CHAPITRE VII Canotage au clair de lune

Dorman déboucha de la forêt.

Le lac scintillait à ses pieds, sous la clarté diffuse de la lune.

La nuit était alourdie de senteurs de végétaux auxquelles cet homme de tripot n’était pas habitué et qui le chaviraient un peu.

Il était exténué, mais ne sentait pas sa fatigue.

Son salut lui importait plus que tout au monde. Jusque-là, ça n’avait pas trop mal marché. Pas mal du tout, même !

Dudly devait encore ignorer l’accident survenu à ses hommes. Et il mettrait un bout de temps avant de retrouver sa trace.

Dorman comptait bien mettre ce lac et la frontière canadienne entre lui et le dangereux chef de bande.

Il regarda l’immensité paisible des eaux. Au-delà de cette étendue grise, il y avait sa liberté…

Mais comment traverser ?

Il se mit à suivre les berges du lac.

Il avançait prudemment dans les roseaux, pareil à une bête fauve qui, la nuit, s’approche des campements.

Au milieu des joncs, il ne craignait absolument rien. Ceux-ci renforçaient l’obscurité et le dérobaient à toutes recherches. Seulement, des roseaux n’ont jamais été longtemps hospitaliers et il devait en sortir ; en sortir vite, avant le retour du jour.

Il marcha longtemps.

Il ne parvenait pas à apprécier les distances. Il suivait docilement les contours capricieux du lac. Parfois, ses pieds s’enfonçaient dans des zones de terrain marécageux. Il avait de la boue plein ses chaussures, ce qui alourdissait sa marche. Il se sentait pesant comme un scaphandrier.

Il avança ainsi près de deux heures, à demi courbé par la fatigue. Des étincelles d’or crépitaient dans sa tête. Il ressentait comme une sorte de brûlure aux genoux.

Des tiges de roseau brisées lui piquaient les jambes.

« Bonté divine ! se dit-il soudain, je vais crever de lassitude dans ce marécage ! »

Et juste comme il faisait cette constatation, il découvrit une lumière à quelques pas de lui.

Elle était à sa droite et, en marchant ainsi tête basse, il avait bien failli ne pas la voir.

Il découvrit, à la clarté de la lune, une maison basse, trapue, contre les murs de laquelle séchaient des filets.

Des filets ! Cela voulait dire que la maison était habitée par un pêcheur. Or un pêcheur qui se sert de filets a forcément un bateau. Et un bateau, c’était tout l’idéal de Dorman à la minute présente !

Il sortit doucement des roseaux et s’approcha de l’habitation à pas de loup.

La lumière filtrait par les petits carreaux d’une fenêtre.

Le gangster se plaqua contre le mur de la bicoque et jeta un regard prudent à l’intérieur.

Il vit une pièce basse, en désordre. Un homme grand et roux mangeait une soupe au lard en lisant un vieux journal en lambeaux.

Il paraissait être le seul occupant de cette demeure isolée.

Dorman tira son revolver.

Il hésitait sur la façon d’entrer en matière. S'il frappait, cette visite nocturne semblerait tellement insolite au locataire qu’il ne sortirait pas, du moins sans être armé.

Ça avait l’air d’un rude gaillard !

Dorman n’était pas précisément courageux ; pourtant, avec un revolver, il se sentait moins seul.

Il décida d’avoir recours à une ruse.

Il contourna la maison afin que sa voix semblât venir de loin et il se mit à crier :

— Au secours ! À l’aide ! Je me noie !

Il vit, un instant plus tard, que son stratagème avait parfaitement réussi.

Un rectangle de clarté jaune s’abattit sur le seuil de la maison. L’homme roux venait d’en ouvrir la porte.

Dorman attendit un peu. L'homme était trop près de chez lui pour qu’un coup de surprise pût réussir.

Embusqué à l’angle de la demeure, les doigts crispés sur la crosse de son arme, Dorman le guettait comme un chat sauvage guette un oiseau.

La nuit avait tendu son voile de silence. Et ce silence n’était troublé que par les cris nostalgiques des oiseaux nocturnes.

L'homme fit quelques pas en direction de la berge. Il tendait l’oreille, essayant de capter d’autres cris.

Dorman se dit que le moment d’agir était venu. Il se glissa contre la façade de la maison. Lorsqu’il fut près de la porte, il sut que l’homme ne pourrait se précipiter chez lui pour s’y barricader.

Il était à sa merci maintenant ; le gangster le tenait au bout du canon de son feu et Dorman ne craignait personne dans ces cas-là.

— Les mains en l’air ! aboya-t-il soudain.

L'homme roux eut un sursaut.

Il fit volte-face, regarda Dorman, vit le revolver et leva les bras.

Il leva les bras parce qu’il n’y avait vraiment pas moyen de faire autrement, mais il n’avait pas peur. Cela se voyait à son regard tranquille et à son visage empreint de sérénité.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-il.

