bidon d’essence, répands-le en flaque sous ses pieds, et fais une traînée de plusieurs mètres, on va sûrement rire.
Banane s’exécuta.
Zaridès tremblait de tous ses membres. Une sueur glacée inondait son front, ses tempes et la paume de ses mains.
— Non, non, haleta-t-il comme un leitmotiv.
Il avait compris et il crevait de frousse.
S'il avait eu un revolver à sa disposition, il se serait fait sauter la cervelle sans hésiter.
— Es-tu un homme ou une souris ? lui demanda Dudly. Quand on se mêle de tuer les gens, il faut être certain de bien savoir mourir.
Le gangster était étrangement calme et maître de soi. Un vague et inquiétant sourire apparaissait parfois sur ses lèvres minces. Mais la bouche de Dudly n’était au fond pas faite pour le rire.
C'était une bouche cruelle.
La bouche d’un homme qui ne profère que des mots précis et n’exhibe que des sentiments vénéneux.
Il tenait à sa merci un homme qui avait voulu le détruire et il aurait voulu le déchirer de ses propres mains, lui arracher le cœur avec ses propres ongles.
Il fallait qu’il infligeât à Zaridès une mort exemplaire, à cause de son standing de gangster.
Il fallait qu’il conserve la face devant ses deux subordonnés.
Il actionna le briquet, se pencha, approcha la flamme mouvante du ruisselet d’essence jusqu’à ce que celui-ci prît feu.
Une flamme gigantesque s’éleva alors, mince et haute comme une barrière. Elle courut en direction de l’homme enchaîné, devenant plus haute, plus nourrie à mesure qu’elle approchait de lui. Puis, soudain, ce fut comme le grand soleil dans un feu d’artifice.
Il y eut une sorte de claquement de drapeau malmené par le vent.
Zaridès s’embrasa comme une torche.
C’était formidable et grandiose. L'homme eut l’air d’une sorte de dieu du feu.
Il poussa un cri terrible.
Le feu sembla le dilater, lui faire dépasser la mesure humaine.
Il se tordit dans son fil, puis se jeta à terre.
Une affreuse odeur de chairs calcinées se répandit à la ronde.
Le cuisinier se tut.
Son corps subit alors la transformation contraire, c’est-à-dire qu’il se racornit, se recroquevilla.
Le brasier diminua d’intensité. Ce ne fut bientôt plus qu’une immonde masse incandescente qui se mit à grésiller dans le hangar comme une pomme sur le feu.