Dorman ricana :

— Je suis l’homme qui distribue du plomb chaud à ceux qui ne lui plaisent pas, fit-il.

Il était presque théâtral. Un faible sourire se dessina sous les rudes moustaches de son interlocuteur.

— Drôle de façon de témoigner de l’antipathie aux gens, murmura-t-il.

Sa voix était calme, ferme.

Dorman se dit que ce type-là n’était pas une mauviette, mais un gaillard difficilement effarouchable. Les types difficilement effarouchables déplaisaient souverainement à Dorman.

Il avait envie de l’allonger à ses pieds d’une balle bien ajustée.

Un type mort ne l’impressionnait pas.

Les morts ont l’air ballot à côté des vivants, et surtout à côté des vivants qui en ont fait des morts.

Il réprima pourtant son désir.

Sa situation était précaire et il avait besoin de cet homme roux dont le regard paisible l’incommodait si fortement qu’il en avait les jambes tremblotantes.

— Entrez ! ordonna-t-il.

L’homme s’avança vers la porte.

Il était si lourd, si massif et donnait une telle impression de puissance que, bien qu’il fût armé et l’autre pas, Dorman eut peur.

— Ne jouez pas au con ! ordonna-t-il. Sans quoi, au moindre geste qui ne me revient pas, je vous envoie rejoindre votre grand-père en enfer !

— Mon grand-père vit toujours, affirma l’homme. Si surprenant que cela paraisse. C’est une habitude de famille : nous vivons jusqu’à cent ans ! Et quand il mourra, je doute qu’il aille en enfer, car c’est bien le plus digne homme qu’une femme ait enfanté.

Dorman accoucha d’un gloussement aigre.

— Vous serez peut-être l’exception confirmant la règle, fit-il.

Il repoussa la porte, s’y adossa tandis que l’autre s’arrêtait au milieu de la pièce.

— Qui êtes-vous ? demanda Dorman.

— Je suis garde-pêche et garde-chasse.

— Vous vivez seul ?

— Depuis que ma femme est morte, oui… Seul n’est pas le mot. Dieu merci, j’ai des compagnons !

— Ah ? fit Dorman inquiet. Des compagnons ?

Il regarda autour de lui comme un homme traqué.

— Où sont-ils ?

L'autre éclata de rire.

— Dans le lac, fit-il. Et dans la forêt. Tous les poissons du lac, toutes les bêtes de la forêt sont mes compagnons.

Dorman haussa les épaules. Son esprit mesquin ne pouvait appréhender les paroles du garde. Il se dit que la solitude avait dû salement influer sur le moral de l’autre et qu’il devait être un peu cinglé sur les bords.

L’homme roux le regardait, devinait ses pensées et continuait de sourire.

— C’est la première fois que je reçois une visite nocturne, affirma-t-il. Je suppose que c’est de l’argent que vous cherchez ? En ce cas, vous êtes mal inspiré de frapper à cette porte. S'il y a plus de cent dollars dans cette bicoque, je veux bien être pendu !

Dorman haussa les épaules.

— Je me fous de vos économies, dit-il. Où se trouve votre bateau ?

— Il est amarré au petit ponton, à cent mètres d’ici.

— C'est quoi, comme barlu ?

— Un canot à moteur.

Dorman soupira d’aise.

Avec cette embarcation rapide, il était sauvé.

— Écoutez bien, dit-il en s’efforçant d’affermir sa voix.

Il se voulait terrible, n’y arrivait pas, et cela augmentait son malaise.

— Écoutez, bonhomme, je n’ai rien contre vous et tout se passera bien si vous obéissez. Je veux passer sur la rive canadienne au plus tôt, et vous allez m’y conduire. Si vous refusez, je vous mets une praline dans le lard et je me démerde tout seul. Si vous acceptez, une fois de l’autre côté du bouillon, on se dit au revoir et vous revenez, ça colle ?

Cette proposition ne parut pas enchanter le garde.

— La rive canadienne est loin, affirma-t-il.

— Il faut combien de temps pour y aborder avec votre teuf-teuf ?

— Quatre bonnes heures au moins.

— O.K. Eh bien, allons-y !

L'homme roux hésita.

— Je n’aurai pas suffisamment d’essence pour faire l’aller-retour, assura-t-il.

— Ça, mon petit père, je m’en balance ; si vous saviez comme ce qui m’intéresse, c’est l’aller…

Le garde parut se décider.

— Eh bien, allons-y, murmura-t-il.

* * *

Le petit canot automobile ronronnait normalement. C'était une chic coquille de noix, en vérité, qui bondissait sur l’eau à la vitesse d’un hors-bord.

Assis sur le siège arrière, le garde tenait le gouvernail.

Dorman se tenait à l’avant, son revolver appuyé sur ses genoux serrés.

Un double jaillissement d’écume escortait l’embarcation.

Cette écume se terminait en une poussière d’eau qui fouettait mollement le visage de Dorman, lui causant une espèce de suave bien-être.

À cette allure, il ne mettrait pas quatre heures !

Il serait bientôt en sécurité. Son coup avait foiré, mais il parvenait à sauver ses os ; et ça, après l’aventure de tantôt, c’était plutôt inespéré.

Le doux balancement du canot rythmait ses espoirs.

Une chance qu’il ait déniché cette espèce de garde-chasse solitaire ! Sans lui, il serait encore en train de piétiner dans la boue.

Cela faisait près d’une demi-heure qu’ils fonçaient sur l’eau calme.

Le garde paraissait avoir pris son parti de l’aventure.

Accroupi au gouvernail, il était impassible comme la statue de la Liberté.

Soudain, Dorman eut le sentiment d’un danger. C'était vague, imprécis. Il chercha à réaliser ce qui se passait. D’où venait cette obscure sensation de peur ?

Il comprit brusquement. Le garde était devenu attentif, depuis un instant. Il était attentif non pas comme quelqu’un qui guette la manifestation d’un événement ou d’une personne, mais à la manière d’un homme qui s’apprête à accomplir un exercice difficile. Il était assis dans le fond du canot, tenant la barre à deux mains, et pourtant il paraissait viser. Oui, viser. C'était ça. Un chasseur qui suit le vol d’un oiseau dans le guidon de son fusil a cette tête-là, ce visage tendu, ces yeux durcis par l’attention, la concentration. Et de même l’acrobate qui s’apprête à changer de trapèze dégage cette impression de brusque tension physique et morale.

Dorman eut un réflexe. Au lieu de continuer à fixer l’homme, il regarda derrière lui, et comprit. C’était in extremis. Deux secondes plus tard, il était mort !

Le plan de l’homme roux avait bien failli réussir. Il pilotait le canot et Dorman était assis à l’autre extrémité. Pour pouvoir surveiller l’homme tenant la barre, le bandit devait fatalement tourner le dos à la marche de l’embarcation. Il ne pouvait voir où il allait. Or le garde avait foncé droit vers le large, puis il avait amorcé un immense virage, insensiblement, de telle façon que le gangster n’eût pas conscience de ce mouvement de rotation.

Une fois celui-ci réalisé, il avait tout bonnement piqué sur la côte qu’ils venaient de quitter.

Ainsi, ils étaient revenus à leur point de départ.

Et c’était rudement bien échafaudé : le garde avait trouvé un moyen de se débarrasser de son adversaire sans esquisser le moindre geste insolite. Il s’était souvenu du ponton où était amarré son bateau. Il avait essayé de passer dessous. Comme le plancher du ponton était bas, Dorman aurait été décapité, car il était assis sur l’avant du bateau alors que lui, le garde, était accroupi dans le fond de l’embarcation.

C’était fort bien calculé.

Seulement, pour passer sous ce ponton, à peine large de deux mètres, à la vitesse où il allait, il devait viser avec soin. Et ce calcul avait donné l’alerte à Dorman.

Dorman vit la poutrelle du ponton à cinquante centimètres de sa figure.

Il se jeta à plat ventre dans le canot.

Il y eut quelques secondes d’obscurité totale.

Ensuite le canot réapparut sous la lune. À l’air libre.

Dorman se tenait à genoux devant le garde.

— Salaud, grogna-t-il. Tu as voulu me doubler, hein ? Hein !

L'homme roux avait les traits un peu tirés. Cette fois, il comprenait que les choses allaient mal se passer.

Dorman flageolait d’une peur rétrospective. Il avait failli mourir le crâne broyé contre la poutrelle.

Il balbutiait :

— Salaud ! sacré Salaud !

Ses dents claquaient.

— Stoppe le barlu ! cria-t-il.

L'homme roux, au contraire, donna tous les gaz. Il savait que son agresseur n’oserait pas l’abattre tant que ce bâtiment dont il n’était pas le maître serait lancé à une pareille allure.

Le canot sautait littéralement sur les eaux grises.

Le garde lui faisait décrire de terribles embardées, espérant ainsi se débarrasser de Dorman ; mais celui-ci tenait bon.

— Arrête ! jeta-t-il de nouveau.

L’autre ne daigna pas répondre.

Il y eut quelques secondes d’une espèce de silence. Oui, de silence, car le ronronnement du moteur ne comptait plus.

Les deux hommes s’entre-regardaient avec haine.

La plus chère ambition de chacun était de ravir l’existence de l’autre.

Le canot continuait à zigzaguer le long de la côte. Dorman se dit que s’il tuait le garde, le bateau avait une chance sur deux de piquer sur la berge et de s’y écraser avant qu’il ait eu le temps d’empoigner la barre. D’autant plus qu’on ne pouvait prévoir les dernières réactions d’un homme frappé à mort.

— Tant pis, grommela-t-il.

Il pressa la détente de son arme.

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